Efroyabl Ange1

La mort récente de Iain M. Banks m’a beaucoup attristé. Par un hasard tragique, elle coïncide à peu de choses près avec la parution dans l’Hexagone de Feersum endjinn, roman intraduisible aux dires de diverses sommités. Un livre dont Banks aimait à dire qu’il était une de ses œuvres les plus abouties.

J’avais apprécié Transition, précédent titre traduit dans nos contrées. Certes, ce roman, plus récent dans sa bibliographie, n’était pas à tomber par terre. Mais on y goûtait toujours l’ironie amère de l’auteur britannique. Son regard désabusé, dépourvu d’angélisme, sur notre monde. Un regard à l’occasion cruel, atténué par un humour grinçant et une pointe de tendresse pour les gesticulations pathétiques du genre humain. Bref, j’avais fermé les yeux sur les faiblesses de l’ouvrage surévaluant sans doute ses qualités.

Avec Feersum endjinn, ou Efroyabl Ange1 comme il convient de l’appeler dorénavant par chez nous, on se situe un bon cran au-dessus. On y retrouve toute la virtuosité de Banks sans le relâchement qui venait gâcher la cohérence de Transition. Au passage, louons le travail de L’Œil d’or, petit éditeur d’Île-de-France, dont la minuscule collection « Fictions & fantasy » peut désormais s’enorgueillir de cet OLNI à la maquette et aux illustrations élégantes, doté de surcroît d’une traduction impeccable. Car il a fallu bien du courage à Anne-Sylvie Homassel pour restituer, dans un style acceptable et fidèle, le phrasé oral et phonétique de Bascule la Crapule. Une langue qui va jusqu’à singer les chuintements et les claquements verbaux de ses interlocuteurs. Beaucoup de courage et du talent comme en témoigne l’habile restitution du titre du roman.

D’emblée, Efroyabl Ange1 s’avère déroutant. On se trouve en territoire familier, notre planète, comme en attestent certains toponymes. Pourtant, aucun élément historique ne permet d’avancer une date ou de raccrocher à un calendrier ce futur lointain. Tout au plus apprend-t-on, de manière fortuite, qu’une grande partie de la population a émigré outre-espace. Une diaspora dont on a oublié jusqu’aux motifs du départ et jusqu’à la destination finale. Car tous les ponts ont été coupés et la technologie se pare désormais des attributs de la légende, quand elle n’est pas simplement vouée à l’expertise de castes se contentant d’appliquer mécaniquement des principes transmis par héritage.

Tout au long du roman, on évolue au sein d’une géographie aux perspectives faussées. Un immense château, surplombé par une tour non moins titanesque, évoquant le Gormenghast de Mervyn Peake, semble contenir le monde entier entre ses murs. D’aucuns disent qu’il s’agit des vestiges d’un des derniers ascenseurs spatiaux terrestres. Mais personne ne peut confirmer la rumeur. Personne ne connaît de toute façon le moyen d’atteindre le sommet, défendu par des dispositifs meurtriers. D’effroyables engins.

Les gigantesques pièces du château, ses murs doublés de nuages, ses tours alpines et ses bastions aux contreforts vertigineux, offrent leurs paysages en ruine, ou laissés en friche, à un chiendent tenace, refuge de paresseux géants bienveillants.

Et ailleurs ? Le château côtoie du haut de ses remparts cyclopéens une caldeira inhospitalière. Un lieu hostile faisant l’objet de fréquentes escarmouches. Des jardins idylliques, où l’art topiaire abrite des conversations secrètes, jouxtent une plaine glaciale, ouverte aux quatre vents, servant de palimpseste à une puissance supérieure.

Sous un ciel sillonnés par des volatiles bavards et menaçants, où se croisent des aéronefs chargés de passagers affairés, l’humanité a gagné un semblant d’immortalité, à défaut de sagesse. Morcelée en multiples groupes, elle vit sous l’autorité d’un roi en apparence débonnaire. De sa cour mêlée d’humains et de créatures hybrides, chimériens mi-hommes mi-animaux, on ne retient que les luttes intestines. Depuis peu, celles-ci se sont muées en guerre féroce. Un conflit étrange, où les ennemis se bombardent d’un étage du château à l’autre. Une guerre picrocholine dont l’enjeu n’est plus le pouvoir, mais la possibilité d’échapper au péril imminent qui menace la Terre. Une catastrophe d’ampleur cosmique, appelée la dévoration, dont les effets atténuent le rayonnement solaire.

Face à la perspective d’un âge glaciaire, le souverain cherche à duper son monde. Il favorise sa propre coterie sous couvert du bien commun et ses agents pourchassent sans pitié les opposants pour les éradiquer, les traquant jusque dans la Crypte afin d’en effacer toutes les occurrences, même virtuelles, au risque de s’y perdre… Car les marées provoquées par les états de conscience des vivants et des morts modèlent les lieux, bouleversant les repères et pouvant tuer aussi sûrement que dans la réalité. Le chaos prévaut lorsqu’on s’y enfonce profondément et le temps ne s’y écoule pas de la même façon. Et puis, on peut y croiser d’autres menaces indicibles. Des entités agissant comme un virus. D’effroyables programmes qui cherchent à contaminer le réel.

Quatre voix font office de fil directeur dans une intrigue fertile en coups de théâtre. Gadfium, ingénieure autrefois de sexe masculin, nous dévoile les arcanes du pouvoir pendant que le comte Sessine, aristocrate rebelle et désabusé, tente d’échapper à ses meurtriers. Bascule la Crapule, jeune moine exubérant et bavard, communique sa gouaille au récit, lui conférant un brin de fantaisie et de naïveté. Nouvelle née issue de la Crypte, Asura suscite l’inquiétude de tous sur sa vraie nature.

Ces voix nous racontent des histoires dans l’histoire. Celle de la survie de la Terre et de ses derniers habitants. Celle du sauvetage d’une fourmi. Elles nous dévoilent des plans dans le plan. Celui des différentes factions d’un pouvoir aux abois. Celui d’intelligences artificielles tellement supérieures qu’elles apparaissent incompréhensibles pour le commun des mortels. Elles déroulent sous nos yeux un conte facétieux et narquois, impossible à imaginer sans le recours à la Science fiction.

Efroyabl Ange1 mérite bien les quelques efforts demandés pour déchiffrer les passages en phonétique. Il demande également d’accepter de suspendre son incrédulité pour accepter l’étrangeté intrinsèque du monde qu’il met en scène. Et ce roman nous rappelle cruellement, ô combien Iain M. Banks va nous manquer.

efroyabl-ange1Efroyabl Ange1 (Feersum endjinn, 1994) de Iain M. Banks – Editions L’Œil d’or, mai 2013 (roman inédit traduit de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel)

La Longue Terre

L’écriture à quatre mains ne s’avère pas toujours un gage de qualité, l’acte en lui-même restant en effet solitaire, du moins en France où les ateliers d’écriture ne foisonnent guère. Et lorsque l’on réunit deux écrivains connus, la somme des parties peut s’avérer passable voire mauvaise. Car tout demeure question d’affinités et de complicité. Pourtant, les expériences réussies abondent pour contredire ce constat liminaire. Et parmi celles-ci, on peut désormais ajouter ce livre du duo Pratchett & Baxter. (Je sais, on dirait le nom d’une agence de notation…)

Certes, La Longue Terre s’apparente à un tome d’exposition. Un long préambule dont les 150 premières pages paraissent interminables. Fort heureusement, une fois le cadre posé, dès que l’intrigue démarre vraiment, le caractère laborieux, pour ne pas dire paresseux, s’efface pour laisser enfin apparaître l’enjeu science-fictif du roman. Un enjeu vertigineux, guère novateur pour l’habitué, mais sauvé de l’enlisement par les facéties de Terry Pratchett.

Quid de cette longue Terre ?

Les lecteurs de Stephen Baxter (et peut-être de Charles Stross) trouveront sans doute au concept un air de déjà-vu. Ce chapelet de mondes dans lesquels il est possible, par un abus de langage amusant, de glisser soit vers l’Ouest, soit vers l’Est, à la condition de renoncer à ses possessions métalliques, offre aux deux auteurs une multitude de pistes science-fictives et narratives.

Il ouvre aux habitants de la Terre, passeurs naturels ou non, les portes d’une liberté complète, dégagée du carcan de leur société natale. Il leur donne la possibilité de bâtir des utopies à leur convenance, ailleurs, sur une autre Terre, ressuscitant par voie de conséquence un esprit pionnier un tantinet moribond. Bien sûr, cela ne va pas sans mal. Les gouvernements voient d’un très mauvais œil l’hémorragie suscitées par l’attrait pour ces terres vierges. Ils appréhendent à raison l’aspect incontrôlable du passage d’un monde à l’autre, procédé mis à profit par les terroristes pour commettre des attentats ciblés. Et puis, il y a l’impact social et économique des défections. Privée de ses talents, l’économie mondiale périclite, faisant grossir la pénurie et le mécontentement des phobiques incapables de glisser tout seul.

Sur ces différents sujets, Pratchett & Baxter choisissent de ne pas s’étendre, du moins pour l’instant. Ils les éludent au profit d’un récit d’exploration, se focalisant sur un trio de personnages hétéroclites.

D’un côté Lobsang, intelligence artificielle devenue consciente, poussant la roublardise jusqu’à prétendre être la réincarnation d’un mécanicien tibétain, histoire d’obtenir les mêmes droits que les humains. Une entité omnisciente, bavarde, imbue d’elle-même, bref insupportable. Le genre de créature capable d’investir un distributeur de boissons pour taper la conversation, tout en pillant des banques de données sans vergogne. Pour résumer, un électron libre (euphémisme) au service de l’institut tranTerre, lui-même filiale de la Black Corporation, entreprise aux desseins mystérieux.

De l’autre Josué, passeur naturel, oscillant entre misanthropie et empathie, et Sally, jeune femme issue d’une communauté utopique fondée sur une terre parallèle, elle-même passeuse naturelle au caractère bien trempé.

En leur compagnie, à bord d’un dirigeable gouverné par Lobsang, on découvre cette Longue Terre, chevauchant le multivers quantique et ses n-branes, pour en explorer toutes les versions parallèles. Un périple répétitif jalonné de trouvailles faisant l’objet de moult hypothèses et agrémenté de multiples allusions et clins d’œil cinématographiques, télévisuels, romanesques et musicaux.

Si on ne peut pas dire que le rythme soit échevelé, on s’amuse quand même beaucoup des dialogues savoureux et de l’humour pince sans rire de Terry Pratchett. On retrouve également quelques unes des thématiques chères à Stephen Baxter. Car ces Terres multiples ne sont pas toujours inhabitées. Elles recèlent leur comptant de surprises. Des trolls, elfes et autres créatures issues de l’arborescence des possibles les parcourent, ravalant les humains au rang d’espèce sédentaire enracinée dans une seule réalité. Ces branches parallèles de l’évolution fournissent une explication rationnelle au folklore féerique et à la mythologie de nombreuses cultures passées. Elles sont autant une source d’émerveillement qu’un objet intellectuel. Une spéculation mise en scène via l’outil de la Science-fiction.

En lisant ce premier tome, il faut reconnaître que Pratchett & Baxter jouent sur du velours. Et si je ne suis pas pleinement convaincu par La Longue Terre, le canevas tissé par le duo et le cliffhanger final ménagent suffisamment de suspense pour me donner envie de poursuivre l’aventure.

Bref, affaire à suivre avec The Long War.

Autre avis ici.

La Longue Terre (The Long Earth, 2012) de Terry Pratchett & Stephen Baxter – Éditions L’Atalante, collection « La Dentelle du cygne », 2013 (roman inédit traduit de l’anglais par Mikael Cabon)

Kill kill faster faster

Joey One-Way carburait à la drogue et au sexe. De cette période, il ne garde désormais que des mauvais souvenirs. Junkie notoire, il a détruit sa famille lorsque sa femme l’a trompé avec un type de passage. Un type qui la faisait jouir, lui.

Joey a tout foiré sur ce coup-là. La faute à la drogue. La faute à cette brume rouge lui faisant perdre la raison. Il a buté son épouse et s’est retrouvé en taule, écopant d’une peine de dix-sept années dans quelques-uns des pires culs de basse fosse de l’Amérique.

Ses deux filles, les jumelles, la chair de sa chair, ont rejoint sa belle-mère qui les a élevées dans la haine de leur père. Il a perdu le contact, se coulant dans l’univers carcéral et y gagnant une réputation de dingue. Le genre de type à éviter.

Libéré grâce à un accord passé entre la commission de mise en liberté et Markie, un producteur de série télé séduit par sa personnalité, il se retrouve à la rue, débiteur de ce monsieur bons offices. Joey ne peut pas dire qu’il est perdant sur ce coup. Bombardé script doctor, il dispose d’un bureau où on le charge de pimenter des dialogues.

Pauvre Joey !

Propulsé de la cellule où il croupissait au milieu du show biz, le voilà embarqué dans des cocktails, obligé de côtoyer acteurs de seconde zone et jeunes femmes montées sur échasses. Le voilà condamné à téléphoner régulièrement à son contrôleur judiciaire et à dormir au centre de réadaptation. Le voilà prêt à tomber dans les bras de l’épouse de Markie, ex-prostituée française d’origine algérienne, partageant comme lui un passé de taularde et une propension pour le sexe. Oh Putain Joey !

 « Joey.

Joey. Joey.

Certains sont géniaux.

Les génies, ils sont nés avec.

D’autres, le génie, il leur tombe dessus.

Certains sont nuls.

La nullité, ils sont nés avec.

D’autres, la nullité, elle leur tombe dessus.

Ou y se la ramassent.

Joey, il est devenu nul.

Joey, il avait pas à être nul.

Joey, il aurait pu connaître la gloire. Joey, il avait tout. Mais Joey aimait ça. Être nul.

Pensait qu’il méritait rien de moins. »

Si comme l’affirme Robin Cook (pas le chirurgien expert du traitement de texte, l’autre), écrire un roman noir revient à écrire des graffitis sur un mur, nul doute que Kill kill faster faster s’avère un graffiti bouleversant. Un cri désespéré issu des bas-fonds de l’Amérique. Une série de flashs émotionnels hantés par les regrets et la fatalité. Un long poème en prose inspiré par des muses se prénommant misère et déchéance.

D’emblée, Joey s’affiche comme un personnage tragique. Un écorché vif au passé/passif de junkie dépourvu de tout espoir de rédemption. Joey est une grenade dégoupillée sur le point d’exploser. Un chien fou n’ayant aucun scrupule à brutaliser ou à tuer.

En même temps, Joey est un pauvre type. Un mec faible, influençable, prompt à se laisser manipuler par autrui. Les événements lui échappent. Tant pis ! Il se laisse guider par ses instincts, tout en sachant que ceux-ci le conduisent vers une fin funeste. Il interpelle pour cela le lecteur, lui montrant qu’il n’est pas dupe de sa trajectoire fatale. Mais, il le fait dans l’unique intention de se plaindre. Pour larmoyer sur son sort. Car, Joey est fatigué de la vie.

En plus de 200 pages, Joel Rose parvient à nous faire entrer dans la tête de Joey. Il reproduit la manière de penser du bonhomme, conférant un air de fatalité à son itinéraire. Tout cela va mal finir, tout cela doit mal finir et tout cela finit mal. Très mal. Mais, c’est la vie de Joey.

La démarche force l’admiration, et ce d’autant plus que Joel Rose la mène jusqu’au bout sans déroger à son dispositif. Chapeau bas également aux traductrices qui restituent avec talent la litanie du bonhomme. Un phrasé oral, torrentueux, qui contribue énormément à l’atmosphère de ce livre, lui octroyant la dimension d’un (faux) témoignage.

Il va sans dire que je vais maintenant me jeter sur les autres romans de l’auteur. D’ailleurs, j’ai déjà repéré un titre très sympathique : Mort aux pauvres !

Kill kill faster faster (Kill kill faster faster, 1997) de Joel Rose – La manufacture des livres, réédition Points, « Roman noir », mai 2013 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Nathalie Beunat et Lætitia Devaux)

Filles

Parce qu’il m’arrive de caler sur un livre ou de ne pas avoir grand chose de positif à en dire, sans pour autant vouer aux gémonies son auteur, j’ai créé cette nouvelle entrée dénommée « les rendez-vous manqués ». Dorénavant, les lecteurs assidus de ce blog (ahah !) y trouveront mes échecs de lecture. Des bouquins que j’aurais voulu apprécier, mais qui n’ont suscité qu’un ennui poli.

Filles relève de cette catégorie. Ce roman m’a fait l’effet d’une longue après-midi hivernale où l’on regarde tomber la neige, s’amusant à voir batifoler les flocons dans le vent, sans en retirer autre chose que des phosphènes dans les yeux.

Pourtant, la perspective de lire le roman de Frederick Busch me réjouissait à l’avance. La lecture de la quatrième de couverture et de l’incipit me laissait augurer du meilleur.

Raté. J’ai peiné comme jamais pour lire ces 364 pages, sans parvenir à déterminer si la traduction ne me convenait pas ou si c’était simplement le style de l’auteur qui me paraissait laborieux.

Long récit introspectif sur le deuil et la douleur d’un homme dont le couple part à vau-l’eau après la mort de son enfant, Filles m’est apparu surtout désespérément terne. Pour esquisser une comparaison, peut-être maladroite, avec un roman dont la thématique me semble proche, j’ai trouvé Les Cœurs déchiquetés de Hervé Le Corre beaucoup plus dérangeant et déstabilisant. Là, j’ai juste hiberné.

Sans minorer les qualités de Frederick Brusch, je n’ai toujours pas compris le classement de son roman dans le genre policier. Certes Jack, le personnage principal, est le chef de la sécurité dans une université du Nord de l’État de New-York, une activité l’amenant à côtoyer la délinquance ordinaire du campus. Certes, on lui met entre les mains une affaire de disparition de gamines, manipulant au passage son sentiment de culpabilité. Mais l’intrigue criminelle se révèle au final complètement anecdotique, servant surtout à alimenter la dépression du bonhomme. Et puis, son dénouement prête à rire tant il est bâclé. Bref, je ne comprends vraiment pas la réédition en « policier » de ce livre paru initialement dans la collection « Du Monde entier » chez Gallimard. Des fois, je suis con…

Je ne peux cependant me résoudre à détester totalement Filles car, à la lecture du roman, j’ai perçu quelque chose d’authentique. Et même si je me suis beaucoup ennuyé, je me dois de reconnaître que Frederick Busch touche à quelque chose d’indicible en explorant la psyché de Jack. On reste en effet pétrifié par sa douleur et par le sentiment trouble de culpabilité qui le hante. On s’inquiète de ses crises de larmes et des violentes colères qui le saisissent, manifestations de sa dépression chronique. Enfermé dans un deuil dont il ne parvient pas à sortir, Jack recherche chez autrui la compassion. L’enquête n’est plus alors qu’un exutoire à sa propre souffrance, un moyen de se comprendre et d’appréhender le naufrage de son couple. Une tentative vouée à l’échec, comme ma lecture de ce roman…

Car malgré tous mes efforts, je suis resté dehors, tournant les pages sans me sentir, ne serai-ce qu’un peu, ému ou malmené. Pas grave, j’en ai profité pour aller pisser.

ps : Mon petit doigt me dit que Frederick Busch a poursuivi l’exploration de la dépression de Jack avec Nord, autre roman disponible également chez Gallimard. Ce sera sans moi.

Filles (Girls, 1997) de Frederick Busch – Gallimard, « Du Monde entier », 2000 (Réédition Folio Policier, roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Nadia Akrouf, 2013)

La Bombe

Lorsque le temps m’en laisse le loisir, j’aime bien me sortir un peu de la fiction. Les lecteurs assidus de ce blog, chevelues y comprises, connaissent déjà mon goût pour l’Histoire, un centre d’intérêt qui m’a permis de découvrir Howard Zinn.

Professeur de science politique à l’université de Boston, historien des résistances et de l’incidence des mouvements populaires sur la société américaine, le bonhomme a joué un rôle important dans le courant radical nord-américain. On lui doit notamment la fameuse Histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours, ouvrage proposant rien de moins qu’une relecture de l’histoire de l’Oncle Sam via le point de vue des vaincus.

Pourfendeur de l’impérialisme américain, défenseur des libertés, on retrouve chez Zinn bien des caractéristiques présentes chez d’autres intellectuels, tels James Morrow ou Noam Chomsky. En cela, il s’inscrit de plain pied dans cette tradition américaine de contestation. Celle d’esprits libres utilisant leur raison et leur liberté d’expression pour démasquer les dogmes et dénoncer la fausseté des idéologies.

La bombe résulte d’une prise de conscience dictée à la lumière de la commémoration du 50e anniversaire du bombardement d’Hiroshima aux États-Unis en 1995. à ce premier texte s’ajoute une brève enquête sur le bombardement de Royan auquel Zinn a participé lui-même en tant que bombardier d’un B-17.

« Nous pourrions refuser le dogme, universellement invoqué pour justifier la guerre, voulant que la violence de masse soit acceptable si elle sert une noble cause, car, malgré la lenteur de notre apprentissage, nous devrions maintenant savoir que l’horreur des moyens est toujours certaine tandis que la pertinence des fins ne l’est jamais. »

Selon Howard Zinn, la guerre s’avère un acte fondamentalement immoral. Un fait dont les gouvernements cherchent à s’affranchir en diabolisant l’ennemi. Pour autant, il ne cherche pas à exonérer cet ennemi de la responsabilité d’actes qui ne sont pas moins tolérables ou acceptables que ceux commis par des gouvernements agissant pour le bien commun et la liberté.

Pas de malentendu toutefois. Howard Zinn ne renvoie pas dos à dos le régime nazi (ou celui du Japon) et la démocratie américaine. Il se contente de pointer la proximité des méthodes et des moyens des deux systèmes étatiques, rappelant qu’à ses yeux, il n’existe guère de différence entre les violences de masse puisque toutes se justifient au regard du système qui les légitime et les rend acceptable par un savant travail de déshumanisation de l’ennemi.

À travers les exemples d’Hiroshima et de Royan, l’historien américain démontre que les bombardements répondent plus à des impératifs politiques qu’à des considérations stratégiques ou militaires dont l’efficacité reste à prouver. Pour lui, la capitulation du Japon était certaine à plus ou moins brève échéance. L’usage de la Bombe A ne satisfaisait qu’à la volonté d’impressionner Staline par une démonstration de la suprématie américaine. Car si les temps n’étaient pas encore à la Guerre froide, les négociations à Yalta et Postdam avaient déjà donné lieu à d’âpres négociations pour définir les sphères d’influence des vainqueurs. Dans ce contexte, il fallait marquer son territoire. Et tant pis pour les habitants d’Hiroshima (et de Nagasaki) !

Quant au bombardement de Royan, il résulte d’un enchaînement de causes et d’acteurs différents plaçant l’obéissance, le devoir et l’orgueil au-dessus des valeurs humaines les plus élémentaires. Le bombardement de la cité balnéaire illustrerait ainsi une division du travail appliquée à la destruction. Un gâchis total inspiré par la fierté mal placée de quelques officiers français, mais aussi un exemple navrant du recours systématique aux tapis de bombes. Les alliés y ont vu une opportunité de tester une nouvelle arme : les bombes à essence gélifiée, autrement plus connues sous leur dénomination ultérieure de napalm. Les Français, un moyen de s’affirmer et de prendre leur revanche.

De son investigation sur ces deux exemples de violence de masse, Howard Zinn tire une conclusion évidente. L’usage du bombardement massif et son ersatz « fréquentable » la frappe chirurgicale ne conduisent qu’à alimenter un cercle vicieux de violence. Ils n’ont aucun intérêt stratégique, si ce n’est celui de se venger sur les populations, comme si tous devait payer pour les actes nuisibles de certains.

Au final, si on peut discuter de l’argumentation d’Howard Zinn, La bombe n’en demeure pas moins un ouvrage salutaire que l’on peut rapprocher de La petite histoire de la voiture piégée de Mike Davis.

La bombe – De l’inutilité des bombardements aériens – Howard Zinn, Éditions Lux, collection « Mémoire des Amériques », avril 2011 (traduit de l’anglais [États-Unis] par Nicolas Calvé)

Consider Phlebas

Iain Banks - Cambridge - April 2012

Iain Banks – Cambridge – April 2012 (Photo credit: Chris Boland)

Il aurait pu faire partie de mes auteurs préférés, d’ailleurs je ne comprends toujours pas comment j’ai pu l’oublier. La révélation en avril dernier de son cancer m’avait attristé. Pourtant, il ne faisait pas partie de mes proches. Mais que voulez-vous, au fil du temps, la perspective de lire un nouveau roman du cycle de la Culture me replongeais dans mes propres souvenirs, ma découverte de L’Homme des jeux, d’une SF vertigineuse, éthique, cynique car sans illusion sur le genre humain, avec cependant ce qu’il faut d’autodérision pour éviter le pensum misanthrope.

Avec ou sans M, Iain Banks est mort hier. Et je n’aime pas.

Chansons de la Terre Mourante

Synchronicité funeste.

Au moment où je m’apprêtais à chroniquer l’hommage rendu à l’un des mondes les plus connus de Jack Vance, voilà que j’apprends le décès de son auteur à 96 ans.

Triste nouvelle à laquelle il faut pourtant se résoudre tous, car comme le dit Billy Pilgrim : c’est la vie.

Si Jack Vance vient de mourir, son œuvre reste par contre bien vivante. Une œuvre recelant de belles découvertes et du plaisir de lecture en barre, car voyez-vous, Jack Vance était un conteur de génie. Un créateur d’univers à qui l’on doit une ribambelle de romans, de cycles et de nouvelles relevant du polar, de la SF ou de la fantasy. À vrai dire, loin de se cantonner à une seule étiquette, Vance apparaît bien comme un genre à lui tout seul. Un mélange d’aventures, de sense of wonder, d’ethnologie imaginaire, au demeurant très cohérente, d’intrigues policières et de démesure. Le tout saupoudré d’un humour flirtant plus que de raison avec l’ironie. Que du bonheur !

Certes, tout ne se vaut pas dans sa bibliographie. De nombreux titres relèvent du pulp, beaucoup de ses personnages se bornent aux stéréotypes et certaines de ses histoires ressassent les mêmes recettes. Et puis, il faut reconnaître que ses derniers romans s’enferraient dans la boursoufflure indigeste. Il reste toutefois un géant dans son domaine de prédilection, la Science-fiction, et une madeleine littéraire en ce qui me concerne. Il a bercé mes années de lecteur novice, marquant définitivement ma mémoire avec des titres comme Les Maisons D’Iszm, le cycle de Lyonesse ou encore celui de la Terre mourante, source d’inspiration du présent recueil.

Gardner Dozois et George R. R. Martin ont en effet recruté quelques plumes réputées du monde anglo-saxon pour rendre hommage au vénérable ancien, père de Cugel, de Rhialto et de Iucounu.

Je ne vous cache pas qu’à la lecture du sommaire, je frétillais d’excitation, car parmi les auteurs annoncés figuraient quelques-uns de mes plaisirs littéraires plus ou moins lointains. Bref, je l’attendais cette anthologie. J’en escomptais beaucoup, peut-être trop, au point de me sentir flouer, pour ne pas dire trahi en cas de déception…

Vous le sentez le suspense, hein ?

Je peux désormais afficher mon enthousiasme, et ce d’autant plus aisément que les laborieuses tentatives de Michael Shea pour donner une suite aux aventures de Cugel m’avaient profondément refroidi. Jack Vance est GRAND ! La Terre mourante est son évangile !! Et ces chansons qui lui sont consacrées méritent quelques louanges. Car si l’on fait abstraction des quelques textes dispensables inscrits au sommaire, je pense à ceux de Terry Dowling, Glen Cook et Byron Tetrick, les autres auteurs tirent leur épingle du jeu avec talent sans renoncer à leur personnalité. Ils réussissent à restituer l’essence du style de Vance et du monde de la Terre mourante. Ce mélange de truculence, d’ironie confinant au cynisme. Ce souci du détail dans les descriptions, manoirs aux toits pentus, multiples corniches et tourelles y compris, et la caractérisation des personnages. Cet art si particulier pour faire ressentir le poids des éons passés, de la décadence morale d’un monde dont le collapsus s’étire sur une éternité. Bref, tout ce qui contribue à faire de la Terre mourante un univers addictif, comparable en cela au Newhon de Fritz Leiber, autre madeleine littéraire personnelle.

L’anthologie commence sur du velours avec Le cru véritable d’Erzuine Thale de Robert Silverberg. Avec un personnage de poète et philosophe, amateur de la dive bouteille, l’auteur américain raconte une histoire simple et réjouissante. Puillayne de Ghuisz apparaît comme un caractère vancien par excellence. Affligé d’une mélancolie congénitale, il noie son spleen dans la boisson, comptant sur son ébriété pour composer des vers mémorables en l’honneur du soleil agonisant. La visite de trois escrocs, prétendus admirateurs de son œuvre, vient infléchir le cours de sa vie dans une direction inédite, heureusement sans remettre en question son amour pour le bon vin.

Avec Abrizonde, Walter Jon Williams met en scène un conflit court et dévastateur entre le seigneur d’une forteresse, le Protostrateur d’Abrizonde, et les deux principautés qui jouxtent son domaine. En route pour Calabrande et la cité d’Occul, où il compte étudier l’architecture, le jeune Vespanus se trouve mêlé au siège et contraint d’épouser la cause du Protostrateur. Classique dans son déroulement, le récit jouit de personnages très intéressants, en particulier le fameux Protostrateur et Vespanus lui-même. Difficile de ne pas retrouver quelques-uns des traits de caractère de Cugel dans le jeune homme. Opportuniste, déterminé et inventif, il s’avère l’un des points forts de l’histoire avec son follet bâtisseur.

Une Nuit au Chalet du Lac de George R. R. Martin me semble l’un des points d’orgue de l’anthologie. On se situe un cran au-dessus de Walter Jon Williams avec ce récit évocateur et délicieusement immoral. L’auteur américain rassemble dans une auberge un groupe hétéroclite. Un mage pressé à la mémoire défaillante, une créature aux mœurs de batracien pourchassée par ses multiples victimes, une chasseuse… de mages et un aristocrate ombrageux. Au cours d’une nuit périlleuse, fertile en faux-semblant et en menace, ces voyageurs se livrent à un jeu de dupes puis de massacre. C’est un euphémisme de dire que je me suis follement amusé en lisant ce texte.

Mon amusement n’a toutefois pas été moindre avec La Dernière Quête du mage Sarnod. Jeff VanderMeer s’y montre à la hauteur de sa réputation, ce dont je ne doutais pas un instant, grand laudateur de La Cité des Saints et des Fous que je suis. L’auteur nous emmène dans une exploration décalée de l’EN DEÇÀ, lieu de l’exil de tous les ennemis du mage Sarnod. En compagnie de ses deux serviteurs, des parents qu’il a asservi par la magie, nous pénétrons dans ce monde où le baroque n’est jamais très loin de l’effroi. Fort heureusement, on effectue le voyage en bonne compagnie…

Au final, ces « Chansons de la Terre Mourante » tiennent toutes leurs promesses, voire même plus. Il va sans dire que j’attends désormais de pied ferme le deuxième volume. Quand on sait que l’on y trouvera les hommages de Elizabeth Hand, Lucius Shepard, Howard Waldrop, Neil Gaiman, Dan Simmons et bien d’autres, on peut comprendre mon impatience…

Autre avis : ici

« Chansons de la Terre Mourante » (« Songs of the Dying Earth »), premier volume – anthologie sous la direction de Gardner Dozois et George R. R. Martin, préface Dean R. Koontz et Jack Vance, Editions ActuSF, mai 2013 (recueil traduit de l’anglais par Eric Holstein, Pierre-Paul Durastanti, Célia Chazel, Florence Dolisi et Emmanuel Chastellière)

Des Voleurs comme nous

Parmi les nombreuses tentatives de définition du roman noir, une seule me semble pertinente, ou du moins, une seule trouve suffisamment de crédit à mes yeux pour que je l’adopte aussitôt. On la doit à Jean-Patrick Manchette. Je la cite de mémoire, mais d’aucuns peuvent la retrouver dans ses Chroniques parues chez Rivages.

« Dans le roman noir, il n’y a pas de bien ou de mal, juste des gens qui disent non, et qui boivent un coup après, parce que c’est dur. »

T-Doub, Bowie et Chicamaw ont dit non. Ils ont dit non à la loi, à la police, aux banquiers et aux capitalistes qui spéculent sur le dos des petites gens, jouant avec leur travail et leur vie. Pour autant, cette opposition apparaît-elle comme une variation criminelle de la lutte des classes ? Une propagande par le fait qui prendrait pour cible les banques et les institutions de l’État ? Les choses ne sont pas si simples. Un examen plus approfondi révèle les limites de cette révolte qui semble en effet beaucoup moins franche sur le sujet des normes sociétales.

Lorsque le roman commence, T-Doub, Bowie et Chicamaw viennent de s’évader du pénitencier où ils purgeaient leur peine. Étrange évasion d’ailleurs puisque profitant d’une autorisation de sortie pour pêcher, ils prennent en otage un chauffeur de taxi avec lequel ils avaient l’habitude de trafiquer. Belle illustration d’un monde où tout s’achète, même la complicité et la connivence.

Déterminés et armés, les bougres ne fuient hélas pas loin. Leur véhicule crève en rase campagne. Qu’à cela ne tienne, ils en volent un second dans une ferme, prenant un nouvel otage. Mais la malchance les poursuit. Ils tombent cette fois-ci en panne, heureusement pas très loin de leur destination, une planque mise à leur disposition par le cousin de Chicamaw.

Ces diverses péripéties montrent d’emblée l’amateurisme du trio. Mais ce n’est pas très grave car ils savent improviser et, même s’ils ne se considèrent pas comme des tueurs, ils sont résolus à se défendre, à tout faire pour ne pas retourner en prison. En attendant, ils libèrent leurs otages dans la nature, en des lieux où l’on pourra les retrouver. Inutile de les tuer, ils préfèrent réserver leurs coups pour la police et pour les banques. Ils ont déjà quelques braquages à leur actif, des plans pas compliqués, rondement menés, et ils comptent bien profiter de leur liberté pour dévaliser encore deux ou trois établissements avant de vivre comme des nababs au Mexique. Et qui sait ? Peut-être trouveront-ils un avocat à acheter, histoire de se refaire une virginité auprès de la justice de leur pays.

Écrit en 1937, Des Voleurs comme nous n’est pas un ouvrage de première jeunesse. Pourtant, il se lit tout seul, n’accusant que de manière très superficielle son âge. Edward Anderson ne brille pas pour sa célébrité dans l’Hexagone. Son deuxième roman a cependant fait l’objet de deux adaptations au cinéma, sous des angles assez différents, celui de la romance et celui du roman criminel. L’une plus ancienne par Nicholas Ray (Les Amants de la nuit, 1949) et l’autre par Robert Altman (Nous sommes tous des voleurs, 1974). Un itinéraire étonnant pour un roman méconnu en France, si on le compare à des œuvres contemporaines comme celles de Dashiell Hammet, James M. Cain ou Raymond Chandler. Ce constat permet de rattacher Anderson à cette catégorie d’auteurs que l’on pourrait surnommer les grands oubliés, catégorie dans laquelle se trouve également P. J. Wolfson. Une bonne raison de saluer l’initiative de La manufacture des livres.

Le roman suscite moult réminiscences. On pense bien sûr à Bonnie and Clyde, mais aussi à ces figures d’outlaws américains (Baby Face Nelson, Pretty Boy Floyd ou John Dillinger) sillonnant les plaines du Middle West. Des types dont les méfaits alimentaient la chronique judiciaire provoquant auprès de la population un mélange d’effroi et d’admiration. Effroi des bourgeois et des notables, attachés à l’ordre et à un rapport de force leur étant favorable. Admiration du petit peuple, pour qui les crimes donnaient l’impression d’une vengeance par procuration.

Pour autant, peut-on parler de conscience politique ? Pas vraiment, car l’individualisme et l’intérêt privé, familial ou amical, prévalent effaçant toute possibilité de solidarité plus large. À la moindre occasion, le quidam se transforme en chasseur de primes prompt à livrer le larron à la police, ou n’importe qui d’autre, histoire de récupérer la récompense.

Sans chercher à excuser T-Doub, Bowie et Chicamaw, Edward Anderson dépeint ainsi une Amérique où prime un sentiment de justice assez frustre. Où rien n’est permis si l’on est pauvre et où tout est possible pour qui dispose d’argent et d’appuis. Un pays où le goût pour le sensationnel l’emporte sur la quête de vérité et où, conformément au principe de L’Homme qui tua Liberty Valance, la légende étant plus belle que la réalité, on imprime la légende.

Et s’il ne juge pas les actions du trio, il met en lumière leur médiocrité, leur goût pour le clinquant et l’embourgeoisement. Bien loin de l’image du bandit au grand cœur redistribuant ce qu’il a volé aux plus démunis ou agissant pour rétablir un tort.

Avec Des Voleurs comme nous, Edward Anderson écrit un formidable roman noir sur fond de dépression américaine. Bien loin de la figure du monstre criminel ou du bandit vengeant les pauvres, il montre que les voleurs sont juste des gens comme nous, avec des sentiments, des besoins et des préoccupations, au final très prosaïques. Maintenant, je vais boire un coup, parce que c’est dur.

Des Voleurs comme nous (Thieves like us, 1937) de Edward Anderson – La manufacture des livres, mars 2013 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Emmanuèle de Lesseps)

Sugar Man

Une fois n’est pas coutume, je vais m’épancher sur mes goûts musicaux. Je ne cache pas mes préférences pour un certain segment temporel, qui court des années 1960 à 1980, même si quelques groupes postérieurs ont eu l’heur de capter mon oreille.

Le rap m’horripile. Je crains d’ailleurs d’être définitivement perdu pour la cause. La variété française m’endort, j’ai déjà pris mes dispositions pour m’exiler lorsque Johnny passera l’arme à gauche. Je ne tolère l’électro qu’à dose homéopathique. Encore que sur ce point, j’essaie de me corriger. La soul me saoule si j’en écoute trop longtemps. Le jazz itou. Je préfère le baroque au classique, l’americana à la country, et je lorgne davantage vers les groupes Indie.

Voilà ! J’ai beau faire des pieds et des oreilles, les sonorités rock, psychédélique, blues, folk, punk, post-rock et j’en passe restent au cœur de mes goûts. Tout est foutu !

Pourtant, il m’arrive parfois de me laisser surprendre. Regardant le documentaire Sugar Man de Malik Bendjelloul, j’ai ainsi découvert un artiste complètement inconnu. Une sorte de Working Poor Hero (ça change du Working Class Hero). Un gars à la bouille sympathique dont la voix au timbre nasal happe immédiatement l’attention. Un type dont les mélodies simples et les paroles des chansons exhalent une sorte de poésie urbaine qui vous triture les tripes. Ce mec s’appelle Sixto Rodriguez.

Issu des bas-fonds de Détroit, Sixto Rodriguez a juste eu le temps de sortir deux albums au début des années 1970 avant de retourner à l’oubli. Repéré dans un bar à prolos, produit sur le label indépendant Sussex Records, il n’a rencontré aucun succès, si l’on fait abstraction des quelques concerts donnés aux débuts des années 1980 en Australie, en compagnie notamment de Midnight Oil. Le talent était pourtant là. Les moyens et les bons contacts aussi. Mais pas le public, en tout cas aux États-Unis. Car Sixto Rodriguez est devenu une vedette en Afrique du Sud. Un porte-parole par procuration de la contestation pour la jeunesse blanche libérale de là-bas. Il a bercé leurs jeunes années, défiant la censure (le coup des disques rayés par les autorités mentionné dans le film est terrible). Pourtant, il n’en a rien su. Nada.

Il a vendu des centaines de milliers d’albums sans toucher aucun royalties dessus. Il est devenu une légende, un mythe tragique puisqu’en Afrique du Sud tout le monde le croyait mort. Un suicide dont les circonstances variaient aux dires des uns et des autres. Mais, c’est le propre des mythes.

 Jusqu’aux jours où quelques fans ont décidé de mener l’enquête, de remonter le fil à partir d’informations lacunaires, des paroles de ses chansons, des crédits sur les pochettes de ses disques. Un travail de fourmi récompensé par une belle surprise. Sixto Rodriguez n’était pas mort. Il vivait toujours à Détroit comme travailleur précaire, passant d’un chantier de démolition à un autre. Un bonhomme ordinaire avec trois filles auxquelles il a donné le goût pour la culture et à qui il a appris à rester digne. Un type fier de son travail car, après tout, ça maintient en forme. Un gars ne nourrissant aucune rancune vis-à-vis du passé et de l’échec de sa carrière musicale. Un mec chaleureux, altruiste, à qui le destin adresse un sacré clin d’œil, lui donnant une revanche a posteriori, et qui vit tout cela avec philosophie et un sourire désarmant.

Sugar Man, c’est tout cela. L’histoire d’un échec magnifique. De quoi redonner foi en l’humanité. À ce propos, vous allez me faire le plaisir d’acheter tout de suite ses deux albums Cold fact et Coming from Reality ! Et Visionnez-moi le film de Malik Bendjelloul ! Plus vite que ça !

Sugar Man (Searching for Sugar Man) de Malik Bendjelloul, ARP Sélection, décembre 2012