L’Histoire détournée

Comme tout le monde le sait, l’Allemagne a gagné la guerre en 1945. Une victoire obtenue in extremis suite au bombardement atomique de Londres, Washington, New York, Moscou et Leningrad, dix jours après le suicide du führer dans son bunker à Berlin.

S’ensuivent quarante années de paix, le monde étant désormais dominé par l’Axe. Mais, deux blocs ont émergé. Les anciens alliés se sont transformés en concurrents, puis en adversaires. Ils s’apprêtent à devenir des ennemis. Malgré les mises en garde de ses services secrets, le chancelier du Reich ne croit pas à l’imminence d’une attaque japonaise sur la côte Ouest des États-Unis et l’Asie centrale, deux régions sous influence allemande. Il ne peut concevoir que son principal partenaire soit sur le point de le trahir, en pleine négociation pour le renouvellement du traité de non agression.

Jusque-là écartée du pouvoir, la SS se prépare à rejouer la nuit des longs couteaux pour reprendre l’ascendant sur la SA, restaurée dans ses prérogatives après la capitulation des alliés. Il en va de l’avenir du Reich et de la race aryenne.

Pendant ce temps, le conseil de la Résistance mondiale attend son heure. Il espère que le conflit entraînera l’annihilation mutuelle des forces allemandes et japonaises. Un mal pour un bien, en dépit des victimes et des retombées radioactives générées par les frappes nucléaires.

Paru dans la collection Anticipation des défuntes éditions Fleuve noir, L’Histoire détournée figure parmi les incontournables de l’uchronie. Mentionné par Eric B. Henriet comme un des sommets de l’uchronie française, le roman a de quoi séduire l’amateur d’histoire alternative portant sur la Seconde Guerre mondiale.

Derrière un titre prétexte, l’ouvrage se présente sous la forme d’un essai titré L’aigle et le soleil, prétendument écrit par John Stuart Grimsby, et paru aux éditions Free London en 1996. L’auteur y relate les trois journées qui, en l’année 1989, ont abouti à la Troisième Guerre mondiale. Un holocauste nucléaire se soldant par des millions de morts et par la chute de l’Empire nazi sur l’Europe.

Le dispositif de Mazarin rappelle celui adopté par Norman Spinrad dans Rêve de Fer. Mais, la comparaison s’arrête là. Le roman de l’auteur américain se voulait une charge contre une certaine conception de l’Heroic Fantasy, imaginant Adolphe Hitler en auteur de pulp. Ici, on se trouve devant un roman alimentaire mal fichu, ce dont l’auteur ne se cache même pas. Jean Mazarin, plus connu sous le pseudo d’Emmanuel Errer dans le milieu du polar, n’entretient guère de secret sur le peu d’intérêt qu’il éprouve pour la SF. Cela se ressent dès la lecture de l’avant-propos où le prétendu historien John Stuart Grimsby s’excuse de devoir inventer certains passages de son récit afin de combler les lacunes de sa documentation… Manière pour Mazarin de se dédouaner du peu de cohérence de son récit. Pour le coup, L’Histoire détournée en devient factice. Et rien ne vient atténuer le caractère boiteux du dispositif.

L’invraisemblance apparaît comme le fil conducteur de ce roman. A commencer par la divergence. Il faut convenir que l’auteur ne s’embarrasse guère d’explications pour tenter de donner un peu de substance à la victoire inespérée du Reich. La perspective de voir les nazis acquérir l’arme atomique avant les Américains est à la limite acceptable. Toutefois, d’où sortent ces V6 permettant à l’Allemagne de bombarder URSS, Royaume-Uni et États-Unis ? Cinq frappes en tout ! Alors que le Reich est à l’agonie et Berlin assiégée !! Même la BD « Wunderwaffen » paraît plus crédible pour le coup !

Passons sur cette histoire de Juifs sauvés de l’extermination, cantonnés dans des réserves en Pologne, pour entretenir le sentiment de supériorité du peuple allemand. Mais, que dire de cette idée de SS noirs recrutés dans les bas-fonds de l’Afrique du Sud pour servir de gardiens au camp de l’île Sainte-Hélène où ont été remisés les autres survivants de la Shoah, si ce n’est qu’elle relève d’un niveau de perversion drolatique (et pour le coup les Boers comptent pour du beurre).

Le roman de Jean Mazarin est ainsi jalonné de perles dont la teneur frôle parfois le racisme anti-arabe. Il fait ainsi combattre, côte à côte, en plein Sinaï, un membre des Jeunesses hitlériennes d’Argentine et un terroriste de l’Irgoun contre une bande ensauvagée d’Arabes.

On me rétorquera à raison que L’Histoire détournée relève du thriller de politique fiction. À la condition de considérer SAS de Gérard de Villiers comme LE sommet de la politique fiction. Mais, il y a moins de sodomies chez Jean Mazarin… À la place, on doit se contenter des délires ésotérico-astrologiques d’un Himmler vieillissant et des luttes de factions au sein du gouvernement nazi. S’il y a un public pour ce genre de trucs, je n’en suis manifestement pas.

Bref, je ne comprends pas les louanges dont bénéficie ce truc vite torché auprès de certaines éminences de l’uchronie, et j’avoue être vacciné du bonhomme. Peut-être pas définitivement car on me dit que ses romans gores, écrits sous le pseudo de Charles Nécrorian, vaudraient plus qu’un coup d’œil. J’espère ne pas finir borgne…

L’Histoire détournée de Jean Mazarin – Édition Fleuve noir, collection « Anticipation », 1984

Les Lames du Cardinal

Pour satisfaire à la demande de l’ambassadeur exceptionnel d’Espagne avec lequel il négocie un traité vital pour le royaume, le cardinal de Richelieu réactive ses fameuses lames, force spéciale composée des meilleurs bretteurs de France et tombée en disgrâce après leur échec durant le siège de La Rochelle.

Convoqué par le ministre de Louis XIII, le capitaine La Fargue se voit confier la mission de retrouver un aristocrate espagnol réfugié sous une fausse identité dans le royaume. La perspective de renouer avec les intrigues de Cour et la raison d’État ne réjouit guère le capitaine. Elle lui remet en mémoire les circonstances de la dissolution de sa compagnie. Une trahison suivie par la mort d’un compagnon. Mais, on ne refuse rien à son éminence, même si celle-ci cache de nombreuses informations, rendant ainsi la tâche de ses serviteurs plus compliquée.

De fil en aiguille, La Fargue découvre que l’objet de sa mission suscite les convoitises de spadassins déterminés, obéissant aux ordres de mystérieux et puissants commanditaires. Des individus appartenant à la Griffe noire, sinistre organisation œuvrant à établir le chaos en Europe.

Idéal entre deux lectures plus exigeantes, Les Lames du cardinal se révèle un divertissement troussé avec maîtrise et talent. L’intrigue relève à la fois du registre du roman de cape et d’épée et de la fantasy historique. Un hybride littéraire dont Pierre Pevel s’est fait le chantre comme en témoigne le « cycle de Wielstadt » et ses autres fantaisies steampunk.

En lecteur attentif de Dumas, l’auteur a bien retenu la leçon. S’il viole l’Histoire, c’est pour lui donner une progéniture textuelle honorable, malgré toutefois une trame quelque peu cousue de fil blanc.

En dépit de ce léger bémol, Les Lames du cardinal se lit, que dis-je, se dévore d’une traite. À titre personnel, je me suis fort distrait des aventures de La Fargue, des facéties de ses compagnons, du style fleuri des dialogues et des morceaux de bravoure dont l’auteur jalonne son récit.

Pierre Pevel connaît ses classiques. Son roman puise avec bonheur dans le patrimoine littéraire et cinématographique du genre. À la fois drôle et enjoué, il ne néglige pas pour autant sa documentation, même s’il se montre parfois un tantinet trop didactique, et nous livre une reconstitution historique vraisemblable du Paris du XVIIe siècle, mettant à contribution tous les sens, y compris l’odorat.

Au regard du travail accompli pour rendre l’atmosphère crédible du point de vue de l’Histoire, les éléments de nature plus magique – dragons et tutti quanti – paraissent superflus. À se demander si l’on ne pourrait pas s’en passer. Mais peut-être est-ce là le signe de leur parfaite intégration dans l’univers mis en place par Pierre Pevel.

Au final, Les Lames du cardinal tient toutes ses promesses. À mille lieues des lectures prise de tête et autres affèteries de la littérature qui pose, le roman suscite l’enthousiasme au point de réclamer une suite. Cela tombe bien, deux autres titres poursuivent l’aventure.

Les Lames du cardinal de Pierre Pevel – Éditions Bragelonne, réédition Folio SF, 2013

Atomic Bomb

Tous les indicateurs pointaient dans le vert. Compte tenu de mon goût pour le nonsense et la pochade, ce livre aurait dû me plaire. L’adolescent régressif sommeillant en moi trépignait d’ailleurs d’impatience. Il piaffait, l’écume de bière aux lèvres, tapant du poing sur la table (j’aime bien l’image).

Ben voilà, raté !

L’effervescence est retombée en moins de temps qu’il n’en faut pour couper les cheveux en quatre. Pourtant, je ne peux nier m’être amusé du ton décalé des auteurs, Kelvo et Collins, deux junkies grabataires à la recherche du Grand Flash atomique, manière pour eux de finir leur existence en beauté. Ou alors, peut-être s’appelaient-ils Valk et Nik ? Pour qui refuse le paradoxe de Fermi, l’arrivée sur Terre d’insupportables extra-terrestres en forme de poire ne paraît pas une impossibilité. En tout cas, on peut exclure de la liste Ka et Ko, deux rats vagabonds en lutte contre le géant Nintendo et ses jeux démoniaques. Sur cette question de l’identité des auteurs de Atomic Bomb, on se perd en supputations. Et il ne faut pas compter sur David Calvo et Fabrice Colin pour nous conforter dans nos certitudes.

Bref, de ces trois fils narratifs improbables et absurdes comme la vie, je ne retire pas grand chose au final. Des clins d’œil à Fredric Brown, Richard Brautigan, Tex Avery, Shakespeare et aux Préraphaélites. Une propension aux répliques chocs et cultes. Un pouvoir d’évocation puissant culminant lors des descriptions. Le délire de situations farfelues, bizarres, loufoques, extravagantes* (*cochez la proposition qui vous convient). Et une complicité certaine entre les deux compères.

Malheureusement, la somme des différentes parties de ce court roman n’a pas abouti au plaisir de lecture escompté. Je suis resté à quai, oscillant entre big bang et big crush. Peut-être aurais-je dû lâcher prise afin de succomber aux facéties des deux auteurs ? En l’état, le livre m’est juste apparu brouillon, comme écrit en dilettante, et un tantinet laborieux, surtout sur la fin.

Désolé de n’être pas parvenu à vous suivre les gars. À la revoyure…

Atomic Bomb de David Calvo & Fabrice Colin – Éditions Le Bélial’, avril 2002 (version numérique disponible ici)

Dystopia Workshop

Dans le milieu confidentiel de la micro-édition, Dystopia se distingue de ses confrères par un catalogue éclectique et insolite dont les choix relèvent pour l’essentiel de l’exigence et de la qualité. Une démarche assumée jusque dans les illustrations de couverture des ouvrages (louons le travail de Stéphane Perger, Laurent Rivelaygue, Corinne Billon et Laure Afchain).

Au-delà de l’organisation d’événements en rapport avec la littérature (blanche ou de genre), Dystopia conjugue les vertus collaboratives du secteur associatif et la tradition du libraire-éditeur, accordant ainsi une visibilité à des titres qui autrement ne trouveraient pas (ou plus) d’éditeur. Pour le plus grand bonheur d’un lectorat que l’on souhaite le plus large possible.

Parmi les œuvres inscrites à son catalogue, j’ai eu le plaisir de lire deux textes. Deux générations d’auteurs à l’imaginaire puissant et au style dense et immersif.

Honneurs aux aînés, commençons par Yves et Ada Rémy. Pour les connaisseurs, le couple s’est illustré dans le registre du fantastique avec trois livres dont je me contenterai de recommander Les Soldats de la mer (le seul que j’ai lu). Avec Le Prophète et le vizir, ils puisent au meilleur du merveilleux musulman pour élaborer un conte oriental dont la cruauté, l’humour et la subtilité emportent l’adhésion.

L’ouvrage se compose de deux pièces indépendantes intimement liées comme on va le voir. L’ensemenceur relate l’histoire de Kemal bin Taïmoun, petit pêcheur de perles de l’île de Bahreïn dont une particularité anatomique (un sixième doigt à la main droite) lui vaut d’avoir le don de clairvoyance. Ainsi le veut Allah avec tous les infirmes et les autres curiosités de la nature. Mais ce bienfait du tout puissant se révèle au final un fardeau. Enlevé par des marchands, Kemal est vendu comme esclave à l’émir Nour al-Din Malek. Ce potentat prospecte en effet toute la péninsule arabique, à la recherche de boiteux, borgnes, sourds, muets, bègues, cul-de-jatte… Bref, tout monstre susceptible de prédire l’avenir. Réunis dans une sorte de puits de prescience, les éclopés y dévoilent le futur aux visiteurs contre monnaie sonnante et trébuchante. Des faits, des anecdotes qui contribuent pourtant à la renommée et à la fortune de l’émir. À leur contact, le pouvoir de Kemal est décuplé. Il perçoit désormais des événements situés à plus de vingt générations dans l’avenir. Une vision de peu d’intérêt pour des créatures à courte vue comme les hommes.

Vendu à d’autres maîtres, Kemal parcourt Proche-Orient et bassin méditerranéen, Islam et monde chrétien jusqu’à aboutir au Maghreb. Chemin faisant, il voit l’échéance de ses oracles se rapprocher. Mais, on ne révèle par leur proche avenir aux puissants sans encourir leur vindicte. Kemal en fait l’expérience lorsqu’il prédit la mort des huit enfants du vizir Fares Ibn Meïmoun.

Cette prédiction ouvre la seconde partie du roman où l’on découvre le stratagème du vizir pour déjouer le destin funeste réservé à ses enfants. Sur ce point du récit, Yves et Ada Rémy s’ingénient à brouiller les pistes. Ils écrivent et réécrivent l’histoire, entremêlant déterminisme et libre-arbitre avec une pointe de malice.

Poursuivons avec le roman de Léo Henry et Jacques Mucchielli. Sur le fleuve nous projette en Amazonie, à l’époque de la conquête espagnole. On accompagne une expédition de conquistadores, en quête du mythique Eldorado et des cités d’or. Un périple jalonné de morceaux de bravoure et accompli sous la menace constante de la forêt et de ses habitants, naturels ou non.

D’emblée, on ne peut que louer les grandes qualités de plume des auteurs qui nous immergent littéralement dans la Selva. Le traitement des personnages emporte également l’adhésion. On ne se trouve pas en effet devant des archétypes, vite troussés, mais devant des caractères complexes, ambivalents, taraudés par leurs démons intérieurs finement suggérés par les auteurs

Sur le fleuve a un petit quelque chose de Aguirre, la colère de Dieu. On y retrouve la même démesure du duo Kinski/Herzog, la même violence primaire, la même soif de richesse. Confrontés à la forêt, aux bêtes sauvages et aux dieux amérindiens, les hommes font corps pour mieux se déchirer par la suite. Le souffle de l’aventure traverse ce court roman. Un souffle pimenté d’une pointe de fantastique qui ne détonne à aucun moment.

Bref, vous l’aurez compris, je suis désormais un client indéfectible de Dystopia et le recueil de Lisa Tuttle vient de remonter sur le haut de ma pile à lire.


Le Prophète et le vizir de Yves et Ada Rémy – Éditions Dystopia, juin 2012

Sur le Fleuve de Léo Henry et Jacques Mucchielli – Éditions Dystopia, juin 2012