Serena

Smoky Mountains, années 1930. Sur le quai de la gare, les associés de George Pemberton guettent son retour, un peu inquiets. Ils ne sont pas seuls. Un peu plus loin patientent un père et sa fille, la belle enceinte des œuvres de Pemberton. Il y a de la violence dans l’air. Latente, rentrée, ne demandant qu’à exploser.

Durant son voyage au Nord, Pemberton a rencontré Serena avec laquelle il s’est marié et associé. Mariage de raison diront certains, véritable coup de foudre en réalité. La nouvelle est revenue aux oreilles de tout le monde. Plus vite que le train ramenant le couple. Avec des ennuis en guise de cadeau de noces pensent les associés de Pemberton car le père de la belle outragée, un rustre de la plus belle espèce, a décidé de faire justice lui-même.

George Pemberton et Serena. Ces deux-là semblent nés pour s’entendre. Une passion commune les anime : défricher les montagnes de Caroline du Nord, quitte à abattre leurs opposants en même temps. Ils forment un joli couple de prédateurs, ne manifestant guère de pitié pour leurs adversaires et comptant sur le silence complice de tous ceux qu’ils achètent. Rares sont les obstacles freinant leurs projets. Un shérif incorruptible, un ermite œuvrant à la création d’un parc naturel. On ne se bouscule pas pour les contrer. Il faut bien manger et on ne refuse pas un travail en cette période de Grande Dépression.

Aguiché par l’argument de départ et par la lecture de l’incipit, j’ai entamé Serena avec de la curiosité et un a priori favorable. Pour qui connaît l’œuvre de John Steinbeck ou de William Faulkner, il faut confesser que le rapprochement avec Ron Rash est tentant. La faute au contexte – celui de la Grande Dépression –, au milieu social décrit – celui des petits blancs besogneux et des petits bourgeois durs à la peine et âpres au gain. La faute également au style et au sens du tragique déployé par l’auteur américain. Une lignée et des thèmes n’étant pas pour me déplaire, amateur de roman noir que je suis. Toutefois, je tiens à le préciser : cette impression repose plus sur un ressenti personnel que sur une analyse détaillée des œuvres des auteurs précités. Rapprochement hasardeux dira-t-on.

Revenons au roman de Ron Rash. Force est de reconnaître que Serena dégage une atmosphère délicieusement vénéneuse. À la condition d’aimer prendre son temps. En effet, au-delà de l’ouverture violente, une scène déroulée sans fioritures, brut de décoffrage pour ainsi dire, l’auteur américain dévoile petit à petit les divers éléments du drame à venir. On est d’abord rassasié avec des descriptions magnifiques de forêts giboyeuses et de montagnes majestueuses. Avant que celles-ci ne soient définitivement rasées par les bûcherons, désertées par la faune et érodées par les pluies, la terre finissant dans des torrents devenus boueux. Une œuvre de destruction pour laquelle les ouvriers paient un lourd tribut. Piqûre de serpent, chute de grume, fracture et autres blessures handicapantes. Une longue liste de malheurs accueillie avec fatalisme par des personnages truculents, au phrasé rugueux, spectateurs des événements tragiques, des crimes et de la montée en puissance de la violence du couple Pemberton.

Peinture sociale des campagnes américaines pendant les années 1930, Serena apparaît surtout comme le portrait d’une femme. Femme de tête, ambitieuse, n’éprouvant aucune pitié pour ses adversaires, ses victimes – Vae Victis – et se voulant l’égale de l’homme qu’elle a épousé. Elle y parvient sans trop se forcer, animée par une force vitale irrésistible, une volonté d’airain et une totale absence de remords. Elle bâtit sa légende, à la fois crainte et révérée par les ouvriers et tous ceux qui la côtoie. Par son mari même.

Nimbée d’une aura de mystère, elle s’attache les services d’une âme damnée, un personnage effrayant, manchot de surcroît, afin d’exécuter ses basses œuvres. Et lorsque les événements s’enchaînent inexorablement, lorsque les fils du drame se nouent, lorsque les meurtres se succèdent, on est à la fois horrifié et accablé par cette comédie humaine.

Bref, c’est peu de dire que j’ai apprécié ce roman. Ce titre n’est pas pour rien dans mon enthousiasme pour son auteur.

serena-ron-rash1Serena de Ron Rash – Éditions Le Masque, 2011 (Roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Béatrice Vierne) – Réédition disponible en poche

Zone de feu émeraude

Lucius Shepard est mort, mais son œuvre lui survit. Commençons tout de suite avec un article paru dans la revue Bifrost, où j’ai eu le bonheur de faire la petite main pour le numéro qui lui était presque entièrement consacré. Ce sera l’occasion d’entamer un panorama de sa bibliographie française.

Il n’y a rien de véritablement planifié dans l’écriture de Lucius Shepard, qui reste avant tout un écrivain intuitif, comme il le reconnaît bien volontiers lui-même. Son style suit un tempo lent, intense et lancinant, qui happe littéralement le lecteur. Il impose ainsi une relation fusionnelle entre les motifs et les thématiques qui animent son œuvre et le traitement très visuel de ceux-ci. Au passage, l’univers shepardien n’a rien de commun — ou très peu de choses — avec la science-fiction pure et dure. À vrai dire, l’argument science-fictif se révèle, au final, tout à fait périphérique. À quelques exceptions près (ici deux textes), l’ailleurs que propose Lucius Shepard n’est ni autre part, ni demain. Il coexiste avec le nôtre comme un calque superposé qu’un faisceau d’événements et de détails en apparence anodins fait apparaître aux yeux de ses personnages. C’est un univers magique qui considère les croyances locales antédiluviennes, les superstitions insolites et les mythes comme des composantes à part entière de la trame du réel. Souvent sombre, bizarre et viscéral, ce monde n’est accessible qu’à un autre niveau de perception. Les passions humaines et les forces primordiales de la Nature s’y incarnent sous la forme d’archétypes et de tropismes envoûtants, au moins aussi véridiques que le quotidien prosaïque. Ses acteurs sont toujours des êtres en marge de leur communauté, des individus hantés par leur passé, ou par un pouvoir surnaturel qui les exclut, ou encore par une passion exclusive qui les ensorcelle. D’une manière qu’ils ne contrôlent pas forcément, ils cherchent à redonner sens à leur existence. Et le chemin vers une hypothétique rédemption n’est hélas pavé ni d’or, ni de pétales de roses.

Zone de feu émeraude, qui se compose de sept nouvelles publiées originellement entre février 1986 et octobre 1987, offre un florilège de quelques-uns des thèmes de prédilection de l’auteur étasunien. « Dernière valse à Nadoka » nous emmène en Oklahoma, dans la plus parfaite illustration du bled. Un ancien musicien d’un groupe de rock’n’roll y fait escale pour tomber immédiatement sous la coupe d’une collection de machines à musique et pour y succomber à un coup de foudre aussi violent qu’irraisonné. Naturellement, le passé qu’il tente de fuir ne tarde pas à resurgir. Ainsi cette histoire, dont on retrouve un écho lointain dans Louisiana Breakdown (cf. la critique de Xavier Mauméjean dans le Bifrost n°49), tend à suggérer que l’amour physique, même s’il est intense, n’est pas forcément sans issue… fatale. « Exercice spirituel » prend racine en Nouvelle-Angleterre. Nous y découvrons un pasteur doté de pouvoirs surnaturels qui lui permettent, non seulement de déchiffrer les péchés de ses ouailles, mais également de les revivre. Entre l’individu et la communauté, le conflit des consciences trouvera un dénouement violent qui ne fera pas l’économie d’une plongée au cœur des ténèbres de l’âme humaine. « L’Aragne solaire » impose une toute autre ambiance. Le récit, qui alterne les propos d’un chercheur et de son épouse, se déroule dans une station spatiale scientifique orbitant dans le voisinage du soleil. Cependant, l’argument de départ est rapidement cantonné au rang de prétexte. En effet, la nouvelle n’est au final qu’un huis-clos où la métaphysique côtoie l’amour fusionnel contrarié, puis accepté. « Delta Sly Honey » s’inscrit nettement dans le champ du fantastique. Il s’agit d’une histoire de revenants qui prend pour décor la guerre du Vietnam. Et peu à peu le doute y cède la place à l’angoisse.

Mais le meilleur du recueil se trouve sans aucun doute dans les trois nouvelles qui — est-ce un hasard ? — puisent leur inspiration en Amérique centrale. « Zone de feu émeraude » et « L’Arcevoalo » sont deux textes qui rappelleront forcément l’ambiance hallucinée du roman La Vie en temps de guerre. Le premier est le récit d’une traque puis d’un affrontement. Un soldat américain perdu dans la jungle guatémaltèque est confronté à des déserteurs qui disent agir au nom de la Reine de la Forêt. Raison contre superstition, technologie contre force primitive magique ; le combat sera âpre et saisissant. Le second texte, quant à lui, propulse le lecteur dans un futur très lointain. Un conquistador est ressuscité par la forêt tropicale, devenue mutante après un conflit nucléaire généralisé. Tout ceci pour combattre le retour de son ennemi séculaire : l’homme. Jouet de forces (sur)naturelles qui le dépassent, le ressuscité devient également l’instrument de la vengeance de deux grandes familles (les Tuscanduva et les Valverde). Enfin, « Aymara » apparaît comme le point d’orgue de ce recueil. Lucius Shepard y fait montre de sa profonde connaissance des relations entre les États-Unis et l’Amérique latine. C’est l’occasion pour lui de relater une Histoire conflictuelle pétrie de haine mais aussi d’amour…

Si Zone de feu émeraude offre un aperçu fidèle de l’imaginaire de Lucius Shepard, il révèle également une œuvre hybride que l’auteur lui-même qualifie de fantasy, mais qu’il convient dans l’Hexagone, pour des raisons d’imagerie inadaptée, de rapprocher du réalisme magique. On a connu pire, comme rapprochement.

zone_feu_émeraudeZone de feu émeraude de Lucius Shepard – Éditions Denoël, collection « Présence du futur » (recueil traduit de l’anglais [États-Unis] par William Olivier Desmond)

Aucun Homme n’est une île

La quatrième de couverture de Aucun Homme n’est une île n’entretient guère le doute. Nous sommes dans une uchronie à court terme, ce que confirment les premières pages du roman.

Quid de la divergence ? Retardé de quelques mois, le débarquement des anti-castristes a réussi. Ayant opté pour les parages de la base de Guantanamo, les contre-révolutionnaires ont provoqué le casus belli permettant aux États-Unis d’intervenir directement en occupant Cuba. Contraints de retourner à la clandestinité, Fidel Castro et Che Guevara se sont retranchés dans le massif de l’Escambray d’où ils espèrent repousser l’envahisseur. Apprenant la nouvelle, Ernest Hemingway renonce in extremis au suicide. Il voit dans l’événement l’occasion d’effectuer son baroud d’honneur en interviewant les deux révolutionnaires. Sous une identité d’emprunt, un agent de la CIA l’accompagne dans son périple pour le protéger. Ses supérieurs lui ont confié également une autre tâche : profiter de l’occasion pour assassiner Castro et Guevara.

L’uchronie s’apparente à un jeu intellectuel où le côté ludique l’emporte souvent sur l’aspect historique de l’exercice. Elle se doit de rester lisible par un lecteur doté d’un bagage culturel moyen, tout en respectant un minimum de vraisemblance aux yeux du connaisseur. À ce petit jeu, Christophe Lambert a déjà démontré son savoir faire et on ne peut pas lui reprocher d’avoir négligé sa documentation. Bien au contraire, il en donne les clés dans une bibliographie instructive reportée à la fin du roman. On peut toutefois constater sa préférence pour le jeu, références et clins d’œil cinématographiques y compris. En la matière, celui adressé à Apocalypse now de Francis Ford Coppola sonne comme les cuivres pompiers de La chevauchée des Walkyries. Mais tout ceci n’est pas bien grave comparé à l’aspect expéditif du dénouement qui m’a presque gâché la lecture du roman. Je dis presque gâché, car je dois le reconnaître, sur sa globalité Aucun Homme n’est une île reste un divertissement de bonne tenue, soutenu par un propos qui ne dépareillerait pas dans un roman noir.

Aucun Homme n’est une île, c’est un peu la guerre du Vietnam dans les Caraïbes. Christophe Lambert ne cache d’ailleurs pas ses intentions à ce sujet. Il faut reconnaître qu’il procède avec l’art et la manière, créant un contexte historique alternatif très vraisemblable, tant au niveau géopolitique qu’à une échelle plus intime. L’intrigue ne perd pas son temps à démarrer, l’auteur évoluant dans le registre du roman de guerre. On suit ainsi deux trames qui finissent par converger au cours d’un final que je ne peux m’empêcher de trouver décevant. Ceci est d’autant plus regrettable que le propos de l’auteur ne me paraît pas inintéressant et qu’il est porté par deux personnages, l’un fictif et l’autre historique, assez réussis.

Le premier, Robert Stone, travaille pour le compte de l’Agence de renseignements américaine. Exécuteur des basses œuvres, il combat pour la démocratie en utilisant des méthodes anti-démocratiques. Hemingway lui sert de faire-valoir, l’amenant à se dévoiler progressivement et à s’interroger sur ses motivations. Le personnage révèle ainsi un tempérament empruntant davantage au détective hard-boiled qu’à l’agent dévoué ne se posant aucune question. Stone n’aime pas le mode de vie qu’il défend. Une course de rats consacrée à gagner de l’argent, payer ses impôts, acheter une maison plus grande, une plus grosse voiture, une meilleure marque d’alcool… Pourtant, en démocrate, il opte pour le choix qui lui apparaît le moins pire, se révélant au final incapable de dire s’il est satisfait ou non de cette option. Que lui reste-t-alors ? Boire un coup, parce que c’est dur.

Pour le second, Ernesto Che Guevara, on se passera des présentations. Christophe Lambert ne cache pas sa sympathie pour le personnage, même s’il n’occulte guère ses zones d’ombre. Il en fait une sorte de moine soldat, icône christique porteuse d’un évangile de libération par la violence. Un existentialiste dévoué à une Cause authentiquement communiste, jusqu’à l’oubli de sa personne et de l’individu. À la fois fascinant et effrayant, le Che incarne pourtant une figure charismatique attachante, du moins beaucoup plus que Fidel Castro, à qui l’auteur français taille un costume de matador roublard œuvrant dans son propre intérêt.

L’excellence de ces deux caractères permet d’oublier les faiblesses de l’intrigue. D’abord, l’aspect caricatural des Soviétiques que l’on croirait échappés d’une mauvaise série B. Et puis, l’irruption miraculeuse des hélicoptères américains, venus sauver Hemingway et Stone du guêpier où ils se sont fourrés. Tout ceci peut paraître un détail, pourtant à ce moment du récit, j’ai eu le sentiment d’une mauvaise blague.

Heureusement, si ce bémol vient atténuer quelque peu mon enthousiasme, il ne compromet pas complètement la qualité de l’atmosphère et de la reconstitution. Au final, Aucun Homme n’est une île reste un bon divertissement. Certes pas inoubliable, mais suffisamment convaincant pour passer un bon moment.

Aucun_hommeAucun Homme n’est une île de Christophe Lambert – Éditions J’ai Lu, collection « Nouveaux Millénaires », mars 2014

Lucius Shepard n’est plus, Dieu va prendre mon pied au cul

lucius_shepard(Crédit photo Patrick Imbert)

Comme les lecteurs assidus de ce blog le savent déjà, Lucius Shepard figure parmi mes auteurs préférés.

Hélas, j’ai appris ce matin son décès. Bien entendu, toutes mes pensées vont vers ses proches et ses amis.

Cette triste nouvelle me fait prendre conscience que je n’ai pas assez parlé de ses livres. Car, s’il y a quelque chose que le lecteur lambda peut faire, c’est de permettre à l’œuvre d’un auteur de lui survivre.

Le Monde à l’endroit

Troisième roman de Ron Rash, Le Monde à l’endroit débute dans le comté de Madison au cœur des Appalaches. Nous sommes dans les années 1970 en compagnie de Travis Shalton et de Leonard Shuler. Deux individus lambdas partageant le même milieu social – celui des white trash – et un intérêt commun pour la Guerre civile, appelée par chez nous Guerre de sécession. Un passé encore bien présent dans les esprits et que d’aucuns traînent comme un boulet, ressassant rancunes tenaces et haines recuites, génération après génération*.

Leonard pourrait être le père de Travis. La différence d’âge plaide en ce sens. Pourtant, il s’instaure entre les deux hommes une relation de confiance. Quelque chose approchant l’amitié, pour ne pas dire une fraternité de cœur. Travis a l’avenir pour lui. 17 ans et de réelles capacités intellectuelles, il jouit d’un potentiel ne demandant qu’à s’épanouir, à surgir de la gangue d’un quotidien morne, à la lisière de la délinquance. À la condition d’échapper à la férule d’un père brutal, prompt à l’accabler de critiques plutôt que d’encouragements. Entre alcool et drogue, arrivera-t-il à se libérer de son milieu ? De son côté, Leonard a le passé contre lui. Viré de son poste d’enseignant pour détention de drogue, il est revenu tout naturellement dans son comté natal, déchargé de sa responsabilité paternelle par sa femme, partie avec sa fille en Australie sans laisser d’adresse. Depuis, il nourrit son spleen et sa lâcheté dans un mobile home, une compagne toxicomane pour lui faire la conversation et lui adresser des reproches, dealant de la drogue et vendant de l’alcool aux mineurs. Sa rencontre avec Travis lui offrira-t-elle l’opportunité de se racheter ? Entre ces deux-là, une relation bien plus qu’amicale va se nouer. Quelque chose de filial, les amenant progressivement à s’apprivoiser l’un et l’autre, à dépasser leur milieu, leur passé personnel et familial.

« Tu sais qu’un lieu est hanté quand il te paraît plus réel que toi. »

Magnifique roman d’apprentissage et de rédemption, Le Monde à l’endroit se rapproche également de la manière du roman noir, faisant surgir dans la lumière les angles morts de l’Histoire et la désespérance d’un milieu social. À mille lieues des loosers magnifiques, le roman de Ron Rash nous montre surtout un monde médiocre de gagne-petit acculturés. Durs à la peine, empêtrés dans leur préjugés, leurs combines, ils ne brillent que par leur cruauté et leur roublardise. Dans ce domaine, les Toomey, père et fils, passent pour des maîtres, incarnant la figure du mal, dans son acception ordinaire.

En contrepoint de ce drame très noir, la nature majestueuse, dépeinte avec lyrisme et poésie par Rash, déroule la sérénité de ses paysages. L’ombre pesante de la montagne, le jaillissement des rivières, les profondeurs de la forêt. Toute cette beauté rappelle à l’homme sa petitesse. Le caractère éphémère et mesquins de son existence. Elle offre un horizon à atteindre et, qui sait, à dépasser ?

Bref, convaincu j’étais, convaincu je reste. On trouve chez Ron Rash cette petite musique faisant toute la différence entre un auteur et un faiseur.

Allez hop ! Lisez Le Monde à l’endroit, et tant qu’à faire les autres romans de l’auteur. Et plus vite que ça !!

*Le roman de Rash évoque le massacre de Shelton Laurel, un des nombreux faits peu glorieux hantant la mémoire américaine et illustrant de belle manière la citation de Simone Weil : « L’art de la guerre a pour véritable objet l’âme même des combattants. »

VielendroitLe Monde à l’endroit de Ron Rash – Éditions du Seuil, septembre 2012 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Isabelle Reinharez) – Réédition disponible en poche

Billy the Kid, oeuvres complètes

« Je connaissais intimement ces deux hommes.

Il y avait du bon et du mauvais

chez Billy the Kid

et du mauvais et du bon

chez Pat Garrett. »

Parmi les figures légendaires de l’Ouest américain, William Bonney se taille une part inversement proportionnelle à la brièveté de sa vie. Mort à 21 ans, Billy the Kid tient sa place parmi ces personnalités, criminels notoires dans la réalité, et pourtant héros tragique aux yeux de la postérité. Mais comme tout le monde le sait, la postérité fait montre d’aveuglement, et puis lorsque la légende paraît plus attrayante, on l’imprime.

De Michael Ondaatje, je n’ai jamais rien lu. Certes, comme beaucoup, je n’ai pas échappé au Patient anglais, adaptation de son roman L’Homme flambé. Aussi, c’est un peu à l’aveuglette, sans a priori, que je me suis aventuré dans ce court livre tenant plus de la fable poétique que de la fiction romanesque. Le sous-titre aurait dû me mettre la puce à l’oreille…

Billy the Kid, œuvres complètes, sous-titré Poèmes du Gaucher, s’inspire de la fin de la vie de William Bonney. Il s’agit d’une variation très libre, un peu à la manière du film de Sam Peckinpah Pat Garrett et Billy the Kid (à voir et revoir ; à chaque fois, les larmes me montent aux yeux), où les faits se mêlent à des visions métaphoriques, teintées d’onirisme et de fantasme. Des courtes séquences contemplatives, assorties de quelques photos d’époque, où la légende et l’imagination entrent en résonance avec les souvenirs d’une poignée d’acteurs des événements et des données plus factuelles (des dates, le nombre des tués et leur identité). Bref, voici un objet littéraire non identifié où l’auteur efface progressivement la légende pour tenter de transmettre les sentiments de ses principaux protagonistes.

Au cours de ce vagabondage textuel apte à réveiller la mélancolie, Michael Ondaatje dessine également le portrait du shérif Pat Garrett, alter-ego du Kid. Son ami supposé (sur ce point aucune source n’est fiable) et son assassin attesté, après une longue traque à travers tout le Nouveau-Mexique. Un acte pour lequel le shérif de Lincoln se justifie, entre autre chose, dans son ouvrage The Authentic Life of Billy The Kid, une des principales sources de la légende du Kid (je renvoie les éventuels curieux au compte rendu de l’indispensable Nébal).

Le résultat de tout cela apparaît incontestablement insolite, un tantinet perturbant, mais pas dénué de quelques moments de grâce. Pourtant sur la durée, j’avoue avoir traversé de grands moments de solitude, pas lonesome mais presque, tournant les pages avec le sentiment de demeurer étranger à la prose de l’auteur.

On comprendra donc pourquoi j’ajoute cet ouvrage à ma liste de rendez-vous manqués. Un échec de lecture dont certaines pages imprègnent cependant encore ma mémoire. Comme quoi, tout n’est pas perdu.

OndaatjeBilly the Kid, œuvres complètesPoèmes du Gaucher (The Collected Works of Billy the Kid, 1981) de Michael Ondaatje – rééditions Points, 2007 (livre traduit de l’anglais [Canada] par Michel Lederer)

Un Pied au Paradis

Début des années 1950. Ike brigue la présidence et les États-Unis exultent dans la prospérité, mais la vallée de la Jocassee figure parmi les oubliés. Situé au cœur des Appalaches, du côté de la Caroline du Sud, le lieu ne semble pas avoir évolué depuis le temps des pionniers. Pendant des décennies, sous un soleil de plomb l’été, les mêmes familles d’hillbillies y ont cultivé quelques arpents de tabac et de choux, histoire de tirer leur subsistance de cette terre ingrate. Le plus souvent sans électricité, dépourvus de tout confort moderne, avec guère plus qu’un canasson pour tracter la charrue, ils ont bravé le froid glacial de l’hiver et les crues scélérates, disputant leur pitance à la vermine, jamais sûr du lendemain, mais toujours fiers de leurs racines et avec le sentiment de ne devoir rien à personne.

Oubliés du progrès, ils ne le sont cependant pas des changements qui s’annoncent en aval, sous la forme d’un barrage. De quoi alimenter tout le comté en électricité en effaçant la vallée sous les eaux d’un lac de retenue. D’ailleurs, peut-être, cela vaut-il mieux…

Premier roman de l’auteur, Un Pied au Paradis semble le titre idéal pour découvrir Ron Rash. Œuvre dense, sans une once de gras, elle porte en germe toutes les thématiques chères à un auteur se qualifiant lui-même d’écrivain du Sud. Et même si la prose paraît encore timide, du moins comparée aux titres ultérieurs, on retrouve bien son lyrisme lorsqu’il s’agit de dépeindre la nature.

Un pied au Paradis impressionne d’abord par la qualité de son atmosphère. Un fatalisme pétri de religiosité imprègne les pages du roman. Celui de ses caractères, hommes et femmes implantés depuis des générations dans leur vallée reculée, loin de tout mais pas des soucis quotidiens, vivant dans le giron impavide des montagnes, auprès de la rivière et de la forêt.

D’emblée, le roman se fait tragédie. Un drame s’étendant sur deux générations, énoncé par cinq voix : le shérif, la femme et son époux, leur fils, et l’adjoint du shérif. Cinq personnes unies par la mort d’un homme. Un sale type, bagarreur revenu de la guerre de Corée avec son fardeau et une breloque en guise de remerciements de l’oncle Sam. Un pauvre bougre se révélant utile pour de mauvaises raisons. De ses œuvres naît un fils. L’enfant du péché. Et de cette graine germe un meurtre. Mais les meurtriers ne sont pas quitte pour ce crime. À l’instar de l’œil de Caïn, le regard du fils pèse sur ses parents, leur rappelant les circonstances de sa conception, les renvoyant à leur culpabilité.

Ainsi, le récit oscille constamment entre le temps long, celui des aïeuls, des superstitions, de la mémoire, et le temps court (éphémère ?) des changements qui s’opèrent, du crime originel et de ses conséquences. Le drame intime ouvre les perspectives vers d’autres territoires, d’autres interrogations, de nature plus universelle. Les enfants héritent-ils des péchés de leurs parents ? La transmission des valeurs implique-t-elle aussi de transmettre les rancunes et les fautes anciennes, sans espoir de rédemption ? Ne vaut-il pas mieux tout oublier sous une chape liquide ? Un déluge pour un bien. Un mal pour un bien. La nature souveraine ne juge pas. Quant aux hommes, c’est ainsi qu’ils vivent.

En dépit de quelques tournures argotiques forcées, et même si la plume de Ron Rash n’atteint pas encore les sommets à venir, cet équilibre apaisant entre poésie et fiction romanesque, entre nature majestueuse et humanité triviale, Un Pied au Paradis n’en demeure pas moins un roman qui vous marque. Qui vous hante. Pour longtemps.

« J’approchais du rivage à présent et j’ai lâché l’accélérateur. J’ai regardé la berge et je me suis aperçu que je zieutais le sommet de Licklog Mountain. Au fond de l’eau, je voyais une route et je savais que ça pouvait être qu’une seule route. Tout était si clair que j’avais l’impression de regarder par une fenêtre. J’ai coupé le moteur et laissé la barque dériver au-dessus de l’ancien lit de la rivière, l’ombre de la barque traînait sur le fond du lac comme un filet.

Voilà comment Dieu voit le monde, j’ai pensé. Bientôt j’ai aperçu le pick-up, toujours embourbé comme il l’avait été six mois plus tôt, ensuite une boîte aux lettres, et finalement la maison, l’écurie et la remise que moi et le shérif on avait fouillées y avait si longtemps.

La porte de la maison était ouverte et j’arrivais pas à chasser l’impression que d’une seconde à l’autre quelqu’un pourrait sortir sur la galerie et lever les yeux vers moi de la même façon que je pourrais lever les yeux vers un avion – quelqu’un qui savait même pas qu’il était mort et enseveli sous un lac. »

Un_piedUn Pied au Paradis (One Foot in Eden, 2002) de Ron Rash – Éditions du Masque, 2009 – réédition Le Livre de poche, 2011 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Isabelle Reinharez)

Les Proies

Connu surtout dans nos contrées pour son adaptation cinématographique, Les Proies offre une alternative délectable à la vision stéréotypée de la Guerre de Sécession, même si le conflit n’y apparaît qu’en toile de fond, et même si j’avoue avoir abandonné tout romantisme face à cette guerre civile meurtrière en lisant d’autres auteurs ou en me documentant un tantinet sur le sujet.

Dans un rôle à contre-emploi de celui de Dirty Harry, Clint Eastwood interprétait dans le film un soldat blessé de l’Union recueilli par les pensionnaires d’une école de jeunes filles isolée en territoire confédéré. Il y révélait des qualités autres que celles déployées dans les rôles de dur à cuire où il se cantonnait à l’époque. La mise en scène de Don Siegel y faisait d’ailleurs merveille ainsi que le personnage féminin incarné par Geraldine Page. Mais même s’il y a matière à dire, ceci n’est pas le sujet de cet article. Au passage, que l’on me permette d’affirmer une fois de plus (assertion N°15 bis) la supériorité du livre sur les images qui bougent, car même si le film conserve l’essentiel de l’histoire, à quelques différences notables près, le roman de Thomas Cullinan se montre beaucoup plus convaincant dans le domaine de la duplicité, des pulsions refoulées et de la manipulation psychologique. Ceci étant fait, place au livre.

Pour commencer, oublions tous les clichés encodés dans le cerveau par la lecture assidue d’Autant en emporte le vent ou par les fresques familiales autour de ce conflit fratricide, théâtre propice à un romantisme à l’emporte-pièce et à un manichéisme de bon aloi. L’ambiguïté et les faux-semblant prévalent de bout en bout dans Les Proies. Tous les caractères s’y montrent humains dans la pire et la meilleure acception du terme, à la fois admirables dans leurs principes, et au final méprisables pour leurs actes.

L’irruption de McBurney dans le microcosme féminin du pensionnat Farnsworth sert de révélateur à la veulerie, aux passions coupables, voire aux perversions, jusque-là cachées sous une bonne couche de puritanisme et un vernis de civilisation. Les cinq jeunes filles restées sous la tutelle des sœurs Farnworth sont rassemblées ici pour apprendre, malgré les combats se déroulant dans les environs de l’école. Elles vont effectivement beaucoup apprendre, à la fois sur elle-même, sur leur camarades et sur leurs enseignantes.

Incarnation de la bonne société sudiste, le pensionnat Farnworth se révèle ainsi comme un théâtre d’ombres où, derrière la façade des convenances, évoluent les non-dits, les secrets guère reluisants, les désirs troubles, voire la perversion toute nue. Un lieu gangrené par l’hypocrisie où chaque membre de la communauté s’évertue à entretenir des apparences policées. Une illusion dont Thomas Cullinan nous dévoile, avec un cynisme fort drôle, la réalité au cours d’un huis-clos tragique et glaçant.

Le dispositif choisi par l’auteur américain compte pour beaucoup dans la réussite du roman. Il permet la mise en place progressive de l’histoire dont on devine par avance le dénouement dramatique. Cullinan donne la parole à chacune des femmes, les chargeant de nous raconter leur cinq mois de vie en compagnie du caporal McBurney. Une parenthèse pendant laquelle le bougre occupe toute leur attention, leurs pensées, voire leurs désirs… Une situation dont l’homme semble tirer parti avant de le regretter. A aucun moment, Thomas Cullinan ne lui donne la parole, aussi ne sait-on rien de ses intentions exactes ou de son degré de sincérité.

L’ambiguïté du titre en anglais – The Beguiled – semble convenir davantage au propos du roman. Le pauvre McBurney croit pouvoir jouer des rivalités entre toutes ces femmes, plus ou moins jeunes, pour devenir en quelque sorte le coq de la basse-cour. Beau parleur, il se montre charmeur, cherchant à séduire l’ensemble de la communauté et ainsi échapper à la guerre qui se déchaîne dehors. Cruelle désillusion, il en déclenche une plus terrible entre les murs de l’école. Et le manipulateur, s’ingéniant à flatter les désirs de ses hôtes, voit ses stratagèmes s’effondrer un à un, jusqu’à devenir lui-même la victime de la vindicte féminine. Ne reste plus à cette communauté qu’à arranger les faits à son avantage pour revenir à la situation antérieure. Classer l’événement comme fâcheux mais négligeable. Un simple accroc à son quotidien qui ne vient pas changer d’un iota sa façon de vivre et d’appréhender le réel.

Voilà la grande force du roman de Thomas Cullinan. Nous faire toucher du doigt le caractère amoral d’un microcosme vivant retranché derrière des principes moraux factices qui lui tiennent lieu de raison d’être. Un image plus que jamais d’actualité.

ProiesLes Proies de Thomas Cullinan (The Beguiled, 1966) – Éditions Passage du Nord-Ouest, 2013, réédition Payot, collection Rivages/Noir, 2014 (roman inédit traduit de l’anglais [États-Unis] par Morgane Saysana)

Alamut

« Sachez, qu’aux confins de Damas, d’Antioche et d’Alep, il existe dans les montagnes une certaine race de Sarrasins qui, dans leur dialecte, s’appellent Heyssessini, et en romain, segnors de montana. Cette race d’hommes vit sans lois ; ils mangent de porc contre les lois des Sarrasins et disposent de toutes les femmes, sans distinction, y compris leurs mère et sœurs. Ils vivent dans les montagnes et sont presque inexpugnables car ils s’abritent dans des châteaux bien fortifiés. […] Ils ont un maître qui frappe d’une immense terreur tous les princes sarrasins proches ou éloignés, ainsi que les seigneurs chrétiens voisins, car il a coutume de les tuer d’étonnante manière. […] De leur prime jeunesse jusqu’à l’âge d’homme, on apprend à ces jeunes gens à obéir à tous les ordres et à toutes les paroles du seigneur de leur terre qui leur donnera alors les joies du paradis parce qu’il a pouvoir sur tous les dieux vivants. On leur apprend également qu’il n’y a pas de salut pour eux s’ils résistent à sa volonté. […] Alors, comme il leur a été appris et sans émettre ni objection ni doute, ils se jettent à ses pieds et répondent avec ferveur qu’ils lui obéiront en toutes choses qu’il donnera. Le prince donne alors à chacun un poignard d’or et les envoie tuer quelque prince de son choix. »

Elle court, elle court, la légende… Jusque dans le récit des croisés du XIIe siècle. La légende des haschaschîn, plus connus dans l’Hexagone sous leur nom francisé de secte des assassins. Des racontars empruntés à la fois au folklore du Moyen-Orient et aux rumeurs colportées par leurs ennemis. Des calomnies répandues par leurs coreligionnaires musulmans, mais qu’ils laissaient sans doute courir, se contentant d’en pimenter les ingrédients. Après tout, on n’est jamais mieux servi que par soi-même lorsqu’il s’agit d’inspirer la crainte, voire la terreur.

Sur cette trame historique un tantinet incertaine et fantasmée, Vladimir Bartol brode un roman mémorable, du genre qui vous fait entrer dans la postérité. Car suivant les conseils de Dumas, l’auteur Slovène viole l’histoire pour lui faire un bel enfant. Un roman oscillant entre l’aventure et l’initiation. Un livre dont le propos politique semble plus que jamais d’actualité.

« Rien n’est vrai, tout est permis. »

Fin du XIe siècle. Chiisme et sunnisme, les deux frères ennemis de l’Islam, s’affrontent sur les décombres de l’héritage de Mohammed. Tous n’ont pas oublié que la religion n’est que la simple continuation de la politique par d’autres moyens.

Du côté de l’Égypte, le califat fatimide se dispute désormais la direction du monde musulman avec celui de Bagdad, sous tutelle seldjoukide. Dans son combat, Le Caire pense avoir trouvé l’arme absolue contre son ennemi. Une épine dans les pieds d’argile du sultan seldjoukide. Un homme ayant conquis une forteresse inexpugnable aux confins de la Perse par la seule force de persuasion de ses paroles. Hassan Ibn Sabbâh, le premier Vieux de la Montagne, grand maître craint et vénéré de la confrérie ismaélienne des Nizârites.

Mais qui sait, ce que cherche exactement Hassan ? Quelle machination échafaude-t-il derrière les murs de la citadelle d’Alamut ? À quoi croit-il, si tant est qu’il croit en quelque chose ?

« Si quelqu’un sait que ce que les gens appellent le bonheur, l’amour, la joie n’est qu’un faux calcul qui est construit sur des bases mensongères, alors son cœur est empli d’une effrayante mélancolie. La seule qui puisse encore le réveiller de cette léthargie est le jeu risqué avec son destin et celui des autres. Tout est permis à celui qui peut le faire. »

La grande force de Alamut ne repose pas sur la véracité de la reconstitution historique. Certes Vladimir Bartol n’accouche pas d’un Orient de fantaisie, et s’il sait rendre le contexte de son roman vraisemblable grâce à sa connaissance de l’Histoire, l’enjeu de son roman se focalise essentiellement sur le plan machiavélique de Sabbâh. La personnalité trouble et troublante du Vieux de la Montagne domine en effet l’ensemble du récit. Et même s’il n’apparaît pour ainsi dire pas du tout durant toute la première partie du roman, son ombre pèse sur l’existence des habitants de la forteresse, côté rempart comme côté jardin.

Nouveau prophète, Madhi tant attendu par les zélateurs d’Ali, ou plus simplement rusé manipulateur athée, Sabbâh fascine autant qu’il inquiète. Sous la plume de Bartol, le bonhomme apparaît dépourvu de toute foi et de scrupules. Il agit moins sous le coup d’une inspiration divine que par jeu et calcul. Un jeu pervers dont les pions sont des existences humaines.

« J’ai vu qu’une foi solide était une force et j’ai compris comment on pouvait la faire naître. Il suffit de savoir quelque chose de plus que ceux qui doivent croire. Ensuite il est possible de faire des miracles, miracles qui sont la terre amendée où germe la fleur précieuse de la foi. »

Attirant à lui une jeunesse en rupture de ban, Sabbâh la fait éduquer, lui inculquant le dévouement à sa cause et une détermination poussée jusqu’au sacrifice suprême. Il se propose ni plus ni moins de les duper, de les aveugler en leur offrant une vision du monde conforme à leurs attentes. Une vision dont il demeure l’architecte et le maître d’œuvre.

Sabbâh compte ainsi sur cette jeunesse pour réaliser son dessein et assouvir sa vengeance. Il créé et nourrit son fanatisme, au point de lui faire souhaiter la mort. Un souhait contraire à l’instinct de conservation mais qui devient un besoin irrésistible grâce aux artifices d’une mise en scène et de la drogue.

Ayant connu un aperçu du paradis, faveur octroyée miraculeusement par le Vieux de la Montagne, les futurs fedayins n’ont plus ensuite qu’à se faire tuer sur son ordre pour en jouir éternellement.

« La force de toute organisation repose sur l’aveuglement de ses partisans. Les gens occupent des rangs différents, selon leur capacité à manipuler les idées. »

L’entreprise de Sabbâh repose évidemment sur le secret. Une connaissance partagée seulement par une élite consciente de l’objectif à atteindre et dégagée de tout sentiment moral. Le maître d’Alamut compte bien sur la duplicité de l’âme humaine et son goût pour le pouvoir afin de s’adjoindre les services de complices. Toutefois, il entend aussi transmettre son héritage à un successeur. Une personne digne de poursuivre son projet.

« Et si j’avais su que par ma mort je délivrerais le glorieux trône iranien des tyrans étrangers, je me serais jeté sur elle sans même attendre un quelconque paiement dans un quelconque paradis ! Oui, je l’aurais fait à l’époque. Mais j’ai réfléchi et j’ai compris que si j’en jetais un à bas de son trône, un autre viendrait le remplacer. Car il n’y aurait personne pour savoir exploiter ma mort. »

D’une certaine façon, Alamut apparaît comme un traité de philosophie politique. Une philosophie nihiliste et totalitaire mise en œuvre par un expert en manipulation politique.

En lisant le roman de Vladimir Bartol, on ne peut s’empêcher de dresser des parallèles avec l’Histoire récente et l’actualité. À l’heure des médias de masse et de l’internet, les leçons du Vieux de la Montagne semblent avoir été retenues.

 « Tu penses que l’énorme majorité des gens tient à la vérité ? Que nenni ! Les gens veulent la paix et des fables pour nourrir leur imagination. Mais la justice ? Ils s’en moquent, si tu satisfais à leurs intérêts particuliers. »

9782752906267Alamut (Alamut, 1938) de Vladimir Bartol – Editions Phébus, collection libretto, réédition 2012 (roman traduit du slovène par Andrée Lück Gaye)