Smoky Mountains, années 1930. Sur le quai de la gare, les associés de George Pemberton guettent son retour, un peu inquiets. Ils ne sont pas seuls. Un peu plus loin patientent un père et sa fille, la belle enceinte des œuvres de Pemberton. Il y a de la violence dans l’air. Latente, rentrée, ne demandant qu’à exploser.
Durant son voyage au Nord, Pemberton a rencontré Serena avec laquelle il s’est marié et associé. Mariage de raison diront certains, véritable coup de foudre en réalité. La nouvelle est revenue aux oreilles de tout le monde. Plus vite que le train ramenant le couple. Avec des ennuis en guise de cadeau de noces pensent les associés de Pemberton car le père de la belle outragée, un rustre de la plus belle espèce, a décidé de faire justice lui-même.
George Pemberton et Serena. Ces deux-là semblent nés pour s’entendre. Une passion commune les anime : défricher les montagnes de Caroline du Nord, quitte à abattre leurs opposants en même temps. Ils forment un joli couple de prédateurs, ne manifestant guère de pitié pour leurs adversaires et comptant sur le silence complice de tous ceux qu’ils achètent. Rares sont les obstacles freinant leurs projets. Un shérif incorruptible, un ermite œuvrant à la création d’un parc naturel. On ne se bouscule pas pour les contrer. Il faut bien manger et on ne refuse pas un travail en cette période de Grande Dépression.
Aguiché par l’argument de départ et par la lecture de l’incipit, j’ai entamé Serena avec de la curiosité et un a priori favorable. Pour qui connaît l’œuvre de John Steinbeck ou de William Faulkner, il faut confesser que le rapprochement avec Ron Rash est tentant. La faute au contexte – celui de la Grande Dépression –, au milieu social décrit – celui des petits blancs besogneux et des petits bourgeois durs à la peine et âpres au gain. La faute également au style et au sens du tragique déployé par l’auteur américain. Une lignée et des thèmes n’étant pas pour me déplaire, amateur de roman noir que je suis. Toutefois, je tiens à le préciser : cette impression repose plus sur un ressenti personnel que sur une analyse détaillée des œuvres des auteurs précités. Rapprochement hasardeux dira-t-on.
Revenons au roman de Ron Rash. Force est de reconnaître que Serena dégage une atmosphère délicieusement vénéneuse. À la condition d’aimer prendre son temps. En effet, au-delà de l’ouverture violente, une scène déroulée sans fioritures, brut de décoffrage pour ainsi dire, l’auteur américain dévoile petit à petit les divers éléments du drame à venir. On est d’abord rassasié avec des descriptions magnifiques de forêts giboyeuses et de montagnes majestueuses. Avant que celles-ci ne soient définitivement rasées par les bûcherons, désertées par la faune et érodées par les pluies, la terre finissant dans des torrents devenus boueux. Une œuvre de destruction pour laquelle les ouvriers paient un lourd tribut. Piqûre de serpent, chute de grume, fracture et autres blessures handicapantes. Une longue liste de malheurs accueillie avec fatalisme par des personnages truculents, au phrasé rugueux, spectateurs des événements tragiques, des crimes et de la montée en puissance de la violence du couple Pemberton.
Peinture sociale des campagnes américaines pendant les années 1930, Serena apparaît surtout comme le portrait d’une femme. Femme de tête, ambitieuse, n’éprouvant aucune pitié pour ses adversaires, ses victimes – Vae Victis – et se voulant l’égale de l’homme qu’elle a épousé. Elle y parvient sans trop se forcer, animée par une force vitale irrésistible, une volonté d’airain et une totale absence de remords. Elle bâtit sa légende, à la fois crainte et révérée par les ouvriers et tous ceux qui la côtoie. Par son mari même.
Nimbée d’une aura de mystère, elle s’attache les services d’une âme damnée, un personnage effrayant, manchot de surcroît, afin d’exécuter ses basses œuvres. Et lorsque les événements s’enchaînent inexorablement, lorsque les fils du drame se nouent, lorsque les meurtres se succèdent, on est à la fois horrifié et accablé par cette comédie humaine.
Bref, c’est peu de dire que j’ai apprécié ce roman. Ce titre n’est pas pour rien dans mon enthousiasme pour son auteur.
Serena de Ron Rash – Éditions Le Masque, 2011 (Roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Béatrice Vierne) – Réédition disponible en poche