Morwenna

« Si vous aimez les livres, les livres vous aiment en retour »

À l’âge de douze ans, je suis tombé dans la science-fiction. Définitivement. Auparavant, je n’avais guère lu, au grand désespoir de mes parents. Essentiellement des bandes-dessinées, un peu de Bibliothèque verte, pas davantage. Mais de la SF, nada.
En m’inscrivant à la bibliothèque municipale, mon père ne pensait pas me pousser dans cette voie, ni me l’interdire d’ailleurs. Et pourtant, c’est dans cette direction que m’ont orienté mes premières lectures. Je me souviens de Christian Grenier. Le Soleil va mourir paru chez « Grand angle », une collection que j’ai fini par épuiser, m’a longtemps marqué. Maintenant que j’y songe, c’est aussi à cette occasion que j’ai lu ma première uchronie. Opération clik-clak de William Camus, auteur désormais un peu oublié sous nos longitudes. Et puis, je suis passé aux livres un peu plus adultes, dans un cadre scolaire, mais avec encore une once de liberté dans les choix. Le classique américain Fahrenheit 451 de Ray Bradbury m’a servi de sésame. Depuis, tout est foutu !
Au lycée, entre deux lectures obligatoires (et rébarbatives), je me suis inscrit à la bibliothèque d’Argentan. Un lieu impressionnant puisque les rayonnages prenaient place dans la chapelle du château. Dominé par un maître autel en bois sculpté, sur un parquet ciré, les livres étaient classés par ordre alphabétique, tous genres confondus. C’est là que j’ai découvert Le Seigneur des Anneaux (dans la collection « 1000 soleils » chez Gallimard), Le Monde du Fleuve de Farmer, Dune (en « Ailleurs & Demain » couverture métallisée, ça marque) et bien d’autres titres… Avec un copain qui connaissait par cœur les entrées de chapitre du cycle de Herbert, on discutait longuement des bouquins que nous empruntions. Il s’enthousiasmait pour Robert Forward qui j’avoue me laissait un peu froid.
Arrivé à ce stade, on peut dire que seuls la SF, le fantastique et dans une moindre mesure la fantasy composaient mon ordinaire littéraire. Deux à trois livres par semaine. Des nuits entières passées à lire, après les cours, entre deux sorties étudiantes. Du bon et du mauvais, mais cela ne comptait pas à l’époque. Je me rappelle même d’une conversation fiévreuse au restaurant universitaire où, avec un pote, l’on gribouillait sur la table pour comprendre le paradoxe mis en place par Christin et Mézière avec Les Foudres d’Hypsis.

Ahem…
Pourquoi une telle confession ? Certes, le format du blog est propice à ce genre d’épanchement égotiste, mais ce n’est pas le genre de la maison comme les trois lecteurs de mes élucubrations le savent déjà. La raison est tout autre : j’ai lu Morwenna de Jo Walton.

Sous son apparence de journal intime, chronique banale des faits et gestes d’une jeune fille de seize ans vivant à la charnière des années 1980, le livre de l’auteure galloise a titillé ma nostalgie. À vrai dire, ce roman m’a fait l’effet d’une vraie madeleine, celle de Proust pas de Jeannette, réveillant des réminiscences que je croyais perdues sous les préoccupations quotidiennes. Le Guin, Silverberg, Zelazny, McCaffrey, Delany, Tolkien et bien d’autres. C’est un peu comme si Jo Walton faisait resurgir une part de mes lectures passées, convoquant par la même occasion mon état d’esprit de l’époque. Un temps où je m’enthousiasmais pour des livres me laissant désormais dubitatif, où je ne voyais pas les ficelles et les recettes, m’agaçant du style insipide d’un auteur. Bref, une période où tout me semblait inédit et empreint de fraîcheur.

Interpellé par cette grille de lecture un tantinet personnelle, je ne suis toutefois pas resté insensible à l’aspect dramatique de l’histoire dont on découvre progressivement les tenants et aboutissants au fil des entrées du journal de Morwenna.

Devenue lectrice boulimique pour échapper à son quotidien, la jeune fille traîne de surcroît un passif familial très chargé. Sa sœur jumelle étant morte, tuée dans un accident qui l’a laissée elle-même estropiée, elle ne peut guère compter sur sa mère pour trouver le réconfort. Il s’avère même que sa génitrice constitue la principale menace contre sa vie, la contraignant à fuguer lorsque son grand-père est hospitalisé. Les services sociaux ne tardent pas à la confier à la garde de son père qui vit en Angleterre. Longtemps aux abonnés absents, celui-ci s’empresse, sur le conseil de ses sœurs, d’expédier Morwenna dans un pensionnat de jeunes filles. Projetée dans cet univers inconnu et hostile, où l’on se moque de son accent gallois et de sa démarche bancale, en proie aux remords – elle pense être responsable de la mort de sa sœur –, séparée de ses amies, de ses proches, exilée loin de sa terre natale, la jeune fille semble bien seule. Une solitude qu’elle combat par la lecture et la magie.
Elle échappe ainsi à l’air du temps. Le rock, le punk ne l’intéressent pas. La télé n’existe pas ou alors dans une dimension parallèle dont elle ne possède pas la clé. Elle s’enthousiasme pour les écrivains, seules vraies vedettes à ses yeux. Les événements n’ayant pas prise sur elle, le militantisme et l’activisme n’ont pas voix au chapitre. Elle vit la crise via le prisme de la magie, les sorts contribuant plus sûrement à fermer les usines que le choc pétrolier. Elle joue et se promène dans les friches industrielles nées de la dépression, lieux propices à la rencontre avec les fées. Les voies ferrées abandonnées deviennent des chemins secrets. Les anciennes fabriques se muent en vestiges grandioses de l’Ithilien où croissent les herbes folles.
Pourtant si Morwenna semble être d’ailleurs, elle n’en demeure pas moins une adolescente. Elle a soif de partager sur divers sujets d’importance mais ne se livre qu’avec parcimonie lorsqu’ils touchent à sa personne. Elle manifeste exubérance et pudeur dans une confusion touchante, brouillant les pistes à dessein. L’indépendance, l’amour, la sexualité l’inquiètent et l’attirent à la fois. Sur le troisième sujet, elle a sans doute un avis plus libéré que ses camarades, une maturité acquise dans la douleur et la mort. Un regard forgé à la lumière de ses lectures. L’injustice la crucifie, la cruauté la révolte, et si elle préfère la science-fiction à la fantasy, elle n’a pas pour autant complètement renoncé à la magie de l’enfance. Différente à tous points de vue et pourtant semblable à sa génération, Morwenna déroule sa petite musique intime sur des questions universelles et intemporelles.

Magnifique portrait de l’adolescence, hommage à la science-fiction et à ses territoires, Morwenna ne laisse donc pas insensible, loin s’en faut. Le roman de Jo Walton réveille des échos familiers, a fortiori chez le lecteur de science-fiction, mais aussi chez l’amoureux des livres en général. Il célèbre cette fraternité livresque, ces dangereux rêveurs qui ne peuvent concevoir la vie sans un livre, qui grandissent avec, et échangent avec autrui leur expérience.

MorwennaMorwenna [Among Others, 2010] de Jo Walton – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », avril 2014 (roman inédit traduit de l’anglais [Pays de Galles] par Luc Carissimo)

Sous le Soleil

En-dehors du cercle restreint des érudits, le nom de Mikhaïl Artsybachev suscite sans doute moins l’effervescence que celui de son contemporain Ievgueni Zamiatine. À vrai dire, je ne connaissais pas du tout l’auteur avant que Viktoriya et Patrice Lajoye ne se décident à rééditer ce court texte.
La découverte a le mérite de dévoiler une de ces voix russes tombées dans l’oubli après les années 1920 si l’on excepte quelques rééditions confidentielles. Une voix s’exprimant dans un registre sombre à une époque où la science-fiction oscillait encore entre le conte philosophique et la prospective.
Sous le Soleil reprend à son compte l’antienne de l’Ecclésiaste « rien de neuf sous le soleil ». Qui n’a pas usé au moins une fois de la formule pour illustrer une réflexion désabusée ou un constat empreint de pessimisme ? L’auteur russe nous projette ainsi dans l’avenir, à une époque indéterminée. L’Europe semble être retombée dans la barbarie, oubliant jusqu’aux ultimes raffinements de la civilisation. Une involution conduisant à l’oubli de l’écriture et de la science. Ici, point de bons sauvages. Juste des groupes humains, sur la défensive, collectant les vestiges du passé sans en comprendre l’usage.
Ce passé se manifeste sous la forme d’un message dans une bouteille retrouvée parmi les détritus apportés par le ressac. Un message que les survivants jettent au feu, le récipient ayant plus de valeur que le carnet indéchiffrable qu’il recèle.
Par le procédé du récit enchâssé, développé ici de manière un peu artificielle je trouve, Artsybachev nous en révèle la substance, offrant un contrepoint nihiliste à la situation présence des survivants. S’il est fréquent dans la littérature post-apocalyptique de ne pouvoir imaginer une fin définitive à l’homme, l’auteur russe n’hésite pas un instant à nous livrer le récit de la fin définitive de la civilisation. L’avenir imaginé s’apparente à un monde de prédateurs dominé par les instincts les plus vils de l’animalité.
On pense bien sûr à Quinzinzinzili de Régis Messac, l’ironie grinçante en moins. On se remémore aussi les espoirs soulevés par la révolution bolchévique, espoirs qu’Artsybachev entreprend de laminer. Il n’accable pourtant pas l’utopie communiste et ne dévalorise pas le combat des opprimés face à leurs oppresseurs. L’auteur russe considère plutôt que l’homme n’est définitivement pas prêt à assumer l’idéal de justice et d’égalité promis. Le sera-t-il un jour ? Le dénouement de la nouvelle tend à répondre par la négative. Rien de neuf sous le soleil…

Ps : Merci à Patrice et Viktoriya Lajoye pour cette redécouverte. Plus de renseignements ici

Sous le Soleil de Mikhaïl Artsybachev – nouvelle traduite du russe par Louis Durieux – traduction révisée et présentation par Viktoriya et Patrice Lajoye, 2014

La Vie en temps de Guerre

La guerre fait rage entre les grandes puissances. Embourbées au cœur de l’Amérique centrale, les forces américaines s’épuisent dans une guérilla interminable. Comme beaucoup de sa génération, David Mingolla s’engage dans ce conflit avec le sentiment d’œuvrer pour une juste cause. Artilleur affecté à la défense d’une position stratégique, son existence est désormais suspendue aux attaques et contre-attaques d’un ennemi insaisissable. Une vie en temps de guerre qu’il subit partagé entre des sentiments contradictoires. L’absurdité et la folie des événements le frappent, le poussant sur la voie de la désertion et seul le chaos promis par ses adversaires semble encore le retenir. Par empathie, il cherche à s’intégrer à la population, essayant de la comprendre malgré un nihilisme brut et jusque-boutiste.
Doté d’une sensibilité puissante aux pouvoirs psi, David Mingolla trouve finalement une voie de sortie auprès d’une unité secrète de l’armée américaine. Il y reçoit les rudiments d’éducation à la vraie guerre, celle qui se déroule en coulisse sur un plan plus psychique. Exerçant un contrôle mental sur autrui, il devient ainsi le pion d’Izaguirre, sorte de psychologue gourou qui l’utilise dans ses projets occultes. Pourtant, arrivé à la croisée des chemins, Mingolla finit par choisir de prendre son destin en main. Un choix l’amenant à entreprendre un long voyage et à reconsidérer sa vision du monde puisque la guerre ne s’avère pas celle des forces visibles.

A la lecture de La Vie en temps de Guerre, on s’immerge avec délice dans l’univers sud-américain de Lucius Shepard. L’auteur y fusionne de nombreux thèmes abordés dans ses nouvelles « Zone de feu émeraude » (pour la guerre et les lieux), « L’Arcevoaldo » (pour la vengeance et la vendetta séculaire) et « Aymara » (pour l’amour impossible et les relations entre les États-Unis et l’Amérique latine).
Cependant, La Vie en temps de Guerre ne se cantonne pas à une simple redite. Ce roman est pourvu d’une ténébreuse profondeur psychologique, un cœur des ténèbres au moins aussi marquant que celui du roman de Joseph Conrad. Des descriptions hallucinantes – au propre comme au figuré – jalonnent l’intrigue, comme autant d’invitations au lecteur à prendre son temps pour en goûter la luxuriance. Shepard tisse un climat faussement nonchalant où la moindre brèche dans la normalité offre un exutoire à la violence latente.

Chez l’auteur américain, les apparences masquent souvent un monde d’une autre (sur)nature. La guerre donnant son titre au roman est ici essentiellement intérieure. Elle puise son énergie dans les tréfonds de la psyché humaine et dans les légendes des peuples opprimés d’Amérique centrale. Elle s’avère également secrète et cachée réduisant l’Histoire à une ligne de feu continue. Apparemment classique dans ses manifestations et ses enjeux, le conflit est la continuation par d’autres moyens d’une vendetta multiséculaire opposant deux fratries panaméennes. Les Madradona : « petits et trapus avec des visages ronds et impassibles et de luxuriantes tignasses noires », des sortes de « démons bruns et courtauds aux dents aplaties par le broyage des os ». Et les Sotomayor : « de pâles êtres ophidiens avec des rubis à l’intérieur du crâne ».

Avec ce roman, Lucius Shepard propose également un autre paradigme dans lequel la dimension du rationnel semble contaminée par les superstitions primitives (les pouvoirs magiques dont les pilotes de l’hélicoptère Chuchotement mortel se croient pourvus grâce à leurs casques, ce qui les conduit à ne plus les enlever) et l’usage d’une sorcellerie de destruction massive (les pouvoirs psis que les drogues peuvent accroître). Mais, ce sont bien les passions humaines qui demeurent le cœur incandescent du roman.

Vie_guerreLa Vie en temps de Guerre (Life during Wartime, 1987) de Lucius Shepard – réédition Livre de poche SF (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Isabelle Delord)

Idlewild

Je l’ai déjà avoué ici-même. Je me montre très friand des futurs qui tournent mal. Les dystopies me réjouissent, les romans catastrophe me font bicher – pardon pour cette familiarité. Et le post-apo me transporte de joie. Une joie quasi-païenne, surtout lorsqu’il se termine mal.
Derrière ce penchant pervers pour le désastre pourrait se cacher une misanthropie indéracinable. D’aucuns y verraient le résultat d’une névrose et me conseilleraient aussi sec une thérapie. Baste ! Derrière cette tendance inquiétante se tapit en fait un cœur d’artichaut. J’aime envisager le pire dans la fiction pour me réjouir lorsqu’il ne survient pas dans la vie réelle. Mais cela devient de plus en plus dur, la faute à un monde où il devient politiquement incorrect, voire carrément terroriste, de nourrir des rêves d’utopie.
Bref, en lisant Idlewild, je me sentais en terrain connu. L’illustration de couverture promettait monts et merveilles en matière d’avenir sinistre. Au final, je me suis ennuyé mortellement. Parfois le pire, c’est vraiment mauvais.

Examinons la bête et les raisons de ma déception.
D’entrée de jeu, on est immergé dans une simulation virtuelle. Des adolescents, entre deux cours, jouent à s’entretuer dans un univers de leur création. Mais voilà, l’un d’entre-eux, répondant au sémillant pseudo d’Halloween, a vraiment failli passer l’arme à gauche. Il se réveille – du moins, il croit se réveiller – avec des trous de mémoire et le souvenir persistant que son pote Lazare est mort. Définitivement. Allez savoir pourquoi ? En tout cas lui, il veut savoir, surtout que l’on cherche toujours à l’éliminer. N’en disons pas davantage de crainte de déflorer le mystère. Ou plutôt, oui. Déflorons dans la joie et le mauvais esprit.
Halloween, ses potes et copines, appartiennent à un groupe de clones génétiquement améliorés afin de résister à la pandémie ayant annihilé l’humanité. En guise de vie, ils n’ont connu qu’un incubateur et une tripotée de faux souvenirs encodés dans leur cerveau. On leur fait croire qu’ils vivent dans un pensionnat pour gosses de riches et, qu’au terme de l’année scolaire, ils rejoindront leur famille. Sous la férule de programmes intelligents, à la fois nounous et éducateurs, on leur inculque connaissances et notions essentielles dans divers domaines de la science. Pour leur propre bien croient-ils. En fait, pour celui de la future posthumanité dont ils sont les pionniers. Bien sûr, le ver est dans le fruit, et parmi les clones se trouve une brebis galeuse (sacré ménagerie). Un psychopathe en puissance.

A priori, l’intrigue du roman de Nick Sagan n’a rien de honteux. Pour tout dire, elle paraît juste affligeante de banalité. Malgré une surabondance d’allusions fun à la culture populaire, l’auteur américain ne parvient pas à transmettre une once d’émotion ou de tension dramatique. Le rythme est mou, l’écriture plate comme la vision de la Terre d’un militant de Civitas, et les personnages ont la consistance d’ectoplasmes. Et ne parlons même pas du dénouement bâclé. Un ratage complet qui m’a fait lâcher le bouquin en cours de lecture, avant de le reprendre, dans l’espoir d’un coup de théâtre final. Eh ben, peau de balle !

Autant le dire tout de suite, on ne m’y reprendra plus à lire du Nick Sagan. D’ailleurs, j’ai déjà oublié que ce titre comportait deux suites appelées respectivement Edenborn et Everfree. Croisons les doigts pour qu’en guise d’échantillon de littérature terrestre, on n’expédie pas aussi dans les étoiles sa prose afin d’éveiller les extra-terrestres à la culture humaine.

idlewildIdlewild de Nick Sagan – Éditions J’ai Lu, collection « Nouveaux Millénaires », 2011 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Patrick Imbert)

Le Sang des Dalton

Dalton_Gang_memento_mori_1892

À bien des égards, l’Histoire des États-Unis s’apparente à l’histoire d’une poignée d’individus dont les faits et gestes alimentent la chronique criminelle et étoffent la culture populaire de quelques épisodes bien sanglants. Des figures pas vraiment héroïques pourtant devenues illustres grâce au travail de la mémoire collective. Billy the Kid, les frères James et Younger, l’Amérique mythifie les outlaws leur conférant les vertus tragiques de la légende.

Parmi les figures criminelles de l’Ouest américain, les frères Dalton occupent une place à la mesure de leurs méfaits, même si ceux-ci ont été un tantinet grossis, comme c’est souvent le cas. Pourtant, rien ne prédestinait Robert (Bob), William (Bill), Grattam (Grat) et Emmett Dalton à devenir des outlaws, bien au contraire c’est sous l’étoile de Marshal qu’ils débutèrent leur carrière.
Nés dans une famille respectable, apparentés par leur mère aux frères Younger, les Dalton ont d’abord suivi les pas de leur aîné Frank. Nommés par les autorités afin de pourchasser les voleurs de chevaux et les trafiquants d’alcool abreuvant les Indiens en mauvais whisky, ils s’acquittèrent avec efficacité de leur mission, fermant à l’occasion les yeux sur quelques larcins ou gardant pour eux les amendes. La routine pour les représentants de la loi de cette époque. Il faut croire que la paie de misère, rarement versée dans les temps, l’inconfort des chevauchées interminables et le risque de se faire trouer la peau ne valait pas la peine de poursuivre une telle existence. Loué pour son courage, leur frère Frank n’avait eu droit qu’à un cercueil rempli de glace pour ramener sa dépouille défigurée auprès de sa famille. Bref, Bob, Grat et Emmett, rejoints par quelques autres cow-boys, ont jugé qu’il était plus rentable d’opter pour l’illégalité. Au moins pouvaient-ils désormais travailler pour leur propre compte. Une activité périlleuse, mais conçue comme un investissement pour l’avenir.
Avec la complicité de leur frère Bill, des petits fermiers dont ils rachetaient les dettes avec l’argent volé et de miss Moore, une ancienne institutrice qui les renseignait sur les horaires des trains, ils pillèrent quatre convois, amassant butin et mauvaise réputation au point de se voir accuser de crimes qu’ils n’avaient pu matériellement commettre. Entre 1890 et 1892, il devinrent ainsi les ennemis publics n°1 de la compagnie ferroviaire Southern Pacific, traqués à la fois par la police fédérale, l’agence Pinkerton et les quidams embauchés occasionnellement comme suppléants.
Deux années loin de leur famille, à se cacher entre deux coups, à déjouer les guets-apens des forces de l’ordre et à organiser un réseau de cache, histoire de voir venir et de planifier le coup suivant. Deux années pendant lesquelles l’étau se resserre peu à peu autour des bandits. À cet exercice, le gang excelle jusqu’au jour où il décide d’attaquer simultanément deux banques à Coffeyville. Si l’on ne peut nier la part de défi de ce projet, la possibilité de rafler le pactole a joué également un rôle important. À la date prévue, les Dalton applique leur plan, mais les événements tournent mal. Sans doute trahis par un de leur sbire, les hors-la-loi sont abattus en pleine rue, à l’exception d’Emmett, au cours d’une fusillade digne de la guerre civile. Un bain de sang dont Coffeyville garde toujours la mémoire.

« J’ai pour ma part coulé ces dernières années à Hollywood, en Californie, où, j’imagine, une de ces nuits, je passerai à la postérité dans mon sommeil, en pyjama rayé, la bouche ouverte, avec une dizaine de flacons de médicaments sur ma table de chevet. Nous sommes en 1937, j’ai soixante-cinq ans et je ne suis pas l’homme que j’étais parti pour être ; je suis agent immobilier, entrepreneur en bâtiment, scénariste de westerns ; pratiquant, rotarien et membre de l’ordre de Moose, une société de secours mutuel : châtiment plus que mérité pour un desperado de l’Ouest d’antan et pour le petit Emmett que j’étais autrefois, et qui me fournissait matière à penser ce soir-là, planté au milieu de ma pelouse verdoyante, avec un verre de soda au gingembre qui tintait dans ma main tavelée tremblotante. »

Auteur réputé pour son style réaliste, Ron Hansen nous livre avec Le Sang des Dalton sa vision de l’épopée du gang, si tant est que l’on puisse qualifier d’épopée une longue liste d’attaques de train, de banque et la tuerie finale. Il donne la parole à Emmett, seul survivant de la bande. Condamné à perpétuité, le bougre a effectué quatorze année de prison avant d’être libéré pour bonne conduite. À sa sortie, il a refait sa vie à Hollywood, écrivant notamment deux livres consacrés à la bande (Beyond the Law, traduit en français sous le titre Le gang des Dalton : notre véritable histoire, et When the Daltons Rode, adapté au cinéma en 1940 par George Marshall). Passé une entrée en matière teintée de nostalgie, l’auteur américain plonge dans la mémoire de l’ex-outlaw, prenant son temps pour poser le cadre et camper les différents personnages de l’ascension et la chute du gang.

L’histoire des Dalton ne ressemble pas à un thriller haletant (formule consacrée n° 14), loin s’en faut, jalonné de gunfights et de morceaux de bravoure. On se situe plutôt dans le registre de la chronique, Hansen s’attardant surtout sur les temps morts composant l’ordinaire des criminels. Il trouve le ton juste pour relater le parcours de la bande, s’attachant à décrire chacun des membres de la famille Dalton. Entre Emmett, un tantinet inconscient au départ, l’aîné Grat, rustre et violent, Bill, roublard et calculateur, et Bob qui légitime ses actes en convoquant une morale où tout se vaut, l’auteur américain démasque toutes les facettes d’un groupe d’individus finalement très banals. Des monsieur Tout-le-monde ayant choisi l’illégalité par facilité et peut-être aussi par goût, mais ne se distinguant pas tellement des marshals et shérifs qui les pourchassent.
Sous sa plume, l’Ouest se pare d’authenticité dévoilant des aspects inédits à nos yeux contemporains d’Européens. Certes, on retrouve quelques uns des motifs classiques du Western. La lutte des petits agriculteurs contre le monopole des compagnies ferroviaires qui, par l’intermédiaire des banques et des tarifs de transport, imposent leur loi sur le pays. On se rend compte à quel point la violence et l’individualisme font partie de la culture américaine, ne posant que rarement des problèmes de conscience. Ron Hansen fait resurgir la frontière, période éphémère coincée entre la guerre civile et le XXe siècle, suscitant quelques réminiscences de Sergio Leone, de Sam Peckinpah ou de Michael Cimino.
Cependant, on s’étonne de découvrir encore quelques détails méconnus, notamment le culte dont les criminels font l’objet auprès de zélateurs n’hésitant pas à exposer les trophées récupérés, armes et même morceaux de corps. Du pain béni pour une culture populaire avide d’émotion à bon marché. Sans oublier, ces longues périodes d’inactivité où les outlaws renouent avec une existence normale, dans une ferme éloignée ou dans un ranch sous une fausse identité.

Bien loin des artifices manichéens colportés par la littérature et le cinéma classique, ou des outrances du western postmoderne, Ron Hansen convoque un autre aspect de l’Ouest. Une époque d’hommes, mais aussi de femmes, un temps de transition où le mythe de la frontière s’efface devant celui du progrès. Un réservoir de légendes prêtes à être recyclées par l’entertainment.

« Selon eux, nous étions des grands lions des plaines, des légendes vivantes, des saints, nous avions déjà surpassé la bande des frères James et nos noms figureraient en gros caractères dans les annales de l’histoire. »

Après cette découverte, je ne vous cache pas que je vais me ruer sur L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford .

DaltonLe Sang des Dalton (Desperadoes, 1979) de Ron Hansen – réédition Points, 2010 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Vincent Hugon)

 

Les Yeux électriques

« Je transformais des terrains vagues en centres commerciaux, des banlieues plantées d’arbres en débauche de néon. J’avalais des quartiers tranquilles et chiais des zones industrielles. J’étais le malin génie des conseils d’administration ! Je maraudais à travers le monde avec du sang plein les crocs et un panonceau de notaire sur l’œil gauche ! Et quand je descendrai en enfer, je vendrai au diable deux chambres plus une salle de bains donnant sur la Terre promise et reprendrai pour moi ce maudit endroit… »

À Shadows, on ressuscite les morts. Dans cette ancienne plantation de Louisiane, des dépouilles fraîchement décédées sont ranimées grâce à une injection de bactéries d’une variété spécifique issue de la terre autour de certains cimetières. Par cet acte ressemblant fortement au cérémonial vaudou, les défunts se voient dotés d’une nouvelle personnalité et de talents exceptionnels. Mais, les ressuscités ne profitent pas longtemps de cette seconde vie. Leur existence est courte, l’instabilité mentale les gagnant à mesure que les bactéries colonisent leur cerveau. Un processus inexorable visible dans leur regard progressivement conquis par une fluorescence verte. Cette vie brève ne décourage pas les scientifiques du projet qui escomptent bien tirer profit de la longévité accrue procurée par les dernières souches bactériennes. Une démarche dont les zombies ne sont pas dupes.

Loin de se résigner à sa condition de Personnalité Artificielle Induite Bactériologiquement, Donnell Harrison entend bien reprendre sa liberté. Personnage brillant et charismatique dans sa nouvelle incarnation, il séduit sa thérapeute pour s’évader de Shadows et ainsi échapper à son destin tragique.

Lucius Shepard est mort mais son œuvre lui survit, continuant à hanter mes étagères et ma mémoire. Il est peut-être temps qu’elle en sorte pour conquérir la place qui lui revient.
Premier roman de l’auteur, Les Yeux électriques (yeux verts électriques en fait) s’aventure sur les terres du folklore haïtien, dont les rites ont infusé au-delà (euphémisme) des frontières de l’île des Caraïbes, colonisant jusqu’aux marges méridionales des États-Unis.

Lire Lucius Shepard demeure une expérience inoubliable. Il ne faut guère de temps à l’auteur pour nous happer dans les filets d’une intrigue où chaque méandres modifie sous nos yeux la perspective des événements et les enjeux du récit. Si l’argument de départ du roman se pare des attributs de la science-fiction, Shepard use surtout du registre de la transgression. Progressivement, le surnaturel contamine la science, opérant un décalage de la rationalité vers la superstition. Le récit accomplit un lent glissement des frontières du réel vers des contrées plus fantasmagoriques. L’histoire semble se conformer à d’autres règles et la géographie se confond avec une zone interlope où la magie apparaît comme une composante naturelle. Ainsi, les docteurs en microbiologie deviennent-ils des prêtres vaudous et les médecins psychologues des rois magiciens, détenteurs d’arcanes inquiétantes.

« L’étagère derrière sa tête présentait un choix de crânes humains jaunis poussiéreux, suggérant à Jocundra qu’il était le dernier d’une lignée de rois de la psychologie et que sa propre boîte crânienne irait rejoindre un jour celle de ses prédécesseurs. »

De même sous sa plume, les vieilles familles de l’aristocratie locale se muent en clans de sorciers prédateurs, adeptes de magie noire, en affaire avec des officines secrètes du gouvernement pour dessiner un monde à leur convenance. Un monde où les fins de race sans morale flirtent avec la folie et l’insatisfaction des passions non contentées.

L’auteur n’a pas son pareil pour décrire les effets de l’entropie sur un paysage. Chambres crasseuses où persiste la présence des occupants précédents, rues hantée par la décrépitude, friches jonchées des cadavres de la société de consommation, boutiques à la façade usée jusqu’à la trame, maisons encombrées de vieilleries, Lucius Shepard excelle dans ces ambiances émaillées de détails sordides où une humanité colorée, saisie sur le vif, accomplit les gestes d’un quotidien prosaïque devenu extraordinaire sous sa plume. Il s’impose comme un écrivain de l’indicible, faisant surgir ce que les yeux s’évertuent à ignorer, ce que les convenances sociales s’ingénient à effacer, repoussant le tout dans les angles morts. En dépit des assauts du temps, cette âme des lieux, à défaut d’un autre terme, perdure. Elle imprègne les objets, l’environnement et les gens, présence intangible n’attendant que la plume de l’auteur pour être révélée.

Malgré un passage à vide, façon road movie, Les Yeux électriques marque le lecteur par sa prose incandescente. Oscillant entre science-fiction et fantastique, Lucius Shepard nous raconte une histoire où des forces occultes, à la fois étatiques et familiales, luttent pour obtenir le pouvoir absolu : celui de l’immortalité.

les-yeux-electriquesLes yeux électriques (Green Eyes, 1984) de Lucius Shepard – Réédition Le Livre de poche SF, 1987 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Isabelle Delord)

François Furet et l’antitotalitarisme

Je ne compte pas me livrer à un compte-rendu exhaustif de l’essai de Michael Scott Christofferson dont le titre Les intellectuels contre la Gauche sonne comme une invitation à débattre, ce dont je ne me plaindrai pas. Non, bien au contraire je saisi l’opportunité qu’il m’offre pour produire une petite note de lecture et ainsi inaugurer une nouvelle rubrique que je compte alimenter au gré de mes humeurs.
Les lecteurs de ce blog le savent bien, l’Histoire est un sport de combat. La parution de Penser la Révolution de François Furet en 1977 illustre bellement l’affirmation. Dans son ouvrage, Michael Scott Christofferson rattache l’historien et journaliste à l’idéologie antitotalitaire, en plein essor dans les années 1970. Il s’intéresse à l’homme puis à ses idées faisant émerger progressivement les lignes de force d’un engagement tourné vers la rupture avec le communisme et l’interprétation traditionnelle de la Révolution en France.

Furet est un enfant de la bourgeoisie, et bien qu’il se soit évertué par la suite à nuancer son engagement, il a adhéré comme bon nombre d’intellectuels de son époque au Parti communiste. Un choix sur lequel il revient en quittant le parti vers 1954-56 pour rejoindre le centre-gauche. On pourrait se demander pourquoi l’historien américain s’intéresse autant à cet aspect du personnage. On pourrait y déceler une volonté d’attiser la polémique. Bien au contraire, il montre que l’engagement de Furet, à l’époque de la Guerre froide, éclaire l’essentiel de ses recherches, toutes entières placées sous l’angle du politique.
À bien des égards, la carrière de Furet s’écrit en contre. Il ne passe pas son doctorat d’État, préférant le journalisme et l’École des hautes études en sciences sociales. On lui doit une réflexion critique de la Révolution française en complète opposition avec la grille de lecture sociale et marxiste défendue par Albert Soboul et Claude Mazauric.
Michael Scott Christofferson se livre à une très intéressante analyse du parcours et des écrits de l’historien français, replaçant l’homme dans son contexte, celui du développement de la pensée antitotalitaire en France. Un courant dans lequel les travaux de Furet vont se couler, apportant à celui-ci une légitimité non négligeable. Christofferson va même plus loin en affirmant que l’historien, en observateur politique avisé de l’air du temps, a su mettre à profit ce contexte pour proposer des écrits conformes à un lectorat lettré, de sensibilité réformiste, jusqu’à conquérir l’attention des plus hautes sphères de l’État. À ce titre, la commémoration du bicentenaire de la Révolution en 1989 sonne comme sa victoire totale sur l’histoire sociale et jacobine. Un triomphe annonçant celui de toute une génération d’historiens antitotalitaires, parmi lesquels figure Stéphane Courtois et son Livre noir du communisme.
Quid de l’interprétation historique de la Révolution française par François Furet ?
Michael Scott Christofferson montre bien que la position de l’historien français a évolué au fil du temps et qu’il n’a jamais craint d’user des méthodes qu’il dénonçait par ailleurs chez ses adversaires. Furet ne prétend pas être un historien objectif, néanmoins il estime que sa subjectivité est plus objective que celle des autres.
Le travail de l’homme a toujours été lié à des préoccupations politiques. Son analyse de la Révolution française semble guidé par un antitotalitarisme viscéral. Il n’hésite d’ailleurs pas à puiser dans l’historiographie libérale – Cochin et Tocqueville – pour étayer son propos. Pour François Furet, le projet révolutionnaire porte en lui les germes du totalitarisme. Ses excès ne sont pas simplement un accident découlant de circonstances contingentes, ils sont inscrits dans son programme. Dès lors, il s’agit de réviser l’Histoire pour démythifier l’évènement révolutionnaire et par voie de conséquence toutes les révolutions postérieures, y compris bolchévique.
Bien qu’il n’aie jamais cherché à éclaircir totalement ses intentions, se contentant de s’en tenir à son antitotalitarisme, Furet a fourni les armes aux historiens conservateurs pour abattre l’idée de révolution.
Pour Michael Scott Christofferson, il ne fait guère de doute que sa lecture de la Révolution française découle essentiellement du présent et de son expérience personnelle du communisme. L’historien américain avance l’hypothèse que Penser la Révolution serait une manière de catharsis pour lui-même et ses contemporains. Une façon de combattre la crédulité envers l’illusion communiste envisagée ici comme une conséquence de la culture européenne de la démocratie révolutionnaire dont l’origine se trouve dans la Révolution française elle-même.

Michael Scott Christofferson préparerait une biographie critique de François Furet. J’avoue être impatient de la lire. En attendant, on goûtera l’ironie de la situation. Voir les écrits de Furet passer au filtre de l’analyse historiographique, méthode dont il était un spécialiste.

antitotalitaireNote élaborée à partir de Les intellectuels contre la Gauche – L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981) de Michael Scott Christofferson – Réédition Agone/éléments, 2014 (essai traduit de l’anglais par André Merlot)