La véritable histoire de la mort d’Hendry Jones

« De nos jours, à ce qu’on dit, les touristes parcourent des kilomètres jusqu’à la Pointe du Diable pour voir la tombe d’Hendry Jones et débattre si oui ou non ses ossements y sont ; et certains prétendent que son doigt – celui qui pressait la détente – ne s’y trouve pas, et d’autres, que c’est son crâne qui aurait disparu ; certains affirment aussi que sa tombe ne se trouve pas à cet endroit et que ce qu’ils ont sous les yeux n’est rien d’autre qu’un petit tas de coques d’ormeaux. Libre à vous de croire ce que vous voudrez. »

 

Pat Garrett

Pour ceux qui ne le savent pas encore, Pat Garrett et Billy the Kid fait partie de mes westerns préférés. Pour ne rien cacher, je voue un culte à ce long métrage. À celui-ci et à La Porte du Paradis de Michael Cimino. Pour Sergio Leone, mon cœur balance encore entre Le bon, la brute et le truand et Il était une fois dans l’Ouest.
Pourquoi, me direz-vous, une telle entrée en matière, alors que je m’apprête à parler de La véritable histoire de la mort d’Hendry Jones de Charles Neider. Parce qu’avec ce roman, j’ai trouvé le pendant textuel au film de Sam Peckinpah. Attention, ne nous méprenons pas. Ce livre n’est pas l’adaptation de Pat Garrett et Billy the Kid. Pour la trouver, il faut plutôt chercher du côté de La Vengeance aux deux visages, film pompeux et pompant, assez ridicule en y réfléchissant bien, entièrement porté par l’égo de Marlon Brando (un quintal à la pesée, et encore, tout mouillé). Et même si Sam Peckinpah a touché au scénario avant de lâcher l’affaire (comme Stanley Kubrick), le résultat ne rend pas du tout justice au roman de Neider. Pas rancunier lorsque l’on aborde le sujet, l’auteur se cantonne à l’ironie, considérant qu’à partir du moment où il a vendu les droits de son livre, son adaptation lui échappe.
D’ailleurs, c’est à se demander si Peckinpah ne prend pas sa revanche avec Pat Garrett et Billy the kid, filmant sa vision de la fin de l’outlaw avec des éléments empruntés au roman de Charles Neider. On pourrait sans doute en discuter longtemps, mais à mes yeux, le film du réalisateur américain s’impose comme l’adaptation idéale de La véritable histoire de la mort d’Hendry Jones.

Revenons au roman. Sans doute sur ses vieux jours, Doc Baker se remémore ses jeunes années en compagnie de Hendry Jones. Les circonstances de la mort de son ami hantent toujours sa mémoire. Malgré les années, il en rejoue sans cesse le déroulement pour se convaincre que rien n’aurait pu influer sur le destin d’Hendry. Il s’interroge aussi sur son propre comportement, tentant d’évacuer sa propre culpabilité. Aurait-il dû venger son ami ? L’aurait-il seulement pu ?
Confronté à la légende du célèbre hors-la-loi, au culte dont il fait l’objet de la part des pieds-tendres, Doc ressent comme une urgence vitale de tout mettre par écrit. Rétablir la vérité pour atténuer les racontars, souvent contradictoires, et renvoyer les fâcheux à leur médiocrité. Avec ce livre dont le titre explicite confine au manifeste, Doc a choisi de révéler sa vérité sur Hendry. Celle que le récit du shérif Longworth a contribué à souiller.

Derrière les noms de Dad Longworth et de Hendry Jones, on comprend assez rapidement que se cachent ceux de Pat Garrett et de Billy the Kid. D’ailleurs, le second n’est plus désigné que par son surnom dans tout le reste du roman. Chronique des derniers jours d’un outlaw, récit empreint de nostalgie et de regrets, La véritable histoire de la mort d’Hendry Jones se veut réaliste dans son ton et son atmosphère. Dans un souci d’authenticité, Charles Neider cherche à coller au plus près de la réalité de l’époque et des lieux, usant à foison de termes espagnols, et n’hésitant pas à nous confier les détails prosaïques d’une existence pour le moins rustique.
Dans un style oral et râpeux, la narration nous plonge dans la mémoire de Doc Baker. Non linéaire, progressant par ellipses et digressions, le récit laisse infuser les faits et les réflexions de son auteur. Dans son entreprise de rétablissement de la vérité, le bonhomme dresse du Kid le portrait d’un homme vieilli avant l’âge, instable et dangereux, voire irrationnel, persuadé qu’il va mourir mais confiant dans sa chance. Entre son évasion de la prison de Monterey, son escapade au Mexique et son retour à la Punta del Diablo, le Kid joue au chat et à la souris avec Dad Longworth, défiant par la même occasion le fatum. Le roman de Neider dévoile ainsi son caractère dramatique. La fin du Kid s’apparente à une tragédie, ponctuée de quelques gunfights, où l’auteur se confond avec le narrateur, révélant sa profonde empathie pour ses personnages.

Bref, les spectateurs échaudés par l’adaptation calamiteuse de Brando peuvent lire sans crainte le roman de Charles Neider. Avec La véritable histoire de la mort d’Hendry Jones, l’auteur nous convie à une ballade empreinte de mélancolie. Une sorte de catharsis salutaire.

véritable_histoireLa véritable histoire de la mort d’Hendry Jones (The Authentic Death of Hendry Jones, 1957) de Charles Neider – Éditions Passage du Nord-Ouest, collection Short Cuts, avril 2014 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Marguerite Capelle et Morgane Saysana)

Les Mécanos de Vénus

On ne présente pas Hap Collins et Leonard Pine. On chante leurs louanges, de préférence sur un air de Hank Williams. Vous l’aurez compris en lisant cette entrée en matière, je suis fan du duo créé par Joe R. Lansdale. Il faut dire que l’auteur américain a imaginé deux caractères forts et attachants. Hap le Blanc hétéro, démocrate généreux (et bagarreur), et Leonard le Noir homo, républicain bagarreur (et généreux), ne suscitent pas à l’indifférence. Ils manient l’auto-dérision et l’art de la blague scato, voire en-dessous de la ceinture, avec une aisance qui pousse à l’admiration. Une manière pour eux de faire redescendre la pression lorsque la merde leur tombe dessus par paquet de dix. Une façon aussi de se blinder face à l’adversité, cette vacharde qui ne les loupe jamais. Pourtant, les deux héros ne sont pas dupes des attrape-gogos qui émaillent l’existence. Ce joli rassemblement de maniaques que l’on appelle la civilisation. La politique, les grandes causes et les idéologies ne leur inspirent que méfiance et remarques ironiques. À tout cela, ils préfèrent la simplicité, travaillant honnêtement de leurs mains, souvent des boulots ingrats comme le commun des mortels, même s’ils ne crachent pas à l’occasion sur une petite entourloupe.
On pourrait croire qu’une telle attitude les met définitivement à l’abri des coups fourrés. C’est sans compter une générosité viscérale qui les pousse malgré toutes leurs préventions à rendre service à leurs amis, à leurs connaissances, et à mettre les pieds dans le plat, histoire de rétablir un tort même s’ils sont conscients que cela ne leur rapportera qu’une bonne dose d’emmerdements supplémentaires.

Jusqu’à présent, le premier volet de leurs aventures restait inédit dans l’Hexagone. Une lacune désormais réparée puisque par un processus dont l’édition française garde le secret, Savage Season vient de paraître sous le titre des Mécanos de Vénus.
Comme je l’ai déjà dit, je suis fan. Aussi, me suis-je rué sur ce roman, partagé entre la crainte et l’envie. Au final, si l’intrigue tient sur un ticket de métro, je suis satisfait de ce premier épisode, y retrouvant tous les ingrédients qui me font tant aduler la série.

Quid de l’histoire ?
Une fois n’est pas coutume, la quatrième de couverture restitue assez fidèlement l’argument de départ. Je me contenterai donc de renvoyer les éventuels curieux ici.
De toute façon, l’essentiel ne se trouve pas là. Hap et Leonard confine au plaisir régressif. Celui de goûter à un cocktail d’action et d’humour, volontiers graveleux mais aussi absurde. Dans Les mécanos de Vénus, la palme revient à un duo de dealers aussi effrayants que grotesques.

L’émotion ne pointe aux abonnés absents. Ici, on découvre le passé de Hap, via son ex-épouse, égérie écologiste qui n’est pas encore redescendue de son nuage. Les retrouvailles avec son ex font resurgir dans sa mémoire les années 60 et les idéaux hippies. Un idéalisme qu’il considère puéril mais auquel il n’arrive pas à renoncer complètement en son for intérieur. Fort heureusement, Hap peut compter sur Leonard pour lui remettre les pieds sur terre. Sur son acolyte et sur les complices de son ex, des révolutionnaires en herbes souhaitant jouer leur propre version des méfaits du Wheather Underground, voire du Gang de la clé à molette.
Pour être complètement honnête, en lisant Les Mécanos de Vénus, on tout de même le sentiment que Joe R. Lansdale rode encore ses personnages et sa recette. Le rôle de Leonard se trouve réduit à la portion congrue et les interactions avec Hap ne donnent pas encore leur pleine mesure. Mais, on s’amuse quand même beaucoup et on ne s’ennuie pas un instant.

Bref, Les Mécanos de Vénus ressemble à un tour de chauffe où Lansdale pose les premiers jalons d’une série appelée à s’étoffer d’épisodes grandioses. Tiens, cela me donne l’envie de les relire. Fan un jour, fan toujours !

Ps : Aux dernières nouvelles, la série fait l’objet d’une adaptation diffusée sur Sundance Channel.

les-mecanos-de-venusLes Mécanos de Vénus (Savage Season, 1990) de Joe R. Lansdale – Éditions Denoël, collection « Sueurs Froides », mai 2014 (roman inédit traduit de l’anglais [États-Unis] par Bernard Blanc)

Le Dernier chasseur de sorcières

On a peine à imaginer qu’une des pages les plus noires de la chasse aux sorcières s’est écrite à l’époque où naissaient les sciences naturalistes et la rationalité. C’est pourtant à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles, au temps de la Glorieuse révolution anglaise et de l’avènement des « Lumières », que l’on a instruit une quantité ahurissante de procès en sorcellerie et exécuté en masse de présumées sorcières. Ce n’est ni le premier, ni le dernier des paradoxes de l’esprit humain.
Jennet Stearne vit à cette époque dans ce que l’on considère encore comme les colonies de la Couronne britannique. Fille de piqueur, autrement dit fille de chasseur de sorcières, la jeune femme prend la décision de s’opposer à son père, opposant la science naturaliste à la démonologie.  Armée de sa seule raison, elle va ainsi consacrer sa vie à l’abolition de la loi contre la sorcellerie. Un combat contre l’obscurantisme mais également pour l’émancipation féminine.

Si le ressort science-fictif est accessoire, l’amateur du genre ne peut que se passionner pour ce roman historique où sont convoquées la géométrie, la philosophie naturaliste et la théologie. James Morrow nous convie en effet à un grand moment de plaisir intellectuel, d’érudition et de drôlerie, déployant tout son son art pour nous faire toucher du doigt une époque pétrie de religiosité, où la population est littéralement nourrie aux Évangiles. Entre la science, l’excentricité et les croyances païennes ou pire impies, la frontière demeure ténue. Malheur à celui dont la curiosité l’amène à flirter avec ce que d’aucuns considèrent comme de l’hérésie. Il lui en coûtera très cher, a fortiori s’il est de sexe féminin.

Mais la grande trouvaille de Morrow repose sur le choix de son narrateur. Car, le combat de Jennet Stearne nous est contée par un…. livre. Le fameux Principes mathématiques de philosophie naturelle écrit par Isaac Newton. On le sait, James Morrow n’est pas avare en facétie. Le célèbre livre du mathématicien britannique nous confie ainsi, au détour du récit, ses considérations affectives (le bougre est obsédé textuel), philosophiques, épistémologiques et militaires. Chef de guerre, il se trouve engagé dans un conflit sans pitié contre son ennemi mortel, l’incarnation de la superstition et du fanatisme, le non moins fameux Marteau des sorcières. Nous entrons ainsi dans les arcanes de la création intellectuelle et apprenons que certains livres sont les auteurs d’autres ouvrages par le truchement de scribes humains possédés par des forces bibliographiques !

Grâce à cette malicieuse mise en abyme, James Morrow nous transmet ainsi un message dont il témoigne dans la postface : les livres n’aspirent qu’à être lus.

le-dernier-chasseur-de-sorcieresLe dernier chasseur de sorcières (The Last Witchfinder, 2003) de James Morrow – Au diable vauvert, 2003 – Réédition poche 10/18, 2005 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Philippe Rouard)

La Trilogie de Jéhovah

Au pays de Voltaire et de Diderot, James Morrow est un peu comme chez lui. Oscillant entre satire et conte philosophique, son œuvre recèle quelques textes délicieux pour le cœur et l’esprit. À vrai dire, on serait bien en mal de retrancher un seul titre de sa bibliographie. Tout au plus peut-on regretter que ses trois recueils (Swatting at the Cosmos, The Cat’s pajamas et Bible Stories for Adults) ne soient toujours pas parus dans l’Hexagone.
S’il fallait toutefois faire un choix dans l’œuvre de Morrow, du genre titre à lire de toute urgence, la Trilogie de Jéhovah apparaitrait comme une évidence. Parce que l’on se trouve ici au cœur de son propos, dans un registre d’une intelligence et d’une drôlerie – un humour douloureux – inégalé.

Suite de trois romans pouvant se lire indépendamment, la trilogie de Jéhovah est le fruit de la réflexion d’un athée sur un sujet essentiel dans bon nombre de civilisations passées et contemporaines. L’existence d’une puissance transcendantale, ordonnatrice de toute chose, source de la morale, est-elle nécessaire pour donner sens à l’existence ?
La réponse n’est évidemment pas aisée. Elle a mobilisé, mobilise et mobilisera encore des bataillons de penseurs, de théologiens et hélas quelques fous de Dieu, prompts à expédier ad patres tout éventuel contradicteur/mécréant/femme impie/hérétique… Soulignez la ou les propositions convenant à vos prédispositions religieuses.

Chez James Morrow, la réflexion métaphysique revêt toujours une apparence satirique convoquant le meilleur de l’esprit critique des Lumières. L’auteur nous invite ainsi à un véritable examen de conscience, tout en faisant montre d’une érudition et d’un souci pédagogique remarquables.

Les trois romans apparaissent comme les trois actes d’une comédie. Tout commence sur un constat : Dieu est mort. Peut-être est-il simplement plongé dans le coma ? Peu importe. Inanimé, sourd, muet, aveugle, il demeure définitivement incapable de répondre aux sollicitations adressés par ses adorateurs. Un comble pour l’être omniscient, omnipotent qu’il se doit d’être. Son corps, trois kilomètres de long, flotte désormais à l’abandon dans l’Atlantique à proximité de l’Équateur.

En_remorquant_JehovahA la manière d’un roman d’aventures maritimes, En remorquant Jéhovah (Towing Jehovah, 1994) raconte le périple du Corpus Dei, à la remorque du supertanker Valparaiso, jusqu’à son tombeau polaire. Une entreprise surréaliste jalonnée par les mutineries, les échouages, les attaques aériennes, mais que le commandant Van Horne, un individu à la recherche de la rédemption, mènera à son terme. Au-delà de l’anecdote, ce premier volet aborde la nécessité de se défaire de ses croyances afin de devenir adulte.

 

Le_Jugement_Jehovah

Quelques années après le périple du Valparaiso, le juge Martin Candle se lance dans une croisade contre Dieu. Traité depuis peu contre un cancer, endeuillé par le décès de son épouse, le magistrat s’est mis en tête de faire juger la divine dépouille pour crime contre l’humanité. Le Jugement de Jéhovah (Blameless in Abaddon, 1996) raconte ce combat, agrémentant celui-ci d’incongruités et de morceaux de bravoure, toutes plus géniaux les uns que les autres. Dès le début, on découvre que le corps divin a été racheté par une secte protestante qui en a fait l’attraction phare d’un parc à thème. Entreposé dans une chambre réfrigérée, branché sur un système de transfusion gigantesque, il végète, visité par les foules en quête d’une guérison miraculeuse. Plus fort encore, au cours d’un spéléo-trekking, un groupe d’aventuriers explore le cerveau divin à la recherche de la réponse ultime à leurs questions. Ils en seront quitte pour un voyage dans un lieu idéal, au sens platonicien du terme, peuplés d’idées incongrues, d’archétypes grotesques, à l’instar de l’idée de Saint-Augustin, et y rencontreront même le Diable. Sans déflorer davantage le contenu de ce roman, Le Jugement de Jéhovah traite de la justification de la souffrance. Si Dieu est le créateur du monde, pourquoi a-t-il donné naissance au mal et à la douleur ? Et en ce cas, ne mérite-t-il pas d’être traduit en justice ?
Grande_faucheuse

La Grande Faucheuse (The Eternal Footman, 1999) offre un final convainquant à la trilogie. Le Corpus Dei, entré en décomposition, a finit par exploser, éparpillant ses organes et fluides corporels aux quatre vents. Son crâne a été propulsé au firmament où il orbite désormais, éclairant l’humanité d’un sourire macabre. Confronté au néant de la mort, à l’absence d’au-delà paradisiaque ou infernal, l’Occident judéo-chrétien a perdu le goût de vivre. Une épidémie de nihilisme, la peste aboulique, se déclare entraînant beaucoup d’hommes dans le désespoir et la guerre civile, pendant que d’autres fondent de nouveaux cultes.

Hommage à La peste d’Albert Camus, La Grande Faucheuse aborde enfin la question de l’après Dieu. Le décès du créateur s’impose désormais comme une évidence à toutes les personnes levant la tête vers le ciel. Loin d’atteindre la maturité, les occidentaux se complaisent dans leur attitude puérile. Malgré le ton iconoclaste et les nombreuses trouvailles qui l’égaient, on ne peut toutefois s’empêcher de trouver ce roman un cran en-dessous du Jugement de Jéhovah.

Questionnement métaphysique, la Trilogie de Jéhovah met à l’épreuve la foi de l’humanité. Elle analyse, questionne, remue sans tabou et s’amuse de l’aveuglement des hommes, incapables de prendre en main leur destin sans recourir aux artifices de la foi et de la morale religieuse. Pourtant, James Morrow n’arrive pas à se départir totalement de l’attachement qu’il éprouve sans doute pour les individus. Cela se sent dans la tendresse dont il use pour faire vivre ses personnages. Dans le doute, il s’abstient de faire montre de trop d’optimisme ou de pessimisme et démontre qu’au final, seuls les athées prennent Dieu au sérieux.

En remorquant Jéhovah (Towing Jehovah, 1994) de James Morrow – Réédition Au diable vauvert, 2000 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Philippe Rouard)

Le Jugement de Jéhovah (Blameless in Abbadon, 1996) de James Morrow – Réédition Au diable vauvert, 2000 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Philippe Rouard)

La Grande faucheuse (The Eternal footman, 1999) de James Morrow – Réédition Au diable vauvert, 2000 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Philippe Rouard)

 

Notre Mère qui êtes aux cieux

Murray Katz est juif. Il habite Atlantic City, ville du vice de la côte Est, où il arrondit ses fins de mois en vendant son sperme au Preservation Institute. Un jour, un échantillon de sa semence donne spontanément naissance à un enfant.

Pendant que les scientifiques spéculent sur l’événement, avançant la théorie d’une parthénogenèse inversée, Murray s’effraie de ce qu’il considère comme un miracle divin. Il voit déjà la foule des croyants s’amasser devant sa porte réclamant une prophétie ou cherchant à assassiner sa progéniture. Pas vraiment l’avenir rêvé pour une petite fille, surtout lorsque sa mère refuse de répondre à ses questions existentielles…

Au-delà du blasphème, Notre Mère qui êtes aux cieux s’avère un exercice jubilatoire et salutaire où James Morrow met en évidence les contradictions des religions et pointe l’absurdité du fanatisme.

Avec une réjouissante causticité devenue sa marque de fabrique, l’auteur américain peuple son récit de personnages truculents, bigger than life pourrait-on dire, et déploie un imaginaire baroque dont on a appris à apprécier les élans. Sous sa plume, l’enfer déborde d’activité puisqu’on y retrouve l’ensemble de l’Humanité, toute religion confondue. Quoi de plus naturel puisque chaque religion voue aux gémonies les adeptes des autres cultes.

Pendant que les croyants s’écharpent, le diable pousse à la création de nouvelles religions dont il fait son fond de commerce. Quant à Jésus, il réconforte les damnés en les expédiant vers le néant grâce à un dérivé de morphine…

Bref, personne n’est épargné et l’auteur reçoit le soutien actif de la science, via la physique quantique, dans son entreprise de destruction réjouissante. A noter que ce roman a reçu en 1991 le World Fantasy Award.

Notre_mèreNotre Mère qui êtes au cieux (Only Begotten Daughter, 1990) – Éditions J’ai lu, 1991 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Philippe Rouard)

Ainsi finit le monde

Finalement, l’Humanité s’est suicidée. Avec les armes de destruction massive dont elle s’est dotée, elle a remis les compteurs à zéro. Mais peu avant l’apocalypse, quelques uns de ses représentants ont été enlevés par un commando très spécial. Acheminés à bord d’un sous-marin vers l’Antarctique, ces survivants devront y répondre des méfaits dont les accusent leurs descendants, les esprits incarnés de l’Humanité qui n’est pas née. Privés d’avenir, ils réclament justice, prêts à tout pour punir l’incurie de leurs prédécesseurs.

Texte post-apocalyptique et roman à procès, Ainsi finit le monde anticipe sur bien des points la Trilogie de Jéhovah. Entre fable caustique et présage funeste, le roman met tout le monde face à ses responsabilités. En effet, qu’ils soient pacifistes, bellicistes, dirigeants politiques, scientifiques et simples citoyens, tous les hommes ont leur part dans l’apocalypse nucléaire qui a anéanti la civilisation.

Enchâssé entre un prologue et un épilogue mettant en scène dans le passé le célèbre Nostradamus, le périple du sous-marin donne lieu à une succession d’épisodes d’un surréalisme jubilatoire. Le procédé introduit une sorte de mise en perspective impulsant au roman une dimension plus optimiste. James Morrow semble laisser entendre qu’en dépit des oracles de mauvais augures, l’Humanité reste en dernier ressort le seul maître de son destin.

Ainsi_finit_mondeAinsi finit le monde (This is the way the world ends, 1986) – Éditions Denoël, collection Présence du Futur, 1988(roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Luc Carissimo)

L’arbre à rêves

Dans le futur, les artistes peuvent désormais encoder leur création dans la structure moléculaire des semences de céphalopommes. Les fruits ainsi obtenus sont des enregistrements de leur imagination, autrement dit des frêves, procurant extase et plaisir à ceux qui les croquent.

Quinjin critique ces hallucinations notant les frêves en fonction de l’émotion qu’ils dispensent. Peu enclin à participer aux empoignades opposant partisans et détracteurs de ce loisir de masse, il accomplit sa besogne avec professionnalisme, loin des passions. Il soigne ainsi sa réputation d’indépendance et d’intégrité.

Contacté par Clee Selig pour évaluer la dangerosité du Guetteur vigilant, Quinjin prend le risque de goûter ce frêve de la variété Lotus, jadis imaginée par Simon Kusk. Un fruit défendu capable de rendre fou celui qui le consomme. Mais, Kusk est mort, tué par Selig.

En croquant la pomme, Quinjin plonge aussitôt dans une hallucination issue de la psyché détraquée de Kusk. Une sorte de bad trip horrifique. Il en revient fort heureusement indemne, du moins en apparence. Mais bientôt, les hallucinations semblent réapparaître et c’est sa propre fille qui tombe sous l’emprise du Guetteur vigilant dont le seul Dieu est Goth.

« Dites moi donc, depuis combien de temps n’avez-vous plus eu personne à prier. Ne prétendez pas avoir dépassé ce genre de chose. Chacun d’entre-nous a besoin d’un dieu. Vous, votre femme, votre fils, votre fille. Vous êtes-vous jamais rendu sur Ganzir… au sanctuaire de la nostalgie spirituelle ? Les gens sont affamés de transcendance, ils aspirent de toutes leurs forces à rejeter les objectivisations stériles des empiristes. L’esprit humain ne peut assimiler qu’une petite dose de relativisme, puis commence le besoin de réponses sacrées. »

Avec L’arbre à rêves, Jame Morrow mêle les ressorts du space opera à la réflexion philosophique. Quinjin sillonne la Galaxie afin de la sauver, elle et sa propre fille, du péril du frêve Lotus. Mais au cours de son périple, il parcourt plusieurs mondes baroques qui le font douter de la réalité de sa situation. Est-il vraiment sorti de l’hallucination provoquée par Le Guetteur vigilant ? Et qui est Goth ? Un autre avatar de Palmer Eldritch ? A toutes ses questions, l’auteur américain apporte des réponses qui sont autant de spéculations vertigineuses.

Sous couvert de littérature populaire, L’arbre à rêves se veut aussi plus ambitieux. Le roman est une réflexion philosophique usant de la métaphore biblique et religieuse pour aborder des sujets métaphysiques. L’auteur fait feu de tout bois, emportant le lecteur sur de multiples pistes, convoquant au passage l’art, la foi et la psychanalyse. Et même si le récit n’est pas exempt de quelques faiblesses et clichés, l’auteur américain emporte l’adhésion grâce à une imagination sans limite et un humour irrésistible.

Au final, avec ce troisième roman (le deuxième, The Adventure of Smoke Bailey*, n’étant pas paru en France, ce qui se comprend…), James Morrow continue à creuser le sillon entamé par son premier titre. Imaginatif, follement ironique, il ne s’est pas encore définitivement détaché du décorum de la science-fiction classique, mais L’arbre à rêves porte les germes d’une évolution imminente.

Additif : Courte novelisation destinée aux enfants du jeu vidéo In Search of the Most Amazing Thing.

Arbre_revesL’arbre à rêves (The continent of lies, 1984) de James Morrow – Éditions La Découverte, collection Fictions, 1986 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Luc Carissimo)

Le vin de la violence

De retour d’une mission d’exploration, le vaisseau humain Darwin fait naufrage sur une planète inconnue où vit une communauté utopiste : les Quetzaliens. Ses membres sont parvenus à éliminer totalement les pulsions de violence de leur psyché grâce à un procédé chimique permettant leur matérialisation et leur évacuation dans un fleuve aux eaux devenues corrosives. En conséquences, les Quetzaliens sont de parfaits agneaux. Dépouillés de leurs passions, ils vivent paisiblement dans un pays de cocagne s’apparentant aux visions idylliques du paradis terrestre. Mais derrière le mur qui les protège, c’est-à-dire le reste de la planète, errent les mangeurs de cerveau, une humanité dégénérée et sauvage, qui a fait de ces agneaux son principal aliment…

Sous un enrobage science-fictif, James Morrow aborde avec Le vin de la violence un sujet d’ordre moral. L’auteur américain s’interroge en effet sur le Mal et pose comme hypothèse que celui-ci résulte de la violence. Il suffit donc d’éliminer celle-ci pour faire disparaître définitivement le Mal.
Dès le début du récit, le personnage principal, Francis Lostwax, dont la spécialité (ce n’est pas un hasard) est l’entomologie, considère que la violence est instinctive chez l’homme. Sa vision s’oppose ainsi au spectacle qu’il découvre après son naufrage. Il peut observer une communauté où la violence qu’il croit intrinsèquement liée à l’humanité, a été scientifiquement éliminée. Observateur d’abord, il est assailli par les problèmes moraux lorsqu’il lui faut devenir acteur. Mais au final, son expérience le conduit à reconnaître la nécessité d’aborder le Mal, et son alter ego le Bien, dans une perspective beaucoup plus dynamique, remettant en question ses certitudes, car « le dogmatisme vient à bout de toute les utopies. »

Avec ce roman, James Morrow pose les premiers jalons d’un questionnement philosophique via le prisme de la science-fiction. Et si, tout n’est pas encore parfait, la démarche n’en demeure pas moins déjà stimulante.

vin_violenceLe vin de la violence (The Wine of Violence, 1981) de James Morrow – Éditions Denoël, collection Présence du futur, 1989 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Luc Carissimo)

James Morrow

Allez, je me lance un petit défi. A partir d’aujourd’hui et jusqu’à la fin de la semaine, je mettrai en ligne un article par jour. Le motif de cette épreuve : James Morrow. Comme vous l’avez relevé, j’ai mes marottes. Et parmi celles-ci, l’auteur américain trouve une place privilégiée. J’aime tout ce qu’il écrit. J’aime son humour et l’angle sous lequel il aborde la littérature. Ayant lu presque toute sa bibliographie parue en France, à l’exception de « Cité de vérité » qui m’échappe encore, je vais tâcher de donner envie aux éventuels curieux de découvrir son œuvre.

On commence tout de suite par une courte biographie.

jmorrowSe définissant lui-même comme un satiriste social, James Morrow doit pourtant sa renommée à la Science-fiction et à une certaine trilogie jubilatoire. Personnellement, je considère qu’il est un auteur qui brille par sa plume caustique et par sa clairvoyance.

Crédit photo : site Conjunctions.com

Rien ne prédestinait James Kenneth Morrow à l’athéisme qui est devenu par la suite sa morale de vie.
Issu d’une famille presbytérienne de Philadelphie, il est inscrit par ses parents à l’âge de cinq ans à l’école du dimanche afin d’y recevoir un enseignement religieux assez ennuyeux. Comme tout les gosses, James croit encore en Dieu et sans doute aussi au Père noël.
Seulement voilà, il se découvert une affection particulière pour les fictions philosophiques et satiriques pendant les cours de Littérature étrangère, en particulier Voltaire et Camus. Diplômé d’Harvard, humaniste, insolent, il commence à mettre son érudition scientifique et philosophique au service d’un questionnement, souvent drôle et toujours pertinent, des thèmes religieux et métaphysiques.
A la fin de ses études, il exerce différents métiers : enseignant, illustrateur, réalisateur indépendant de films et bien sûr auteur.
Ses premières œuvres, remarquées par la critique, ne suffisent pas à le faire connaître du grand public. Il s’agit de textes courts sur des thèmes religieux qui sont rassemblés plus tard dans le recueil « Bible Stories for Adults ».

En France, on le découvre grâce à des romans comme Ainsi finit le monde, finaliste au Prix Nebula, ou Notre Mère qui êtes au cieux, primé au World Fantasy Award, qui imagine comment un jeune Juif, Murray Katz, se retrouve père célibataire, par l’opération du Saint-Esprit, de l’alter-ego féminin de Jésus, Julie, une petite fille qui marche sur l’eau et accomplit des miracles…
Mais son œuvre majeure, celle qui le fera connaître et apprécié, sera la « Trilogie de Jéhovah » (« The Godhead Trilogy ») publiée dans les années 90.
La Trilogie s’ouvre sur la découverte, en plein océan, du corps de Dieu lui-même, tombé du ciel après son décès et flottant comme une épave. Le Vatican va s’attacher à garder la chose secrète et faire remorquer l’immense corps (3 kilomètres de long, tout de même) dans les glaces de l’Arctique, dans des conditions rocambolesques – des activistes athées cherchant à Le détruire – pour des funérailles finales pathétiques et grandioses.

Dans le deuxième volume, le juge Candle, qui officie dans une petite ville, poursuit Dieu – dont le Corps est devenu une sorte de parc d’attraction – devant la Cour Internationale de La Haye. Il faut dire que le petit juge n’a pas eu de chance dans la vie… Motif de l’accusation contre le Créateur ? Crime contre l’Humanité ! Devant la barre défilent Satan, Jésus et autres personnages bibliques, pour une procès qui parodie les grands romans judiciaires américains.

Dans le troisième volume enfin, le divin Crâne se retrouve en orbite géosynchrone après l’explosion de son Corps – et sa face de mort contemple la planète provoquant une épidémie de préoccupations métaphysiques renvoyant l’Humanité à ses pires craintes.

En 2003 paraît une œuvre radicalement différente, Le dernier Chasseur de Sorcière.
James Morrow y raconte l’histoire de Jennet Stearne qui, à la fin du XVIIe siècle, tente de défendre les droits de sa tante, Isobel, accusée de sorcellerie parce qu’elle a réussi à expliquer scientifiquement des phénomènes naturels jusque-là considérés comme divins. Sur un fond historique extrêmement documenté, Morrow – sans parodie ni farce cette fois – traite des superstitions humaines et de la naissance de l’esprit scientifique.

Volontiers provocateur, l’auteur américain fait de ses contes iconoclastes l’outil d’une réflexion amusée mais profonde sur la croyance et l’athéisme, l’absurdité de l’existence et le sens de la vie.
Face à la religion, la démarche scientifique paraît à ses yeux comme un viatique contre l’obscurantisme et la bêtise. Mais attention ! Cette démarche n’est pas la substitution béate d’une foi à une autre. Elle est raisonnement, curiosité et faculté à remettre en question ses convictions. Et si, il semble que la science n’ait pas réponse à tout comme l’avancent certains, c’est tout simplement parce que l’homme ne possède pas toute la science comme l’énonce un des personnages de Notre mère qui êtes aux cieux.

En France, les romans de James Morrow paraissent désormais Au diable vauvert. Deux titres ont été publiés depuis Le Dernier Chasseur de sorcières : L’Apprentie du Philosophe et plus récemment Hiroshima n’aura pas lieu.

Moxyland

En règle générale, je suis quelqu’un qui aime prendre son temps, refusant de céder aux sirènes de la nouveauté et de l’immédiateté. Est-ce une qualité ou un défaut ? Je laisse autrui apprécier le fait car personnellement j’aime le décalage qu’il introduit. J’ai donc attendu le troisième titre de Lauren Beukes pour découvrir l’univers de l’auteure Sud-Africaine. J’avais entendu du bien de ses précédents livres, mais je ne me souciais pas de rattraper mon retard sur la mode.
Selon un procédé éprouvé dont l’édition française est coutumière, je me suis aperçu que Moxyland était en réalité le premier roman de l’auteure. Tiens donc, me suis-je dis, ce n’est pas la première fois que ma nonchalance me place dans la perspective d’une lecture chronologique de l’œuvre d’un écrivain. Le hasard a ses raisons que j’ignore…
Évidemment, tout ceci n’est pas bien grave, d’autant plus que Moxyland se place d’emblée parmi mes dystopies préférées, ressuscitant le meilleur du cyberpunk, et que je n’hésite pas à le comparer à 1984 de George Orwell et à Orange mécanique de Anthony Burgess. Je ne vous cache pas que je suis fan…

Le Cap au XXIe siècle. Kendra, Lerato, Toby et Tendeka sont des jeunes plein d’avenir vivants dans le meilleur des mondes possibles. Artiste, programmateur, activiste et blogueur, ils sont complètement en phase avec leur environnement, jouant au chat et à la souris avec la police et les transnationales.
Kendra n’a pas choisi la facilité. Dans une société où la moindre technologie est protégée par toute une batterie d’interdictions, où il est proscrit de prendre des photos dans l’espace corporate, autant dire presque tout l’espace jadis public, elle n’a toujours pas renoncé à vivre de sa passion : la photographie. En attendant l’éventuel mécène qui lui permettra de vivre de son art, elle devient un bébé sponsorisé, faisant de son corps un outil de promotion pour l’un des produits phares d’une grande compagnie.
Lerato n’a pas les mêmes soucis. Orpheline élevée dans la pépinière à talent d’une mégacorpo, la jeune femme tape désormais du code pour le compte d’une autre société. Elle ne compte toutefois pas rester longtemps à ce poste subalterne. Trop douée pour jouer à la petite main, elle estime valoir mieux que cela, quitte à forcer un peu sa chance en truandant son employeur.
L’ambition de Tendeka se trouve ailleurs. Vivre dans une société qu’il considère liberticide et ségrégationniste lui paraît au-dessus de ses forces. Cette attitude lui vaut d’être exclu et confronté aux contrôles réguliers de la police. Pourtant, le bougre n’a pas pour autant renoncé à son idéal. Bien au contraire, il ne rêve que d’insurrection contre le système, multipliant les actions de sabotage pour dénoncer l’oppression et le lavage de cerveau généralisé. Poussé à l’action par un mystérieux inconnu rencontré dans un jeu de simulation en ligne, il n’a pas encore sauté le pas de la lutte armée, lui préférant toujours la subversion non-violente. Mais, sa résolution faiblit de plus en plus…
Dernier larron du quatuor, Toby ne s’inquiète guère d’être un glandeur inconséquent dont la seule ambition se réduit à animer un Weblog et à draguer les filles. Affublé de son camélémanteau, dont l’étoffe stocke et affiche les images qu’elle photographie ou filme, le bonhomme se prête à tous les coups fourrés, volant de la technologie corporate sous prétexte de la libérer ou participant aux actions de Tendeka.

« L’humanité est intrinsèquement ratée. Un défaut de conception. Nous sommes faillibles. Quelqu’un doit nous dire quoi faire, nous imposer l’ordre. »

À bien des égards, Moxyland se mérite, mais pour peu que l’on fasse l’effort nécessaire, le roman de Lauren Beukes se révèle passionnant. Nanotechnologie, objets connectés, manipulations génétiques, armes bactériologiques l’auteure Sud-Africaine nous offre un aperçu de la révolution économique et sociale impulsée par la généralisation de ces technologies. De ce foisonnement naît un futur complexe et crédible pour le meilleur de la cybernétique appliquée ici au détriment de la liberté.
L’Afrique du Sud de Lauren Beukes a en effet des airs de 1984 de George Orwell. Une version faussement adoucie, où Big Brother règne sans partage, par caméras de vidéosurveillance et puces RFID interposées, n’ayant même plus besoin de s’incarner dans une image pour rappeler son autorité. Au Cap, chaque habitant le porte désormais dans sa poche, enfiché dans son téléphone portable. L’appareil est à la fois le sésame d’une existence sociale pleine et épanouie, et l’instrument de la surveillance et de la répression. Il ouvre les portes des appartements et des véhicules, permet de circuler dans les transports en commun, sert pour toutes les transactions, les paiements et donne accès au réseau sans lequel l’individu se trouve ravalé à l’inexistence.
Revers de la médaille, il rend aisément disponible les données personnelles lors des contrôles de police, constituant une source d’information essentielle sur les goûts et les habitudes de chaque citoyen. Il permet la géolocalisation et le traçage des individus, et comble du raffinement policier, il s’impose comme un outil punitif, via le procédé du « désamorçage ». Bref, il est à la fois la carotte et le bâton d’une société de contrôle policée dans son apparence, mais impitoyable pour les déviants ou tout ceux qui contreviennent à la loi. Mais de tout cela, bien peu se soucient, du moins parmi les élites et ceux qui aspirent à se faire une place dans ce monde. De toute façon, la privation des libertés est perçue comme un mal nécessaire, parfaitement intégrée par la majorité. Elle offre la garantie de la sécurité et repousse dans les poubelles de l’Histoire les tentations révolutionnaires, sources de tant de souffrance par le passé.

Foutraque, intelligent, doté de surcroît d’un angle prospectif stimulant, Moxyland déborde d’une énergie rafraîchissante qui récompense les efforts accomplis pour s’immerger dans l’intrigue. Je ne vous cache pas que Zoo City figure dans ma liste à lire.

MoxylandMoxyland (Moxyland, 2008) de Lauren Beukes – Éditions Presse de la cité, mars 2014 (roman traduit de l’anglais [Afrique du Sud] par Laurent Philibert-Caillat)