Chansons de la Terre Mourante (2e volume)

Deuxième livraison de la monumentale anthologie consacrée à l’un des univers les plus forts de Jack Vance, celui de la Terre Mourante. Je dis deuxième parce que les éditions ActuSF ont prévu une parution coupée en trois. Ne leur en voulons pas, compte tenu de l’ampleur du projet, mieux vaut avoir les reins solides pour se lancer dans une telle entreprise.
Bon, je ne vous refais pas la déclaration d’amour servant de prélude à mon précédent article, je vous y renvoie. Attaquons-nous plutôt à la bête.

Si dans l’ensemble, ce deuxième volet des Chansons de la Terre Mourante se laisse lire sans déplaisir, il lui manque tout de même LE texte se dégageant du lot, ce petit plus faisant toute la différence entre un recueil juste sympathique et une anthologie indispensable. Pourtant, on trouve du lourd au sommaire. Excusez du peu, Lucius Shepard, Tanith Lee, Neil Gaiman, Elizabeth Moon, John C. Wright et Tad Williams. On ne peut pas parler de perdreaux de l’année. Hélas, si ces différents auteurs ont investi l’univers de la Terre mourante avec déférence, respectant ses codes, sa tonalité picaresque, son humour cynique, ils n’ont pas su apporter cette touche personnelle faisant toute la différence entre un hommage compassé et une nouvelle pétillante de malice et d’invention. Dommage…

Passons maintenant à la revue de détail.
L’anthologie s’ouvre par une nouvelle de Tanith Lee, auteure britannique dont j’ai apprécié le premier volume du Dit de la Terre plate, m’ennuyant très rapidement des redites très plates lui faisant suite. « Evillo l’ingénu » montre le danger représenté par les récits d’aventure sur les esprits simples. Enfant trouvé, le jeune homme a été élevé et maltraité, conformément à la tradition locale à Ratgrad, par ses parents adoptifs. Un jour de fête, les villageois reçoivent la visite d’un fabuliste qui les régale de contes incroyables. Comme le village de Ratgrad n’offre guère de perspective d’aventure, Evillo part pour éprouver son destin, à l’exemple des héros qui l’ont tant émerveillé, en particulier le fameux Cugel. Chemin faisant, il rencontre un mystérieux escargot qui lui procure tout ce qu’il désire et même davantage… Ne tergiversons pas, si ce texte ne manque pas de sel, je dois avouer que, passé l’argument de départ, l’histoire s’enferre dans les répétitions. C’est amusant, mais au final les ficelles paraissent un tantinet grossières. Heureusement, le twist final vient achever le calvaire d’une manière assez réjouissante.

On continue avec « Les Traditions de Karzh » de Paula Volsky. Pour stimuler son neveu, incorrigible dilettante préférant la gaudriole à l’apprentissage studieux des leçons de magie, Dhruzen de Karzh le met dans une situation où le jeune homme n’a d’autre choix que de s’amender ou de mourir dans d’atroces souffrances. Et le voilà parti, en quête d’un moyen de rattraper ses lacunes à peu de frais… À bien des égards, j’ai trouvé cette nouvelle fort sympathique mais, revers de la médaille, elle ne laisse pas de trace…

Le titre de la nouvelle de Tad Williams annonce la couleur. « La Tragédie lamentablement comique (ou la comédie ridiculement tragique) de Lixal Laqavee » raconte comment le comédien d’une troupe itinérante contraint un magicien à lui livrer quelques sorts pour escroquer le public. Mais le magicien lui réserve bien entendu une mauvaise surprise… Paradoxalement, j’ai trouvé ce court texte assez longuet et convenu. Mais bon, il se laisse lire et on ne peut pas l’accuser d’engendrer la mélancolie.

Dans « La Proclamation de Sylgarmo », Lucius Shepard opte pour le changement de perspective en adoptant le point de vue des ennemis de Cugel. La proposition est originale, malheureusement, Shepard se contente de faire le boulot sans véritable panache. Ceci dit, le texte se situe quand même dans le haut du panier de l’anthologie.

Passons rapidement sur « Gorlion d’Almérie » que j’ai trouvé tout simplement exécrable. Matthew Hughes semble avoir bâclé l’intrigue de ce huis-clos. Vraiment fâcheux et frustrant.

Mais ceci n’est rien comparé à « Incident à Uskvosk », une histoire grotesque qui voit s’affronter des cafards géants pendant une course, sous les yeux d’un nain se faisant passer pour un jeune garçon. Avec ce texte, je crois être définitivement vacciné d’Elizabeth Moon.

Avec John C. Wright, je partais avec un a priori négatif ayant trouvé les deux premiers tomes de L’Œcumène d’or illisibles et Le Dernier Gardien des rêves m’étant tombé des mains. Cela ne s’arrange hélas pas avec « Guyal le Conservateur ». C’est simple, je suis resté tout bonnement à quai, ne parvenant à aucun moment à m’intéresser à ce récit qui m’est apparu comme une suite décousue de plusieurs épreuves.

Fort heureusement, Neil Gaiman vient conclure ce deuxième volume des Chansons de la Terre Mourante sur une note plus convaincante. En commençant son récit en Floride à notre époque, l’auteur britannique sait se montrer inventif. « Invocation de l’incuriosité » tient toutes ses promesses jusqu’à son dénouement, diablement efficace et malicieux.

Au terme de cette chronique, mon enthousiasme reste donc mesuré. Mais, pas au point de ne pas avoir envie de lire l’ultime volume dans lequel on trouvera des textes de Mike Resnick, Elizabeth Hand, Dan Simmons, Kage Baker, Howard Waldrop et j’en passe. De quoi espérer du bon, voire du très bon.

Chansons-de-la-Terre-Mourante-2« Chansons de la Terre Mourante » (« Songs of the Dying Earth »), deuxième volume – anthologie sous la direction de Gardner Dozois et George R. R. Martin, préface Dean R. Koontz et Jack Vance, Éditions ActuSF, mai 2013 (recueil traduit de l’anglais par Eric Holstein, Jean-Daniel Brèque, Pierre-Paul Durastanti, Célia Chazel, Florence Dolisi, Patrick Dusoulier et Emmanuel Chastellière)

L’Evangile du bourreau

Petite nouveauté à l’occasion de la mise en ligne de cet article retravaillé, désormais il existera sur ce blog une catégorie « coup de cœur », histoire d’opérer un tri plus personnel parmi mes diverses lectures.

Les frères Vaïner sont connus dans leur pays pour des polars ressemblant à ceux de Georges Simenon. Des romans écrits dans une veine classique, il suffit de lire 38, rue Petrovska pour s’en convaincre. L’Évangile du bourreau apparaît comme une œuvre à part dans leur bibliographie. Allez, osons sans retenue du terme de chef-d’œuvre.

Pouf ! Pouf !

L’Évangile du bourreau est un chef-d’œuvre. LE chef-d’œuvre des frères Vaïner.
Ouf ! Ça va mieux.

Longtemps resté secret (il a été écrit entre 1976 et 1980), L’Évangile du bourreau dépeint les entrailles de la terreur stalinienne via sa dernière grande purge décidée par le petit père des peuples. Le fameux complot des « blouses blanches ». Une épuration restée inachevée suite à la mort du dictateur. D’ailleurs, le roman commence sur cet événement décrit ici de l’intérieur. Une scène d’anthologie traduisant bien l’atmosphère paranoïaque du régime. Puis l’action effectue un bond dans le temps, à l’époque brevnévienne.

1979. Pavel Egorovitch Khvatkine se rappelle de son passé. Une succession de flash back atroce.
Mais de quel passé s’agit-il ? Celui du brave professeur de droit attaché à sa patrie, affligé d’une femme, une parfaite idiote à ses yeux, et d’une fille rebelle en passe de se marier à un étranger ?
Celui du fidèle serviteur de la Patrie, du Parti et du Saint-Patron : Joseph Djougachvili dit Staline ?
Celui de l’agent des services spéciaux de la Boutique ( le KGB ), parfait rouage en son temps de la machine répressive stalinienne, fier d’avoir contribué à faire tourner la roue de l’Histoire à l’envers ?

« Celle-ci [ la journée de travail ] commençait vers dix-onze heures du soir, ce qui était logique, puisqu’il avait bien fallu, en inversant la course du temps, mener à sa perfection l’idée que le monde marchait à reculons. »

Pour quelle raison ce passé resurgit-il, lui sautant à la face tel un diablotin surprise ? Est-ce le fruit gâté du remord ? Le cadavre d’une conscience remuant encore ?

« Personne n’est coupable. La vie d’alors est coupable, si la vie peut l’être. A quoi ça sert de savoir, on ne peut pas la recommencer, on ne peut plus rien changer. A l’époque non plus, on ne pouvait rien changer.
Rien de rien ! Ne fût-ce que parce que tout le monde acceptait le rôle qu’on lui faisait jouer. Bien sûr, Minka Rioumine et moi, nous préférions jouer le nôtre que celui dévolu au père Lourié. Mais il avait accepté. Comme tous ceux qui, assis sur les tabourets vissés au sol dans les coins des innombrables bureaux du cinquième étage de la Boutique, jouaient avec application leur rôle d’ennemis du peuple.
Ennemis d’eux-mêmes.
Les uns, après une première gifle bien placée, avouaient tout et balançaient tous les complices, même ceux dont ils avaient entendu le nom pour la première fois pendant l’interrogatoire.
D’autres résistaient, écumant de rage.
Mais personne ne disait : le monde est devenu fou, la vie s’est arrêtée, je veux mourir ! »

Non, bien sûr.
Khvatkine ne regrette rien. Il a joué son rôle sans zèle, sans passion, avec l’unique objectif de sauver sa peau. Il s’est débrouillé pour rester du bon côté de la distribution, torturant sans vergogne de pauvres bougres ayant juste le tort de figurer sur la mauvaise liste. Alors, les remords…
Non, tout cela c’est la faute de ce Machiniste. Ce clown grotesque surgi de nulle part. Ce pantin insaisissable lui renvoyant son passé en plein visage et qui maintenant le menace.

«  Tu as déjà signé la décharge. Je te donne un mois. Après, c’est fini. Il faudra faire ton rapport. Tu es un cadavre. »

Roman au style hallucinant et poignant, L’Évangile du bourreau regorge de trouvailles textuelles dont je préfère citer quelques extraits de peur d’affaiblir leur fulgurance.

« Où étais-je ? J’aurai aimé le savoir. Sur ma montre Oméga, il n’y avait qu’une seule aiguille, coincée entre six et sept. Je restai longuement, sous un réverbère, à fixer l’étrange cadran invalide, jusqu’à ce qu’apparût la deuxième aiguille, rampant timidement sous la première. Salopes ! C’est qu’elles copulaient, ces deux-là ! De leur copulation naissaient les secondes. Et elles faisaient ça sur mon poignet, comme des insectes. »

Les frères Vaïner dressent également tout au long de ce roman le portrait sidérant de bourreaux et de victimes. Des trognes que l’on croirait échappées d’un tableau de Jérôme Bosch. Bien plus efficace que tous les discours anti-communistes, ils nous immergent dans les coulisses d’un système qui vise à annihiler toute opposition et toute liberté, plongeant le Parti et les habitants de l’URSS dans une épouvante permanente.

« Écoute Khvatkine, pour éviter que notre conversation d’ordre purement familial, voire intime, se transforme en séminaire du Parti, je voudrais te dire que notre patriotisme soviétique, c’est le sentiment naturel poussé jusqu’à l’absurde des liens de l’homme avec ses origines. C’est comme une sorte de complexe d’Œdipe, mais en beaucoup plus dangereux, parce que Œdipe, une fois qu’il a appris la triste nouvelle, s’est crevé les yeux. Tandis que vous au contraire, vous crevez les yeux de tous ceux qui voient l’infâme vérité. »

Bref, vous avez sans doute compris ce qu’il vous reste à faire. Prendre directement connaissance de ce roman dur, éprouvant et magnifique.

evangile_bourreauL’Évangile du bourreau (Евангелие от палач, 1990) de Arkadi et Gueorgui Vaïner – Réédition Folio/Policier, 2005 (roman traduit du russe par Pierre Léon)

A coups redoublés

Mick et Jenny sont les heureux propriétaires de l’hôtel Calpe, situé sur la côte Est de l’Australie, non loin de Sydney. Si vous vous figurez qu’il s’agit d’un établissement calme où la routine fait office de règle de vie, un lieu dans lequel on dépose ses bagages, le temps d’une nuit, vous vous mettez le doigt dans l’œil. Quand on parle d’hôtel en Australie, on évoque un établissement qui n’a strictement rien de comparable avec son équivalent en Europe. Imaginez donc un vaste bâtiment avec des chambres, un ou plusieurs restaurants, de nombreuses salles de bar (public bar et lounge), un magasin de vente d’alcool à emporter, des beergarden extérieurs et parfois plusieurs boîtes de nuit. Rien de comparable, vous disait-on.

Mick a la carrure imposante d’un joueur de football australien, enveloppée d’une bonne couche de graisse, mais il gère son hôtel avec une efficacité remarquable. « L’hôtel, c’est toute sa vie » comme le dit souvent Jenny qui, à l’image de son mari, est toute en graisse, mais plus petite.
Le couple vit harmonieusement depuis vingt ans et, faute d’enfants, a adopté une des chats. Le dernier se nomme Mol.
Tous les week-ends, une clientèle ordinaire déferle sur l’hôtel, à la recherche d’un peu d’amusement. Brutes épaisses, adolescentes en goguette, jeune puceau en chasse et tutti quanti. Un échantillon d’humanité tout ce qu’il y a de plus ordinaire en Australie se donne ainsi rendez-vous chez Mick et Jenny pour prendre du bon temps, vider quelques litres de bière en bonne compagnie, écouter la musique soûlante du groupe engagé par Mick, faire joyeusement bombance, lier connaissance et, bien plus souvent qu’on ne le pense, casser quelques têtes, mais dehors car Mick a des principes.
Toutefois, ce week-end, le drame a aussi rendez-vous à l’hôtel Calpe.

À coups redoublés est le récit implacable d’un tragique fait divers. D’entrée, le lecteur sait qu’il y a eu mort d’homme, seule l’identité de la victime reste inconnue. L’intrigue relate les trajectoires respectives de John Verdon, l’abatteur de bœuf, de Peter Watts, l’ado efféminé en quête d’une nana à déflorer pour prouver qu’il n’est pas un pédé, de Mick, de Jenny et de Mol. Il met en parallèle le récit de cette soirée avec des extraits du procès-verbal du procès qui tente de déterminer objectivement les responsabilités des uns et des autres.
La démarche peut apparaître répétitive, voire artificielle. Elle distille pourtant un suspense indéniable et introduit un dialogue entre le constat dépassionné et objectif du tribunal et le récit « à chaud » de ce gâchis.

À coups redoublés n’est sans doute pas aussi dingue que Cinq matins de trop. Il n’en demeure pas moins un court roman efficace, dont le dénouement se révèle totalement inattendu et non dépourvu d’humour. Le meilleur : le noir.

coups_redoublesÀ coups redoublés (Bloodhouse, 1974) de Kenneth Cook – Éditions Autrement/Littératures, 2008 (roman inédit traduit de l’anglais [australien] par Mireille Vignol, réédition disponible en poche)

Cinq matins de trop

« Assis à son bureau, il regarda avec lassitude les enfants sortir un à un de la classe. Ce trimestre au moins, il lui paru raisonnable de présumer qu’aucune des filles n’était enceinte. »

« Il » s’appelle John Grant. Petit instituteur banal, Grant est sous contrat avec le gouvernement afin d’éduquer la faune enfantine de l’Outback australien. Mais, la fibre éducative et ses tracas quotidiens ne constituent pas le sujet du roman car, au moment où le récit commence, John se réjouit à la perspective des vacances qui s’offrent à lui. Le trimestre vient de s’achever et, enfin, il va pouvoir délaisser pendant six semaines ce coin paumé, surchauffé et poussiéreux qu’il hait prodigieusement.

« Six semaines au bord de la mer, le simple plaisir de s’allonger dans l’eau et de détremper la poussière qui s’était infiltrée à l’intérieur de son être. »

Six semaines, c’est à la fois beaucoup et peu pour John. Pour tout dire, il ne nourrit guère d’illusion quant à l’avenir de ses élèves. La vocation ne l’a pas guidé en ces lieux désertés par la logique dans son acception commune. Plutôt l’obligation de rembourser un emprunt pour payer ses études. Dès que sa période de deux ans sera achevée, il s’envolera définitivement vers d’autres cieux, plus proches d’une petite amie en robe blanche, plus proche de l’océan. De toute façon, qu’est-ce qui le retient mise à part cette obligation professionnelle ? Certainement pas l’amour des lieux – une steppe qu’égayent à peine quelques touffes d’herbes étiques – et ses habitants.

« Rares sont les bienfaits de la civilisation dans les villes isolées de l’Ouest : il n’y a pas de tout-à-l’égout, pas d’hôpital, rarement un médecin ; les aliments, après de longs transports, sont insipides et peu variés ; l’eau a mauvais goût ; l’électricité est réservée à ceux qui peuvent se permettre d’installer leur propre groupe électrogène ; les routes sont quasi inexistantes ; il n’y a aucun théâtre, aucun cinéma et seulement quelques salles de bal. Une seule intrusion tolérée du progrès, enracinée sur des milliers de kilomètres à l’est, au nord, au sud et à l’ouest du Cœur mort empêche la population de sombrer dans la démence la plus absolue : la bière est toujours fraîche. »

Sans un regard en arrière, John embarque dans le train à destination de Bundanyabba (Yabba, la meilleure ville du monde comme l’appelle ses habitants) d’où il prendra l’avion pour Sydney. Quelques heures à tracer la route dans un paysage désertique et monotone. Bien entendu, le programme va quelque peu déraper et ses vacances de rêve vont virer au cauchemar éveillé.

Je ne connaissais pas Kenneth Cook mais la lecture rapide de la première page de Cinq matins de trop m’a littéralement happée et je n’ai finalement lâché le livre qu’une fois la dernière page tournée. Ce roman est une claque. Avec un art consommé de la description, en usant de phrases courtes et avec une ironie incisive, Kenneth Cook nous dépeint un pays complètement dingue. Il y embarque ce pauvre John Grant dans une sorte de quête initiatique à l’envers (par principe, on doit ressortir plus fort d’une quête). Picaresque diront certains. Sans doute. Peu à peu, l’univers familier de Grant devient cauchemardesque. Sa dérive est implacable et les minces espoirs de sortir indemne de la situation épouvantable dans laquelle il s’est lui-même jeté, sont malmenés, minés, renversés puis finalement pulvérisés.
Noyé par des litres de bière, à la fois acteur et spectateur, John Grant perd pied et il fait l’apprentissage d’un aspect de son pays qu’il avait vu sans jamais vraiment le regarder. A force de lâcheté, de faiblesse, il s’enfonce davantage jusqu’au bord de l’abîme, abîme dont il ne fera pas l’économie car le récit de Cook est impitoyable pour Grant.

Tristes Antipodes. Quel pays étrange que cet Outback. Cook le décrit sans aucune compassion, ni concession et sans donner l’impression de forcer le trait. Il ne lésine à aucun moment sur le caractère sordide des situations et ne nous épargne rien des rencontres, des beuveries et de l’avilissement de Grant. A ce propos, la scène de chasse aux kangourous est à proprement parlé hallucinante.

« Je comprends à peu près comment l’ingéniosité peut permettre à un homme de sortir grandi ou avili d’une même situation.
Je comprends à peu près comment, même s’il choisit la bassesse, les événements qu’il provoque peuvent encore se souder en un plan raisonnable auquel se raccrocher, s’il le souhaite.
Ce que je n’arrive pas du tout à comprendre – il déplaça son regard des étoiles à l’obscurité de la plaine, puis à nouveau sur les étoiles – , ce que je n’arrive pas du tout à comprendre, c’est ce qui m’a permis d’être en vie et de savoir de telles choses…
…Mais j’ai l’impression que je le saurai probablement un jour. »

Assurément, un roman à lire !

Additif : A noter qu’il existe une adaptation du roman.

cinq matinsCinq matins de trop (Wake in Fright, 1961) de Kenneth COOK – Éditions Autrement, 2006 (Réédition disponible en poche)

Le Voyage de Robey Childs

À l’ombre des montagnes, dans une vallée perdue loin du fracas de la guerre civile, Hettie Childs veille sur la ferme familiale, en attendant le retour de son mari parti combattre du côté confédéré. La vie est dure mais elle peut compter sur son fils, Robey. Un matin de mai 1863, parce qu’elle a vu en rêve la mort du général Thomas Stonewall Jackson, Hettie le charge d’aller rechercher son père. Robey doit partir, laisser derrière lui la naïveté de l’enfance pour affronter le monde des hommes. Il ne doit faire confiance à personne. Sa mère l’a prévenu, avant de le pousser sur la route avec juste une veste réversible, grise d’un côté, bleue de l’autre, en guise de sauf-conduit.

« Et n’oublie pas, poursuivit-elle en posant les mains sur les épaules du garçon, le danger ne s’attarde pas auprès de ceux qui ne craignent pas de l’affronter.
Il n’avait pas oublié non plus que, à ses douze ans, elle lui avait dit qu’il avait l’âge de travailler la terre, mais pas de mourir pour elle. Mourir pour la terre requérait avoir au moins quatorze ans, et il les avait, à présent. »

D’aucuns jugeront peut-être ce point de départ banal, prétextant l’avoir déjà lu ou vu mille fois ailleurs. Pourtant, il ne m’a pas fallu longtemps pour être happé (formule consacrée n°123) par l’écriture imagée et évocatrice de Robert Olmstead. Au point de déclarer ici-même (je vais me gêner, après tout je suis virtuellement chez moi) mon coup de cœur pour ce roman. N’ayons pas peur des mots, j’ai vécu avec cette histoire un choc esthétique et émotionnel au moins aussi fort qu’en lisant un livre de Ron Rash. Voilà, c’est dit. Maintenant, détaillons…

Le Voyage de Robey Childs relève de la grande tradition américaine du roman d’apprentissage. On accompagne le jeune Robey dans un périple périlleux, sur le papier, un simple allez-retour, où le jeune garçon va se dépouiller des derniers vestiges de l’enfance. Une sorte de voyage au bout de l’enfer qui va le voir côtoyer l’horreur et les côtés sombres de la nature humaine.
Sous la plume de Robert Olmstead, le temps et l’espace semblent se dilater, faisant la part belle à la nature et à des paysages revenus à leur sauvagerie première à cause de la désertion des hommes. L’errance de Robey prend même une tournure onirique, voire cauchemardesque qui ne dépare pas du tout dans le récit. Bien au contraire, elle lui confère l’atmosphère mystérieuse d’un conte.
Malgré l’avertissement de sa mère, Robey n’échappe pas aux mauvaises rencontres. Un voisin lui confie un cheval d’exception, noir comme le charbon, pour remplacer sa jument fatiguée. L’animal suscite la convoitise d’un vagabond déguisé en femme qui le lui vole, le laissant pour mort. Par la suite, il croise la route d’un pasteur manipulateur et malfaisant, accompagné de sa femme enceinte et de sa fille.
Au fil de ces rencontres, Robey apprend beaucoup. Il endurcit son caractère et s’habitue à une violence dont il finit pas user lui-même pour se défendre et faire ce qu’il estime être juste. Mais rien ne l’a préparé à la vision sidérante du champ de bataille jonché de cadavres n’ayant même plus apparence humaine. Un champ de morts dont les restes sont moissonnés par des charognards humains.

« Tout cela n’était que quelques images dans lesquelles son esprit avait pu mettre de côté ce qu’il avait vu pour le garder en mémoire car, dans ces champs de sorgho, gisaient cinquante mille victimes, cinquante mille hommes tués et blessés, manquant à l’appel. Ils étaient en morceaux épars. D’autres étaient entiers, apparemment sains et saufs, et ils erraient çà et là, avant de devenir les nouveaux morts, tandis que d’autres encore avaient été transformés en vapeur ou en graisse, ou n’étaient plus que des lambeaux de chair et des os pulvérisés. On pouvait trouver là, éparpillé sur ces quelques centaines d’hectares, tout ce qui constitue un être humain, à l’intérieur comme à l’extérieur. Il y avait assez de membres et d’organes, de têtes et de mains, de côtes et de pieds pour raccommoder corps après corps – il ne manquait que le fil et l’aiguille. Et une couturière céleste. »

Au terme de son voyage, auprès de son père moribond, Robey achève donc sa mue. Désormais devenu un homme, il est en mesure de comprendre l’ultime enseignement de son géniteur. Il lui revient de porter le fardeau d’une condition humaine capable des pires excès et à tenir sa place sans faiblir dans un monde déserté par Dieu où seule l’absurdité prévaut.

« Il faut que tu saches mon fils. Ce qui s’est passé ici, ce n’était pas une question d’hostilité, ni de cruauté.
– Oui, père. Je sais. Repose-toi maintenant.
– Ceux qui étaient ici n’étaient pas des fous furieux. Ils n’ont pas fait ça par amour, ni par avidité, ni par ignorance. C’était des fils de bonne famille, ils étaient instruits. Ce que tu vois ici, c’est l’humanité. Le genre humain, tel qu’il est. »

Avec Le Voyage de Robey Childs, les éditions Gallmeister ne déroge pas à leur réputation d’excellence. Robert Olmstead rejoint illico la liste de mes auteurs préférés. J’espère maintenant la traduction de Far Bright Star et de The Coldest Night, les deux autres volets de la trilogie inaugurée avec ce Coal Black Horse. Le premier serait un western se déroulant au Mexique en 1916 et l’autre un roman de guerre contemporain. Je ne cache pas mon impatience de les lire dans un avenir plus ou moins proche. Croisons les doigts…

RobeyLe Voyage de Robey Childs (Coal Black Horse, 2007) de Robert Olmstead – Éditions Gallmeister, 2014 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par François Happe)

Curios

Créée par Jean-Daniel Brèque, peut-être plus connu des lecteurs assidus de ce blog pour ses traductions, la collection « Baskerville » ressuscite des récits oubliés de petits maîtres de la littérature populaire parus en feuilleton dans les journaux anglais et en roman à la charnière des XIXe et XXe siècles. Des textes dont l’unique souci était de distraire le lecteur lui procurant sa dose de suspense quotidien. Il ne faut donc pas s’attendre, loin s’en faut, à des histoires d’une modernité renversante, mais apprécier le charme désuet d’une certaine « Belle » époque. Parmi la sélection de Jean-Daniel Brèque, on trouve des rééditions aux traductions retravaillées, parfois intégralement, et quelques inédits comme ceux figurant au sommaire de ce recueil de Richard Marsch intitulé Curios.
Qu’est-ce qu’un curios ? Une sorte de curiosité, comprendre une pièce unique de collection qui par son caractère singulier, sa rareté, devient un objet de prix convoité par d’autres collectionneurs, et par voie de conséquence faisant la fierté de son propriétaire.
Curios rassemble huit textes racontés par deux de ces collectionneurs, bourgeois dilettantes, sans aucun doute rentiers, mettant leur fortune au service de leurs désirs, de leur monomanie et de leurs vices. Car Tress et Pugh apparaissent incontestablement comme deux spécimens d’humanité guère sympathiques. Jouant alternativement le rôle du narrateur, ils nous gratifient du récit de leurs mésaventures dont le déroulement flirte avec l’énigme policière et l’étrangeté.
Sur un ton empreint d’humour vachard, Richard Marsch met ainsi en scène la roublardise, la pingrerie, la fourberie et les combines piteuses de ces deux tristes sires, Tress l’escroc escogriffe et Pugh le nigaud. La légèreté des intrigues et les gimmicks des personnages ne sont pas sans évoquer le théâtre de boulevard, voire le cinéma burlesque. Un fait confirmé jusque dans les dialogues aux tournures délicieusement surannées.
Certes, les effets déployés par Richard Marsh ne brillent pas toujours par leur originalité et on peut leur reprocher d’être un tantinet trop appuyés. On peut également reprocher à certaines histoires leur dénouement prévisible et s’agacer du caractère répétitif du procédé narratif. Toutefois, ces critiques n’ont que peu de poids face aux agissements du duo et aux réelles qualités de conteur de Richard Marsch.
L’auteur anglais se montre autant à l’aise dans le registre bouffon (« L’œuf de grand pingouin » ou « Le phonographe ») que dans celui du fantastique (« La main de Lady Wishaw »). Que l’on me permette d’ailleurs de clamer ma préférence pour ce dernier récit.

Bref, Curios se révèle un recueil dont les nouvelles badines n’ont d’autre prétention que de divertir.
Avis aux éventuels curieux, le recueil est disponible en version papier ici et en numérique .

Aparté : l’ouvrage comporte en bonus, une notice biographique composée par Jean-Daniel Brèque et un article, paru en 1900, affichant le mépris de l’intelligentsia pour la littérature populaire. Rien de neuf sous le soleil.

curiosCurios (Curios: Some Strange Adventures of Two Bachelors, 1898) de Richard Marsh – e-Baskerville (Recueil de nouvelles traduit par Jean-Daniel Brèque)

Images qui bougent (3)

C’est la fin de l’été, succombons au tropisme des listes. Après la science-fiction et le film noir, je vais essayer de dresser la liste de mes westerns préférés. Je me contenterai de 10 titres, histoire d’amorcer les éventuels échanges.

C’est parti !

1. La Porte du paradis de Michael Cimino. Chef-d’œuvre, je n’ai pas d’autre mot pour qualifier ce (très) long métrage. Film maudit lorgnant sur John Ford et Visconti, cette fresque prend pour point de départ un épisode oublié de la conquête de l’Ouest : la guerre du comté de Johnson. Œuvre au propos très politique, ce film est aussi une histoire d’amour dominée par les figures de Kris Kristopherson, Christopher Walken et Isabelle Huppert. Franchement, il n’y a rien à jeter dans ce western noir dont je n’arrive pas à comprendre l’échec.

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2. Dead Man de Jim Jarmush. Voici le voyage funèbre et initiatique d’un pied-tendre entre la vie et la mort. Périple teinté d’onirisme et jalonné de rencontres étranges dont quelques stars de western vieillissantes. Un choc esthétique et musical (avec Neil Young complètement en phase avec le film). Autre chef-d’œuvre, ne craignons pas de galvauder le terme.

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3. Pat Garrett et Billy le kid de Sam Peckinpah. A l’instar de La Porte du paradis, voici un autre film maudit et chef-d’œuvre, une ode élégiaque et crépusculaire dédiée à la fin de l’Ouest, la fin d’un monde, d’une amitié et d’un outlaw. C’est un des rares longs métrages dont je ne me lasse pas.

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4. Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone. Ce film enterre la forme classique du western et impose les canons d’un néo-western plus soucieux de naturalisme. Mais en voulant démythifier la Frontière, il en façonne une autre représentation, poussiéreuse, crade et percluse de vices qui flirte avec la tragédie antique.

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5. Little Big Man d’Arthur Penn. Dans ce film, tous les poncifs du western passent à la moulinette, jusqu’au héros, ici incarné par Dustin Hoffman au meilleur de sa forme. Autre grand mérite, cette œuvre épouse enfin le point de vue amérindien, d’une manière moins frontale que Soldat bleu.

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6. Les Professionnels de Richard Brooks. Ce film figure dans ma liste pour une unique raison. La réplique de Burt Lancaster disant : « Peut-être, depuis le début, n’y-a-t-il eu qu’une seule révolution ? »

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7. Blackthorn de Mateo Gil. Le western aime la légende. Personnellement, j’aime les héros vieillissants, cabossés par la vie, voire anachroniques. Ici, on retrouve un Butch Cassidy  âgé, le bougre n’étant pas mort comme on le dit, qui a refait sa vie incognito en Bolivie. Ce film raconte sa dernière aventure. L’occasion de mettre ses idéaux à l’épreuve d’une réalité toujours aussi prédatrice, et pour le spectateur, de découvrir les superbes paysages du salar d’uyuni.

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8. L’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford. Classique des classiques, ce western devait figurer dans ma liste en raison de sa réplique si célèbre : « On est dans l’Ouest, ici. Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende »

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9. Mon nom est personne de Tonino Valerii. Le western qui enterre tous les westerns, ceux de Sergio Leone et Sam Peckinpah y compris.

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10. Pale Rider, le cavalier solitaire de Clint Eastwood. Il en fallait un, voici sans doute un de mes préférés avec Eastwood dans son rôle fétiche de cavalier mystérieux, venu d’outre-tombe pour accomplir sa vengeance. De toute façon, c’était celui-ci ou L’homme des hautes plaines.

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Diptyque Jensen

« L’alerte fut donnée à 13 h 02 précises. Le directeur de la police en personne téléphona au poste du seizième district et, quatre-vingt-dix secondes plus tard, les sonneries retentirent dans les salles et les bureaux du rez-de-chaussée. Elles vibraient encore lorsque le commissaire Jensen descendit. C’était un officier de police d’âge moyen, de corpulence ordinaire, au visage lisse et inexpressif. »

Meurtre31Dévoué serviteur de l’État, le commissaire Jensen travaille au seizième district où son quotidien semble bien morne. Tous les matins, il quitte son appartement et emprunte l’autoroute encombrée par la circulation pour rejoindre son bureau. Tous les matins, il jette un œil sur les poivrots arrêtés pendant la nuit que l’on met dehors afin de pouvoir nettoyer les cellules de dégrisement maculées de vomissures et de pisse. Parfois, il aperçoit un cadavre, empaqueté dans sa housse. La routine, l’alcoolisme étant devenu avec les suicides et la dénatalité, un fléau social.

« La lettre arriva au courrier du matin. Jensen s’était levé tôt. Il avait préparé sa valise et se tenait déjà dans l’entrée, avec son chapeau et son pardessus, quand il entendit le claquement de la boîte aux lettres. Il se pencha pour ramasser l’enveloppe. Quand il se redressa, il sentit une vive douleur au diaphragme, du côté droit, comme si une perceuse avait tourné à grande vitesse dans ses entrailles. Il était tellement habitué à la douleur qu’il ne s’en soucia pas. »

ArchedacierJensen va mourir. À moins qu’une opération de la dernière chance ne lui sauve la vie. Pour cela, il doit quitter son pays, migrer à l’étranger et y demeurer le temps de la convalescence. À son habitude, il agit sans état d’âme, fait sa valise et prend l’avion, abandonnant le service sans un regard. Il ne sait pas si ce départ sera temporaire ou définitif…

Parallèlement au projet « Le roman du crime » conçu avec sa compagne Maj Sjöwall, Per Wahlöö mène une carrière en solo. Auteur de quelques romans très politiques, à la limite du pamphlet, activité qui lui vaudra d’être expulsé de l’Espagne franquiste, il fait paraître, entre 1964 et 1968, un diptyque prenant pour personnage un enquêteur guère loquace : le commissaire Peter Jensen.
Méthodique jusqu’à l’excès, tenace, Jensen est un laborieux. Armé de son bloc-note et d’un crayon, il se fait fort d’élucider les dossiers obscurs dont on le charge, poussant ses investigations jusqu’à leur terme, quitte à déplaire aux autorités.
Sans esbroufe, ni pression violente, à un train de sénateur, Jensen interroge sans passion les suspects. Il dévoile ainsi les non-dits et fait émerger la vision d’un futur puisant ses racines dans la social-démocratie des années 1960. Car Meurtre au 31e étage et Arche d’acier flirte avec la science-fiction. L’enquête sert une anticipation où affleure un discours très critique dont certains aspects semblent désormais prémonitoires.

La vision du futur de Per Wahlöö lorgne nettement en direction de la dystopie. Il s’agit d’amplifier les dérives dont il perçoit les germes dans les années 1960. L’essor effréné de l’automobile individuelle, source de pollution et de surconsommation de l’espace au détriment des autres usagers. L’architecture urbaine rationnelle, conçue pour uniformiser l’espace afin de gommer les tensions, mais qui tue la sociabilité et les solidarités. La concentration des médias entre les mains de grands groupes capitalistes, ici poussée à l’extrême puisqu’une seule entreprise détient plus de 400 titres de presse. Une offre d’information stéréotypée, évitant d’aborder les sujets d’inquiétude ou de stress. La fusion de tous les partis politiques et de tous les syndicats en un large consensus (l’Entente) privilégiant un discours lénifiant axée sur la rentabilité, le bien être, les loisirs et la sécurité, processus aboutissant à l’abstentionnisme. L’usage de la drogue (on pense au LSD) pour contrôler la population. Bref, le futur imaginé par Per Wahlöö a toutes les apparences d’un cauchemar aseptisé.

arche_acierCertes, on ne manquera pas de rétorquer à bon droit que certains aspects de cette dystopie sont désormais datés, notamment le contexte de Guerre froide. Sans doute plus gênant, on n’aperçoit pas l’ombre d’un ordinateur ou d’un téléphone cellulaire, Jensen se contentant d’un bon vieux téléphone à cadran. L’auteur suédois ne semble guère enclin à se soucier de l’évolution technologique. De même, il n’a pas pressenti la mondialisation, l’effondrement du communisme, le terrorisme islamiste, l’instrumentalisation des émotions pour justifier un discours sécuritaire et liberticide. Toutefois, on ne peut s’empêcher de saluer la lucidité de sa vision concernant la conversion de la social-démocratie au social-libéralisme.

Pour autant, Per Wahlöö n’est pas dupe des promesses du camp adverse, comme en témoigne l’ambiguïté de l’ultime dialogue de Arche d’acier.

« Alors maintenant, vous allez socialiser notre société ?
Ça, vous pouvez en être sûr, Jensen. Et ce ne sera pas facile. Nous n’allons pas agir en toute innocence, nous. »

Bref, ce diptyque sans doute méconnu dans le lectorat de la SF, me semble tout à fait digne d’intérêt, malgré ses quelques détails obsolètes. Avis aux amateurs.

Meurtre au 31e étage [Mord pa 31 : a Vaningen, 1964] de Per Wahlöö – Réédition Payot, collection Rivages/Noir, 2010 (roman traduit du suédois par Philippe Bouquet et Joëlle Sanchez)

Arche d’acier [Stalspranget, 1968] de Per Wahlöö – Réédition Payot, collection Rivages/Noir, 2010 (roman traduit du suédois par Joëlle Sanchez)

La Saga des Völsungar

À l’occasion de ma participation à un dossier pour la revue Bifrost, j’ai renoué avec un de mes amours de jeunesse : les récits nordiques. La réédition des Sagas légendaires islandaises chez les excellentes éditions Anacharsis m’a grandement facilité la tâche. Loué soit Odinn !
Pour ceux qui ne connaissent pas ou nourrissent quelques préjugés sur le sujet, je les invite à lire ce qui suit…

Au sommaire de l’ouvrage traduit et présenté par Régis Boyer avec le concours de Jean Renaud figurent pas moins de vingt histoires, de la méconnue Saga des hommes de Holmr à la plus célèbre, la Saga des Völsungar. Voilà d’ailleurs sans doute un des récits les plus fameux, classique des classiques de l’art lyrique et pompier, matrice de la Germania. La faute à Richard Wagner et à sa trétralogie « L’Anneau du Nibelung » dont les envolées nationalistes annexent sans coup férir une œuvre médiévale dont le projet se cantonnait au divertissement. Mais revenons aux sources…

Entre les XIe et XIVe siècles, l’Islande a connu un véritable âge d’or littéraire dominé par la personnalité de Snorri Sturluson. Durant cette époque ont été compilées les Eddas et un vaste corpus de récits en prose : les sagas.
Parmi ces textes, la Saga des Völsungar tient une place à part. Ce récit apparaît en effet comme une des sagas les plus aboutie tant par sa forme que pour sa matière, dont les motifs ont été repris et transformés pour composer une des œuvres les plus connues, à l’instar de Beowulf, du légendaire germanique, à savoir le fameux Nibelungenlied, source d’inspiration principale de Wagner (la boucle ou l’anneau est ainsi bouclé).
Et pourtant, rien n’est plus éloigné de la pompe allemande que ce récit nous contant les origines de Sigurdr Fáfnisbani – tueur du dragon Fáfnir –, ses mésaventures amoureuses, sa fin tragique et les séquelles de celle-ci. Rien n’est plus étranger de l’épopée que cette histoire au style rapide, économe de ses moyens, offrant une vision factuelle et simple du destin du héros nordique. Bref, voici un des chefs-d’œuvre de la littérature des peuples du Nord. Assertion non négociable.

« Chevauche donc jusque-là où tu trouveras tant d’or qu’il y en aura suffisamment pour toute ta vie, mais ce même or sera ta mort et celle de tout autre qui le possèdera. »

La Saga des Völsungar appartient aux Fornaldarsögur, récits des temps anciens mêlant des éléments « historiques » aux légendes et mythes. Elle dédouble, voire complète les grands poèmes épiques de l’Edda poétique. Sans entrer dans le débat sur l’historicité du texte, certains y voyant une récupération de faits et personnages historiques par la légende, on fera juste remarquer que le respect de la temporalité ne fait pas partie des préoccupations premières du récit. Les ellipses et raccourcis y foisonnent aux côtés de digressions poétiques ou ressortissant au conte.
À bien des égards, l’élaboration de l’œuvre révèle plusieurs strates et traditions différentes dévoilant ainsi sa nature composite. Le récit réserve une grande place au registre fantastique, voire surnaturel. Au fil des divers arcs narratifs, on y croise des magiciennes et des loups-garou. Les personnages y changent de forme et sont pourvus d’armes ou de chevaux merveilleux. Pour compléter le tout, la frontière avec le monde des dieux s’avère plus que poreuse facilitant les interventions divines au cœur du récit.
Tous ces éléments concourent à nous donner une vision, certes parcellaire, de la weltanschauung des peuples nordiques et, pour peu que l’on prenne garde aux anachronismes et déformations liées à la période d’écriture, ils se révèlent une source précieuse pour appréhender les contours de la société scandinave des temps archaïques.

Même s’il n’apparaît pas dès le début du récit, Sigurdr domine de son aura la Saga des Völsungar. Le personnage vit sous le joug du destin voulu par Odinn et imposé à toute sa famille. Ainsi, malédictions, trahisons et batailles semblent découler de la volonté du dieu borgne. Contrairement aux apparence, Sigurdr n’est pas un héros. Plutôt un anti-héros, respectueux de sa parole jusqu’à la mort, dont les vertus ne se fondent pas sur les prouesses ou une prétendue supériorité ethnique, mais sur un fatum qui le dépasse. En cela, il ne correspond pas du tout à l’image colportée par les romantiques, pas plus qu’il n’incarne les valeurs d’un idéal martial. Désolé pour ceux qui comptaient sur lui pour envahir la Pologne…

« On ensevelit donc le cadavre de Sigurdr selon l’ancienne coutume et l’on fit un grand bûcher. Quand il flamba bien, on plaça dessus le cadavre de Sigurdr Meurtrier de Fáfnir et celui de son fils de trois hiver que Brynhildr avait fait occire, ainsi que celui de GuÞormr. Quand le bûcher fut tout embrasé, Brynhildr y monta et dit à ses suivantes de prendre l’or qu’elle voulait leur donner. Après cela, Brynhildr mourut et brûla avec Sigurdr, et leur vie s’acheva ainsi. »

Bref, je ne saurais trop recommander aux éventuels curieux cette lecture, et ce d’autant plus qu’elle a inspiré des auteurs comme J.R.R. Tolkien ou Poul Anderson. Et puis, ça les changera des romans de la matière de Bretagne ou de la BCF à la triste figure…

Sagas_legendairesSaga des Völsungar – Éditions Anacharsis, mai 2014 (Texte traduit et présenté par Régis Boyer, avec le concours de Jean Renaud)