Trainant mes guêtres dans les rayons d’une stabulation culturelle, je suis tombé l’autre jour sur la couverture psyché de Pink Floyd en rouge de Michele Mari. Il faut l’admettre, je me sens quand même honteux de cet aveu d’infidélité aux vraies librairies, ces lieux conviviaux animés par des passionnés qui résistent encore aux sueurs de rente. Je suis comme ça : perclus de contradictions.
Bref, mon légendaire self-contrôle s’étant échappé par la porte de derrière, je me suis rué sur l’ouvrage. Mes mains moites l’ont saisi (mon préciiieux, tsssss !), puis direction la caisse en toute hâte.
Ici, j’ouvre une parenthèse pour confesser une passion coupable pour Pink Floyd. À mon grand dam, les expérimentations sonores et visuelles du quatuor de Cambridge ont bercé une bonne partie de ma folle jeunesse, âge tendre et tête de bois par excellence, provoquant une dépendance indécrottable. Une addiction tellement obsédante qu’elle m’a fait oublier leurs derniers albums, après le départ de Roger Waters, des œuvres passablement molles et sirupeuses au point d’engluer les neurones et d’anesthésier les sens. De la vraie musique de supermarché ou d’ascenseur, à la rigueur.
Compulsion quand tu nous tiens par la barbichette. Le premier qui achète aura une tapette…
Eh bien, je n’ai pas perdu au change en succombant, car Pink Floyd en rouge s’est révélé passionnant de bout en bout. Je me suis régalé. Au moins autant qu’en lisant Big Fan de Fabrice Colin, même si l’intrigue ne se focalise pas ici sur la fan attitude mais bien sur l’objet de son adoration.
L’internaute en maraude, à l’affût derrière son écran, se demande forcément ce qui motive cet enthousiasme un brin débridé. Il est impatient – du moins, j’aimerais le croire – d’en lire les raisons.
Pour commencer, je ne connais pas Michele Mari. Je n’ai rien lu de lui. Je loue toutefois l’auteur de ne pas avoir écrit une énième biographie, agrémentée d’assertions fracassantes. Bien au contraire, il fait œuvre d’écrivain, s’emparant de la matière floydienne comme d’un sujet de roman. Son projet s’apparente à une exploration, celle des marges fluctuantes d’un mythe moderne. Un dévoilement dont la trame entremêle folie, fantasme, affabulation, réalité, fiction et emprunte sa forme à la poésie et au fantastique.
D’entrée, le roman adopte le dispositif d’une enquête. Trente confessions, cinquante-trois témoignages, vingt-sept lamentations, six interrogations, trois exhortations, quinze rapports, une révélation et une contemplation dessinent une sorte de roman choral (forcément) où des personnages réels et fictifs, des célébrités, des proches, des fans, des anonymes et des amis se partagent à tour de rôle la narration. Ils interviennent soit pour donner leur vérité sur le groupe, soit pour livrer leur opinion sur les relations nouées (et dénouées) par ses membres. Des points de vue qui se superposent, se contredisent et, au final, contribuent à enrichir le mythe floydien.
Je l’ai dit, Michele Mari n’hésite pas à user des ressorts du fantastique et de la poésie. Il donne ainsi la parole à Arnold Layne, au gnome de la chanson éponyme, et même à Pink Anderson et Floyd Council, représentés ici sous la forme chimérique de siamois : monstre rose et monstre fluide au sang fluant.
Convoqués également pour témoigner, Richard Wright (l’homme rat), Nick Mason (l’homme chien), David Gilmour (l’homme chat) et Roger Waters (l’homme cheval) joignent leur voix à celles des autres. Ils énoncent leur vérité intime, tiraillés entre rancœur et amitié, mépris et tendresse. Une vérité hantée par une absence, une défection brutale et incompréhensible à leurs yeux. Celle de Syd Barrett.
Pour autant, Michele Mari ne se cantonne pas à la pure fantasia. Les faits réels et les acteurs de l’aventure floydienne contribuent à ancrer le roman dans une apparence de réalité. Cependant, l’auteur italien prend bien garde d’annoncer la couleur d’entrée de jeu (je pense qu’il aurait pu s’en passer). Son livre demeure un roman, une œuvre d’imagination dans laquelle il prête aux personnages des propos qu’ils n’ont pas tenu. Mari s’amuse du mythe et donne un autre sens aux anecdotes et faits avérés de l’aventure floydienne. Il fait de la légende une œuvre à part entière dans laquelle on se perd et on aime se perdre avec délectation.
Additif : Je profite de ce compte-rendu pour recommander la lecture du roman de Kenneth Grahame Le vent dans les Saules. Chaudement conseillé… Que dis-je à lire impérativement ! Il s’agit tout de même de la principale source d’inspiration de l’album The Piper at the Gates of Dawn. Non mais !
Pink Floyd en rouge (Rosso Floyd, 2010) – Édition du Seuil, mai 2011 (roman inédit traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro)