Pink Floyd en rouge

Trainant mes guêtres dans les rayons d’une stabulation culturelle, je suis tombé l’autre jour sur la couverture psyché de Pink Floyd en rouge de Michele Mari. Il faut l’admettre, je me sens quand même honteux de cet aveu d’infidélité aux vraies librairies, ces lieux conviviaux animés par des passionnés qui résistent encore aux sueurs de rente. Je suis comme ça : perclus de contradictions.
Bref, mon légendaire self-contrôle s’étant échappé par la porte de derrière, je me suis rué sur l’ouvrage. Mes mains moites l’ont saisi (mon préciiieux, tsssss !), puis direction la caisse en toute hâte.

Ici, j’ouvre une parenthèse pour confesser une passion coupable pour Pink Floyd. À mon grand dam, les expérimentations sonores et visuelles du quatuor de Cambridge ont bercé une bonne partie de ma folle jeunesse, âge tendre et tête de bois par excellence, provoquant une dépendance indécrottable. Une addiction tellement obsédante qu’elle m’a fait oublier leurs derniers albums, après le départ de Roger Waters, des œuvres passablement molles et sirupeuses au point d’engluer les neurones et d’anesthésier les sens. De la vraie musique de supermarché ou d’ascenseur, à la rigueur.
Compulsion quand tu nous tiens par la barbichette. Le premier qui achète aura une tapette…
Eh bien, je n’ai pas perdu au change en succombant, car Pink Floyd en rouge s’est révélé passionnant de bout en bout. Je me suis régalé. Au moins autant qu’en lisant Big Fan de Fabrice Colin, même si l’intrigue ne se focalise pas ici sur la fan attitude mais bien sur l’objet de son adoration.

L’internaute en maraude, à l’affût derrière son écran, se demande forcément ce qui motive cet enthousiasme un brin débridé. Il est impatient – du moins, j’aimerais le croire – d’en lire les raisons.
Pour commencer, je ne connais pas Michele Mari. Je n’ai rien lu de lui. Je loue toutefois l’auteur de ne pas avoir écrit une énième biographie, agrémentée d’assertions fracassantes. Bien au contraire, il fait œuvre d’écrivain, s’emparant de la matière floydienne comme d’un sujet de roman. Son projet s’apparente à une exploration, celle des marges fluctuantes d’un mythe moderne. Un dévoilement dont la trame entremêle folie, fantasme, affabulation, réalité, fiction et emprunte sa forme à la poésie et au fantastique.
D’entrée, le roman adopte le dispositif d’une enquête. Trente confessions, cinquante-trois témoignages, vingt-sept lamentations, six interrogations, trois exhortations, quinze rapports, une révélation et une contemplation dessinent une sorte de roman choral (forcément) où des personnages réels et fictifs, des célébrités, des proches, des fans, des anonymes et des amis se partagent à tour de rôle la narration. Ils interviennent soit pour donner leur vérité sur le groupe, soit pour livrer leur opinion sur les relations nouées (et dénouées) par ses membres. Des points de vue qui se superposent, se contredisent et, au final, contribuent à enrichir le mythe floydien.
Je l’ai dit, Michele Mari n’hésite pas à user des ressorts du fantastique et de la poésie. Il donne ainsi la parole à Arnold Layne, au gnome de la chanson éponyme, et même à Pink Anderson et Floyd Council, représentés ici sous la forme chimérique de siamois : monstre rose et monstre fluide au sang fluant.
Convoqués également pour témoigner, Richard Wright (l’homme rat), Nick Mason (l’homme chien), David Gilmour (l’homme chat) et Roger Waters (l’homme cheval) joignent leur voix à celles des autres. Ils énoncent leur vérité intime, tiraillés entre rancœur et amitié, mépris et tendresse. Une vérité hantée par une absence, une défection brutale et incompréhensible à leurs yeux. Celle de Syd Barrett.

Pour autant, Michele Mari ne se cantonne pas à la pure fantasia. Les faits réels et les acteurs de l’aventure floydienne contribuent à ancrer le roman dans une apparence de réalité. Cependant, l’auteur italien prend bien garde d’annoncer la couleur d’entrée de jeu (je pense qu’il aurait pu s’en passer). Son livre demeure un roman, une œuvre d’imagination dans laquelle il prête aux personnages des propos qu’ils n’ont pas tenu. Mari s’amuse du mythe et donne un autre sens aux anecdotes et faits avérés de l’aventure floydienne. Il fait de la légende une œuvre à part entière dans laquelle on se perd et on aime se perdre avec délectation.

Additif : Je profite de ce compte-rendu pour recommander la lecture du roman de Kenneth Grahame Le vent dans les Saules. Chaudement conseillé… Que dis-je à lire impérativement ! Il s’agit tout de même de la principale source d’inspiration de l’album The Piper at the Gates of Dawn. Non mais !

Pink Floyd en rougePink Floyd en rouge (Rosso Floyd, 2010) – Édition du Seuil, mai 2011 (roman inédit traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro)

Les Derniers jours du paradis

Depuis l’Armistice de 1914, le monde n’a plus jamais connu de guerre mondiale. Certes, des tensions se manifestent encore entre certains pays et il arrive même qu’elles dégénèrent en conflit. Mais tout ceci reste de faible ampleur grâce l’action de la Société des Nations, grandement facilitée par la radiosphère, cette couche de la haute atmosphère amplifiant les ondes. Bref, depuis la Grande Guerre, sans pour autant être complètement éteints, l’agressivité humaine et le bellicisme semblent remisés au rang de passions de basse intensité.
On pourrait croire que dans ce monde apaisé, l’humanité ait toutes les raisons de louer sa nature désormais raisonnable. Pourtant, cet âge de paix apparaît comme une façade aux yeux des membres de la très secrète Correspondence Society. Une apparence derrière laquelle œuvre une intelligence extra-terrestre qu’ils appellent l’Hypercolonie.
Cette découverte leur a déjà coûté très cher. Depuis le massacre de 2007, les survivants se savent surveillés et traqués par les simulacres humains. Partagés entre la volonté de rendre coup pour coup et l’angoisse, ils font profil bas, une valise prête à portée de main pour disparaître à la moindre alerte. Pour Cassie et son frère Thomas, elle survient lorsqu’un simulacre est écrasé devant chez eux.

Lire un roman de Robert Charles Wilson, c’est un peu comme enfiler ses pantoufles. Une sensation de confort et de familiarité vous saisit dès les premières pages. Au-delà de la métaphore domestique, il faut reconnaître à l’auteur une certaine constance et un professionnalisme exemplaire. Celle de lier les spéculations vertigineuses de la science fiction à des préoccupations plus psychologiques dans un cadre néo-classique. Malheureusement, si le fond reste assez intéressant, on ne peut se départir d’une impression fâcheuse de déjà vu, renforcée de surcroît par une forme assez linéaire.

Les Derniers jours du paradis opte en effet pour le registre du road novel. L’intrigue est construite comme une course-poursuite efficace, mais un tantinet mollassonne, l’atmosphère lorgnant du côté du thriller saupoudré d’une pincée de paranoïa. Hélas, je dois confesser ne pas avoir beaucoup frissonné ou haleté durant ces 340 pages. On sent trop les ficelles du récit et les péripéties n’enrayent pas la routine d’une trame convenue. Bref, le récit ronronne, transparent, sans jamais vraiment surprendre, en dépit d’une avalanche de rebondissements (mal maîtrisés, je trouve) dans la dernière partie du roman.

Pour le fond, on se situe à un niveau de sense of wonder très modéré, même si l’argument de départ ménage des perspectives cosmiques. En fait, Robert Charles Wilson recycle un des plus vieux lieux communs de la science fiction : l’esprit de ruche extra-terrestre. Et si la quatrième de couverture invoque les mânes de John Wyndham, notamment son roman Le Village des Damnés, je n’ai pas pu m’empêcher de penser également aux Body Snatchers de Jack Finney. La faute à une association d’idée provoquée par la nature des simulacres.
Tout ceci ne serait pas bien grave si Robert Charles Wilson ne tuait pas toute réflexion ou vertige spéculatif sur les notions de symbiose et de parasitisme en se contentant de ressasser une énième fois la lutte entre l’humanité, du moins une fraction informée de celle-ci, et des envahisseurs extra-terrestres. En somme, une variation supplémentaire du combat pour le libre arbitre, le libre choix de son histoire et tout le toutim. Quant à l’uchronie, elle n’est qu’un décor, vite brossé, pointant aux abonnés absents tant elle brille par son insignifiance.

Tant pis ! Les Derniers jours du paradis restera donc un roman mineur dans la bibliographie de Robert Charles Wilson. Le scénario idéal pour une série télé fauchée ou à la limite un blockbuster, avec moult explosions et fusillades. Le parfait programme pour s’empiffrer de pop-corn.

derniers_jours_paradisLes Derniers jours du paradis (Burning Paradise, 2013) de Robert Charles Wilson – Éditions Denoël, collection Lunes d’encre, septembre 2014 (roman inédit traduit de l’anglais [Canada] par Gilles Goullet)

Island Groenland Vinland

À quoi sert un blog ? J’ai beau formuler la question de toutes les façons possibles, j’en viens toujours à la même réponse : à parler de soi.
Dont acte.
Vous ai-je entretenu de ma passion déviante pour l’aventure viking ? La faute à Kirk Douglas et à Tony Curtis, les deux principaux acteurs du film hollywoodien Les Vikings. Ah ! Le son du cor au fond du fjord…
Bref, le sujet m’intéresse au point de me faire acheter compulsivement tous les livres y touchant de près ou de loin. Et j’en ai acquis des belles merdes… Fort heureusement, avec Régis Boyer, je ne suis jamais déçu, et une fois de plus, la lecture de son essai sur le mouvement des Scandinaves vers l’ouest au Moyen Âge ne dément pas cette assertion.

Pour le néophyte, Régis Boyer me semble être une porte d’entrée idéale afin de découvrir l’univers et l’histoire des peuples du nord de l’Europe. Grand spécialiste du monde scandinave, le bonhomme a beaucoup écrit sur le sujet, participant ainsi au dévoilement d’une aventure souvent polluée par de nombreux lieux communs perclus d’affabulations. Il a également beaucoup contribué à la traduction de textes scandinaves méconnus, principalement des sagas.
La présente étude a le mérite d’être synthétique et courte. Elle s’intéresse en particulier au mouvement des Vikings vers l’ouest, faisant le point sur notre connaissance de ces migrations qui déboucha sur les colonisations de l’Islande, du Groenland et sur la découverte probable de l’Amérique du nord par les Islandais. Car contrairement à ce que l’on pense, la question ne fait pas consensus. Régis Boyer lui-même est persuadé de cette découverte, même s’il reconnaît qu’il n’existe aucune certitude absolue.

Quid de l’organisation de l’ouvrage ?
L’historien commence par rappeler le contexte de ce déplacement vers l’ouest. À ses yeux, cette migration s’inscrit dans le cadre d’une instabilité séculaire – les peuples du Nord bougent beaucoup et très tôt – culminant vers les IXe et Xe siècles. S’il s’intéresse ici au mouvement vers l’ouest, Régis Boyer ne juge pas le mouvement vers l’est moins important. Bien au contraire, il rappelle que celui-ci s’avérait un pari beaucoup plus risqué à l’époque, les Scandinaves s’aventurant en terre habitée et faisant face à des conditions naturelles bien plus hostiles. Pour se faire une place dans un tel cadre, ils ont usé d’autres méthodes, allant jusqu’à se rendre indispensables auprès des autochtones. On pense immédiatement à leur rôle dans la fondation des États russes. Mais revenons au mouvement vers l’ouest.
Le plan de l’étude de l’historien reprend l’ordre chronologique de cette expansion. Peuples aventureux, les Scandinaves ont franchi très tôt l’espace de la Mer du Nord. Shetlands, Orcades, Feroë – seule terre au peuplement exclusivement scandinave – puis Islande. Leur mouvement participe aux relations existant entre les peuples du nord de l’Europe. Lorsqu’ils arrivent en Islande, le pays est déjà habité par des moines irlandais à la recherche d’une retraite. Même s’ils les chassent aussitôt de leurs ermitages, la culture celtique restera toujours prégnante, pour ainsi dire emmenée dans leurs bagages avec les esclaves et les concubines. Le miracle islandais apparaît donc comme le fruit d’interrelations fructueuses entre Celtes et Scandinaves, relations aboutissant à une vraie éclosion littéraire au XIIe siècle.
Ayant rappelé ces éléments fondamentaux, Régis Boyer réfute ensuite l’hypothèse faisant de l’Islande une des premières démocraties d’Europe. On est bien plus près d’une oligarchie ploutocratique. Pour appuyer son propos, l’historien dresse un portrait rapide et éclairant du fonctionnement du gouvernement islandais. Une bonne introduction avant d’aborder des essais plus pointus.
Si l’Islande reste dans le giron de l’Histoire, on entre sur le terrain de la conjecture avec les établissements du Groenland et du Vinland, les sources à notre disposition n’étant pas du tout sûres… Heureusement, il reste des vestiges archéologiques pour confirmer la colonisation du Groenland. Des ruines n’expliquant cependant pas la disparition des Groenlandais. Certes, les hypothèses ne manquent pas, Jared Diamond en explore une parmi d’autres dans son essai Effondrement. Régis Boyer se cantonne à en dresser la liste tout en soulignant l’incertitude qui prévaut encore.
De telles traces n’existent même pas pour le Vinland. À l’exception des fouilles effectuées sur le site de L’Anse-aux-Meadows, seul témoignage archéologique digne d’intérêt mais étant loin de faire l’unanimité, le récit de la colonisation du Vinland dépend principalement de trois courtes sagas, sources de seconde main, de surcroît contradictoires. Régis Boyer fait le point sur la question, en sollicitant les diverses disciplines concernées : archéologie, philologie, ethnologie, géographie, et en usant de précautions, les textes eux-mêmes. Pointant les ressemblances existant entre les sagas et les légendes celtiques, il avance pour conclure une hypothèse assez intéressante. Et si le récit de la découverte de l’Amérique n’était qu’une adaptation islandaise des Insuloe Fortunatoe ?

Au final, Island Groenland Vinland est un ouvrage de vulgarisation très pratique. Sans doute un peu cher (12,90 euros pour 108 pages), il apparaît toutefois comme un outil idéal pour aborder la question des migrations scandinaves vers l’Ouest.

IslandIsland Groenland VinlandEssai sur le mouvement des Scandinaves vers l’ouest au Moyen Âge de Régis Boyer, Editions arkhê, 2011

Complications

Récompensé par un Grand Prix de l’Imaginaire, Complications n’est pas un recueil dont on parle aisément. À vrai dire, peut-on encore parler de recueil pour un ouvrage dont le contenu dépasse la simple somme de ses parties ?
Pas vraiment adepte des prix littéraires, le consensus n’ayant pas forcément que des qualités, j’ai longtemps reporté sa lecture. D’abord perplexe, du moins le temps de lire la première nouvelle, me voici désormais conquis par un ouvrage ouvrant des perspectives vertigineuses et dont le ton n’est pas sans évoquer un certain Christopher Priest.

« Un profane comme vous aurait tendance à envisager le temps comme un fil unique, un continuum ininterrompu reliant tous les événements passés comme des perles sur un collier. Nous sommes en train de découvrir que le temps n’est pas comme cela. C’est une masse informe, un fourre-tout à base d’Histoire. La chronostase vous donnerait peut-être accès à ce que vous croyez être le passé, mais ce ne serait pas le passé dont vous vous souvenez. Vous ne seriez pas la même personne et votre femme non plus. Il est probable que vous ne vous reconnaîtriez pas, et même si vous y parveniez, il n’y aurait guère de chances que vous ayez conservé le souvenir d’une histoire partagée. Ce serait comme l’impression qu’on a lorsqu’on rencontre quelqu’un dans une soirée et qu’on n’arrive pas à se rappeler son nom. On sait qu’on connaît cette personne, qu’on l’a déjà vue quelque part, mais on n’arrive pas à se souvenir où. »

À l’instar de l’horlogerie où elles permettent à une montre ou une pendule de donner autre chose que l’heure, les Complications de Nina Allan ne se contentent pas de décliner six histoires réunies autour d’une même thématique. Traversant cinq récits, les incarnations successives de Martin Newland entrent en résonance, impulsant par leurs actions une certaine dose d’instabilité. Personnage fictif d’un roman (on goûtera à la mise en abyme), Martin devient le narrateur des quatre histoires suivantes. « Le Char ailé du temps » le confronte à la mort cruelle de sa sœur Dora dont il est devenu l’amant juste avant son trépas. Puis dans « Gardien de mon frère », hanté par le fantôme de son frère aîné, il découvre le secret de sa naissance au cours d’une réunion de famille. « Le Vent d’argent », le voit ensuite vivre dans une Angleterre dystopique où l’armée traque les étrangers et les nains (?). N’étant pas parvenu à surmonter le décès de son épouse Dora (vous suivez toujours ?), il espère remonter le temps pour la retrouver. Et ceci continue avec « À Rebours » où, une nouvelle fois touché par la mort de sa sœur chérie, il doit faire face à un paradoxe temporel.

Au rythme des aiguilles de différentes montres, des dispositifs transtemporels devrait-on plutôt dire, Nina Allan brouille les repères et, à mesure que l’on s’enfonce dans son recueil, distille une atmosphère d’incertitude hantée de récurrences familières. Par touches subtiles, dans un registre autre que celui de l’illusion ou du rêve, elle lamine la conception commune de l’écoulement du temps, celle qui prévaut dans la littérature classique.
On est ainsi happé progressivement par une narration semblant calquer ses effets sur les principes de la physique quantique. Les fluctuations du flux de causalité induisent des variantes dans la distribution des personnages peuplant leur mémoire d’empreintes fantomatiques et des réminiscences d’une conscience résiduelle. Elles modifient leurs liens de parenté, d’amitié et le contexte qui les environne. Cependant, plus que le phénomène physique en lui-même, ce sont ses effets sur l’individu, sur sa psyché, sa mémoire et son identité qui figurent au cœur des préoccupation de Complications.
Qui n’a pas rêvé un jour de figer le temps pour vivre éternellement un instant de son passé comme sur la pellicule d’une photo ? Qui n’a pas souhaité remonter le temps jusqu’à un moment clé de son existence pour en goûter à nouveau toute la satisfaction ? Complications traduit l’impossibilité à le faire et l’irréversibilité du temps qui passe. Le recueil semble dire que dans un univers incertain, seule la sincérité des sentiments semblent pérenne, même si cela paraît une bien faible consolation.

Bref, je n’ai pas perdu mon temps à lire ce recueil qui rejoint immédiatement mes coups de cœur.

Complications-de-Nina-AllanComplications (The Silver Wing, 2011) de Nina Allan – Éditions Tristram, 2013 (recueil traduit de l’anglais par Bernard Sigaud)

L’été des noyés

« Les gens comme Kyrre Optahl, et peut-être aussi Ryvold, à sa manière, restaient ou choisissaient de vivre ici parce qu’ils savaient qu’ici, seules duraient les histoires. Les histoires, et le territoire d’où elles venaient. Si différents qu’ils se croient l’un de l’autre, ces deux solitaires ne se seraient pas seulement entendus sur le fait qu’il n’y a que les histoires et que tout le reste n’est qu’illusion, ils auraient aussi affirmé, comme Ryvold le fit un jour devant l’assemblée des prétendants, un samedi matin, que les histoires individuelles, les vies distinctes que nous pensons vivre et les récits que nous en faisons, sont continuellement inclus dans une plus vaste narration qui n’appartient à personne en particulier et englobe non seulement tout ce qui se passe, mais tout ce qui aurait pu être. »

Liv se remémore l’été où l’on a retrouvé les frères Sigfridson, noyés dans le détroit de Malangen. Une mort inexpliquée venue s’ajouter aux nombreuses légendes de la région. À cette époque, elle vivait avec sa mère Angelika dans une maison isolée sur une île située au nord du Cercle polaire arctique. Elle avait dix huit ans et ne savait quoi faire de son avenir. Entre l’indifférence de sa mère, venue ici pour la solitude des lieux et cette lumière si particulière l’été, au moment des nuits blanches, et l’amitié paternelle de Kyrre Opthal, l’homme à tout faire et le seul voisin de la maisonnée, Liv s’était bâti sa propre image du monde, loin de la fraternité bruyante des autres adolescents, un monde dans lequel elle se sentait comme absente.
Dix années plus tard, un sentiment d’urgence l’étreint désormais. Elle sent que le moment est venu de raconter sa propre version de l’histoire de la mort des frères Sigfridson, de dévoiler la vision dont elle a été le témoin et qui depuis la hante au point de lui faire dessiner inlassablement des cartes. Des cartes détaillées englobant l’univers visible jusqu’au moindre galet ou caillou et l’invisible, celui des histoires et légendes. Car, au cœur des nuits de l’été arctique, elle sait que le soleil de minuit confère aux couleurs des nuances surnaturelles donnant de la substance aux mythes dont il convient de délimiter le territoire de crainte qu’ils ne reviennent revendiquer leur droit d’exister.

Parfois, souvent devrais-je même avouer, je ne sais que dire d’un roman sans en affadir la prose ou le propos. Loin de renoncer, il me faut pourtant coucher sur l’écran les impressions suscitées par sa lecture, au moins pour tenter de mettre en mots le sentiment diffus qui me taraude. Celui d’avoir lu un livre important sans réussir toujours à en appréhender la raison. Le nouveau roman de John Burnside entre dans cette catégorie.
De l’auteur écossais, La Maison muette m’avait profondément marqué. Le récit de cette expérience perverse menée par un père sur ses enfants m’avait glacé. Je me rappelle encore de l’écriture au scalpel, écartant tout affect et tout sentiment humain.
L’argument de départ de L’été des noyés ressort du genre policier. La quatrième de couverture évoque d’ailleurs le registre du thriller. Évitons immédiatement tout malentendu, si l’on frémit à la lecture du roman de John Burnside, ce n’est pas parce qu’il nous bombarde de cliffhangers ou parce qu’il égraine une longue liste de crimes atroces commis par un être monstrueux. Ce n’est pas non plus parce qu’il dévoile les arcanes d’une organisation secrète dont les agissements font ou défont l’Histoire. Bien au contraire, le frémissement se rapproche ici davantage de celui provoqué par une tension psychologique insoutenable, celle que l’on retrouve dans le fantastique, genre avec lequel flirte ce roman.

D’entrée de jeu, l’auteur écossais tisse une atmosphère lourde de sous-entendus, de faits étranges, voire surnaturels, dont le narrateur, la jeune Liv, nous fait le récit rétrospectif. Mais, au lieu de se concentrer tout de suite sur l’événement incompréhensible et terrifiant dont elle a été le témoin, la jeune fille prend son temps pour poser le cadre de sa solitude, décrivant les paysages déserts environnant sa maison, ses relations particulières avec sa mère et une vie sociale réduite à la fréquentation d’un vieil homme, que d’aucuns considèrent comme un original. Bref, le parfait remède contre la lecture aux yeux d’un adepte de thriller épileptique.
Et pourtant, peu-à-peu, j’ai lâché prise, succombant à la prose de l’auteur, à l’atmosphère si singulière qu’il met en place et à son propos. Car, au-delà du thriller, L’été des noyés me semble être un roman sur l’illusion et la réalité, sur l’art de dire le monde ou de le peindre dans toute sa complexité sans en oublier une seule part ou nuance. Autant dire, une tâche vouée à l’échec, mais un échec magnifique.
Même si la narration peut paraître difficile, L’été des noyés mérite que l’on persévère dans ses efforts. John Burnside nous immerge au cœur des paysages et des mystères du grand Nord norvégien. Il en fait ressentir toutes les odeurs, les couleurs et les sons, conférant à ses descriptions une poésie brute, pour ne pas dire primitive. Sous sa plume, le temps s’étire au point de ne plus exister, à l’image des nuits blanches de l’été arctique propices aux illusions et aux mythes, et qui favorisent le sentiment d’angoisse étreignant Liv et le lecteur. Accompagnant la jeune fille dans son cheminement mental, on s’interroge sur la faculté des conteurs à dévoiler la part obscure du monde, cet irrationnel bien vivant au cœur des mythes et légendes.

Bref, vous l’aurez compris, parmi les romans de la rentrée littéraire, L’été des noyés vient de conquérir une place de choix dans mon panthéon personnel.

ete-des-noyes-burnsideL’été des noyés (A Summer of Drowning, 2012) de John Burnside – Éditions Métailié, septembre 2014 (roman inédit traduit de l’anglais [Écosse] par Catherine Richard)

La Fin – Allemagne 1944-1945

« Mieux vaut une fin dans l’horreur qu’une horreur sans fin. »

Bien connu pour ses travaux sur Hitler et le nazisme, l’historien britannique Ian Kershaw s’attaque avec ce solide essai à un des faits les plus incompréhensibles de la Seconde Guerre mondiale, du moins à nos yeux contemporains d’Européens ayant vécu dans la paix et le confort depuis près de 70 ans. Alors que les signes annonciateurs de la défaite semblaient incontestables dès le mois de juillet 1944, pourquoi l’Allemagne a-t-elle poursuivi le combat jusqu’à l’anéantissement presque total ? Pourquoi la population et les soldats ne se sont-ils pas révoltés, chassant Hitler et ses fidèles du pouvoir ? À ses questions, Ian Kershaw tente de répondre, et s’il n’a pas la prétention d’épuiser le sujet ou de lui apporter un terme définitif, il s’approche au plus près de ce qui semble être à ses yeux le faisceau de causes probables de cette autodestruction.

« A un moment donné au cours d’un conflit, un pays vaincu se résout presque toujours à capituler. »

Pourquoi l’Allemagne nazie n’a-t-elle pas choisie cette option ? La question embrasse un vaste domaine englobant à la fois les structures nazies et les mentalités allemandes. Elle embrasse aussi sans doute une part d’indicible relevant du champ de la psychologie individuelle. Bref, il n’est pas aisé d’appréhender exactement les raisons d’un destin aussi funeste.
En optant pour une approche narrative et chronologique, Ian Kershaw nous fait le récit d’un drame. La tragédie d’un peuple dévoué à son führer, que la propagande, la terreur et les victoires irrésistibles du début de la guerre ont porté à croire qu’il était appelé à dominer le monde.

Après le débarquement en Normandie, alors que l’Armée rouge s’apprête à achever la reconquête de ses territoires perdus, menaçant désormais directement le Reich et ses alliés de l’Est, les Alliés commencent à entrevoir la victoire. Pourtant, l’Allemagne n’envisage pas un instant de négocier la paix. Bien au contraire, les dirigeants nazis nourrissent l’espoir de faire durer le conflit coûte que coûte, espérant l’explosion de l’alliance contre-nature des États-Unis et de l’URSS. C’est cet espoir qui motive von Stauffenberg et ses complices lorsqu’ils fomentent l’attentat contre Hitler. Mais, celui-ci échappe miraculeusement à la bombe censée le tuer. Cet événement conduit le dictateur à adopter une politique de guerre totale, conforté en-cela par l’exigence de capitulation sans condition des Alliés. En Allemagne, il n’existe désormais plus qu’une seule alternative : tenir ou mourir. L’attentat resserre également pour un temps les liens entre le führer et la population, renforçant l’emprise de son charisme sur les habitants. Il soude les Allemands autour de l’idée d’un redressement toujours possible. Des armes miracles seraient sur le point d’être utilisées pour redonner l’avantage à la Wehrmach et à la Luftwaffe. En attendant, on puise dans les réserves humaines, retirant de l’industrie, des transports, de l’administration, de la Marine de quoi former une armée de remplacement. On mobilise le peuple, accouchant d’un Volksturm dont l’efficacité éventuelle ne trompe personne. On rationne, on réquisitionne, on déploie des trésors d’invention pour faire fonctionner l’industrie de guerre malgré les bombardements, bref on taille dans le vif, sur la bête, pour entretenir l’illusion.
L’action de von Stauffenberg fournit enfin le prétexte pour épurer la Wehrmach de ses éléments les plus douteux au regard du régime, scellant en quelque sorte le destin de l’Allemagne.

Mais tout cela ne dure pas, car lorsque le front s’effondre en Normandie et lorsque l’invasion survient à l’Est, le désespoir cède la place à un fatalisme teinté de peur. Une peur entretenue par les bombardements massifs, les témoignages sur les viols et les massacres perpétrés par l’armée Rouge en Prusse orientale et en Pologne. Officiellement, il n’est plus question d’enrayer l’invasion, mais de mourir fièrement pour l’Allemagne, si possible en emportant avec soi autant d’ennemis que possible. Les catastrophes s’enchaînent et engagent le pays dans une spirale d’autodestruction. Car, loin de se résigner, Hitler et les nazis les plus fanatiques multiplient les actes de répression, préconisant même un politique de terre brûlée. Le régime s’enfonce dans les atrocités, retournant sa pratique répressive contre sa propre population. On traque les soldats déserteurs, on élimine les défaitistes. On pend, on décapite, on fusille, le plus souvent sans procès ou après une parodie de justice. On se venge, on solde les comptes. Les opposants sont exécutés car ils ne doivent pas survivre pour assister à la déconfiture du nazisme. Mais, on n’oublie pas de sauver sa peau. Rares sont les dirigeants nazis qui ne cherchent pas une échappatoire, abandonnant leur poste lorsque l’ennemi arrive, au grand dam de la population laissée à sa merci. Sur ce point, les Allemands ne se font d’ailleurs guère d’illusion. Ils connaissent les crimes de guerre commis par la Wehrmach en Russie. Ils s’attendent donc à vivre la même chose.
Face à l’avancée des Soviétiques, le Reich est assailli par les réfugiés, du moins ceux qui sont parvenus à fuir. Face à leur afflux, le chacun pour soi prévaut au détriment de la solidarité nationale.
Bien entendu, le désastre n’épargne pas les déportés, contraints de rejoindre leur nouveau lieu d’internement à marche forcée (les fameuses « Marches de la mort ») sous les yeux de la population allemande sans que celle-ci ne semble compatir à leur calvaire. L’endoctrinement, à grand renfort de stéréotypes raciaux, et la diabolisation orchestrée par les nazis semblent responsables de ce fait. Mais, les Allemands estiment surtout être les seules victimes de la folie d’Hitler et de ses sbires, excluant de leur communauté les vraies victimes du nazisme. Et puis, pourquoi risquer sa peau pour des êtres déshumanisés auxquels on ne s’identifie pas ?

Avec l’implosion du régime, durant le mois d’avril et au début de mai 1945, on atteint le summum de l’absurdité criminelle. On assiste à une atomisation de l’État où le moindre subalterne, garde, SS, membre du Volksturm, devient le détenteur de l’autorité publique appliquant les ultimes directives meurtrières du gouvernement.

« Si seulement le nazisme n’avait pas été à ce point dépravé ! En soi, c’était ce qu’il fallait au peuple allemand. »

Ian Kershaw ne fait l’impasse sur aucun aspect de cette tragédie morbide à laquelle seule la mort d’Hitler apporte un terme. Foisonnant, érudit et passionnant, l’essai de l’auteur britannique provoque le malaise. Plus que le nombre écrasant de morts ou que la description des destructions, des souffrances vécues par la population, les soldats et les déportés, c’est la résolution des dirigeants nazis à obéir aveuglément à Hitler afin d’accomplir sa volonté d’annihilation et le fatalisme autodestructeur de la population qui désespère et accable.

« Parmi toute les raisons expliquant que l’Allemagne ait pu et voulu combattre jusqu’à la fin, ces structures du pouvoir et les mentalités sous-jacentes sont les plus fondamentales. Tous les autres facteurs – le soutien persistant de la base à Hitler, la férocité de l’appareil de terreur, la domination accrue du Parti, le rôle éminent joué par le quadriumvirat Bormann, Goebbels, Himmler et Speer, l’« intégration négative » produite par la peur d’une occupation bolchevique ou l’empressement indéfectible des hauts fonctionnaires et des chefs militaires à continuer d’accomplir leur devoir quand tout était manifestement perdu – étaient, en fin de compte, subordonnés à la manière dont était structuré le régime charismatique du Führer et à son mode de fonctionnement dans sa phase d’agonie. Paradoxalement, ce n’était plus qu’un pouvoir charismatique sans charisme. L’attrait charismatique de Hitler auprès des masses s’était de longue date dissous, mais les mentalités et les structures de son pouvoir charismatique perdurèrent jusqu’à sa mort dans le bunker. »

La_FinLa Fin – Allemagne 1944-1945 (The End – Hitler’s Germany, 1944-1945) de Ian Kershaw – Réédition Points/histoire, mai 2014

Un Chien dans la soupe

Roman au titre imagé et improbable que l’on pourrait restituer en français par une expression du genre « une couille dans le potage », Un Chien dans la soupe mérite bien son statut d’histoire barje et amusante. Encore qu’ici l’humour flirte très souvent avec le drame conférant à l’ensemble une tonalité touchante.
De Stephen Dobyns, Jean-Bernard Pouy (que ces mânes parfument la brise printanière ad vitam aeternam) dit qu’il a écrit un roman hilarant, dérangeant et pourtant passé pratiquement inaperçu. La mention de ce titre n’est en tout cas pas tombée dans l’œil d’un sourd (je mélange les expressions si je veux), pour preuve cet article. Et c’est le moins que l’on puisse faire pour rendre hommage à un auteur qui, depuis, du moins dans l’Hexagone, a basculé du côté obscur du polar, à savoir le thriller (que personnellement je conchie).
Mais, revenons à notre Chien dans la soupe.

Jeune homme sans véritable attrait, Michael Latchmer vit et travaille à New York. Débarqué de sa province depuis peu, il ne connaît pas grand monde, du moins en dehors de ses colocataires et collègues de bureau. Aussi, lorsqu’il est invité par Sarah Hugues, une jeune femme qu’il lorgne au club de culture physique, il nourrit quelques espoirs quant à son avenir sentimental. De cet argument de départ, somme toute classique, découle une histoire abracadabrante.
En effet, la donzelle se révèle rapidement très dévergondée. Elle ne cesse d’asticoter Latchmer avec la main articulée qu’elle porte en guise de prothèse sur son membre amputé et lui chuchote des propositions indécentes entre deux portes. Rien de trop direct toutefois, car le couple n’est pas seul. Sarah habite dans un appartement en compagnie de sa vieille mère et de Jasper, un vieux chien à la robe rouge assez remarquable. Mais voilà, le chien meurt subitement et Latchmer se voit chargé de son cadavre avec pour mission de l’enterrer à la campagne. Autant dire une tache quasi impossible à réaliser en début de soirée en plein centre de New York. Débarqué sur le trottoir, les bras encombrés du clebs mort empaqueté dans un sac plastique, Latchmer cherche un taxi. Il hèle un véhicule dont le conducteur, un immigré haïtien, le convainc de vendre le cadavre. On est à New York, ici. Les gens achètent n’importe quoi dit-il. Et voilà Latchmer en route pour un périple nocturne baroque, le pied au plancher, avec maintes rencontres bizarres et moult révélations sur lui-même.

On n’en dira pas davantage sur une intrigue à la fois drolatique et dramatique qui envoie de surcroît valdinguer les convenances et se complait dans une tonalité absurde de bon aloi. De toute façon, on serait bien en mal de la résumer tant les épisodes saugrenus se succèdent avec nonchalance et naturel dans un crescendo « énaurme » pour aboutir à un dénouement qui en laissera plus d’un, la bouche béante.
Que l’éventuel lecteur sache toutefois qu’au-delà de la dinguerie de l’histoire, Dobyns livre une satire irrésistible du conformisme américain, de son esprit faussement libéral, tous deux sources de nombreuses rancœurs, aigreurs et autres frustrations. Enfin, la virée nocturne de Latchmer fournit au jeune homme l’occasion de surmonter un sentiment de culpabilité tenace le hantant depuis son enfance.

Bref, vous comprendrez aisément en me lisant que je me suis bien amusé à lire ce roman. Et pourtant, j’ai horreur des chiens.

un-chien-dans-la-soupeUn Chien dans la soupe (Cold Dog Soup, 1985) de Stephen Dobyns – Ed. Gallimard, coll. « La Noire », 1993 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Philippe Rouard) – Réédition Folio « Policier »

Le Portrait de Madame Charbuque

On ne lit plus guère Jeffrey Ford dans nos contrées. C’est bien dommage. La faute à pas de chance et à l’absence d’un public suffisant. Pourtant, l’auteur américain a écrit quelques romans atypiques méritant plus qu’un coup d’œil, et ne parlons même pas de ses nouvelles (compulsez les sommaires de la revue Fiction et de ses confrères).
Allez, comme j’ai envie de me faire mal, ressuscitons une antédiluvienne chronique, histoire d’attirer le chaland.

« A mon plus grand désarroi, Mme Reed prit place pendant toute la soirée sous son nouveau portrait ou de part et d’autre de celui-ci. Pour cette occasion, elle arborait la robe noire et la rivière de diamants que je l’avais priée de porter quand elle posait pour moi. La situation était telle que l’on ne pouvait s’empêcher d’établir des comparaisons entre l’œuvre de Dieu et la mienne propre. J’ose dire que l’on trouva l’original du Tout-Puissant assez faible par rapport à la vision picturale que j’en proposais. »

Le monde est ainsi fait. Il lui faut des étiquettes, des panneaux indicateurs, des balises pour le guider dans ses choix. Pas de temps à perdre. Pourtant, parfois, je devrais même dire souvent, il faut le prendre ce temps qui file. À bras le corps même. Il faut fureter, lire ou écouter les avis d’autrui, raisonner par affinités, jouer le jeu de la tentation avec l’objet livre et le laisser se faire désirer. Puis, le moment venu, il ne faut pas hésiter et se laisser ravir.
Les moments de communion avec un auteur et son univers sont suffisamment rares pour qu’on les gâche. J’ai même la prétention de croire qu’avec le temps, ils gagnent en intensité car la pratique procure des joies toujours plus fortes.
« La littérature est une des rares promesses de bonheur que tient la vie. » affirmait un célèbre écrivain. Avis aux connaisseurs
Avec Le Portrait de Madame Charbuque, le bonheur se trouve au rendez-vous, croyez-moi. Jeffrey Ford n’est pas à franchement parler une célébrité. Il peut s’enorgueillir de la parution en France de quelques romans de science-fiction assez singuliers et d’une poignée de nouvelles dans Galaxies (l’ancienne formule), Bifrost et Fiction. Malheureusement, il ne semble pas porté par un mouvement de foule inexorable, le lectorat n’entrant pas vraiment en émulsion à la seule mention de son nom. (Un fait confirmé à la date de cet article)
Prenant mon temps (voir ci-dessus), j’ai attendu l’instant où le roman me ravirait à mes autres préoccupations. Et une fois fait, je me suis trouvé happé dans une bulle de pur bonheur qui ne m’a relâché qu’une fois la dernière page tournée..

« La première leçon est que tout portrait est, d’une certaine façon, un autoportrait, de même que tout autoportrait est un portrait. »

En cette fin du 19e siècle, le peintre Piambo est adulé par la bonne société new-yorkaise dont les membres s’arrachent ses talents de portraitiste. Avec cynisme, l’artiste reconnaît que cette adulation lui procure aisance et confort. Mais, en son for intérieur, il sent que les sollicitations diverses deviennent une servitude le détournant de la réalisation du chef-d’œuvre de sa vie. Car, à ses yeux, la véritable vocation de l’art consiste à révéler l’indicible.
Bien qu’il s’en défende, Piambio se sent condamné à l’affadissement inexorable de son talent et à l’embourgeoisement où le guette le conformisme. Mais en même temps, peut-il renoncer à sa condition de peintre à la mode ? La réponse à ce dilemme s’esquisse lorsqu’un commanditaire mystérieux se présente à lui pour lui proposer un défi : réaliser le portrait le plus ressemblant possible d’une femme qu’il ne verra jamais : Madame Charbuque.

« Je ne reviendrai au monde que le jour où l’on identifiera totalement mon aspect extérieur à mon moi intérieur, l’un étant aussi important que l’autre. »

Au fil des séances s’établit ainsi entre le commanditaire, à l’abri derrière son paravent, et le peintre désemparé, une relation intense et quasi charnelle. Désemparé, l’adjectif convient idéalement car Piambo découvre rapidement qu’il n’est pas le maître. La présence invisible de Madame Charbuque domine leur relation. Bien que l’artiste lui pose les questions, elle mène la conversation à sa guise. Par touche progressive et régulière, par couche successive, elle apporte les éléments de sa biographie sensés inspirer le peintre. Elle devient sa muse et s’amuse cruellement de sa déconvenue. Retranchée à l’abri de l’intangible forteresse de son paravent, elle plonge dans son passé afin de laisser infuser peu à peu son moi profond et ainsi permettre à Piambo d’en restituer une image fidèle. Curieuse démarche pour une femme qui jusqu’à présent, ne s’était penchée que sur le futur, usant de son don de divination afin de délivrer des prédictions sibyllines.
Au fil des séances, l’univers intime de Piambo se délite et son talent le déserte. De muse en pythie, Madame Charbuque se mue alors en Parque et le lecteur s’interroge sur son véritable dessein ? Est-elle un être angélique ou une créature démoniaque ? Ne se prénomme-t-elle pas d’ailleurs Lucière… Circée, Morgane, Lilith, on perd le compte de ces femmes ayant enlacé les hommes pour mieux les étouffer. Qu’attendre d’autre « dans un univers régi par les hommes, où l’aspect d’une femme est plus important que son caractère moral. »

Avec une grande élégance et un style admirable, Jeffrey Ford multiplie les allusions à la littérature fantastique classique. Il entretient le trouble rehaussant l’histoire de cette relation particulière avec l’évocation d’Oscar Wilde et de Robert-Louis Stevenson. À cette première intrigue vient se mêler progressivement une autre, d’une nature plus policière. Fort heureusement, ni l’une ni l’autre ne se parasitent. Au contraire, elle entrent en synergie et renforcent l’envoûtement littéraire auquel préside diaboliquement l’auteur.

charbuqueLe Portrait de Madame Charbuque (The Portrait of Mrs. Charbuque, 2002) de Jeffrey Ford – Édition Pygmalion, mars 2004 (Roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jacques Guiod, réédition en poche disponible)