Flingue sur fond musical

« Elle était là quand je me suis réveillé, je le jure. L’intuition. »

Conrad Metcalf n’aime pas que l’on empiète sur ses plates-bandes. Dans son domaine, c’est un as de l’investigation. Du moins, est-ce ainsi qu’il aime s’imaginer. Et, ce ne sont pas ses clients qui diront le contraire. Ils n’ont pas intérêt…
Metcalf ne nourrit aucune illusion. La société est un égout à ciel ouvert charriant des étrons humains. Les notables, les bourgeois ne valent guère mieux que la racaille. Tous des truands en costume !
Mais Metcalf a des principes. Lorsqu’on lui confie une affaire, il va jusqu’au bout. En vrai dur à cuire, il ne lâche pas le morceau. Et plus on lui met de bâtons dans les roues, plus l’enquête devient obscure, plus il se montre acharné. Telle est l’image qu’il se fait de son boulot d’inquisiteur privé.

« Malgré les deux ou trois couches de textile qui nous séparaient, je jure que je sentis ses mamelons me gratter les côtes comme des allumettes au soufre. »

On l’aura compris, avec Flingue sur fond musical Jonathan Lethem braconne sur les terres du roman noir américain. La référence à Chandler saute aux yeux de l’amateur. Elle est d’ailleurs assumée dès la dédicace.
Avec ce premier roman, Lethem ne se cantonne toutefois pas au pastiche. Il agglomère des ingrédients SF à son intrigue, accouchant d’une sorte d’hybride à la gouaille réjouissante, où abondent descriptions savoureuses, dialogues sarcastiques et situations croquignolesques.

« C’était une quinquagénaire avec de beaux restes, soit une trentenaire déjà faisandée. Je penchais plutôt pour la seconde hypothèse. »

L’omniprésence de l’humour semble en effet la caractéristique principale d’un récit lorgnant au moins autant sur Chandler que sur Dick. Lethem transpose les ressorts et les archétypes du polar dans un univers de Science-fiction. Truands, flics – pardon, inquisiteurs – véreux, femmes fatales et privés évoluent ainsi dans un cadre dystopique, une sorte d’État totalitaire droguant ses citoyens à l’Oubliol, substance en vente libre dans les pharmacies. De même, la radio diffuse des nouvelles musicales en lieu et place des informations, histoire d’apaiser les esprits (un procédé que l’on retrouve dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques). Et si jamais quelque fâcheux vient à perturber l’ordre, le bureau d’Inquisition s’empresse de lui retrancher quelques points de karma sur sa carte. Un avertissement pour le ramener à la raison. La congélation en guise de viatique pour les zéros karmiques.

« Quand j’avais choisi ce métier, j’avais cru bêtement que le jeu consistait à reconnaître un coupable dans une brochette d’innocents. En vérité, il s’agissait plutôt de repérer des innocents dans une foule de salopards. Et de les sauver si possible. »

Cependant, ce monde ne manque pas aussi de bizarreries et de zones d’ombre. Loin d’être lisse et policé, il donne plutôt l’impression d’une jungle sillonnée de prédateurs impitoyables. Grâce à une thérapie évolutive, les nourrissons et les animaux accèdent au statut de citoyens. Bébétêtes, le cigare au coin de la bouche, et kangourous armés, en imperméable mastic, arpentent les rues de la cité, alimentant la chronique du crime organisé et contribuant à la mauvaise réputation de certains bars. Les bourgeois peuvent s’offrir les services de domestiques animaux (et non le contraire), histoire de tenir propre leur maisonnée, et plus si affinité, nourrissant ainsi leurs penchants zoophiles refoulés.

Bref, Flingue sur fond musical s’avère une lecture fort sympathique. Un OLNI au phrasé joliment troussé, à l’intrigue certes archétypée, mais les références sont assumées. Un roman à lire le sourire aux lèvres, sans se forcer, tant le style de Jonathan Lethem est accrocheur.

flingue-sur-fond-musical-174962-250-400Flingue sur fond musical (Gun, with occasional music, 1994) de Jonathan Lethem – J’ai Lu, 1996 (roman inédit traduit de l’anglais [États-Unis] par Francis Kerline)

Fan Man

Les éditions Cambourakis viennent d’éditer L’ours est un écrivain comme les autres de William Kotzwinkle. Appréciant l’auteur plus que de raison, je profite de l’occasion pour remettre en ligne cette à peu près chronique d’un précédent titre, toujours chez Cambourakis. En attendant de publier d’autres chroniques de l’auteur, parce que vous voyez là, j’ai envie de lire et relire du Kotzwinkle. Plein !

Certains livres ne se racontent pas. Fan Man appartient sans aucun conteste à cette catégorie dont il est parfaitement vain d’essayer de résumer l’intrigue puisqu’elle tient, elle-même, sur un ticket de bus. Et à vrai dire, quel intérêt ?
Avec Fan Man, William Kotzwinkle nous narre les pérégrinations sans queue ni tête de Horse Badorties, un hippie clochardisé qui arpente les rues de New York. C’est drôle, c’est foutraque et c’est tout ce que l’on dira.
Du début à la fin, c’est Horse qui cause avec son phrasé oral imagé, ponctué de « mec » à tout bout de champ et de MAJUSCULES tonitruantes. Car comprenez bien, c’est Horse le héros de l’histoire. Il est cool et fume et consomme tout un tas de substances dont on ne soupçonnait même pas les vertus hallucinatoires.

En dépit des apparences, c’est un mec bien ce Horse. Il est amical, la preuve, il est toujours prêt à taper un brin de causette avec des inconnus rencontrés au détour d’une rue. Il est poli avec les minettes, même s’il a souvent une idée derrière la tête, genre une partie de jambes en l’air, histoire de vérifier si la gonzesse pourrait faire l’affaire comme choriste dans la Chorale de l’Amour. Ça, c’est son truc à Horse. Imaginez une vingtaine de jolies petites poupées, toutes équipées de ventilateurs portatifs à piles pour de simuler le rythme céleste. Ouais, c’est ça la chorale à Horse.
Le mec, il crèche dans un appartement qu’il squatte. Toujours à jouer à cache-cache avec le propio, mais il est cool Horse, et pas de malaise, il dispose d’un appartement de secours – c’est son voisin qui lui filé les clés – au cas où le proprio le mettrait à la porte comme un malpropre.
L’appartement de Horse s’apparente à un capharnaüm indescriptible. Un vrai marché aux puces – sans doute y en a-t-il d’ailleurs. D’aucuns diraient que c’est un dépotoir. On y trouve des trucs qu’il a ramassé ou chiné pendant ses vagabondages en ville. On n’imagine pas tout ce que les gens jettent et qui peut encore servir. Ça va d’une vieille sirène d’alerte aérienne au mécanisme de freinage d’une ancienne rame de métro. Rien que des trésors pour quelqu’un d’inventif. C’est vous dire si c’est un mec bien, Horse.

Bien sûr, il lui arrive d’avoir ses mauvais jours. Comme lorsqu’il scande durant toute la journée le mot andouille (un chapitre entier) afin de se purger. Et puis, il n’aime pas la musique portoricaine. Ça nuit à son karma, pour tout dire ça le déstabilise. Heureusement, il a sa casquette de l’Armée rouge impériale chinoise du commandant Duchmoll, avec ses épais cache-oreilles en fourrure. Rien de mieux pour absorber les stridulations néfastes du vacarme portoricain.
J’allais oublier, Horse n’aime pas se baigner. Il pense qu’on trouve dans l’eau tout un tas de trucs toxiques, des trucs dans lesquels il ne souhaite pas se tremper. C’est un peu sa psychose à Horse. Mais globalement, on peut dire que Horse est le genre de type sociable à qui la vie ne pose aucun problème existentiel.
Un mec bien, on vous dit.

fan_manFan Man de William Kotzwinkle (The Fan Man, 1974) – éditions Cambourakis, 2008 (Roman inédit traduit de l’anglais [États-Unis] par Nicolas Richard)

Wild Cards

Je déteste Game of Thrones. C’est un fait sur lequel je me suis répandu à de multiples reprises sur ce blog. Je concède pourtant que le succès de cette série et de son adaptation télévisée m’a permis d’approfondir le reste de l’œuvre de son auteur, George R.R. Martin. De nombreux éditeurs s’en sont d’ailleurs faits les pourvoyeurs lors de mes déambulations en librairie, pour le meilleur, mais également pour le pire. Ne parlons d’ailleurs pas des éditions ActuSF où désormais on nous fourgue du fond de tiroir, quand on ne recycle pas les mêmes textes dans deux recueils différents. Bref, tout ce que touche l’auteur américain semble bien se transformer en or.

Parmi les nombreuses rééditions et autres joyeusetés, Wild Cards fait certes figure de nouveauté. Mais, une nouveauté datant des années 1980…
Dans la postface, George R.R. Martin rappelle que cette œuvre collective plonge ses racines dans un jeu de rôle appelé SuperWorld. Consacrant énormément de temps à imaginer des scénarii et des personnages pour y jouer, l’auteur américain s’est demandé s’il ne pouvait pas tirer de ce loisir quelques dollars. Et comme le plaisir découlait des interactions avec les autres membres de son cercle de jeu, il a décidé d’en partager l’écriture avec d’autres auteurs.
La franchise Wild Cards avoisine désormais les vingt titres, romans et recueils y compris. Un corpus d’histoires auxquelles s’ajoutent des comics et… un jeu de rôle (étonnant, non ?).

Devant un tel succès, on reste méfiant d’autant plus que l’argument de départ peut susciter chez l’esprit cartésien un frémissement d’effroi ou un gloussement nerveux. Mais bon, passons. Après tout, Wild Cards ne déroge pas dans une production populaire ne cherchant qu’à divertir. Sur ce point, on est particulièrement gâté, comme on va le voir.

Suite à la diffusion dans l’atmosphère d’un xénovirus, une bonne partie de l’humanité est victime de mutations génétiques. Lorsqu’il ne provoque pas la mort du sujet exposé, le virus réécrit son code génétique. Les chanceux deviennent des As, des êtres humains dotés de super-pouvoirs. Pour les malchanceux, les Jockers qui ont tiré la mauvaise carte de la redistribution génétique, il ne reste plus qu’à rejoindre les cohortes de monstres condamnés à l’exclusion, au harcèlement et au mépris de tous.
Le Docteur Tachyon, la Tortue, Cyclone, le Hurleur, Fortunato, le Roi Lézard, Radical, les Exotiques au Service de la Démocratie et bien d’autres deviennent la cible des « naturels » les plus rétrogrades, suscitant l’admiration ou la crainte du commun des mortels. Et pendant que ces surhommes tiennent le haut de l’affiche, pour leur bonheur ou leur malheur, les réprouvés survivent dans les bas-fonds de New York, au cœur du ghetto de Jockertown. Car, si la vie de la plupart des mutants change complètement, l’instinct de domination, l’appât du pouvoir ou du gain restent des constantes universelles. Qui protègera l’humanité des surhommes ? Quis custodiet ipsos custodes?

Paru chez « Nouveaux Millénaires », le premier volume des Wild Cards pose le cadre de cet univers partagé. Dans la postface, George R.R. Martin revient sur sa genèse indiquant au passage qu’il n’était pas prévu de commencer au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La faute en incombe à Howard Waldrop dont la nouvelle « Trente minutes sur Broadway ! », un tantinet laborieuse à mon goût, relate l’événement fondateur de cet univers. D’un certain point de vue, ce récit s’avère malin. Il introduit un changement de génération, les héros de serials de l’avant-guerre cédant la place aux super-héros et super-vilains des comics. Mais, si leur forme change, les archétypes restent gravés dans le marbre, passant par-dessus les modes.

La grande force du recueil repose sur sa cohérence, une qualité renforcée par les courts interludes contextuels et les appendices informatifs qui forment comme une sorte de guide de lecture. Le procédé confère à l’univers partagé une profondeur historique. Le monde des Wild Cards propose en effet une lecture décalée de l’Histoire américaine depuis 1945. La Guerre froide, la chasse aux sorcières, l’assassinat de Kennedy, la guerre du Vietnam, la contre-culture, les émeutes raciales des années 1970… Le déroulé des faits ne diffère pas de celui de notre histoire. On ressent même une impression de familiarité en lisant cette uchronie où les super-héros n’opèrent finalement qu’à la marge de la continuité historique.
Chaque nouvelle se focalise sur un as ou un jocker exploitant les potentialité de son talent ou de son défaut dans des registres aussi différents que ceux du thriller, du récit policier, d’horreur ou d’espionnage. Les différents auteurs ne s’interdisant pas d’utiliser le contexte ou le personnage de leurs camarades de jeu, les interactions donnent lieu à une synergie assez réjouissante. Hélas, le procédé n’empêche pas le recueil d’accuser de sérieux coups de mou, les divers intervenants n’étant pas toujours à la hauteur.

Du recueil, je retiens surtout trois nouvelles. « Le témoin » de Walter Jon Williams raconte l’échec d’une utopie, celle d’un monde gouverné par une organisation désintéressée visant au bien commun. Ses membres, les Exotiques au Service de la Démocratie, font l’amère expérience du retour à la réalité. Avec cette nouvelle, l’auteur américain trouve le ton juste, évoluant dans un registre assez proche des Watchmen de Alan Moore. Voici sans aucun doute un des sommets de l’ouvrage. « Partir à point » de George R.R. Martin met en scène le personnage de la Tortue. Il accouche d’un chouette récit, fun et assez proche de l’état d’esprit d’un comics. Enfin, « La sombre nuit de Fortunato » de Lewis Shiner exhale un charme vénéneux portée par une écriture ne l’étant pas moins.
Pour le reste, on évolue à un niveau honorable, oscillant entre des nouvelles dignes d’intérêt (Melinda M. Snodgrass, Edward Bryant & Leanne C. Harper, Stephen Leigh et David Levine), passables (Michael Cassutt et John J. Miller), amusantes (Roger Zelazny et Carrie Vaughn) et médiocres (Victor Milán).

Au final, Wild Cards reste une expérience divertissante, très référencée, sans être vraiment indispensable. L’archétype de l’excellente mauvaise littérature au sens orwellien du terme.

Wild_CardsWild Cards présenté par George R.R. Martin – Éditions J’ai lu, collection « Nouveaux Millénaires », septembre 2014 (recueil traduit de l’anglais [États-Unis] par Pierre-Paul Durastanti et Henry-Luc Planchat)

Le Système D

Comme le numéro 76 de l’excellente revue Bifrost (je flagorne, si je veux) vient de paraître, je mets en ligne cette chronique commise par mézigue. Bien sûr, rien ne vous empêche de la consulter sur le blog de la revue. On y trouve plein d’autres livres très recommandables (ou pas). Et soyons fou, peut-être vous abonnerez-vous ?

À l’instar de Mirobole ou de Cambourakis, Asphalte fait partie de ces petites maisons ne craignant pas de défricher les territoires délaissés par les grosses structures éditoriales. Sans doute plus libre, et aussi plus curieux, l’éditeur parisien dispose d’un catalogue international digne d’intérêt, ne dédaignant pas la littérature interstitielle, raison pour laquelle quelques uns de ses titres ont déjà été chroniqués ici-même.
Le Système D relève de cette approche où se mêlent les ressorts de la science-fiction et du polar, la littérature et le cinéma. Parfait melting-pot d’influences diverses, le roman illustre idéalement la fusion des genres dans le creuset de la culture pulp. Un registre dans lequel Duane Swierczynski s’est illustré dans trois romans parus dans nos contrées chez Rivages/Noir (À toute allure, The Blonde et Date limite).

New York dans un avenir si récent qu’il semble passé. La Grosse Pomme se relève difficilement des attentats et de la pandémie de grippe qui l’ont frappée. Dans un décor de fin du monde qui n’est pas sans rappeler celui de Bagdad après sa libération par l’Axe du Bien, nous suivons les pérégrinations de Dewey Decimal. Le bonhomme crèche dans la bibliothèque de la ville où il peut assouvir sa passion pour les livres. Il emprunte d’ailleurs son identité au système de nomenclature de l’institution, car de son passé, il ne conserve rien. Juste des bribes dont il n’est même pas sûr. En fait, Dewey est persuadé qu’il s’agit de faux souvenirs implantés par l’armée. Paranoïaque, hypocondriaque, amnésique, affligé d’obsessions lui pourrissant l’existence, tous ces maux ne l’empêchent pourtant pas d’effectuer régulièrement des missions pour le compte du procureur de la ville. Un type ingrat et autoritaire qui semble en savoir plus long que lui-même sur sa véritable identité. Chargé d’exécuter un malfrat ukrainien, Dewey est détourné de sa mission initiale par une série de fâcheux contretemps. Il y laisse sa rotule, sa santé et manque d’y perdre la vie. Heureusement, il récupère aussi un Sig Sauer, une main momifiée, la droite, rencontre une beauté fatale et retrouve au final une certaine dignité.

Sous l’égide de Megan Abbott, bien connue des lecteurs de thrillers, la quatrième de couverture invoque les mânes de Philip K. Dick et Chester Himes. Elle aurait pu tout aussi bien convoquer les fantômes du 11 septembre 2001 et des diverses interventions militaires des États-Unis dans les Balkans et au Proche-Orient. Ces événements de l’Histoire récente, mais aussi la crainte d’une pandémie fatale, semblent condensés dans les attentats du 14 février dont les ravages servent de décor à la mission de Dewey. Soldat perdu, tueur impitoyable, pauvre type, on a beaucoup de difficultés à cerner la psychologie gigogne du personnage, et s’il faut en retenir un trait dominant, misons sur sa chance de pendu. Le bougre partage aussi bon nombre des caractéristiques du privé des romans noirs dont il subit par ailleurs toutes les avanies. Passage à tabac, femme fatale, procureur corrompu, flic bouffant à tous les râtelier et faux semblants, Nathan Larson ne lui épargne rien, se contentant de saupoudrer son intrigue d’une bonne dose de dinguerie, d’humour et de nonchalance. Dewey est à l’image d’un pays ayant perdu la boussole quelque part du côté du 11 septembre. Un pays en état de siège, taraudé par ses fantasmes. Heureusement, il dispose du Système pour échapper au marasme ambiant. Une méthode en valant une autre et qui a fait ses preuves.

Le Système D rejoint sans peine la longue liste des livres singuliers dont le charme apparaît proportionnel à l’agacement qu’il peut provoquer chez le lecteur refusant de lâcher prise. Et si ce premier roman paraît un tantinet décousu aux entournures, il fait montre de suffisamment d’inventivité et de punch pour mériter plus qu’un coup d’œil. On vous le dit, l’essayer, c’est l’adopter. Cela tombe bien, un deuxième épisode est disponible aux États-Unis et le prochain doit paraître à l’automne.

Systeme-D-Nathan-LarsonLe Système D de Nathan Larson – Éditions Asphalte, 2014 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Patricia Barbe-Girault)

Le polar SF : Quand la fiction spéculative se marie avec le roman policier.

Voici un autre article commis pour les amis de l’association Fondu Au Noir. N’hésitez-pas à vous abonner à leur revue L’Indic.

Par convention, la science-fiction et le polar sont considérés comme des mauvais genres. Une classification en forme d’exclusion tendant à souligner leur caractère trop populaire et surtout le peu de considération dans lequel les prescripteurs officiels tiendraient ces deux formes de littérature.
Polar et SF sont des genres codifiés dont les territoires ne semblent pas pouvoir se recouper. Du moins, n’appellent-ils pas la même qualité de suspension de l’incrédulité. Le polar ausculte le présent, de préférence ses angles morts. Il y puise d’ailleurs l’essentiel de son inspiration. La SF se veut prospective, explorant le champ des possibles ouvert par les technosciences et les sciences sociales. Elle se distingue aussi comme un laboratoire d’idées mises en images, parfois avec une certaine jubilation.
Pourtant, au-delà des codes et des territoires inhérents à chacun de ces genres, on ne peut ignorer qu’ils sont nés à peu près à la même époque, sous la plume d’auteurs pratiquant alternativement l’un ou l’autre. On pense ici à Edgar Allan Poe mais aussi à Arthur Conan Doyle. Politique, dans la meilleure acception du terme, manière de mettre en lumière les zones d’obscurité et les non-dits de la société et de l’être humain, la SF, via l’anticipation, comme le polar, via la critique sociale, interrogent le réel. Chacun de ces genres scrute, ausculte, dissèque, l’un immergé dans les miasmes du présent, l’autre par le biais d’un exercice de mise en perspective.
Le présent article ne se veut pas une étude exhaustive. Le sujet traité est loin d’être épuisé. Il ne se veut pas non plus une bibliothèque idéale. Éventuellement, il peut être considéré comme un guide de lecture révélant par ses choix et ses thématiques la subjectivité de son auteur.

1) En ouvrant le champ des possibles, la SF génère de nouvelles manières de commettre des crimes, ou de les combattre.

Le b.a.-ba du polar SF commence avec l’hybridation. L’exercice consiste à transposer les ressorts du roman policier dans un cadre science-fictif. Le crime et ses mobiles ne changeant pas, seuls les moyens de l’accomplir et de le combattre s’adaptent aux conditions inédites.

demolished man2Alfred Bester ne correspond pas à l’image de l’auteur prolifique. Un cinquantaine de nouvelles, une poignée de romans. Pas de quoi rivaliser avec ses collègues de l’âge d’or de la SF américaine. Pourtant, si l’on en croit le cercle de ses fans, son apport au genre est considérable. Coup d’essai et coup de maître, son premier roman L’homme démoli remporte le prix Hugo [1] dès sa création. Du point de vue formel, l’histoire emprunte beaucoup aux techniques narratives du roman noir.
Quid de l’intrigue ? Là aussi, on retrouve un argument de départ assez classique dans le polar. Ben Reich parvient à assassiner un rival, à la barde des extrapers, une guilde de télépathes dont les mieux classés appartiennent à la police. Premier meurtre depuis 75 ans, c’est peu de dire que les extrapers sont sur les dents. L’homme démoli raconte ainsi l’affrontement très psychologique entre Reich et Lincoln Powell, le commissaire principal chargé de le démasquer. Loin d’être uniquement un élément cosmétique, la télépathie participe pleinement au récit, grâce notamment à quelques jeux typographiques dans le corps du texte, un procédé dont usera encore Bester dans son roman suivant : Terminus des étoiles. À noter que Bester est souvent retenu comme étant un précurseur des cyberpunks [2].
cavernes_dacierfacefeux

Même s’il a commis sur le tard quelques textes relevant du roman d’énigme (Cf la série du « Club des Veufs noirs »), Isaac Asimov reste bien plus connu pour son œuvre de SF. On lui doit deux grands cycles classiques : celui de la « Fondation » et celui des « Robots ». Les cavernes d’acier et Face aux feux du soleil appartiennent au second auquel ils ont été rattachés ultérieurement. Les deux romans ont pour point commun de mettre en scène les mêmes personnages, les détectives Elijah Baley et R. Daneel Olivaw son collaborateur robot, dans un univers futuriste où la Terre n’est plus que la banlieue d’un vaste empire galactique. Très classique sur la forme, Asimov se montre également sans surprise sur le fond. Les deux titres apparaissent comme des whodunit adaptés aux conditions sociales et géopolitiques prévalant dans cet avenir. La logique et le raisonnement président au déroulement de l’enquête. Qualifié d’ asimovien par ses détracteurs, le style de l’auteur est ultra-descriptif, didactique et très simple. Sans doute un effet collatéral des nombreuses vulgarisations scientifiques dont il est également l’auteur.
Minority_report

Longtemps méconnu dans son propre pays, l’écrivain américain Philip K. Dick est parvenu à la gloire posthume grâce à l’adaptation au cinéma de son œuvre. On ne retiendra ici que Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (Blade Runner [3] sur le grand écran) et Minority Report. Courte nouvelle parue en 1956, un format dans lequel Dick excelle, Minority Report prend place en 2054. À cette époque, l’agence Précrime a éradiqué l’insécurité grâce aux prédictions de ses mutants précogs. Ainsi, les criminels sont arrêtés avant même d’être passés à l’acte. Une présomption de culpabilité nécessitant la modification du système juridique. Pour autant, l’erreur judiciaire semble toujours possible…
Nerveux, condensé, présentant toutes les apparences du thriller avant la lettre (en cela Steven Spielberg ne s’est pas trompé en l’adaptant), Minority Report ne dépareille pas dans la thématique dickienne. Au-delà de l’intrigue policière, la nouvelle questionne les notions de libre-arbitre et de déterminisme. Le récit est sous-tendu par une atmosphère d’inquiétude où les certitudes, souvent truquées, s’effondrent sous les coups de boutoirs d’un doute contagieux.

manhattanPlus confidentiel et plus récent, Manhattan Stories de Jonas Lenn se présente comme une succession de quatre enquêtes menées par le duo de flics déjà vu mille fois ailleurs. L’ouvrage recycle les codes du roman policier en les accommodant à la sauce SF et ainsi donne corps à une version futuriste de New York, où nanotechnologie, réalité virtuelle, implants cérébraux, clonage et voiture volante (un des poncifs de la SF) font partie du quotidien urbain. Le minimum syndical en quelque sorte pour le polar SF.

 

2) L’enquête : vecteur idéal pour découvrir un monde du futur.

poison_bleuDans le polar, l’investigation apparaît souvent comme un prétexte, un moyen de dévoiler la réalité sociale d’une époque. Comme un miroir, il reflète le monde, ses injustices et le spectacle navrant de la comédie humaine. Contrairement aux idées reçues, la SF se veut réaliste. Mais, une qualité de réel différente, loin de sortir du chapeau d’un magicien.

George Alec Effinger est l’auteur de romans ironiques et déconcertants. Il use des codes du polar hard-boiled pour dépeindre des mondes futuristes, souvent atypiques. Un roman et une trilogie retiennent notre attention. Poison bleu (Nightmare blue), coécrit avec Gardner Dozois, décrit un avenir guère réjouissant. Affaibli par ses divisions, l’humanité a du se soumettre au diktat des Aensas, une race extra-terrestre peu sympathique, lui concédant un bout de territoire où ils agissent à leur guise dans le plus grand secret. Par ailleurs, la police est privatisée et soumise aux pressions amicales ou non, des puissants. Quant à la justice… On le voit, Effinger et Dozois reprennent le schéma hammettien sans changer celui-ci d’un iota. En dépit de leur apparence monstrueuse, les extra-terrestres nourrissent des motivations au final très humaines.

GravityFailsLa trilogie de Marîd Audran se révèle d’une autre envergure, même si les titres en forme de calembours piteux (la faute au traducteur Jean Bonnefoy) des trois romans ne lui rendent pas justice. Effinger nous propose ici une série de polars hard-boiled teintés de SF islamisante. Un mélange de Chandler et des Mille et une nuit de la déglingue. Petit-à-petit, par le petit bout de la lorgnette du quartier du Bouyadin, un vrai coupe gorge déconseillé aux petites natures, on découvre un futur balkanisé, où il suffit de s’enficher dans le crâne un implant pour changer complètement de personnalité ou jouir de connaissances supplémentaires. En guise de guide, nous accompagnons Marîd Audran, sorte de Philip Marlowe enturbanné, dans de périlleuses enquêtes, entre prière du matin et bamboche du soir. Dépaysement assuré avec humour.
avance-rapide-smith

Plus connu pour ses thrillers formatés, Michael Marshall Smith a aussi écrit du polar SF. Parmi les trois titres, on ne retiendra que Avance rapide, même si les autres sont également dignes d’intérêt. Si son roman semble balayer dans un premier temps tous les poncifs du polar, les immergeant dans le décor d’une ville tentaculaire où les quartiers sont strictement compartimentés – une ségrégation socio-spatiale poussée à l’extrême – , c’est pour mieux nous surprendre. Roman gigogne, Avance rapide vaut autant pour l’humour décapant, façon Robert Shekley, que pour le futur dickien dont il dresse le portrait.

babylon_babiesAmateur de polar et de SF, Maurice G. Dantec mélange dès son deuxième roman les deux genres. Les racines du mal et Babylon Babies nous décrivent un monde dominé par le chaos. Guerres civiles, mafias et sectes extrémistes donnent libre court aux pires exactions, pendant que les pouvoirs légitimes pointent aux abonnés absents, sans doute dépassés par les événements ou plus simplement compromis. Dans ce contexte, seuls quelques héros solitaires, mercenaire en rupture de ban, chercheur free-lance ou cyber-bidouilleurs, semblent incarner la raison et le bon droit. Au-delà de l’intrigue, assez maigre il faut le reconnaître, c’est l’aspect métaphysique, nourrit de philosophie, des sciences dures, de cyberculture et de musique techno, qui intéresse Dantec. Une tentative d’aborder la complexité du monde d’un point de vue global. Une tendance depuis contaminée par un discours mystique, un tantinet réactionnaire.

3) La dystopie : le roman noir de l’avenir.

Lorsque le futur déchante. Lorsque l’utopie part en vrille, voire que l’anticipation dérape, on parle de dystopie. Roman noir de l’avenir, la dystopie apparaît comme une image des craintes du présent, en pire. Accentuant les travers de la société, détournant les technosciences de leur usage progressiste, la dystopie alarme, avertit, appelle au réveil des conscience ou plus simplement à la réflexion. Elle incarne un monde de cauchemars.

préparer lenferquelque chose de pourriRéputé pour ses romans noirs, Robin Cook est l’auteur d’au moins un titre relevant de ce genre. Quelque chose de pourri au Royaume d’Angleterre lorgne en effet à la fois vers la satire sociale – Cook continue à régler ses comptes avec son pays et sa classe sociale – et la dystopie. Les divers critiques et commentateurs n’ont d’ailleurs pas manqué d’opérer un rapprochement avec 1984 de George Orwell. Avec ce roman, Cook imagine que l’Angleterre est devenue une dictature. Le totalitarisme s’est imposé lentement, dans le respect du suffrage démocratique et l’acceptation mollassonne de la bonne société progressiste. D’une certaine façon, Robin Cook anticipe le concept de démocratie ajustée, tel que le décrit Thierry Di Rollo dans son roman Préparer l’enfer. L’intrigue raconte le combat perdu d’avance du narrateur, alternant les descriptions empreintes de lyrisme et la dureté froide de la répression.

furetCôté français, Le travail du furet de Jean-Pierre Andrevon s’impose comme un incontournable. Description d’un monde sous contrôle, où la paix sociale a été obtenue par la ségrégation socio-spatiale et le sacrifice régulier de quelques-uns pour le bonheur de tous, ce roman marque par son style sec, par son ton très célinien, et par son personnage principal. Le furet, tueur assermenté au service de l’État et personnage médiocre ne brille finalement que par sa connaissance des films noirs. On est loin du privé, volontiers moral, à l’œuvre chez Hammett ou Chandler.

medium_kw_jeter_noir.2Autre futur désenchanté, celui du Gloss, vaste conurbation englobant toute la Californie dans Noir de K. W. Jeter. Dans cet avenir où la police et la justice sont tarifées, on s’attache aux pas de l’ex-flic McNihil (tout un programme), un enfoiré de première, embarqué dans une affaire trouble. Ce qui ressort de Noir, c’est la désespérance d’une société dominée par les multinationales. L’argent y est roi, les morts étant réduits en esclavage dans une semi-vie, le temps de régler leurs dettes, et le vice prévaut à tous les niveaux. Une violence viscérale imprègne les pages du roman culminant avec la vivisection d’un trafiquant par un McNihil déchaîné. Une scène quelque peu insoutenable et dont on peut trouver l’idéologie douteuse (une idéologie confirmée par Jeter lui-même dans la postface). Autre particularité de l’histoire, McNihil a des implants greffés à la place des yeux, lui permettant de voir son environnement comme s’il évoluait dans un vieux film noir des années 1950. Ne manque plus qu’un peu de jazz en guise de bande son.

NeuromanciencâbléOn ne peut pas terminer cet article sans mentionner le cyberpunk. Théorisé par Bruce Sterling dans le recueil Mozart en verres miroirs, ce courant littéraire a impulsé un renouveau dans le polar SF, renouveau dont on peut prendre connaissance en lisant Neuromancien de William Gibson, Câblé de Walter Jon Williams et La reine des anges de Greg Bear. Même si le mouvement s’est euthanasié lui-même (dixit Peter Nicholls [4]), son esprit, son ton, ses thématiques et son esthétique demeurent toujours bien présents.

Notes :

[1] : Prix institué en 1953 et ainsi nommé en souvenir d’Hugo Gernsback, cheville ouvrière du développement de la SF outre-Atlantique. Décerné tous les ans, il est le résultat d’un vote populaire auquel participent tous les membres de la Convention mondiale de SF.
[2] : Courant éphémère, né durant les années 1980, mêlant les technosciences, en particulier les réseaux informatiques, à un futur urbain marqué par le recul des États face aux multinationales. Depuis, ces thématiques ont essaimé dans de nombreux médias, exploitées au moins autant pour leurs ressorts dramatiques que pour leur esthétique.
[3] : Le film mériterait un article à lui tout seul. On se contentera de renvoyer le curieux ici.
[4] : Créateur et coéditeur avec John Clute de The Encyclopedia of Science fiction.

Bibliographie :

Alfred Bester, L’homme démoli [The Demolished Man, 1953], réédition GALLIMARD, FOLIO SF, novembre 2011
Isaac Asimov, Les cavernes d’acier [The Caves of Steel, 1954], réédition J’AI LU, janvier 2002
Isaac Asimov, Face aux feux du soleil [The Naked Sun, 1956], réédition J’AI LU, octobre 2009
Philip K. Dick, Le rapport minoritaire [Minority Report, 1956], réédition GALLIMARD, FOLIO BILINGUE, juin 2009
Jonas Lenn, Manhattan Stories, LES MOUTONS ÉLECTRIQUES, février 2006
Gardner Dozois & George Alec Effinger, Poison bleu [Nightmare Blue, 1975], GALLIMARD, DENOEL LUNES D’ENCRE, juin 2003
George Alec Effinger, la trilogie de Marîd Audran (Gravité à la manque [When Gravity fails, 1987], Privé de désert [A fire in the sun, 1989], Le talion du cheikh [The exile kiss, 1991]), DENOEL, PRESENCE DU FUTUR
Michael Marshall Smith, Avance rapide [Only Forward, 1994], RÉÉDITION BRAGELONNE, mai 2011
Maurice G. Dantec, Les racines du mal (1995), RÉÉDITION GALLIMARD, SÉRIE NOIRE, mai 2002
Maurice G. Dantec, Babylon Babies (1999), RÉÉDITION GALLIMARD, FOLIO SF, juillet 2008
Robin Cook, Quelque chose de pourri au Royaume d’Angleterre [A State of Denmark, 1970], RÉÉDITION RIVAGES/NOIR, 2005
Jean-Pierre Andrevon, Le travail du furet (1983), RÉÉDITION GALLIMARD, FOLIO SF, janvier 2004
K. W. Jeter, Noir [Noir, 1998], J’AI LU, MILLÉNAIRES, décembre 2002

 

Les chèvres du Pentagone

Ayant échappé au cabotinage de George Clooney et de ses collègues, j’ai profité de la réédition en poche du livre de Jon Ronson pour satisfaire ma curiosité, aiguillé en cela par quelques retours favorables.
Les chèvres du Pentagone n’est pas une énième novélisation. Bien au contraire, on se trouve devant une enquête, menée un peu à la manière gonzo, par un journaliste britannique réputé pour ses articles dans The Guardian et ses documentaires pour la télé.
D’entrée de jeu, on a bien du mal à le prendre au sérieux tant les faits exposés paraissent énormes et abracadabrants. Il n’y a qu’à dévoiler quelques pièces servant de fil directeur à son enquête pour en s’en rendre compte. D’abord, un général, chef des services de renseignements militaires, persuadé qu’il peut traverser les murs s’il accède à l’état mental adéquat. Puis, une unité secrète des forces spéciales dénommée le Bataillon de la première terre, formant des supersoldats, des guerriers jedis. Enfin, une rumeur persistante prétendant que l’on s’entraîne à tuer d’un seul regard, quelque part, des chèvres. Avouons que les éléments de l’investigation de Jon Ronson laissent pantois. De quoi stimuler l’incrédulité du plus fervent cartésien.

Et pourtant… Peu à peu, on se laisse convaincre.

Au lendemain de la guerre du Vietnam, l’armée américaine avait le moral en berne et l’image de marque dans les chaussettes. Pour redorer son blason, les services de renseignements, puis les forces spéciales, ont donné carte blanche à des projets qui, sous couvert de guerre psychologique, s’aventurèrent sur le terrain du paranormal. Une aubaine pour les zozos, les mystiques de pacotille, contaminés par la philosophie hippie, et les quelques hurluberlus prenant la SF pour une révélation transcendantale. Ne manquaient plus qu’un quarteron de nexialistes (il y en avait peut-être, qui sait…)
Méditation, arts martiaux, consommation de drogue, exercice de télépathie, de télékinésie, voyage astral, les gourous du bizarre n’ont pas ménagé leurs efforts pour étoffer l’arsenal de l’Amérique et gaspiller l’argent du contribuable dans des expériences fumeuses (dans tous les sens du terme).
Déclassifiées, puis abandonnées dans les années 1990, leurs expérimentations ont été réamorcées avec la guerre contre le terrorisme, suite aux attentats du 11 septembre 2001, trouvant un nouveau terrain d’application en Afghanistan, en Irak dans la prison d’Abou Ghraïb et à Guantanamo.

Dans un pur style journalistique, ironie et anecdotes délirantes y comprises, Ronson déroule le fil de son enquête comme un chaton s’amuse avec une pelote de laine. Il met en scène les coups de théâtre, introduit les témoins et produit les effets comiques, tel un romancier. Il en rajoute un maximum sans jamais franchir la ligne rouge du n’importe quoi, restant rigoureux jusqu’à la fin.
On rigole beaucoup, on ricane à l’occasion, sur le dos de l’armée américaine et sur celui de l’administration rendant possible une telle gabegie. Puis, se ressaisissant, on prend conscience que derrière les charlatans, les doux dingues, les gourous, les secoueurs de grigris et autres adeptes de pseudo-sciences œuvrent des individus beaucoup plus dangereux et sans scrupules. Des politiques et des militaires tirant les marrons du feu et trouvant des applications pratiques aux expérimentations des zozos.
Puisant dans leur programme d’armes non létales, ces fiers patriotes ont fait leur marché afin de trouver matière à humilier, à réprimer, à briser et à reprogrammer. Armes acoustiques, appareil de psychocorrection permettant d’influencer les prisonniers, visuellement ou oralement, par des messages subliminaux. Torture par la musique (la playlist est étonnante) accompagnée de flashs lumineux stromboscopiques. Tout un arsenal est né grâce à un groupe d’allumés aux intentions diamétralement opposées. Et, c’est à ce prix que nous vivons dans un monde plus sûr.

Hein ?

Oui, peut-être pas si sûr…

ChèvresLes chèvres du Pentagone de Jon Ronson (The Men Who Stare at Goats, 2004) – Presses de la Cité, collection 10/18, novembre 2010

Les villas rouges

Elle s’appelle Kyra et vit seule. Constamment à l’affût d’une éventuelle descente de police, elle fuit, se contentant d’expédients ou de faveurs proposées par quelques comparses.
De son histoire personnelle, on ne saura pas grand-chose. Une carrière dans l’enseignement, vite abandonnée faute d’avoir la vocation, et une rencontre à Strasbourg, à la terrasse d’un café. Il se nomme Udo, il est Allemand et plus âgé qu’elle. Militant gauchiste, il a opté pour la clandestinité, l’illégalité et la lutte armée. Nous sommes au début des années 1980 et ce n’est pas le groupe Dire Straits qui nous fera oublier le contexte pesant comme une chape de plomb de ces années-là.
Éprise d’absolu, Kyra suit Udo sur la pente ambiguë de l’activisme politique. Partageant les compromissions de son compagnon, elle endosse en partie la responsabilité de la mort d’un homme. Un policier tué au cours de cette opération commando qui a conduit à la libération d’un malfrat allemand dont on ne sait s’il a été emprisonné pour ses convictions ou pour ses crimes.
Et après ?
Kyra attend. Le retour d’Udo et une éventuelle exfiltration vers un ailleurs qu’elle imagine radieux. Sublime miroir aux alouettes… Narratrice d’une cavale sans fin, d’une errance sans but, Kyra nous permet surtout de ressentir la vacuité d’une existence réduite à des désirs insatisfaits.

Avec une intrigue simple, une écriture dépourvue de toute esbroufe stylistique, Anne Secret se fait ainsi la dépositaire du roman noir français, tel qu’il a été posé et développé impeccablement par Jean-Patrick Manchette. On trouve dans Les villas rouges le même type d’écriture comportementale, marque de fabrique du roman hard-boiled, qui a contribué à inscrire le genre dans la modernité.
Le personnage de Kyra n’appartient pas à cette engeance stéréotypée dont on nous abreuve à longueur de pages. Doté d’une réelle épaisseur psychologique, elle existe plus par ses actes que dans ses paroles. Anne Secret écarte les poncifs du genre et restitue une époque âpre où l’activisme politique bascule inexorablement dans le grand banditisme. L’échec d’une génération en somme.
Si le dénouement de Les villas rouges se révèle prévisible, il est finalement logique. On en aurait voulu à Anne Secret d’introduire une rédemption ou un happy-end.
Seul bémol au tableau : un prologue et un épilogue qui me semblent superflus. Toutefois, ne chipotons pas, ceci ne vient pas remettre en question l’exemplarité de ce roman qui apparaît incontournable pour tous amateur de Noir.

les-villas-rougesLes villas rouges de Anne Secret – Seuil/roman noir, mars 2009

La trilogie de la Cité impeccable

À l’origine éditée dans la collection « Millénaires » chez J’ai lu, du moins pour son premier volet, la trilogie de la Cité impeccable n’a pas qu’un peu contribué à mon intérêt pour Jeffrey Ford. Dans le genre bizarre, il faut dire que l’auteur n’a pas fait les choses à moitié. Et même si tous les tomes ne brillent pas par leur caractère incontournable, je ne résiste pas à remettre en ligne un petit focus que j’ai commis jadis sur le défunt cafard cosmique.

Hop !

physiognomyPhysiognomy (The physiognomy, 1997) de Jeffrey Ford – Réédition J’ai lu, 2002 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jacques Guiod)

Physiognomoniste de première classe, Cley se montre un fonctionnaire zélé et implacable au service de Drachton Below, le maître incontesté de la Cité impeccable. De cette étrange construction mentale devenue réalité, le tyran se veut le souverain absolu, ne tolérant aucune opposition à l’exercice de son pouvoir. Par la coercition, la terreur (le moindre de ses sujets tremble comme une feuille à la seule mention de son nom) et grâce à la « pure beauté », une drogue qui plonge ceux qui la consomme dans une dépendance totale, Drachton Below écarte toute velléité de révolte.
Un jour, le tyran envoie Cley enquêter sur la disparition d’un fruit censé provenir du paradis terrestre. L’ingestion, ne serait-ce que d’une seule bouchée, dudit fruit confèrerait, dit-on, des capacités quasi-magiques (mais également l’immortalité, bien que le succès ne soit pas garanti). On le comprend, si l’hypothèse s’avérait, Drachton Below se trouverait confronté à un adversaire redoutable. Par pragmatisme, il ne peut guère tolérer une telle possibilité.
Cley ne correspond pas à l’image de l’enquêteur classique. La physiognomie lui permet de définir le caractère des sujets étudiés à partir des traits de leur visage ou d’autres spécificités anatomiques. Poussée à son paroxysme, cette « science » se révèle une méthode d’inquisition autrement plus efficace que la véritable justice. Et, il se trouve que dans son domaine, Cley est un impitoyable inquisiteur…

Le grand intérêt de Physiognomy ne réside pas dans son intrigue, somme toute assez légère, mais bien dans la description de l’univers de la cité impeccable. Ville à la fois fantasmatique (toute d’acier, de corail et de cristal) et totalitaire (puisqu’il ne suffit pas de penser pour être condamné, la culpabilité s’inscrit dans les traits du visage), elle apparaît comme le premier des points forts du roman. Le second s’incarne dans le personnage de Cley. Imbus de lui-même, cruel, cynique, pervers, voire profondément fourbe, le bonhomme n’encourage pas la sympathie. Complètement dépendant de la pure beauté, il ouvre les yeux sur l’inanité du système au terme d’une descente aux enfers cauchemardesque.

Baroque, oppressant, étonnant, inventif, mais également inégal dans son intrigue et déséquilibré dans sa narration, Physiognomy mérite surtout l’attention pour son univers original et déjanté. La quatrième de couverture évoque Kafka et Orwell. Pour une fois, on ne peut qu’approuver le parallèle, tant l’association de ces influences imprègne le roman, lui conférant un intérêt indéniable.

MemorandaMemoranda [Memoranda, 1999] de Jeffrey Ford – Réédition J’ai lu, 2003 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jacques Guiod)

En révolte contre son ancien maître, le physiognomoniste Cley a provoqué la chute de la Cité impeccable. La magnifique métropole, complètement désertée, est désormais livrée à la folie de Drachton Below et de ses créatures maléfiques. Cley, lui, a fuit avec ses amis et quelques survivants pour fonder la petite communauté de Wenau où finalement il fait plutôt bon vivre. Jusqu’au jour où l’une des créatures mécaniques de Drachton Below se pose au milieu du village. Après avoir délivré un message menaçant du maître de la cité impeccable, elle explose en libérant un gaz qui plonge une bonne partie des habitants de Wenau dans un profond sommeil. Cley n’a alors plus d’autre choix que de prendre le chemin de la cité pour retrouver son ancien maître et le convaincre de libérer ses amis de leur étrange sommeil. Arrivé sur place, il ne rencontre que ruine et désolation, une ville fantôme dans laquelle les loups-garous et d’étranges créatures mécaniques se disputent le contrôle du territoire. Cley fait alors la rencontre d’un singulier démon, aux lunettes cerclées de métal, qui prétend être le fils de Drachton Below. Il se propose d’aider l’ancien physiognomoniste dans sa quête. Une quête qui l’oblige à pénétrer directement dans les souvenirs et les créations mnémoniques de Drachton Below, lui-même plongé dans cette léthargie artificielle.

Toujours aussi bizarre, toujours aussi baroque, toujours aussi inventif, mais largement moins oppressant (et pour cause, le système totalitaire de la cité impeccable s’est effondré), Memoranda surprend et envoûte encore, même si l’ennui suinte insidieusement au détour de quelques chapitres.
Jeffrey Ford resserre davantage son intrigue dans ce deuxième tome, mais la lenteur de la narration rebutera sans doute les lecteurs avides de sensations fortes. L’influence d’Orwell s’éclipse pour laisser place à un univers toujours aussi kafkaïen qui n’est pas sans évoquer les créations hallucinées de Salvador Dali.

au-delàL’Au-delà (The beyond, 2001) de Jeffrey Ford – réédition J’ai lu, 2003 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jacques Guiod)

Drachton Below étant désormais mort, Cley part en exil dans l’Au-delà, cette contrée indéfinie et dangereuse s’étendant à la fois dans l’espace et le temps. En compagnie du fils de son ancien maître, le démon Misrix, il espère ainsi faire pénitence pour ses erreurs passées et obtenir le pardon d’Arla Beaton qu’il a jadis défigurée. Mais, au contact de sa terre natale, le démon succombe à ses instincts premiers de prédateur. Il doit se séparer de Cley qui poursuit son périple seul accompagné du chien Wood, à qui il doit déjà la vie. Le retour de Misrix à la vie sauvage est de courte durée car le contact des hommes l’a rendu trop humain. Devenu un paria auprès des siens, il regagne les ruines de la Cité impeccable afin d’achever son humanisation. Tout au long de son cheminement, le lien mental qu’il entretient avec Cley lui permet de se tenir informer du devenir de son ami.

Changement de narrateur et rupture avec l’unité de lieu pour ce dernier volet de la trilogie de la Cité impeccable. L’Au-delà alterne deux lignes narratives racontée par le démon Misrix. Usant du lien charnel l’unissant à l’Au-delà, sa terre natale, il nous relate le chemin de pénitence de Cley tout en nous faisant part, dans son journal intime, de ses efforts pour se faire accepter des habitants de Wenau, malgré sa monstruosité.
Mais le changement se fait dans la continuité puisque l’on retrouve les mêmes qualités et défauts (peut-être en plus accentués encore) que dans les précédents tomes. Ainsi, l’action s’étire-t-elle en longueur avant de brusquement se resserrer à partir de la page 202 (le roman compte 254 pages).

Bref, L’Au-delà ne dépare pas dans la trilogie. Il apporte juste un point final aux histoires de Cley et de Misrix, tout en restant ouvert à toutes les interprétations…

Le détroit de Behring

Naguère, je n’avais pas encore de poils dans les oreilles ni de mèches grisonnantes, j’ai lu la biographie romancée écrite par Emmanuel Carrère sur l’auteur américain Philip K. Dick. Allez savoir pourquoi, je me suis enquillé d’une seule traite Je suis vivant et vous êtes morts. Peut-être le titre et une attirance naissante pour le bonhomme, l’Américain pas le Français, expliquent mon choix. Bref, j’ai dévoré l’ouvrage avec au moins autant de fascination pour le personnage de Dick qu’Emmanuel Carrère, du moins est-ce l’impression que j’en retire. Car bien entendu, c’est le personnage contaminé par ses obsessions et non l’être de chair et de sang qui constitue le cœur de l’ouvrage, comme je l’ai appris par la suite.
Toutefois, ceci a rendu Emmanuel Carrère sympathique à mes yeux. Un auteur français, a fortiori loué par l’intelligentsia parisienne, appréciant un écrivain américain de science-fiction, genre voué aux gémonies par les mêmes prescripteurs, un tel individu ne pouvait pas être complètement mauvais, d’autant plus s’il avait écrit auparavant un essai sur l’uchronie, une des mes marottes, comme le savent les lecteurs de ce blog.
L’ouvrage intitulé Le détroit de Behring, allusion à l’éviction de Béria de la grande Encyclopédie soviétique après son exécution en 1953, mais aussi au roman du poète belge Marcel Numeraere, Vers le détroit de Behring, me lorgnait depuis longtemps du haut de ma pile à lire. Le temps était venu de lui faire un sort.

Assurément, Le détroit de Behring n’est pas un roman, mais bien un essai, considéré par son auteur comme une introduction à l’uchronie. Emmanuel Carrère ne s’amuse pas avec le procédé de l’histoire alternative, de même qu’il jouait avec Dick, liant les épisodes de sa vie avec à questionnement obsessionnel sur la nature de la réalité.
Le détroit de Behring n’apparaît pas davantage comme une somme, un ouvrage amené à servir de référence aux éventuels curieux, leur indiquant de nombreuses pistes de lecture. Emmanuel Carrère ne cherche pas à faire montre d’exhaustivité. Bien au contraire, il se livre à une réflexion personnelle sur l’uchronie dont il nous dévoile les fruits à l’aune d’une connaissance se limitant à quelques ouvrages de référence, Jacques van Herp et Pierre Versins, et à une liste de romans disparates glanés au cours de ses recherches.

« Soit donc le passé, la somme de tous les événements réputés s’être produits jusqu’à l’instant où l’uchroniste prend la plume – et, à mesure qu’il écrit, ce passé se charge d’instants supplémentaires, pèse davantage sur ses épaules et augmente d’autant le champ de son intervention. Dans ce territoire immense, borné seulement par le fugace présent et par les limites de la connaissance historique, il s’agit d’opérer une modification, et qu’elle soit lourde de conséquences. »

Après avoir rappelé dans une courte préface les motivations, l’étymologie et le contexte présidant à la naissance du concept d’uchronie, Emmanuel Carrère explore par l’exemple les tenants et aboutissants du procédé. Ce faisant, il pointe successivement les parentés existant entre l’uchronie, le roman historique, l’histoire secrète et le révisionnisme.
De son point de vue, l’histoire alternative est un jeu de l’esprit, simple divertissement inutile et mélancolique. Cependant, même si son propos se cantonne à modifier ce qui a été, l’uchronie soulève des questions loin d’être négligeables. Qu’est-ce qui est déterminant dans l’Histoire ? Comment les hommes se représentent-ils la chaîne de causes et d’effets dont dépend son déroulement ? Et d’ailleurs, l’Histoire n’est-elle que causalité ? A-t-elle un sens dont les historiens seraient les gardiens ?
Comme on le voit, on s’éloigne des préoccupations des feuilletonistes, davantage intéressés par le viol de l’Histoire, en espérant lui faire de beaux enfants (dixit Alexandre Dumas). De même, si elle flirte avec l’histoire secrète, puisqu’il s’agit de substituer à l’Histoire telle qu’elle est écrite, une version plus conforme au désir de l’auteur, l’uchronie ne cherche en fin de compte qu’à instiller le doute, laissant entendre que l’Histoire est mensongère. Cependant, il ne s’agit pas de réviser l’Histoire en truquant ou en abolissant la mémoire des faits, mais bien de la réécrire, en gardant à l’œil et à l’esprit les événements tels qu’ils se sont déroulés. En conséquence, les ressorts de l’uchronie restent affectifs. Ils révèlent une préférence jouant soit sur la nostalgie, soit sur le soulagement de la conscience. Ainsi, aux catégories du faux et du vrai, utiles à l’historien, se superposent celles du mauvais et du bon.

Mais alors, n’existe-t-il pas d’histoire alternative neutre ? Emmanuel Carrère tente d’y répondre, convoquant Charles Renouvier, l’inventeur du terme uchronie, et Roger Caillois. Ces deux écrivains ont essayé de produire une uchronie désintéressée, se limitant à l’expérimentation et à la spéculation. De vaines tentatives pour Carrère, une altération de l’Histoire n’étant jamais ni innocente ni gratuite. Bien souvent, elle sert un objectif et le choix de la cause déterminante n’est que l’effet d’un désir. Un désir ne pouvant guère rompre avec ce que le lectorat connaît sur son Histoire.

Arrivé à cet endroit de mon compte-rendu, je dois avouer ne pas avoir compris le passage consacré à Philip K. Dick. Emmanuel Carrère mentionne en effet le roman majeur de l’écrivain américain : Le Maître du Haut-château. Impeccable mise en abîme du concept de l’uchronie, le roman révélerait le nihilisme de son auteur. Ayant connaissance de quelques essais sur la vie du bonhomme, j’ai un peu de mal à souscrire à ce jugement. Mais peut-être y-a-t-il là une notion philosophique qui m’échappe…

Avec Le détroit de Behring, Emmanuel Carrère nous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Depuis, Éric B. Henriet a publié un panorama de l’uchronie et de nombreux articles, consultables sur le web et sur le papier, dont certains ont été manifestement écrits en réponse à cet essai, sont venus étoffer la réflexion amorcée par Carrère. De même, une nouvelle vague d’auteurs francophones s’est emparée du sujet, l’accommodant à sa manière. Pour le meilleur ou pour le pire.

le-detroit-de-behring_couvLe détroit de Behring – Introduction à l’uchronie de Emmanuel Carrère – Editions P.O.L., 1987

Les Perséides

Le cœur de la science-fiction bat au rythme des nouvelles. Le fait n’apparaît pas d’une franche nouveauté aux yeux du connaisseur. Pourtant, à l’heure du briseur d’étagère, de la série interminable déclinée en épisodes monotones ou de l’intrigue délayée à l’eau de vaisselle, il n’est pas inutile de rappeler cette évidence.
Parmi les parutions de la rentrée de l’Imaginaire, Robert Charles Wilson se taille cette année une part non négligeable. Deux romans, dont la réédition en poche du monumental Julian, et un recueil de nouvelles. De quoi satisfaire le fan absolu de l’auteur nord-américain. De quoi aussi faire râler le grincheux, à la recherche de noms inédits ou de la dernière pépite du monde anglo-saxon.
J’ai déjà évoqué le sentiment mitigé éprouvé à la lecture des Derniers jours du paradis, n’y revenons pas.
Fort heureusement, Les Perséides m’a beaucoup moins déçu. Traduction du recueil éponyme paru en 2000, l’ouvrage rassemble neuf nouvelles balayant cinq années d’écriture. Dans la postface, Wilson s’exprime sur son architecture, expliquant avoir ressenti le besoin d’établir, chemin faisant, un lien ténu entre les différents textes. Il n’aura échappé à personne que la plupart des nouvelles prennent pour point focal la ville de Toronto et la librairie Finders, que l’on y trouve quelques personnages récurrents, mais tout ceci ne doit pas masquer l’aspect diversifié du recueil.

Un texte de Robert Charles Wilson repose sur un équilibre fragile, partagé entre spéculation science-fictive et introspection. L’auteur aime mêler les perspectives vertigineuse de l’univers à des préoccupations plus intimes, comme si cosmique et humain se répondaient sans forcément parvenir à s’entendre. De cette synergie naît l’émotion qui lorsqu’elle est portée à l’incandescence parvient à faire vibrer à l’unisson les cordes de l’intellect et de l’affect. Les meilleures histoires de l’auteur relèvent de ce processus subtil où son talent ne semble plus à démontrer.

Le recueil comporte au moins deux nouvelles de ce type. « L’Observatrice » gravite autour de la relation entre une adolescente et l’astronome Edwin Hubble. Sous couvert d’enlèvement par les extra-terrestres, Wilson nous livre un récit parfait contenant la dose idéale d’émotion et de sense of wonder. Il réitère l’expérience avec « Divisé par l’Infini » où cette fois-ci, il met la physique quantique au service de la thématique du deuil et de celle de la fin du monde. Là aussi, ce texte me paraît parfait.

Cependant, Les Perséides dévoile également une facette de l’auteur canadien que je ne connaissais pas. À plusieurs reprise, Wilson flirte avec le weird, terme qui correspond bien au sentiment d’inquiétude prévalant dans au moins quatre nouvelles.
Commençons par la plus convaincante, « Protocoles d’usage », superbe et glaçant récit d’horreur à faire dresser les cheveux sur la tête du moindre entomophobe. Bien, très bien, ce texte me paraît un des sommets du recueil. Toutefois, avec « La Ville dans la ville », l’auteur canadien nous livre une histoire angoissante où se dévoile la géographie cachée de Toronto.
Plus classique, « Les Perséides » évoque le paradoxe de Fermi. La solitude du personnage principal semble y répondre à celle de l’humanité dans l’univers. Mais, peut-être convient-il de regarder en soi-même plutôt que de scruter les cieux pour trouver la réponse à l’interrogation du célèbre physicien ?
« Les Champs d’Abraham » nous plonge en 1911, dans le quotidien des immigrants tentant de survivre à Toronto au début du siècle. Une tâche âpre, si l’on en juge cette histoire, surtout lorsqu’on vous tend un piège. De cette nouvelle, je retiens surtout son atmosphère proche de celle d’un épisode de la série The Twilight Zone.

Pour terminer, j’avoue être resté dubitatif devant trois textes.
« Bébé perle » m’est apparu inabouti. Pourtant, l’argument de départ avait quelque chose de prometteur, mais le développement désamorce le caractère bizarre et inquiétant de la nouvelle. Dommage.
« Ulysse voit la lune de la fenêtre de sa chambre » trouverait naturellement sa place dans un recueil de Ray Bradbury, mais il faut croire que je n’ai pas été très sensible à cette histoire et à sa réflexion sous-jacente.
Quant au « Miroir de Platon », je me suis ennuyé ferme, cherchant encore un intérêt à la chose.

Bref, en dépit de ces quelques bémols, je ressors quand même réconcilié avec Robert Charles Wilson. Les Perséides illustre à merveille la manière d’écrire de l’auteur, tout en dévoilant son amour des classiques de la science-fiction et du fantastique.

PerséidesLes Perséides (The Perseids and Other Stories, 2000) de Robert Charles Wilson – Éditions Le Bélial’, septembre 2014 (recueil traduit de l’anglais [Canada] par Gilles Goullet)