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Par convention, la science-fiction et le polar sont considérés comme des mauvais genres. Une classification en forme d’exclusion tendant à souligner leur caractère trop populaire et surtout le peu de considération dans lequel les prescripteurs officiels tiendraient ces deux formes de littérature.
Polar et SF sont des genres codifiés dont les territoires ne semblent pas pouvoir se recouper. Du moins, n’appellent-ils pas la même qualité de suspension de l’incrédulité. Le polar ausculte le présent, de préférence ses angles morts. Il y puise d’ailleurs l’essentiel de son inspiration. La SF se veut prospective, explorant le champ des possibles ouvert par les technosciences et les sciences sociales. Elle se distingue aussi comme un laboratoire d’idées mises en images, parfois avec une certaine jubilation.
Pourtant, au-delà des codes et des territoires inhérents à chacun de ces genres, on ne peut ignorer qu’ils sont nés à peu près à la même époque, sous la plume d’auteurs pratiquant alternativement l’un ou l’autre. On pense ici à Edgar Allan Poe mais aussi à Arthur Conan Doyle. Politique, dans la meilleure acception du terme, manière de mettre en lumière les zones d’obscurité et les non-dits de la société et de l’être humain, la SF, via l’anticipation, comme le polar, via la critique sociale, interrogent le réel. Chacun de ces genres scrute, ausculte, dissèque, l’un immergé dans les miasmes du présent, l’autre par le biais d’un exercice de mise en perspective.
Le présent article ne se veut pas une étude exhaustive. Le sujet traité est loin d’être épuisé. Il ne se veut pas non plus une bibliothèque idéale. Éventuellement, il peut être considéré comme un guide de lecture révélant par ses choix et ses thématiques la subjectivité de son auteur.
1) En ouvrant le champ des possibles, la SF génère de nouvelles manières de commettre des crimes, ou de les combattre.
Le b.a.-ba du polar SF commence avec l’hybridation. L’exercice consiste à transposer les ressorts du roman policier dans un cadre science-fictif. Le crime et ses mobiles ne changeant pas, seuls les moyens de l’accomplir et de le combattre s’adaptent aux conditions inédites.
Alfred Bester ne correspond pas à l’image de l’auteur prolifique. Un cinquantaine de nouvelles, une poignée de romans. Pas de quoi rivaliser avec ses collègues de l’âge d’or de la SF américaine. Pourtant, si l’on en croit le cercle de ses fans, son apport au genre est considérable. Coup d’essai et coup de maître, son premier roman L’homme démoli remporte le prix Hugo [1] dès sa création. Du point de vue formel, l’histoire emprunte beaucoup aux techniques narratives du roman noir.
Quid de l’intrigue ? Là aussi, on retrouve un argument de départ assez classique dans le polar. Ben Reich parvient à assassiner un rival, à la barde des extrapers, une guilde de télépathes dont les mieux classés appartiennent à la police. Premier meurtre depuis 75 ans, c’est peu de dire que les extrapers sont sur les dents. L’homme démoli raconte ainsi l’affrontement très psychologique entre Reich et Lincoln Powell, le commissaire principal chargé de le démasquer. Loin d’être uniquement un élément cosmétique, la télépathie participe pleinement au récit, grâce notamment à quelques jeux typographiques dans le corps du texte, un procédé dont usera encore Bester dans son roman suivant : Terminus des étoiles. À noter que Bester est souvent retenu comme étant un précurseur des cyberpunks [2].


Même s’il a commis sur le tard quelques textes relevant du roman d’énigme (Cf la série du « Club des Veufs noirs »), Isaac Asimov reste bien plus connu pour son œuvre de SF. On lui doit deux grands cycles classiques : celui de la « Fondation » et celui des « Robots ». Les cavernes d’acier et Face aux feux du soleil appartiennent au second auquel ils ont été rattachés ultérieurement. Les deux romans ont pour point commun de mettre en scène les mêmes personnages, les détectives Elijah Baley et R. Daneel Olivaw son collaborateur robot, dans un univers futuriste où la Terre n’est plus que la banlieue d’un vaste empire galactique. Très classique sur la forme, Asimov se montre également sans surprise sur le fond. Les deux titres apparaissent comme des whodunit adaptés aux conditions sociales et géopolitiques prévalant dans cet avenir. La logique et le raisonnement président au déroulement de l’enquête. Qualifié d’ asimovien par ses détracteurs, le style de l’auteur est ultra-descriptif, didactique et très simple. Sans doute un effet collatéral des nombreuses vulgarisations scientifiques dont il est également l’auteur.

Longtemps méconnu dans son propre pays, l’écrivain américain Philip K. Dick est parvenu à la gloire posthume grâce à l’adaptation au cinéma de son œuvre. On ne retiendra ici que Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (Blade Runner [3] sur le grand écran) et Minority Report. Courte nouvelle parue en 1956, un format dans lequel Dick excelle, Minority Report prend place en 2054. À cette époque, l’agence Précrime a éradiqué l’insécurité grâce aux prédictions de ses mutants précogs. Ainsi, les criminels sont arrêtés avant même d’être passés à l’acte. Une présomption de culpabilité nécessitant la modification du système juridique. Pour autant, l’erreur judiciaire semble toujours possible…
Nerveux, condensé, présentant toutes les apparences du thriller avant la lettre (en cela Steven Spielberg ne s’est pas trompé en l’adaptant), Minority Report ne dépareille pas dans la thématique dickienne. Au-delà de l’intrigue policière, la nouvelle questionne les notions de libre-arbitre et de déterminisme. Le récit est sous-tendu par une atmosphère d’inquiétude où les certitudes, souvent truquées, s’effondrent sous les coups de boutoirs d’un doute contagieux.
Plus confidentiel et plus récent, Manhattan Stories de Jonas Lenn se présente comme une succession de quatre enquêtes menées par le duo de flics déjà vu mille fois ailleurs. L’ouvrage recycle les codes du roman policier en les accommodant à la sauce SF et ainsi donne corps à une version futuriste de New York, où nanotechnologie, réalité virtuelle, implants cérébraux, clonage et voiture volante (un des poncifs de la SF) font partie du quotidien urbain. Le minimum syndical en quelque sorte pour le polar SF.
2) L’enquête : vecteur idéal pour découvrir un monde du futur.
Dans le polar, l’investigation apparaît souvent comme un prétexte, un moyen de dévoiler la réalité sociale d’une époque. Comme un miroir, il reflète le monde, ses injustices et le spectacle navrant de la comédie humaine. Contrairement aux idées reçues, la SF se veut réaliste. Mais, une qualité de réel différente, loin de sortir du chapeau d’un magicien.
George Alec Effinger est l’auteur de romans ironiques et déconcertants. Il use des codes du polar hard-boiled pour dépeindre des mondes futuristes, souvent atypiques. Un roman et une trilogie retiennent notre attention. Poison bleu (Nightmare blue), coécrit avec Gardner Dozois, décrit un avenir guère réjouissant. Affaibli par ses divisions, l’humanité a du se soumettre au diktat des Aensas, une race extra-terrestre peu sympathique, lui concédant un bout de territoire où ils agissent à leur guise dans le plus grand secret. Par ailleurs, la police est privatisée et soumise aux pressions amicales ou non, des puissants. Quant à la justice… On le voit, Effinger et Dozois reprennent le schéma hammettien sans changer celui-ci d’un iota. En dépit de leur apparence monstrueuse, les extra-terrestres nourrissent des motivations au final très humaines.
La trilogie de Marîd Audran se révèle d’une autre envergure, même si les titres en forme de calembours piteux (la faute au traducteur Jean Bonnefoy) des trois romans ne lui rendent pas justice. Effinger nous propose ici une série de polars hard-boiled teintés de SF islamisante. Un mélange de Chandler et des Mille et une nuit de la déglingue. Petit-à-petit, par le petit bout de la lorgnette du quartier du Bouyadin, un vrai coupe gorge déconseillé aux petites natures, on découvre un futur balkanisé, où il suffit de s’enficher dans le crâne un implant pour changer complètement de personnalité ou jouir de connaissances supplémentaires. En guise de guide, nous accompagnons Marîd Audran, sorte de Philip Marlowe enturbanné, dans de périlleuses enquêtes, entre prière du matin et bamboche du soir. Dépaysement assuré avec humour.

Plus connu pour ses thrillers formatés, Michael Marshall Smith a aussi écrit du polar SF. Parmi les trois titres, on ne retiendra que Avance rapide, même si les autres sont également dignes d’intérêt. Si son roman semble balayer dans un premier temps tous les poncifs du polar, les immergeant dans le décor d’une ville tentaculaire où les quartiers sont strictement compartimentés – une ségrégation socio-spatiale poussée à l’extrême – , c’est pour mieux nous surprendre. Roman gigogne, Avance rapide vaut autant pour l’humour décapant, façon Robert Shekley, que pour le futur dickien dont il dresse le portrait.
Amateur de polar et de SF, Maurice G. Dantec mélange dès son deuxième roman les deux genres. Les racines du mal et Babylon Babies nous décrivent un monde dominé par le chaos. Guerres civiles, mafias et sectes extrémistes donnent libre court aux pires exactions, pendant que les pouvoirs légitimes pointent aux abonnés absents, sans doute dépassés par les événements ou plus simplement compromis. Dans ce contexte, seuls quelques héros solitaires, mercenaire en rupture de ban, chercheur free-lance ou cyber-bidouilleurs, semblent incarner la raison et le bon droit. Au-delà de l’intrigue, assez maigre il faut le reconnaître, c’est l’aspect métaphysique, nourrit de philosophie, des sciences dures, de cyberculture et de musique techno, qui intéresse Dantec. Une tentative d’aborder la complexité du monde d’un point de vue global. Une tendance depuis contaminée par un discours mystique, un tantinet réactionnaire.
3) La dystopie : le roman noir de l’avenir.
Lorsque le futur déchante. Lorsque l’utopie part en vrille, voire que l’anticipation dérape, on parle de dystopie. Roman noir de l’avenir, la dystopie apparaît comme une image des craintes du présent, en pire. Accentuant les travers de la société, détournant les technosciences de leur usage progressiste, la dystopie alarme, avertit, appelle au réveil des conscience ou plus simplement à la réflexion. Elle incarne un monde de cauchemars.

Réputé pour ses romans noirs, Robin Cook est l’auteur d’au moins un titre relevant de ce genre. Quelque chose de pourri au Royaume d’Angleterre lorgne en effet à la fois vers la satire sociale – Cook continue à régler ses comptes avec son pays et sa classe sociale – et la dystopie. Les divers critiques et commentateurs n’ont d’ailleurs pas manqué d’opérer un rapprochement avec 1984 de George Orwell. Avec ce roman, Cook imagine que l’Angleterre est devenue une dictature. Le totalitarisme s’est imposé lentement, dans le respect du suffrage démocratique et l’acceptation mollassonne de la bonne société progressiste. D’une certaine façon, Robin Cook anticipe le concept de démocratie ajustée, tel que le décrit Thierry Di Rollo dans son roman Préparer l’enfer. L’intrigue raconte le combat perdu d’avance du narrateur, alternant les descriptions empreintes de lyrisme et la dureté froide de la répression.
Côté français, Le travail du furet de Jean-Pierre Andrevon s’impose comme un incontournable. Description d’un monde sous contrôle, où la paix sociale a été obtenue par la ségrégation socio-spatiale et le sacrifice régulier de quelques-uns pour le bonheur de tous, ce roman marque par son style sec, par son ton très célinien, et par son personnage principal. Le furet, tueur assermenté au service de l’État et personnage médiocre ne brille finalement que par sa connaissance des films noirs. On est loin du privé, volontiers moral, à l’œuvre chez Hammett ou Chandler.
Autre futur désenchanté, celui du Gloss, vaste conurbation englobant toute la Californie dans Noir de K. W. Jeter. Dans cet avenir où la police et la justice sont tarifées, on s’attache aux pas de l’ex-flic McNihil (tout un programme), un enfoiré de première, embarqué dans une affaire trouble. Ce qui ressort de Noir, c’est la désespérance d’une société dominée par les multinationales. L’argent y est roi, les morts étant réduits en esclavage dans une semi-vie, le temps de régler leurs dettes, et le vice prévaut à tous les niveaux. Une violence viscérale imprègne les pages du roman culminant avec la vivisection d’un trafiquant par un McNihil déchaîné. Une scène quelque peu insoutenable et dont on peut trouver l’idéologie douteuse (une idéologie confirmée par Jeter lui-même dans la postface). Autre particularité de l’histoire, McNihil a des implants greffés à la place des yeux, lui permettant de voir son environnement comme s’il évoluait dans un vieux film noir des années 1950. Ne manque plus qu’un peu de jazz en guise de bande son.

On ne peut pas terminer cet article sans mentionner le cyberpunk. Théorisé par Bruce Sterling dans le recueil Mozart en verres miroirs, ce courant littéraire a impulsé un renouveau dans le polar SF, renouveau dont on peut prendre connaissance en lisant Neuromancien de William Gibson, Câblé de Walter Jon Williams et La reine des anges de Greg Bear. Même si le mouvement s’est euthanasié lui-même (dixit Peter Nicholls [4]), son esprit, son ton, ses thématiques et son esthétique demeurent toujours bien présents.
Notes :
[1] : Prix institué en 1953 et ainsi nommé en souvenir d’Hugo Gernsback, cheville ouvrière du développement de la SF outre-Atlantique. Décerné tous les ans, il est le résultat d’un vote populaire auquel participent tous les membres de la Convention mondiale de SF.
[2] : Courant éphémère, né durant les années 1980, mêlant les technosciences, en particulier les réseaux informatiques, à un futur urbain marqué par le recul des États face aux multinationales. Depuis, ces thématiques ont essaimé dans de nombreux médias, exploitées au moins autant pour leurs ressorts dramatiques que pour leur esthétique.
[3] : Le film mériterait un article à lui tout seul. On se contentera de renvoyer le curieux ici.
[4] : Créateur et coéditeur avec John Clute de The Encyclopedia of Science fiction.
Bibliographie :
Alfred Bester, L’homme démoli [The Demolished Man, 1953], réédition GALLIMARD, FOLIO SF, novembre 2011
Isaac Asimov, Les cavernes d’acier [The Caves of Steel, 1954], réédition J’AI LU, janvier 2002
Isaac Asimov, Face aux feux du soleil [The Naked Sun, 1956], réédition J’AI LU, octobre 2009
Philip K. Dick, Le rapport minoritaire [Minority Report, 1956], réédition GALLIMARD, FOLIO BILINGUE, juin 2009
Jonas Lenn, Manhattan Stories, LES MOUTONS ÉLECTRIQUES, février 2006
Gardner Dozois & George Alec Effinger, Poison bleu [Nightmare Blue, 1975], GALLIMARD, DENOEL LUNES D’ENCRE, juin 2003
George Alec Effinger, la trilogie de Marîd Audran (Gravité à la manque [When Gravity fails, 1987], Privé de désert [A fire in the sun, 1989], Le talion du cheikh [The exile kiss, 1991]), DENOEL, PRESENCE DU FUTUR
Michael Marshall Smith, Avance rapide [Only Forward, 1994], RÉÉDITION BRAGELONNE, mai 2011
Maurice G. Dantec, Les racines du mal (1995), RÉÉDITION GALLIMARD, SÉRIE NOIRE, mai 2002
Maurice G. Dantec, Babylon Babies (1999), RÉÉDITION GALLIMARD, FOLIO SF, juillet 2008
Robin Cook, Quelque chose de pourri au Royaume d’Angleterre [A State of Denmark, 1970], RÉÉDITION RIVAGES/NOIR, 2005
Jean-Pierre Andrevon, Le travail du furet (1983), RÉÉDITION GALLIMARD, FOLIO SF, janvier 2004
K. W. Jeter, Noir [Noir, 1998], J’AI LU, MILLÉNAIRES, décembre 2002