Jim Thompson fait partie des incontournables du roman noir. La réédition de A Hell of a Woman, auparavant traduit sous le titre improbable Des Cliques et des cloaques, m’a procuré l’opportunité de confirmer cette assertion. Je l’ai déjà confessé, mes lacunes sont immenses, et je m’efforce de les combler petit-à-petit. D’aucuns y verraient sans doute un avantage, la découverte des classiques avec un esprit vierge étant une panacée délectable. Mais pour être complètement honnête, je me suis aussi fait plaisir ici, en optant pour la belle édition de La Baconnière. Un objet délicieusement régressif, reproduisant l’esthétique à bon marché des ouvrages populaires, diffusés par épisodes aux temps jadis, mais doté d’une réelle plus-value : les illustrations expressives de Thomas Ott. Bref, je n’ai pas hésité longtemps et je m’en réjouis a posteriori. Chef-d’œuvre aurais-je même envie de crier à tue-tête, tant ce roman offre un condensé d’humanité dans son acception la plus rude. La quintessence du style de Jim Thompson, auteur auquel l’amateur de noir doit réserver une place de choix dans sa PAL.
Quid de l’histoire ?
Franck Dillon n’a jamais eu de chance dans la vie. Il aime à le répéter, interpellant le lecteur à foison, histoire de s’en convaincre. Petit vendeur au porte-à-porte, il travaille pour Staples, un escroc qui l’exploite sans vergogne pour le compte de la société Rêves à Crédit. L’entreprise confine à un miroir aux alouettes proposant des articles de pacotille à une clientèle de besogneux, bien souvent fauchés, qu’elle presse ensuite pour leur extorquer les traites qu’ils peinent à rembourser. Si la situation de Franck apparaît médiocre à tout point de vue, sa vie personnelle n’a même pas le clinquant des articles qu’il vend. Une longe litanie de mariages raté avec des épouses qui ont toutes fini par claquer la porte. Et ce n’est pas sa dernière légitime en date qui va changer la donne…. Mais, la roue tourne, et Franck entrevoit la possibilité de sortir enfin de la dèche. Un joli petit lot, rencontré pendant un démarchage, et un magot caché nourrissent ses espoirs. À la condition de se débarrasser de la vieille saloperie qui la prostitue et veille sur le trésor. Devant cette perspective, Franck se sent pousser des ailes et il oublie ses scrupules. Après tout, il mérite bien de récupérer le pactole. Ce ne serait que justice !
Sur une trame classique, Jim Thompson brode un récit d’une noirceur étouffante. Il dépeint une Amérique moyenne, celle des gagne-petit, des sans grades, obligés de s’échiner au quotidien pour grappiller quelques miettes de l’American way of life. Un rêve à crédit dont ils paient le solde avec leur sueur et à force de petites mesquineries. Mais surtout, l’auteur américain nous invite dans la psyché d’un raté, un pauvre type, acteur de sa propre déchéance. Un type banal que l’on n’a pas envie de plaindre tant sa veulerie et sa propension à s’auto-apitoyer finissent par laminer l’empathie. Le propos de Franck Dillon suinte en effet la lâcheté et les faux-semblants. Derrière la façade décrépite d’une honorabilité factice et les préoccupations prosaïques se terre un criminel. Un individu méprisable et dangereux. On suit ainsi son lent cheminement vers l’horreur et l’abjection, un itinéraire l’amenant à flirter avec la folie, restituée ici par une astuce narrative bluffante. Dillon cautionne l’injustifiable avec un aplomb dépourvu d’affect. Conscient au fond de son être de commettre des actes condamnables, il s’enferre pourtant dans le déni, rejetant la faute sur autrui, en particulier sur le sexe féminin. À ses yeux, les femmes sont toutes des souillons paresseuses, sales et égoïstes, juste bonnes à traîner au lit.
Lire A Hell of a Woman revient donc à sonder les tréfonds de l’esprit humain, en explorant ses recoins les plus sordides. Un voyage dont on ne sort pas indemne, mais c’est ainsi que les hommes vivent…
Pour terminer, louons une dernière fois le travail de Thomas Ott dont les dessins collent idéalement à l’atmosphère du livre. Un atout de poids pour lire un roman qui n’en manque déjà pas.
Une Femme d’enfer (A Hell of a Woman, 1954) de Jim Thompson – Éditions La Baconnière, collection « Trou blanc », 2014 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Danièle Bondil)