Bilan 2014

2014 s’apprêtant à tirer sa révérence, profitons d’un instant (relatif) de lucidité pour compiler quelques titres. Pas n’importe lesquels, ceux dont ma mémoire reste encore imprégnée. Même si je ne les ai pas tous chroniqué ici, je certifie les avoir lu ou relu cette année.

Ouvrons la liste avec une vieillerie, Sans parler du chien de Connie Willis. Un roman empreint de finesse et d’humour, lorgnant du côté de Jerome K. Jerome et du voyage dans le temps. J’ai beaucoup d’affection pour ce titre qui m’a valu l’honneur de me fendre d’une préface. Tout est foutu !
Au rang des découvertes dans la littérature fantastique, les Chants du cauchemar et de la nuit de Thomas Ligotti et Les Furies de Borås de Anders Fager m’ont fortement impressionné. Voilà deux recueils qui me semblent très recommandables, voire incontournables, n’hésitons pas à jouer au prescripteur avec gros sabots (et tentacules).
En science-fiction, je retiendrais surtout Under the skin de Michel Faber, La Fille flûte de Paolo Bacigalupi et L’Opéra de Shaya de Sylvie Lainé. Un roman et deux recueils pour un maximum de sidération, de vertige et d’altérité.
Autre grand moment de lecture, William Kotzwinkle dont je n’ai pas terminé d’épuiser la bibliographie. J’y reviendrai bientôt…
Enfin, n’oublions pas l’œuvre des protégés du Comité Colbert, un collectif d’auteurs qui a contribué à faire décoller à un niveau stratosphérique les statistiques de ce blog. Merci encore.

Voilà. À l’année prochaine !

Court Serpent

L’Histoire recèle de nombreuses zones d’ombre dont l’historien a parfois bien du mal à éclaircir les recoins, faute de sources. Ces zones offrent aux romanciers de véritables boulevards dans lesquels s’engouffrer, avec plus ou moins de réussite, il faut le reconnaître.
Court Serpent de Bernard du Boucheron est à bien des égards exemplaire. On y trouve ce qu’il faut d’invention et de retenue pour combler les lacunes de l’Histoire. Une exemplarité de 150 pages qu’il est difficile de lâcher et de prendre en défaut au niveau de la vraisemblance.

Posons le cadre.
Qui sait encore, en dehors du cercle des spécialistes, que l’aventure viking s’est poursuivie très loin vers l’Occident, allant jusqu’à aborder dès le Xe siècle les rivages inhospitaliers du Groenland ? Venus d’Islande, des colons ont fait souche, poussant leurs pérégrinations jusqu’à Terre Neuve, mais ceci est une autre légende… Deux établissements ont ainsi été fondés sur les côtes sud et sud-ouest du Groenland. A leur apogée, ils comptaient une population avoisinant les 5000 âmes. Et puis, cette communauté est entrée dans une longue nuit jusqu’à son effacement total, vers les XVe et XVIe siècle, pour des raisons dont les historiens débattent encore.
Lorsque le roman de Bernard du Boucheron commence, nous sommes au XIVe siècle. L’abbé Montanus est dépêché par l’évêque de Nidaros (Trondheim) pour relever le diocèse de Nouvelle Thulé tombé en déshérence. Le religieux compte bien ranimer la foi vacillante de ses ouailles exilées au Nord du monde, mais l’incertitude prévaut lorsqu’il embarque. Cela fait en effet cinquante ans que l’on n’a pas reçu des nouvelles de cette extrémité de la Chrétienté assiégée par le refroidissement du climat et par l’extension de la banquise.
La mission revêt un caractère particulièrement dangereux mais le zélé ecclésiastique présente toutes les garanties de réussite. Pieux, éloquent, miséricordieux, bon administrateur et exemplaire, il ne fait aucun doute pour sa hiérarchie qu’il est le candidat idéal.
Il s’embarque donc, armé de sa foi inébranlable, sur le Court Serpent, un navire construit pour la circonstance dans le respect des techniques anciennes. Mais, le lecteur pressent que le périple ne sera pas une sinécure.

A la fois roman historique, récit d’aventures polaires et chronique à la manière médiévale, Court Serpent joue sur de nombreux registres. Bernard du Boucheron fait le choix d’une narration omnisciente. En effet, le texte se compose de différentes pièces rassemblées pour former un tout cohérent. L’histoire commence par la lettre de mission de l’abbé Montanus dans laquelle il découvre les instructions de sa hiérarchie. Ce dispositif narratif apporte une touche d’authenticité historique aux événements. S’ensuit un récit rédigé à la première personne par Montanus lui-même, même s’il apparaît rapidement évident que ce témoignage comporte une part de non dit et d’accommodement avec la réalité. Des textes complémentaires viennent d’ailleurs s’intercaler dans cette ligne narrative, offrant un contrepoint au récit principal, mais un contrepoint recomposé à posteriori. Le dispositif permet au lecteur de recomposer une image globale du récit en dépassant le simple point de vue des personnages, un peu à la manière d’un historien.

Avec Court Serpent, Bernard du Boucheron parvient à dresser un pont entre la grande et la petite histoire, restituant un épisode méconnu du passé et de l’aventure viking.

Aparté : à noter pour les curieux, Effondrement, l’excellent essai de Jared Diamond traitant, entre autres choses, de la disparition des Vikings du Groenland.

court_serpentCourt Serpent de Bernard du Boucheron – réédition Folio, 2006

186 marches vers les nuages

Les éditions Métailié, dont on ne louera jamais assez la qualité du catalogue, proposent bon nombre de romans noirs tout à fait recommandables. Parmi ces titres, 186 marches vers les nuages de Joseph Bialot ressort d’une veine plus personnelle. Pour mémoire, rappelons que l’écrivain fut déporté à Auschwitz, expérience funeste qui lui a inspiré quelques uns de ses plus beaux romans, en particulier C’est en hiver que les jours rallongent.
186 marches vers les nuages, dont le titre fait allusion au grand escalier permettant d’accéder à la carrière du camp de Mauthausen, adopte le point de vue d’un vaincu, un type ayant connu les camps nazis en raison de ses opinions politiques et désormais condamné à partager avec ses compatriotes la défaite de l’Allemagne.

« Je ne peux m’empêcher d’admirer l’efficacité du maître chanteur qui me fait face. Il est bien renseigné, ce Mensch, très bien même. C’est vrai que j’ai été policier. Quand ? Avant le déluge ? Avant que la symphonie nazie et ses furieux mouvements divers, de l’allegro aux lamentos, ne déferlent sur l’Europe. Aujourd’hui, je ne suis plus qu’un clochard, allemand de surcroît, autrement dit un déchet.
Juste retour des choses, après tout. Le Reich de mille ans, l’empire germain et son délire aryen, sa féerie de douze ans pour ceux qui pensaient juste, son banquet de plaisirs meurtriers, de jouissances délirantes faites de rapines, de sang, de merde, de cris, de pleurs, de supplications, de tortures, de désespoirs traduits dans toutes les langues européennes, le tout construit sur un socle jamais vu, la lie du pays, peut-être le pire de la pègre européenne, associée à ses élites, peut-être les plus dynamiques du continent, se voit présenter une note que cette fois personne n’effacera. »

Bert Waldeck n’est plus que l’ombre d’un homme, un homme transparent comme il le dit lui-même. Le bougre a été détenu onze années dans plusieurs camps de concentration au titre de Schutzhäftling. Dans l’intervalle, il a perdu sa mère et sa petite amie a disparu, comme tant d’autres Juifs. Il a ainsi connu Dachau, Dora, Mauthausen avant d’être appelé sous les drapeaux lorsque le Reich a eu besoin de combler ses pertes prodigieuses sur le front de l’Est. Une expérience de courte durée avant un retour dans le système concentrationnaire et sa litanie de brimades devenue banale à ses yeux.

« Mes longues, très longues nuits à essayer de trouver un sommeil introuvable dans un coya, ersatz de couchette dans un bloc concentrationnaire, ont laissé des traces que je suis seul à voir. J’ai connu les corps alignés côte à côte sur ces bat-flancs, sardines humaines non étêtées, essayant en vain de trouver une heure de détente paisible. Les hommes puent. La peau des autres, leur moiteur, leur toucher, leurs furoncles, dégage une odeur qui traîne au fond de mon nez. L’épiderme de mes semblables suinte, suppure, saigne. Et cette puanteur vous envahit, s’incruste en vous, ne vous quitte plus. Vous êtes un homme ? Cet incompréhensible intermédiaire entre Dieu et le diable ? Parfait ! Salut, frère puant ! »

Et tout cela pour aboutir finalement aux bateaux-cages dans lesquels les SS entassaient les déportés pendant leur débâcle. Une flottille envoyée par le fond dans la baie de Lübeck par l’aviation alliée qui a bien failli achever, pour le coup, le travail de longue haleine entrepris par les nazis.
Lorsque les Américains viennent le chercher dans l’hôpital où il renoue doucement avec la vie, Bert n’est même plus un être vivant. Il vivote. Juste une existence superflue qui ne demande qu’à s’effacer sous le rouleau compresseur de l’Histoire. Nous sommes à la fin de l’année 1945. L’Allemagne émerge d’une longue décennie d’excès.

Pour qui a lu Une femme à Berlin de Hans Fallada ou la Trilogie berlinoise de Philip Kerr, la description crépusculaire de Berlin n’a rien de surprenant. Pour qui a visionné Allemagne année zéro de Roberto Rossellini, le spectacle a de quoi blaser. Dans l’ancienne capitale du Reich, la population réduite à des ombres faméliques survit dans les décombres de sa gloire passée. Partagée entre la honte de la défaite et un sentiment d’injustice tenace, elle mendie sa pitance aux nouveaux maîtres, les Américains et les Soviétiques. Unis contre le fascisme, les anciens alliés s’épient comme pendant une partie de poker menteur, chaque adversaire complotant dans son coin dans le but de rafler l’intégralité de la mise. Et dans ce jeu de dupes, Bert s’avère désormais un atout à abattre.

« Je suis comme vous, le résultat des millénaires humanistes vécus depuis l’Antiquité et le christianisme… Résultat ? J’ai vu, et vous, vous savez aussi, que l’innommable s’est produit en Europe. L’an dernier, lorsque Oppenheimer a appris la destruction d’Hiroshima, il a dit : aujourd’hui la science a connu le péché !
Trente ans après, un homme, un vrai, retrouvait les mêmes mots que les combattants de 1914-1918 ! Il oubliait simplement que le péché avait sa source dans les tranchées. L’ypérite, pur produit de la chimie, est née de la science, l’avion, résultat d’un rêve, est devenu un cauchemar, toute la technique, tout le rêve s’est retourné contre nous.
Mais pour avoir connu Dachau, Dora, Mauthausen, pour avoir embarqué sur le Cap Arcona, pour avoir grillé vif et connu la mer des Ardents, pour avoir vu des enfants abattus comme des chiens enragés, pour avoir rencontré le désespoir en mouvement sous toutes ses formes, je peux affirmer que c’est l’engeance humaine tout entière qui a connu le péché. »

Au-delà de l’intrigue d’espionnage et du contexte historique, Joseph Bialot nous livre le récit désabusé d’un homme revenu de tout pour observer et témoigner de la déchéance de son pays. C’est ainsi que les hommes vivent est-on tenté d’affirmer en paraphrasant le titre d’un roman de Pierre Pelot. Sans doute y a-t-il également une bonne dose de vécu dans les mots de Bert Waldeck, celui de Joseph Bialot lui-même.
Avec une grande dignité, l’auteur nous dépeint une Allemagne ravagée, alternant l’évocation d’un Berlin en ruine et les souvenirs du narrateur, Bert Waldeck. Il trousse ainsi un roman à la concision et à la sobriété admirable. Tout au plus, peut-on lui reprocher un dénouement hâtif. Pour le reste, rien n’est à jeter. Que ce soit la fragile humanité des personnages, la lente reconstruction de Bert Waldeck, la description des rouages conduisant à la négation de l’être humain dans les camps, ou encore la reconstitution de l’avenir incertain des Berlinois dans une capitale en proie aux prémisses de la guerre froide, Joseph Bialot fait montre d’un savoir-faire indéniable. Et on est heureux de voir finalement poindre au cœur de toute cette noirceur, une lueur d’espoir.

« On dirait que Maria m’a entendu arriver. Sur le pas de la porte, elle m’accueille avec un large sourire.
Alors, soldat, tu désertes pour de bon, cette fois ?
J’ai répondu par un hochement de tête affirmatif. »

Assurément, voici un roman à lire et à relire.

186 marches vers les nuages-300x460186 marches vers les nuages de Joseph Bialot – Métailié/Noir, mars 2009

La Tunique de Glace

Mon intérêt pour la mythologie et les sagas scandinaves n’est plus un secret pour les lecteurs de ce blog. Source d’inspiration de moult cycles et autres épopées de fantasy, l’univers des hommes du Nord a fait l’objet d’études plus sérieuses et documentées dont je n’ai pas hésité à parler ici.
Ne disposant que de bien peu de sources directes, les chercheurs évoluent sur un terrain mouvant, essayant de retrouver la part de réalité du monde nordique dans un corpus où l’Histoire se mêle à la légende et vice-versa.

William T. Vollmann s’engouffre dans cette brèche. Usant des mêmes sources – Eddas, Flateyjarbók, Heimskrinla, Landnámabók et autre Saga d’Erik le Rouge –, il brode un récit à la manière des scaldes s’étendant du passé mythique de la Scandinavie à la colonisation avortée du Vinland.
Premier roman – appelé rêve – d’une série de sept, tous consacrés aux origines symboliques et légendaires de l’Amérique du Nord (quatre d’entre-eux ont été publiés à ce jour, dont deux en France, le présent ouvrage et Les Fusils), La Tunique de Glace s’apparente davantage à un long poème en prose, jalonné par des tueries. Un poème dont les muses s’appellent Vengeance et Jalousie, le tout sur fond de descriptions sublimes, à la limite du chamanisme.
Bien entendu, Vollmann ne prétend pas restituer une quelconque vérité historique. Il exprime juste ici la volonté de produire un choc esthétique. De produire du beau à défaut de vrai.
Si l’on peut me permettre un parallèle osé, La Tunique de Glace rappelle la manière de faire de Nicolas Winding Refn dans le film Le Guerrier silencieux aka Valhalla Rising. On y trouve le même mélange de violence et de poésie.

Trêve de tergiversation, entrons dans le vif du sujet. Il apparait tout à fait superflu de résumer ce roman fleuve dont la houle océanique et glaciale emporte le lecteur très loin, quelque part entre Groenland et terres septentrionales de l’Amérique du Nord. Cette succession d’histoires enchâssées dans un bel objet, illustré de dessins et de cartes stylisées, est de tout façon impossible à résumer, du moins sans craindre d’en atténuer le souffle.
À l’instar d’Homère ou d’Odinn, William l’aveugle investit les âges obscurs de la Scandinavie, nous propulsant à l’époque des rois-ours changeurs de peau, en guerre permanente les uns contre les autres et jusque dans leur propre famille. Une période de fer et de sang, ou la magie des sorcières lapones et celle des trolls apportent leur part à une chronique historique passablement agitée.
Puis, au fur et à mesure que le pays se civilise, peut-être devrait-on même dire se christianise, l’action se déplace vers l’Islande, terre d’opportunité pour les bondi en manque de place, puis au Groenland et enfin dans ce pays de cocagne, du moins dans ce récit, que l’on appelle Vinland le bon.
On accompagne d’abord Erik le Rouge dans son exode vers l’Ouest. Un périple émaillé de frustration, de meurtres, de vengeance et d’un bannissement définitif. Puis, on suit sa descendance, Leif le chanceux et surtout sa fille bâtarde Freydis, dans leur voyages successifs, toujours plus loin vers l’Occident.
La figure féminine de Freydis se détache dans cette partie du roman,  la marquant littéralement de son empreinte. Sa personnalité imposante, sa résolution implacable, empreinte de fourberie, et sa destinée (son pacte avec le dieu Tunique bleue) entraîne La Tunique de Glace vers le registre de la tragédie. Et son opposition avec Gutrid, la femme la plus belle de toutes, conduit inexorablement l’expédition des Groenlandais à sa perte.

Dans une langue somptueuse (le traducteur a dû s’amuser), un tantinet allégorique, mais il est vrai aussi parfois étouffante, voire grandiloquente, William T. Vollmann réinvente le paysage légendaire de la colonisation du Vinland. Il ne s’autorise que quelques petites digressions à l’époque contemporaine, comme pour souligner le décalage entre le mythe et la réalité plus prosaïque du quotidien.
Son écriture fait merveille, donnant de cette aventure humaine l’image d’un récit brutal, dépourvu d’héroïsme, où la conquête d’une terre nouvelle s’apparente à un viol, une souillure. Il convoque également les forces de la nature et les créatures magiques, conférant à son œuvre une dimension crépusculaire.

Bref, c’est peu de dire que ce roman impressionne, imprégnant durablement la mémoire. Inutile de surenchérir, je le recommande chaudement (huhu !).

tunique-glaceLa Tunique de Glace (The Ice-Shirt, 1990) de William T. Vollmann – Éditions Le Cherche Midi, collection Lot 49, janvier 2013 (roman inédit traduit de l’anglais [États-Unis] par Pierre Demarty)

Chants du cauchemar et de la nuit

J’ai déjà confié sur ce blog tout le bien que je pensais des éditions Dystopia. Une nouvelle fois, je dois louer la qualité de leur sélection. Un choix très sûr porté à l’évidence par des passionnés. Ici, Anne-Sylvie Homassel, par ailleurs traductrice de l’excellent Efroyabl Ange1, a déniché une perle noire, un auteur œuvrant dans le fantastique dont je ne connaissais pas du tout l’existence.
Continuons sur le ton de la confidence, après tout ceci est un blog. Parmi les « mauvais genres », la littérature fantastique me fait le plus d’effet. À la condition de ne pas céder à la grandiloquence ou de se laisser aller à la caricature adulescente. En même temps, on me souffle dans le creux de l’oreille que l’effroi demeure le cadet des soucis des lecteurs de cette niche éditoriale.
Bref, j’aime frissonner à la lecture d’histoires terrifiantes. Je me plais à ressentir l’étreinte de l’angoisse, la sueur glaciale de l’effroi et les palpitations inquiètes d’un cœur révélateur… Hélas, il faut reconnaître que le fantastique dans nos contrées se trouve réduit à la portion congrue, trop souvent réduit à des clichés usés, quand ils ne sont pas simplement ravalés à des recettes pour midinettes.
Chants du cauchemar et de la nuit comble toutes mes attentes. En onze nouvelles, Thomas Ligotti réussit le tour de force d’évoquer à la fois Wilkie Collins, Howard Philip Lovecraft et Edgar Allan Poe. Des références, certes classiques, pour un imaginaire qui s’affranchit heureusement de ses augustes devanciers.

aeroncreepypeepsIllustration de Aeron Alfrey

« C’était plus un simulacre de ville qu’une ville réelle, un décor de carton hérité d’un vieux théâtre, ses principaux traits brossés sans délicatesse au moyen d’un antique pinceau qui se moquait des détails – caractéristiques, identités –, énonçant les noms de rues et des magasins de signes illisibles que nul n’était censé comprendre. Tout ce qui, à Moxton, aurait pu avoir quelque réalité avait été curieusement étouffé dans l’œuf. Rien n’y était florissant ; rien n’importait par sa présence ni son absence.
À Moxton, les commerces ne pouvaient que survivre dans l’anonymat. Même les plus conséquents – bazars Tout à un dollar, hôtels confortables – ne pouvaient se distinguer ; ils étaient contraints d’assumer le même aspect d’irréalité revêtu par les boutiques plus modestes : le magasin de chaussures dont la vitrine exhibait des modèles passés de mode depuis longtemps, la boutique de prêt-à-porter où la poussière s’accumulait dans les plis des vêtements dont étaient revêtus des mannequins sans tête, l’échoppe du réparateur où bon nombre d’articles n’avaient jamais été récupérés par leurs propriétaires et gisaient, rouillés, dans le moindre recoin. »

Même en cherchant bien, je ne trouve décidément rien à retrancher de ce recueil où l’inquiétude règne en maître. Je ressors fasciné par l’écriture somptueuse, une prose dense, tout en circonvolutions vénéneuses, dont on peine à restituer la puissance d’évocation sans craindre de l’affadir. Thomas Ligotti réveille les terreurs primaires, enfouies au tréfonds de la psyché. Il fait émerger une topographie fuyante, cachée, se composant de paysages hantés par des présences occultes et inhumaines. Il ressuscite des cultes impies dont les divinités s’incarnent dans une obscurité qui n’est pas simplement l’absence de matière, mais le résultat d’un grouillement de formes indicibles. Un trop-plein dont les mots et la raison ne parviennent pas à cerner les contours. Lovecraftien, on vous l’a dit !
Les personnages de Chants du cauchemar et de la nuit apparaissent comme des pantins, des songes creux, des marionnettes rêvant leur vie. Ils se révèlent aussi les victimes des caprices d’un architecte lunatique, observant hors-champs le fruit de ses artifices. Même s’il emprunte aux poncifs de la littérature fantastique – vampire, tueur en série et autres ectoplasmes –, Ligotti fait œuvre de démiurge. Il créé un monde où réalité et irréalité semblent étroitement intriquées, n’attendant qu’un retournement de perspective pour basculer autre part. Folie et rêve affleurent au détour de chaque nouvelle, servant de sésame pour franchir la frontière ténue séparant les deux territoires.
Malaise et angoisse prennent ainsi corps pendant que l’esprit flâne ailleurs, parfois jusqu’à s’égarer. Un ailleurs tissé dans une trame urbaine, cités aux perspectives faussées, plantées au bord d’abîmes, banlieue pavillonnaire menacée par un fourmillement souterrain, quartier construit à l’ombre d’un asile d’aliénés… Des topos anxiogènes dont les personnages retrouvent un écho jusque dans leurs rêves et cauchemars.

Pour terminer, signalons enfin la qualité de l’ouvrage, superbement illustré par Stéphane Perger. Un argument supplémentaire, s’il en fallait encore, pour l’acquérir. Et plus vite que cela !

chants_cauchemarChants du cauchemar et de la nuit de Thomas Ligotti – Dystopia Workshop, novembre 2014 (recueil traduit de l’anglais [États-Unis] par Anne-Sylvie Hommasel)

 

Vinland Saga

Les habitués connaissent déjà mon goût pour les sagas nordiques et l’aventure viking. En voici une manifestation supplémentaire.

Né le 8 mai 1976, Makoto Yukimura débute sa carrière avec Planetes, un récit de science-fiction en quatre tomes, initialement édité en épisodes dans le magazine japonais Weekly Morning. Gros succès, Planetes est suivi par deux autres mangas : Sayõnara ga chikai node, un one-shot inédit dans l’Hexagone, et Vinland Saga. Cette dernière série aborde des thématiques assez proches de celles développées dans Ken le survivant, un manga ayant fortement impressionné Yukimura dans son enfance. Toutefois, le mangaka ne se contente pas de les reproduire à l’identique. Il les transpose dans le passé européen, à l’époque de l’invasion de l’Angleterre par les Danois, leur conférant davantage d’épaisseur.
Vinland Saga débute en avril 2005, d’abord dans le Weekly Shõnen Magazine, puis dans le mensuel Afternoon. Un premier arc narratif s’étend des tomes 1 à 8, se focalisant sur les destins croisés de trois personnages : Thorfinn, Knut et Askeladd. Quant au second, à ce jour inachevé (cinq tomes parus en France), il se concentre sur le devenir de Thorfinn.

La Saga des vikings.

vinland_saga2L’intrigue de Vinland Saga prend pour décor l’invasion de l’Angleterre par les Danois. On y trouve maints faits relatés dans les chroniques et les sagas. Et si la méconnaissance du contexte historique ne nuit pas au déroulement de l’histoire, quelques précisions s’imposent tout de même au néophyte.

À la fin du VIIIe siècle, le monde scandinave entame un vaste mouvement d’expansion vers l’Est et l’Ouest. Celui-ci débouche sur la colonisation durable de l’Islande, sur l’occupation temporaire (jusqu’au XIIIe siècle) du Groenland, et peut-être même d’une partie de l’Amérique, identifiée sous le nom de Vinland, même si le sujet reste débattu. Il entraîne aussi la mise à sac d’une bonne partie de l’Europe occidentale. Profitant en effet de la faiblesse de l’Empire carolingien et de l’Angleterre, les vikings se livrent à des raids de plus en plus aventureux. Pillage de monastères et saccage de villes se succèdent, contribuant à nourrir la légende noire des hommes du Nord. Tout ceci quasiment sans coup férir. Poursuivant l’aventure, ils poussent leurs expéditions vers le Sud, la Méditerranée et l’Empire byzantin, où certains servent dans un régiment spécial : la garde varègue. Plus au Nord, les mêmes, surtout des Suédois en fait, contribuent par leurs échanges et leur organisation à donner naissance aux principautés russes.
Entretemps à l’Ouest, les raids vikings ont cédé la place à des hivernages et à des installations plus durables. Particulièrement exposée à leurs attaques, l’Angleterre abandonne temporairement une partie de son territoire et acquitte un lourd tribut à l’envahisseur : le danegeld. Ainsi naît le Danelaw, territoire sous loi danoise, où s’implantent des colons venus de Scandinavie.

La vraisemblance de la reconstitution historique apparaît d’emblée comme un des points forts de Vinland Saga. Makoto Yukimura restitue les faits dans leur chronologie, soit de façon factuelle, soit par le biais de l’histoire personnelle des divers protagonistes du récit. Du massacre de la Saint-Brice (13 novembre 1002), décidé par le roi anglo-saxon Ethelred II, ce qui lui vaudra le surnom de malavisé, à sa défaite et fuite en 1013, en passant par la résistance de Londres et la légendaire bataille de Hjörung, le mangaka reste fidèle au déroulement de l’Histoire.
Au-delà de toute vision idéalisée, ces événements constituent les œuvres vives d’une épopée, n’occultant pas la violence inhérente des actes des uns et des autres. En disant cela, on pense aux massacres des populations villageoises des tomes 3 et 4, mais également au traitement enduré par les esclaves, tout au long de la série.
Par ailleurs, Makoto Yukimura pousse le souci de véracité jusqu’au moindre élément de la vie quotidienne. Les chapitres 3 à 8 du premier tome témoignent d’un luxe de détails – on a même droit au plan d’une maison islandaise – révélant la qualité de la documentation de l’auteur. Un peu éclipsé lorsque l’action s’accélère, ce souci de vraisemblance revient sur le devant de la scène dans le second arc narratif à partir du tome 8.
Tout ceci confère à l’intrigue une réelle épaisseur historique. Une atmosphère d’authenticité propice au déroulé de la narration.

Violer l’Histoire pour lui faire de beaux enfants

vinland_saga4Nul n’ignore la citation d’Alexandre Dumas. Makoto Yukimura lui apporte juste cette touche d’exotisme propre au manga.
En effet, Vinland Saga respecte les codes et principes narratifs de la bande dessinée japonaise. Affrontements individuels se déroulant dans une durée dilatée, exagération des coups, des parades, refus de l’ellipse, prédilection pour les gros plans, en particulier les yeux, propension pour la caricature des expressions…
Ces procédés peuvent agacer le lecteur accoutumé à la bande-dessinée franco-belge. Pour les autres, les curieux, les sans préjugés, Vinland Saga se révèle un manga historique passionnant, adoptant l’approche plus réaliste du Seinen. Un objectif qui semble ici atteint, en dépit de quelques écarts. On pense notamment à ce seigneur franc franchement porcin, pour ne pas dire grotesque, dans le chapitre 1 du premier tome, mais aussi aux prouesses bigger than life de Thors, le Troll de Joms, et du chef de guerre Thorkell [1], pour ne citer que ces quelques exemples.
Ces légers bémols ne pèsent toutefois pas lourd face au souffle épique du récit, face à la richesse des thématiques et face au traitement des personnages.

Quid de l’argument de départ ? Après un long chapitre d’exposition, il se dévoile peu-à-peu grâce à une succession de flashbacks.
Thorfinn [2] est le jeune fils de Thors, solide gaillard respecté de tous dans son village situé au bout du monde, sur une terre de bannis : l’Islande. Pourtant, cet homme pacifique, n’hésitant pas à sacrifier une partie importante de son cheptel pour racheter un esclave fugitif, cache un tout autre passé. L’arrivée imprévue d’une troupe de Jomsviking [3] le lui remet en mémoire et le contraint à reprendre les armes pour le compte de son souverain. Première leçon de Vinland Saga : on n’échappe pas à son destin.
En chemin, Thors tombe dans une embuscade fomentée par le chef des Jomvikings. Un guet-apens dont Askeladd, mercenaire sans attache apparente, se fait l’exécutant, manière pour lui de satisfaire aussi sa haine des Scandinaves (on y reviendra). L’exécution se déroule sous les yeux de Thorfinn. À partir de cet instant, l’enfant voue au chef mercenaire une haine inextinguible. Il tuera Askeladd, mais pas n’importe comment : à l’issu d’un duel. Un combat faisant office de rite de passage en quelque sorte car, seconde leçon de Vinland Saga, on ne devient homme qu’au terme d’une longue initiation.
Trahison, vengeance, force, violence, justice. Les ressorts principaux de la série sont désormais en place.

vinland_saga6Et l’Histoire dans tout cela ? On pourrait croire qu’elle ne sert que de prétexte au récit. Bien au contraire, elle fournit la trame de la quête de Thorfinn, une quête elle-même non sans conséquence sur le devenir du futur roi Knut, personnage historique attesté auquel Makoto Yukimura donne ici une interprétation toute personnelle.
À plusieurs reprises au cours du périple de Thorfinn, petite et Grande Histoire se rejoignent et se mêlent, brouillant les contours des faits historiques et de la fiction. Le personnage de Knut est emblématique de cette confusion. Les sources le présentent comme un souverain à la réputation d’homme sage et pieux. N’a-t-il pas reçu le surnom de Grand ? On sait qu’il a gouverné un vaste empire maritime s’étendant sur l’Angleterre, le sud de la Norvège, le Danemark, le Schleswig et la Poméranie.
Dans Vinland Saga, il se révèle un personnage falot, craintif et efféminé, s’effaçant derrière un protecteur lui servant à la fois de nounou et de porte-parole. Méprisé par son père, le roi Sven, personne ne donne cher de sa vie dans ce nid de vipères qu’est la cour du Danemark. Pourtant, au contact de Thorfinn, mais surtout d’Askeladd, le jeune homme acquiert la stature d’un véritable meneur d’hommes. Cette mutation s’achève lorsqu’il accède au trône, remplaçant son père dans des circonstances dramatiques que nous ne dévoilerons pas ici [4]. Il lui reste alors à réaliser son ambition secrète : établir coûte que coûte le royaume de Dieu sur Terre [5] et mettre un terme aux guerres. En livrant cette interprétation du personnage historique, Makoto Yukimura montre que l’on peut utiliser l’Histoire dans un dessein romanesque tout en respectant la vraisemblance. Par ailleurs, loin d’être un personnage anecdotique, Knut incarne un des thèmes majeurs de la série, celui de l’apprentissage du guerrier et surtout du pouvoir. Son parcours personnel illustre ainsi le motif classique de la quête.

Plus monolithique, la psychologie de Thorfinn est marquée par l’immaturité. Poussé par les circonstances à se joindre à la bande d’Askeladd, l’enfant affûte jour après jour sa haine envers le chef de guerre. Éduqué à la dure, il fourbit ses armes et reçoit la leçon de celui qu’il se destine à affronter. Un désir dont il ne fait pas secret, n’étant pas du genre à masquer ses intentions. Askeladd joue avec ses sentiments, l’envoyant accomplir les missions les plus périlleuses. Il y aurait beaucoup à dire des relations entre ces deux personnages, Askeladd endossant en quelque sorte le rôle de père de substitution. Ne faut-il pas tuer symboliquement le père pour s’émanciper ? Bref, Thorfinn n’évolue guère durant le premier arc narratif. La vengeance phagocyte littéralement sa volonté et il n’envisage pas l’avenir au-delà du terme fatidique qu’il s’est fixé.

vinland_saga3Askeladd apparaît comme le personnage le plus intéressant de Vinland Saga. Né de père Danois et de mère Galloise, il fait en quelque sorte le pont entre l’univers des Sagas et celui des mythes celtes [6]. Détestant les envahisseurs, en particulier les Scandinaves, il considère ses propres hommes avec dédain. Pourtant, et ce n’est pas le moindre des paradoxes du bonhomme, son seul et meilleur ami est un Danois. Présenté d’abord comme le bad guy, après tout il a assassiné le père de Thorfinn, il se dévoile au fur et à mesure de son périple en terre anglaise. Lui aussi est dévoré par la haine et le désir de vengeance. Il met d’ailleurs sur le même plan Danois et Anglo-saxons, se revendiquant par sa mère d’une culture plus antique. Cynique et calculateur, il ne nourrit aucune illusion quant à la nature humaine. Pourtant, c’est par un acte généreux et noble qu’il se révélera. Sa psychologie apparaît au final comme la plus complexe et la plus travaillée.

L’après Askeladd

vinland_saga5Le deuxième arc narratif prend place une année plus tard. Vendu comme esclave, Thorfinn travaille désormais dans la propriété d’un bóndi danois, Ketil. Le temps de la vengeance et des batailles semble révolu. Le jeune homme s’est résigné à sa condition, il a abandonné les armes et se met en valeur les terres de son maître, espérant un jour pouvoir racheter sa liberté et échapper aux cauchemars qui hantent son sommeil.
Makoto Yukimura livre ici un récit plus apaisé, se focalisant sur le quotidien des esclaves dans le cadre d’une exploitation agricole en terre danoise au XIe siècle. Au plus près de la réalité historique, pour ce que nous en savons, il dépeint la dureté de la condition d’esclave. Pour autant, tout n’est pas noir. Ketil et son père Sverker ne sont pas de mauvais maîtres. Ils laissent à Thorfinn et son compagnon de servitude Einar, toute latitude pour agir, à la condition de s’acquitter de leur obligations. Mais aux yeux des hommes libres, ils demeurent avant tout des esclaves, suscitant leur jalousie et, à l’occasion, s’attirant leurs brimades sans avoir la possibilité de se défendre. Pour protéger ses biens, Ketil a recruté une milice commandée par le Serpent, un redoutable guerrier. Le bougre veille aux intérêts de la famille de son seigneur, traquant surtout les esclaves fugitifs.
Méconnaissable, Thorfinn n’est plus qu’une coquille vide. La haine semble l’avoir usé et il n’aspire plus qu’à mourir. Pourtant, au contact d’Einar et d’autres esclaves, il reprend goût à l’existence. Malheureusement, il est aussi confronté à l’injustice.
Ce deuxième arc narratif apparaît clairement comme une transition, un préambule avant la poursuite des aventures de Thorfinn. Relégué au second plan, le jeune homme se retrouve à la place exacte de ceux qu’il a opprimé par le passé. Placé aux premières loges, il assiste ainsi au drame qui se dessine progressivement et auquel il ne peut rien faire sans renoncer à son vœu d’abandonner les armes. Au terme d’un lent crescendo aboutissant à un nouveau déchaînement de violence, le temps semble venu pour lui de couper tous les ponts avec l’ancien monde. Les retrouvailles avec Leif sonnent comme le signal d’un nouveau départ. L’Angleterre comme le Danemark n’offrent aucune perspective de rédemption. Thorfinn doit donc rejoindre le Vinland pour y fonder une terre de paix et de liberté. Peut-être parviendra-t-il ainsi à accomplir son destin et à devenir un « véritable guerrier ».

vinland-13-kodanshaAvec Vinland Saga, Makoto Yukimura restitue de manière fort convaincante le caractère épique des sagas, tout en ne gommant pas leur violence. Il reconstitue avec talent le hors champ de l’Histoire et distille une réflexion assez pertinente sur l’usage de la force, sur la justice et le sens de la vie.

Notes :

[1] À l’instar de nombreux autres personnage, Makoto Yukimura s’inspire du nom d’un personnage dont on peut retrouver la trace : Thorkell Le Grand, noble jomsviking et compagnon de Knut, lequel lui confère le titre de comte d’Est-Anglie.

[2] On trouve la mention d’un Thorfinn Karlsefni dans les sagas relatant la colonisation du Vinland. Cette dernière reste hypothétique, faute de sources autres que trois sagas très courtes dont le récit se contredit. Ici Makoto Yukimura semble reprendre la tradition (ou fiction) faisant des Islandais les découvreurs de l’Amérique. Sans doute une piste à suivre pour le second arc narratif.

[3] L’existence des Jomsvikings ou vikings de Jomsborg est l’objet d’un débat animé parmi les historiens. Plusieurs sagas attestent de leur existence, conférant à ces mercenaires voués à Thor et à Odin un rôle important dans les guerres du Nord. Fruit de l’imagination des auteurs de sagas du XIIIe siècle ou vraie confrérie armée, la question reste entière, faute de sources directes en-dehors de trois pierres runiques.

[4] Selon les chroniques de l’époque, Sven meurt peu de temps après sa victoire en son palais de Gainsborough. Dans Vinland Saga, Makoto Yukimura n’hésite pas à faire jouer à Askeladd le premier rôle dans sa mort.

[5] Élevé dans la foi chrétienne par sa mère, Knut jouit d’une bonne réputation auprès des divers chroniqueurs, eux-même fervents chrétiens. Son règne est présenté sous un jour favorable, en dépit de sa bigamie notoire et de pratiques de gouvernement bien de son temps. Makoto Yukimura prend quelque liberté avec les chroniqueurs tout en respectant les grandes lignes du contexte.

[6] Makoto Yukimura fait d’Askeladd un descendant du roi Arthur. Il incarne ainsi une continuité dynastique avec le héros légendaire et les mythes celtes. Une sorte de roi caché.

Black Alice

Black_alice_thomBlack Alice illustre la porosité des genres, un fait dont on ne se plaindra pas. Écrit à quatre mains sous le pseudonyme de Thom Demijohn, ce roman noir se révèle le fruit de la collaboration entre deux auteurs de science-fiction bien connus dans leur milieu, Thomas Disch et John Sladek.
L’argument de départ de Black Alice ne restera sans doute pas dans les mémoires pour son originalité. Des malfrats enlèvent une petite fille de onze ans, Alice Raleigh, pour soutirer à ses parents la somme faramineuse d’un million de dollars. Guère soucieux de leur progéniture, ceux-ci s’adressent à son oncle, tuteur de l’immense fortune de la petite fille depuis que son grand-père a déshérité ses parents, pour payer la rançon.
Voilà de quoi broder un thriller au suspense haletant… Heureusement, Sladek et Disch optent pour un traitement différent. Les ravisseurs confient en effet Alice à une vieille maquerelle noire qui lui fait prendre des comprimés pour assombrir sa peau, lui teint et lui frise les cheveux, et la rebaptise Dinah, avant de l’emmener dans une maison de passe à Norfolk en Virginie. C’est donc dans la peau d’une négresse qu’Alice va vivre sa captivité. Une double captivité puisqu’à Norfolk, les nègres doivent surtout rester à leur place et se fondre dans le paysage. Un fait que les contingents locaux du Ku Klux Klan comptent bien rappeler avec violence aux manifestants pacifiques qui prévoient de défiler bientôt pour leurs droits civiques.

A partir de ces quelques éléments, Thomas Disch et John Sladek auraient pu se contenter de broder une intrigue prenant pour thème la question de la ségrégation raciale aux États-Unis. Si le sujet n’est pas absent de leurs préoccupations, ils l’enluminent avec une galerie de personnages mémorables. Citons au moins le père d’Alice, Roderick Raleigh, étudiant en droit raté, criminel malchanceux, passant son temps à citer Nietzsche et Shakespeare (notamment Macbeth) pour justifier ses actes. Et, n’oublions pas Alice, dont le passage forcé de l’autre côté du miroir, va lui permettre d’appréhender un aspect de la réalité sociale et ethnique de son pays, non prévu par le programme scolaire de son école pour riches.

Si les événements de Black Alice confinent au drame, Disch et Sladek ne se départissent jamais de leur causticité pour les relater. A plusieurs reprises, on frise le grand n’importe quoi, la sortie de route, heureusement sans jamais sombrer dans le grotesque. En tout cas, l’expérience vécue par Alice semble une manière rusée de malmener les préjugés racistes dans lesquels, peut-être, certains lecteurs se complaisent – n’oublions pas que ce roman est paru aux États-Unis en 1968.

Au final, Black Alice apparaît comme un excellent roman noir qui frappe par l’intelligence de son traitement et par son humour sardonique.

Black_aliceBlack Alice (Black Alice, 1968) – Thomas Disch & John Sladek – Rivages/noir, mars 1993 (roman inédit traduit de l’anglais [États-Unis] par Jean-Paul Gratias)

Docteur Rat

« Dans la colonie, on me connaît sous le nom de Docteur Rat. Depuis le temps que je fais partie de ce laboratoire, et que j’étudie avec tant de soin, il n’est que justice que l’on m’ait accordé une distinction autre que le tatouage à l’intérieur de l’oreille, marque que possèdent tous les autres rats. Certains d’entre eux ont, outre des tatouages, des entailles en forme de V découpées dans leurs pavillons. Certains en ont même trois ou quatre ! Mais cela ne veut pas dire qu’ils sont aussi savants que moi. Cela veut simplement dire qu’on leur a ôté le foie (une entaille), le foie, la glande pituitaire (deux entailles), le foie, la glande pituitaire et la glande pinéale (trois entailles), et ainsi de suite. Après qu’on vous a ôté le cœur, plus besoin d’entailles, hi, hi ! »

Premier roman de William Kotzwinkle traduit dans l’Hexagone et World Fantasy Award en 1977, Docteur Rat mêle les ressorts du roman philosophique et de la science-fiction. À bien des égard, l’intrigue ressemble à celle de La Ferme des animaux de George Orwell, l’auteur américain transposant ici le cadre rustique dans un laboratoire de vivisection. Le narrateur, le fameux Docteur Rat, fait partie des rongeurs dont l’ordinaire consiste à subir les tests conçus par les scientifiques. Greffe d’œufs de rate sur différentes parties du corps d’un mâle, arrachage des dents, cerveau aspiré par un tube pneumatique, implantation de tumeurs au petit bonheur la chance, ponction cisternale dans la moelle épinière, décapitation et j’en passe, les laborantins ne manquent pas d’imagination pour occuper leur temps. Une longue litanie d’expériences absurdes à faire passer le docteur Mengele pour un parangon du respect de la vie et de la vertu. Pas grave, ce ne sont que des animaux sans conscience qui les subissent…
Dr_RatAu milieu du labyrinthe où il vit enfermé, le Dr Rat observe tout cela, réconfortant ses congénères lorsque l’angoisse les étreint. Lui, l’un des plus anciens cobayes du labo, sait qu’ils servent une Cause qui les dépasse : la Science. Il se fait ainsi le propagandiste zélé de leurs maîtres louant les mérites de leur mentor à tous, l’Éminent Professeur.
Pourtant, même si le Docteur Rat est très fier du sérieux de ses compte-rendus, le goût pour la poésie le pousse encore à composer des chansons un peu folles. Des ritournelles un tantinet puériles dont il aime faire profiter ses semblables, histoire de rappeler leur place dans la hiérarchie des êtres vivants. À ses yeux, les rats et les autres animaux sont en effet des prototypes. Des exemplaires inachevés d’un produit final, l’homme.

« Un rat sans prunelles
Qui courait dans l’herbe
Je l’attrape par les dents
Je le montre au Président
Le Président dit :
Coupez-lui les couilles,
Tranchez-lui l’côlon
ça vous f’ra une subvention
De plusieurs mil-lions ! »

N’étant pas un bouffon, le Dr Rat s’efforce de corriger ce penchant qui fait tache dans son curriculum. Au fil du temps, il a développé une philosophie de l’existence qu’il aime enseigner et que l’on peut résumer par des slogans. La mort, c’est la liberté ! Et, rien n’est plus enviable que de voir son corps dissous dans une solution de formol à 5% ! Malheureusement, on ne trouve pas que des rats dans le laboratoire. Des chiens servent également aux expérimentations. Des révolutionnaires en puissance dont les émanations psychiques contaminent progressivement ses disciples. Ils s’opposent à son discours consolateur, diffusant une effluve irrésistible, celle de la révolution.

Une nouvelle fois, je reste bluffé par William Kotzwinkle. S’il n’atteint pas la force du pamphlet de George Orwell, Docteur Rat n’en demeure pas moins un roman impressionnant dont le propos bouscule les certitudes en opérant une inversion des perspectives. Le personnage du Dr Rat pousse en effet très loin le mimétisme avec ses maîtres. Dans ses actes, il n’a finalement rien à envier aux collaborateurs qui, durant la Seconde Guerre mondiale, ont soutenu l’occupant, allant jusqu’à anticiper ses souhaits. D’aucuns pourraient considérer ce parallèle excessif. Pourtant, il ne doit rien au hasard, le rongeur laissant transparaître dans son propos des allusions très claires à la Solution finale et aux expériences atroces menées dans les camps. Sa logique implacable fait d’ailleurs froid dans le dos. Le bougre justifie des actes dont la finalité semble avant tout dictée par le hasard, la cruauté et la recherche d’une subvention. Comme bien souvent dans ce genre de situation, il se montre même beaucoup plus zélé que ses maîtres. Le meilleur des mondes dont il rêve n’a rien à envier aux pires régimes totalitaires. Il s’imagine fonder des clubs d’enfants vivisecteurs aux quatre coins du pays pour écorcher vif des rongeurs, et distribuer ainsi de beaux insignes, composés d’un crâne de rat et de deux os entrecroisés, pour récompenser les plus méritants.
Sans déflorer davantage l’histoire, disons le tout net, l’humour grinçant de l’auteur américain fait encore merveille. William Kotzwinkle pousse la métaphore sans chercher à l’atténuer. Il se livre à une satire jubilatoire, mettant en scène un lent crescendo où les animaux domestiques et sauvages, faune terrestre et marine y compris, s’unissent pour échapper définitivement à l’emprise humaine et dénoncer son caractère inhumain.

Bref, voici un roman qui mériterait bien une réédition, histoire de permettre aux masses innombrables lisant ce blog, de le découvrir.

ps : Par contre, la couverture de l’édition française est… comment dire… Heurk !

Kotzwinkle-William-Docteur-RatDocteur Rat (Doctor Rat, 1976) de William Kotzinkle – Éditions Jean-Claude Lattès, 1977 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Michel et Jacqueline Lederer)