Argentine

La réédition/réécriture de Locomotive rictus – paru chez Ring sous le titre de Loco – m’a rappelé l’envie que j’avais de lire Argentine du même auteur. Et comme par hasard, j’ai trouvé le livre après une longue et infructueuse quête.
Bref, vous l’aurez compris, les conditions étaient réunies pour me mettre à l’ouvrage, ce que j’ai fait, toutes affaires cessantes.

« Elle dégageait un parfum bizarre, mélange lourd de musc et de poil de chien mouillé. »

La Cité, microcosme où s’ébattent prisonniers politiques et leur descendance, sous la garde de la milice, en uniforme et lunettes noires. Une prison assiégée par le désert au-dessus duquel planent de lourds zeppelins noirs.
Les belles théories ont fait long feu accouchant d’un chaos permanent. Entre les quartiers, l’apartheid couve. On ne se mélange pas, on ne se parle pas. On s’affronte par bandes interposées, on s’entre-tue avec méthode. Les rues, les passerelles, le sous-sol de la ville sont le théâtre des pires vices et sévices.
Pourtant, dans cet univers de béton, il faut survivre car « le dégoût de vivre ne supprime pas la peur de mourir. »

« La ville était une machine à broyer les anges. »

La parenté entre Blue et Argentine ne paraît pas abusée. En fait, le second titre semble comme un décalque du premier. Même univers urbain, les quartiers ayant remplacés les territoires contrôlés par les clans, même violence permanente entre bandes que l’on croirait échappées d’Orange mécanique, même emprisonnement, avec le désert et les noirs zeppelins de surveillance en guise de mur infranchissable.
Longtemps, la figure de Diego a dominé la Cité. Fils et petit-fils de rebelle, il a brillé au firmament sous le surnom de Golden Boy, à la tête de la bande des Communards. Au point de devenir le héros d’une jeunesse bagarreuse et frondeuse. Mais ce temps est révolu. Diego vit désormais barricadé dans un appartement du quartier Nord, entre un père alcoolo et paranoïaque et un petit frère qui le méprise, assurant le quotidien merdique de sa petite famille.

«  Et puis les mètres sont devenus des années, les kilomètres des siècles ! Les animaux se sont mis à mourir de vieillesse dès leur naissance, les œufs n’abritaient plus que des fœtus de vieillards… »

Évidemment, on se doute rapidement que les choses ne vont pas rester en l’état. Les événements se précipitent inexorablement. Le temps fout le camp. L’entropie menace l’équilibre de la Cité, faisant passer les bastons entre bandes pour des jeux d’enfants. Un ouragan de tachyons est sur le point de balayer les rues, effaçant les années et les existences. Tout semble perdu. À moins que Diego ne sorte de sa retraite.

« Une vilaine couperose violacée commençait à tacher le ciel. »

À l’instar de Blue, Argentine apparaît comme un roman tendu, peuplé d’archétypes sympathiques, de trognes mémorables. Un roman plus malin qu’il n’y paraît, porté par une plume ayant gagné en ampleur et en assurance. À plusieurs reprises, on est saisi de stupeur devant les visions dantesques de l’auteur. Et, on se laisse porter par une histoire menée au rythme d’une samba endiablée.

«  Nous avions l’impression de rouler sur le ventre d’une phénoménale charogne dont nos roues crevaient les abcès chargés de pus et d’humeur. »

Arrivé au terme de ce compte-rendu, je me rends compte que je n’ai toujours pas lu Le Temps du twist. Je crois qu’il devient urgent d’y remédier.

ArgentineArgentine de Joël Houssin – Éditions Denoël, collection « Présence du futur », 1989

Blue

Je lis beaucoup mais il m’arrive aussi de discuter de mes lectures et de prendre connaissance de celles des autres. À plusieurs reprises, on m’a conseillé Joël Houssin, un écrivain français dont j’avais ouïe dire qu’il avait collaboré au scénario du film Dobermann. Un titre adapté lui-même d’une série parue au Fleuve noir dont l’auteur n’était autre que Joël Houssin. Le monde est petit, n’est-ce pas ?
Même si Dobermann paraissait une entrée intéressante pour découvrir Houssin, j’ai opté pour un roman plus ancien, un concentré d’énergie dont le cadre post-apocalyptique mixe à la fois Rollerball et New-York 1997, du moins à mes yeux. Les connaisseurs auront immédiatement reconnu Blue.

Blue_BD

Quid de l’histoire ? Blue est le nom du chef des Patineurs, un des clans hantant les ruines de la Cité. En guerre perpétuelle contre les autres clans (les Bouleurs, les Saignants, les Skins, les Youves…), les Patineurs défendent leur territoire en vertu du droit du plus fort et de la loi de la jungle. Identifiable à ses mèches bleues, Blue a conquis sa position de haute lutte, misant tout sur son intelligence et sur la crainte qu’il inspire. Mais voilà, cela ne lui suffit plus. Blue a un rêve : passer le Mur qui enserre la Cité, histoire de découvrir ce qui s’étend au-delà. Seul obstacle à sa chimère, les Néons, créatures mystérieuses organisées en armée, nourries de slogans répétitifs, et dont la seule raison d’exister semble être d’empêcher tout franchissement du Mur.
Jadis, les Musuls se sont brisés les crocs en essayant de passer. De clan dominant, ils sont devenus des ombres, réfugiés dans les sous-sols de la Cité, pourchassés par leurs anciens sujets. Blue a retenu la leçon. S’il souhaite déborder les Néons, il doit d’abord réaliser l’impossible : unir tous les principaux clans de la Cité.

À la lecture de ce résumé, on comprend bien que l’intrigue ne brille pas pour son originalité. Linéaire, jalonné d’explosions de violence, de coups de théâtre, Blue ne fait pas dans la dentelle. Joël Houssin envoie valdinguer les chichis littéraires, les afféteries du bien écrire et du beau style. Il convoque le meilleur du roman populaire et nous livre ici un récit à lire à tombeau ouvert.
Dans l’énergie vitale animant les personnages, dans le rythme incisif, tranchant comme une lame affûtée, et jusque dans la truculence des dialogues truffés d’argot râpeux à souhait, Blue se montre généreux et sans concession. Joël Houssin ne retient rien, ni les coups, ni les trahisons,ni les tueries, ni son imagination. Sous son nuage de cendres grises, le paysage délabré de la Cité est dantesque. Les personnages sont des caricatures ricanantes, que l’on croirait issues d’un tableau de Jérôme Bosch ou d’un comics de Frank Miller. Ils ne manifestent aucun état d’âme, agissent en fonction de leurs intérêts propres, se foutant comme d’une guigne de la morale et des autres idioties humanistes. Et on se réjouit de l’efficacité d’un roman idéal pour se défouler, entre deux lectures plus exigeantes.

Avis aux amateurs, on me souffle dans l’oreille que Blue aurait fait l’objet d’une adaptation en BD sous le crayon de Philippe Gauckler, dessinateur à qui l’on doit notamment l’illustration de cette réédition. Moi, en attendant de trouver l’ouvrage, je m’en vais entamer Le Temps du Twist. Bientôt.

blueBlue de Joël Houssin, Réédition Fleuve noir, collection anticipation, 1985

Sang futur

Moisson rouge était une maison d’édition qui se consacrait à la littérature noire, lorgnant vers la critique sociale, la peinture des déroutes et des folies de l’époque, le fantastique et les livres trans-genre. Durant son existence, car il faut désormais en parler au passé, elle a découvert Carlos Salem et s’est intéressée à une ribambelle d’auteurs, pour certains inclassables, avec le réel souci de s’inscrire à la marge d’une production un tantinet routinière. Parmi les premiers titres parus figure la réédition du présent ouvrage, Sang futur. Derrière le pseudonyme de Kriss Vila se cache Christian Vilà, auteur peut-être plus connu parmi les lecteurs de science-fiction, même s’il ne fait plus guère l’actualité dans ce genre. Pour cette raison, un petit rappel ne semble pas superflu…

« Allo ! Police-Secours ?
Vous n’y êtes pas, mon vieux. Ici, c’est la brigade criminelle.
Alors parfait, ricanerait Dickkie dans le micro du téléphone. Je viens justement de buter un de vos collègues. Une stupe. »

sang-futur1Dans les années 1970, l’Hexagone a connu une vague de science-fiction politique, engagée, à faire rougir de honte l’ultragauche la plus radicale, et à faire blêmir la robe du plus retors procureur de la République. À posteriori, littérairement parlant, certains ont jugé que tout cela représentait beaucoup de bruit pour rien, et on ne leur donne pas forcément tort, même si ce courant a suscité quelques grands noms — Pierre Pelot pour n’en citer qu’un. Parmi les oubliés de la période se trouvent Joël Houssin et Christian Vilà, à qui l’on doit notamment l’anthologie Banlieues rouges chez OPTA. De Houssin, on a surtout retenu Blue et la série Dobermann, adaptée ensuite au cinéma par Jan Kounen. De Vilà, si l’on fait abstraction Des Mystères de Saint-Pétersbourg, on pourrait citer Sang futur, roman résolument punk mais qui jusqu’à cette présente réédition était introuvable.

Ne tergiversons pas, résumer l’intrigue de ce court roman (157 pages au compteur, illustrations comprises) revient à faire un fist-fucking à un éléphant. Peu de sensation pour un risque d’écrasement maximum. Car Sang futur est un concentré d’énergie nihiliste, un baiser de la mort envoyé à la face de la société bourgeoise. Le texte est conçu comme un coup de boule adressé aux conventions littéraires. Très peu de ponctuation, une narration déstructurée, des ruptures typographiques, une écriture en flux tendu, un phrasé oral et une multitude de photomontages en guise de contrepoint au texte. On sent vraiment la volonté de casser le moule, quitte à abandonner la notion de récit elle-même.

« Tu sens la Crève en toi ?… »

Le roman décline ainsi une succession de flashs visuels, violents et viscéraux, animés par des personnages dont la psychologie se définit exclusivement par l’action. Dickkie la Hyène, le tueur de flics. Le White Spirit Flash Club, combo punk qui carbure à l’alcool, au sexe et au sang. El Coco Kid, l’écrivain junky qui se fait le chroniqueur du groupe. Sarah, le travelo émasculé avec une croix gammée rouge tatouée en guise de parties génitales. Tous des enragés, résolus à transmettre leur rage au monde pour mieux le détruire. Et pour les pourchasser un flic, punaise en imperméable mastic, bien décidé à les abattre. Tous.
Au final, Sang futur ne cherche pas le consensus. On aime ou on n’aime pas. Point barre.

sang_futurSang futur de Kriss Vila – Rééditions Moisson Rouge, 2009

Loco

Joël Houssin peut revendiquer sans rougir son appartenance avec Kriss Vilá (aka Christian Vilá) à ce courant teigneux et politique de la SF francophone. Ce n’est pas un hasard si le duo a dirigé l’anthologie Banlieues rouges chez OPTA, tentant d’inoculer un peu d’esprit punk dans un genre populaire assoupi. Attaquant la société bourgeoise, vilipendant le spectacle marchand, Houssin et Vilá exprimaient une colère juvénile débouchant sur un nihilisme absolu. Une explosion de violence quasi-païenne et cathartique, à l’opposé de l’esprit progressiste de la SF, mais bien ancré dans celui du roman noir. De là à faire des deux auteurs des précurseurs du polar SF et de Maurice G. Dantec, qui au passage préface le présent ouvrage, il n’y a qu’un pas que se sont empressés de franchir les éditions Ring.

loco_rictusLoco pourrait s’intituler Locomotive rictus redux. L’ouvrage est en effet la réécriture du premier roman de Joël Houssin paru en 1975. Si l’intrigue reste peu ou prou la même, la narration gagne en fluidité, en cohérence et en maturité. En contrepartie, l’aspect foutraque – pour ne pas dire punk – du roman subit un lissage sans atténuer en rien la radicalité du propos. Celui-ci pourrait d’ailleurs tenir sur un ticket de bus à destination de la fin du monde.
L’humanité s’achemine vers son extinction après une orgie nucléaire, bactériologique et chimique. Désormais, les survivants se partagent en deux camps : le peuple sain et les contaminés. Entre les deux, c’est la guerre, menée sans répit et sans quartier. Jusqu’alors le peuple sain est parvenu à endiguer la marée montante des contaminés grâce à un arsenal de virus et par le truchement des expéditions punitives de la Progress, milice lui étant dévouée corps et bien. Mais les équilibres changent et le chaos se tient en embuscade. Un leader charismatique a fédéré les bandes anarchiques. Il s’apprête à déchaîner la révolution. À moins que Kiss Apo, l’apprenti-sorcier des médias, ne s’empare avant lui du pouvoir absolu.

Bien des thèmes abordés par la suite dans l’œuvre de Joël Houssin resurgissent de cette réécriture de Locomotive rictus. L’atmosphère de fin du monde, l’univers urbain, la violence sous-jacente des rapports humains, avec l’apartheid social en guise de modèle de société, composent un cadre de lendemain qui déchante. Un sentiment d’urgence imprègne le récit et l’on sait par avance que tout finira mal, fracassé sur un horizon d’attente se résumant en deux mots : no futur.
À l’ombre tutélaire de Jim Ballard, Norman Spinrad, Harlan Ellison, Philip José Farmer et Allan Ginsberg, Houssin accouche d’une œuvre monstrueuse, pour ainsi dire nietzschéenne, hantée par des visions apocalyptiques et par des archétypes guère fréquentables. La poignée des gaz dans le coin, on traverse à un train d’enfer les paysages ravagés d’un monde entré en collapsus, celui des hommes, vermine tenace s’accrochant comme du chiendent à son bout de béton, histoire de rejouer sans cesse la comédie humaine, dans le fracas de la guerre de tous contre tous.

Au final, après le pétard mouillé de Maurice G. Dantec, Loco se révèle comme le véritable titre du lancement des toutes nouvelles éditions Ring. Une résurrection à ne pas rater.

couverture_LocoLoco de Joël Houssin – éditions Ring, collection « Nouveaux Mondes », septembre 2012

Banlieues rouges

Le futur s’écrit au présent. Nul besoin d’argumenter longtemps pour s’en convaincre. La lecture de Banlieue Rouge, paru en 1976, vient me le rappeler. La date reflète un contexte propice à la contestation et à une furieuse envie d’en découdre. À cette époque, crise et chômage de masse s’enracinent pour longtemps, ravageant les anciennes citadelles industrielles. Dans la foulée, les mouvements contestataires basculent résolument dans le terrorisme, l’utopie ayant fait long feu. La jeunesse scande désormais « No futur », troquant le flower power au profit d’actions moins primesautières.

Et la science-fiction dans tout ça ? En France, une nouvelle génération d’auteurs, des Joël Houssin, Christian Vilá, Philippe Cousin, Joëlle Wintrebert, Jean-Pierre Hubert, Yves Frémion et j’en passe, font cause commune avec de plus anciens comme Pierre Pelot, Jean-Pierre Andrevon et Michel Jeury. La science-fiction se mue en littérature d’intervention sociale, pour le meilleur et le pire lorsque le militantisme se fait pesant. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la collection « Ici et Maintenant », comme un pied de nez adressé à « Ailleurs et Demain », naît aux éditions Kesselring pendant cette période. À l’instar du polar tel que le pratique Manchette, le genre devient ainsi un miroir reflétant la société contemporaine et ses dérives. Le futur devient le décor d’une anticipation sociale et politique où sont abordées des problématiques ancrées dans un présent apparemment indépassable. Un monde noyé dans la grisaille du béton, passé sous le joug du consumérisme, du Spectacle, au sens situationniste du terme, et de l’oppression politique. Les lendemains déchantent et le progrès pointe aux abonnés absents.

Banlieues rouges reprend cette antienne à son compte. Sur ce point, la quatrième de couverture ne laisse pas le doute planer un seul instant.

« BANLIEUES ROUGES ou les lendemains qui saignent. BANLIEUES ROUGES : aurores des matins apocalyptiques. Le présent : lugubre. Le futur : atroce. Coincés entre les deux, les desperados de l’absurde qui sont les héros malgré eux de ces sombres/sordides/sinistres histoires. BANLIEUES ROUGES : treize visions féroces et paroxystiques, treize mondes futurs explosifs. L’anthologie de science-fiction la plus CONVULSIVE de l’année ! »

Tout un programme… Parcourons dans le désordre le sommaire, histoire de juger s’il n’y a pas tromperie sur la marchandise.
Disons-le tout de suite, on ne trouve guère d’expérimentations stylistiques dans Banlieues rouges. Par contre, on ne manque pas de foutre, de merde et de sang. L’ensemble se révèle brut de décoffrage, un tantinet foutraque et ne s’embarrasse pas de chichis ou de ces affèteries propres à la littérature qui pose. Dans l’esprit, le résultat s’avère un peu punk. Les auteurs alignent les mots dans un sentiment d’urgence, comme des cartouches, tirant à vue sur la société. La pollution, les jeux, le consumérisme, la ségrégation sociale, le sport, le racisme, rien n’échappe à leur regard. Tout passe à la moulinette d’une critique goguenarde, volontiers transgressive voire subversive, et d’un humour grinçant à s’en faire péter l’émail des dents. En lisant cette anthologie, on jubile beaucoup, même si certains textes ne vont pas chercher très loin…

Dans cet exercice, Jean-Pierre Andrevon s’en donne à cœur joie. « Exzone Z » apparaît comme un condensé de mauvais esprit diablement efficace si l’on apprécie l’humour noir. Parfaite illustration de la guerre de tous contre tous, la nouvelle n’épargne personne, ni les institutions, ni le quidam et encore moins les cancres et leurs parents. Un massacre.
Dans le même registre, « Toucher vaginal » s’annonçait prometteur. Sans tambour mais avec trompe de fallope, Jean-Pierre Hubert nous décrit une prise d’otages au sein d’un centre de rejuvénation masculine. Un quatuor de militantes féministes, à faire passer les FEMEM pour des jeunes filles en fleur, y mène la danse. Hélas, si les prémisses sont engageantes, la gouaille de l’auteur et son humour caustique ne parviennent pas à convaincre. De surcroît, le dénouement a toutes les apparences d’une montagne accouchant d’une souris. Passons…
Avec « Multicolore », de Joël Houssin s’en tire beaucoup mieux. Sa nouvelle ne manque pas d’énergie et de rythme. Elle se conclut sur une touche finale cynique et ricanante qui n’est pas pour me déplaire. Même chose avec « Derniers Jours de mai » de Christian Vilá, où une cité sous cloche subit un attentat fomenté par un groupe nihiliste. Mais voilà, les choses ne se déroulent pas comme prévu. De ce texte, je retiens surtout la chute surprenante. Pas tant que ça, si l’on y réfléchit bien… Mais, je crois avoir préféré davantage « Relais en forêt » de Sacha Ali Airelle (un pseudonyme collectif utilisé par Joël Houssin, Christian Vilá, Jean-Pierre Hubert et Jean Le Clerc de la Herverie). Dans le genre poésie du désastre, ce texte tient toutes ses promesses avec classe.

Venons-en aux textes un peu moins marquant, du moins à mes yeux.
Philippe Goy nous gratifie d’un hommage humoristique à Alfred van Vogt. C’est mignon tout plein, mais ça ne pisse pas loin. De son côté, Dominique Douay nous propose un huis-clos étrange, entre folie et fantasme. J’avoue que la chose m’a laissé de marbre. Quant à « L’ouvre-boîte » de Christian Léourier, le texte se révèle une histoire d’amour contrariée, sur fond de dystopie, entrecoupée de slogans gentiment absurdes. Assez réussi dans le genre, mais un tantinet daté. La nouvelle de René Durand déborde d’énergie et d’outrances. Sous sa plume, les jeux du stade deviennent un ersatz ultra-violent des jeux du cirque. À côté, Rollerball apparaît comme une bluette pour midinette. Et même si le titre « Les Seigneurs chimériques des stades hallucinés » suscite l’admiration, la nouvelle n’est malheureusement pas à sa hauteur. Avec « Et voir mourir tous les vampires du Quartier de Jade », Daniel Walther nous convie à une ballade poétique en zone de guerre, un conflit perdu d’avance pour l’engeance humaine. Le texte est sympathique, mais d’un intérêt limité. Je n’ai pas grand chose à dire de la nouvelle de Jean Le Clerc de la Herverie, si ce n’est que « Supplice sylvestre » se limite à son titre, un supplice élaboré. Un peu court pour s’enthousiasmer. « Le super-marché » de Dominique Roffet est joliment absurde, mais le texte ne laisse guère de trace, comme son auteur d’ailleurs dont il s’agit de l’unique parution. Enfin, « Terrain de jeu » de Roger Gaillard ne fait pas montre d’une extrême originalité. Disons-le même sans ambages, cette nouvelle à mi-chemin entre L’âge de cristal et Soleil vert est un ratage total.

Au final, même si Banlieues rouges reflète bien son époque, ses enjeux n’ont rien perdu de leur actualité. J’avoue que si toutes les nouvelles ne brillent pas par leur extrême bon goût, entre cette anthologie d’auteurs énervés et les nouvelles cucul la praline de Rêver 2074, mon choix est vite fait. Que voulez-vous. On a la science-fiction que l’on mérite.

banlieues_rougesBanlieues Rouges – Anthologie de nouvelles d’auteurs français réunies et sélectionnées par Joël Houssi et Christian Vilá – Éditions OPTA, collection « Nébula », 1976

Le livre de Cendres

Science-fiction et uchronie entretiennent des liens de parenté incontestables, et pas seulement du point de vue de leur questionnement initial, le fameux et si ?, propice à toutes les conjectures. La SF porte son regard sur l’avenir, explorant le champ des possibles pour le meilleur ou le pire. L’uchronie quant à elle se penche sur le passé, imaginant des lignes historiques alternatives. Mais, les deux genres s’adressent au présent en le mettant en perspective avec une Histoire réécrite ou les spéculations issues des technosciences.

Le livre de Cendres 1 et 2

Mary Gentle n’est guère connue dans nos contrées. La seule mention de son nom ne soulève hélas pas les foules avides de science-fiction ou d’uchronie. Les traductions chez Rivages des Fils de la sorcière, intéressant roman d’ethno-fiction que n’aurait pas désavoué Ursula Le Guin, du monumental Livre de Cendres et de L’énigme du cadran solaire chez Denoël ne semblent en tout cas pas avoir déchaîné les passions. Il est vrai que l’auteure britannique n’a pas opté pour la facilité en écrivant des monstrueux briseurs d’étagères dont le propos évolue à la frontière des genres. Dommage, car même si Le livre de Cendres dont il va être question ici comporte des longueurs, il n’en demeure pas moins une œuvre passionnante sur l’écriture de l’Histoire et sur la relativité du passé, du présent et de l’avenir. Une sorte d’uchronie quantique, lorgnant du côté du roman de fantasy. Bref, vous l’aurez compris, je suis conquis.

Découpé en quatre volumes, Le livre de Cendres adopte d’emblée une narration à deux voix, celle de Cendres elle-même et celle de Pierce Ratcliff, l’historien du XXIe siècle à l’origine de la traduction de nouvelles sources à son sujet. Il met en relation deux époques, la fin du Moyen âge et ses conflits incessants entre souverains, au moment où les guerres prennent une tournure plus nationale, et l’orée du nouveau millénaire. Présenté comme le fac-similé d’une version pilonnée de L’histoire oubliée de la Bourgogne, la traduction de Pierce Ratcliff est entrecoupée par des impressions de sa correspondance électronique avec son éditrice. Le procédé entretient le suspense, tout en floutant les contours de la vérité historique. Il met le lecteur dans une situation de doute, semblable à celle du chercheur confronté à des sources venues falsifier la connaissance générale du passé, et fait écho au récit de Cendres.

Qui est Cendres ? En recherchant la femme historique derrière les contes et la légende, Pierce Ratcliff entend prouver la réalité du personnage. Son enquête l’amène à dévoiler une Histoire en tout point différente à celle communément admise. Devant cette découverte, l’incrédulité cède rapidement la place au doute. Les sources dont il dispose ne seraient-elles que des faux? Une sorte de fiction romancée dont les faits seraient pour partie empruntés à l’histoire de Jeanne d’Arc et de la Guerre des Deux-Roses en Angleterre. La question se pose jusqu’à ce que des fouilles archéologiques viennent apporter l’historicité faisant défaut au récit de Cendres.
Capitaine mercenaire, la jeune femme commande une compagnie se vendant par contrat au plus offrant. Son métier, c’est de tuer. Une raison sociale dont elle ne se cache pas et qui ne l’empêche pas d’espérer jouir un jour du repos du guerrier. Car, on ne vit pas vieux dans sa profession, et même si ses talents pour l’art de la guerre ne sont pas négligeables, Cendres sait qu’elle mène une existence précaire et dangereuse.
En cette fin du XVe siècle, la guerre demeure en effet un mal endémique dans toute la Chrétienté et à ses frontières, où croît la menace ottomane. L’invasion carthaginoise vient aggraver la situation. Une menace à la fois militaire et magique, l’avancée irrésistible des légions wisigoths et de leurs golems mécaniques, s’accompagnant d’une obscurité surnaturelle. La Bourgogne doit être détruite ! Tel est le projet du roi-calife de Carthage. Mais pourquoi la Bourgogne ?
Licence poétique d’un narrateur venu enjoliver le récit oral de Cendres ? Histoire secrète ? Ou plus simplement affabulations d’un écrivain ? Toutes ces hypothèses ne résistent pas aux artefacts découverts sur le site de Carthage en Tunisie. Ceux-ci viennent corroborer les dires de la capitaine mercenaire. Mais, pourquoi réapparaissent-ils seulement maintenant, en des lieux ne figurant sur aucune carte ?
Pour Pierce Ratcliff l’inquiétude croît à mesure que le mystère s’épaissit. La Bourgogne serait-elle un nœud historique majeur ? Un point de divergence au-delà duquel la réalité, passée, présente et à venir aurait été modifiée ? Et quel rôle Cendres a-t-elle joué dans tout cela ?

Le livre de Cendres fascine et stimule l’intellect. Il provoque cette sensation de sidération si familière au lecteur de science-fiction, sensation qui contribue quand même beaucoup à l’intérêt du genre. L’œuvre de Mary Gentle amène à reconsidérer les notions de réalité et de vérité historique à l’aune de la physique des particules et de la théorie quantique, ouvrant ainsi des perspectives vertigineuses. Au-delà de la vérité historique, l’auteure questionne la nature même de la réalité et de son corollaire, l’irréalité. Depuis le paradoxe du chat de Schrödinger, on spécule que l’observateur définit la réalité. Il entraîne l’effondrement du front d’onde du Possible en une seule réalité cohérente. Si l’observateur créé le monde, est-il en mesure de le défaire pour en créer un autre ? Et que peut-il résulter de l’affrontement de plusieurs observateurs ? À ces questions, Mary Gentle apporte une réponse romanesque pleine de panache, de bruit, de fureur et d’intelligence. Elle nous livre une fresque violente, sensuelle et humaine, écartant le registre épique au profit d’une matière plus brute. Elle donne également une définition stimulante des « miracles » sans chercher à s’embarrasser de superstition ou de religion.

Malgré d’indéniables longueurs et un personnage principal un tantinet agaçant, Le livre de Cendres se révèle passionnant de bout en bout grâce à sa part science-fictive et à la qualité de sa documentation historique. Indispensable !

Le livre de Cendres 1, 2, 3 et 4

Le livre de Cendres (Ash, a Secret history, 2000) de Mary Gentle – Éditions Denoël, collection Lunes d’encres, 2004-2005 – Réédition Folio SF (roman traduit de l’anglais par Patrick Marcel)
« La Guerrière oubliée » (« A Secret history », 1999)
« La Puissance de Carthage » (« Carthage Ascendant », 1999)
« Les Machines sauvages » (« The Wild Machines », 1999)
« La dispersion des ténèbres » (« Lost Burgundy », 2000)

La Culasse de l’enfer

Pour commencer l’année, voici une chronique quelque peu modifiée issue de mon ancien blog.

Le feu couve à Mitcham Beat depuis que l’on a tué Arch Bedsole, propriétaire de la seule épicerie du district. Arch Bedsole, le futur élu du lieu comme sa popularité indéniable le laissait présager. Avant de mourir, le bonhomme aurait affirmé être tombé dans un traquenard tendu par ceux de la ville. Depuis, on murmure que son cousin Quincy Tooch Bedsole aurait formé une société secrète appelée La Culasse de l’enfer afin de lui rendre justice d’une manière un tantinet expéditive. Mais les nouvelles ne filtrent pas facilement entre ce coin paumé et le reste du comté de Clarke. Et puis, la méfiance prévaut entre cette terre peuplée de métayers durs à la peine et le monde soit disant plus policé de la ville. Une terre habitée par environ deux cents familles de déclassés, tous blancs et misérables. Une terre où rien de bon ne pousse mis à part le coton. Un repère de brutes, de vauriens, de mécréants mariés à des créatures au corps déformé par les grossesses successives et aux traits vieillis par la peine. Des laborieux, donc forcément des dangereux. En tout cas, c’est ce qui se dit en ville.

« Et l’on avertit les enfants de Mitcham Beat qu’ils avaient intérêt à prendre leurs jambes à leur cou pour aller se cacher s’ils entendaient des hennissements de chevaux et les crissements d’un cuir de qualité. »

A Mitcham Beat dans le comté de Clarke en Alabama, ce n’est pas d’un éventuel méchant loup dont on menace les enfants indisciplinés. Non, l’hypothèse d’une bête hantant les broussailles inextricables du Bois aux Ours ne prêterait sans doute qu’à sourire comparée au souvenir d’un autre prédateur dont la rage aveugle s’est déchaînée autour des années 1897-1898. Mais que s’est-il exactement passé à Mitcham Beat pour que l’on s’effraie d’un tel souvenir ?
Selon l’ouvrage historique The Mitcham War of Clarke County, Alabama de Harvey H. Jackson III & James A. Cox, une guerre brève et meurtrière a opposé les métayers blancs de la campagne aux propriétaires fonciers des villes voisines. Une guerre absurde puisant ses origines dans la misère, l’ignorance et la haine. Un conflit baignant dans une bonne dose de filouterie. De cet événement historique, Tom Franklin ne garde que le contexte. Pour le reste, il fait œuvre de romancier, imaginant avec une grande justesse de ton personnages et psychologies. Il restitue ainsi dans une prose évocatrice le cadre social de ce microcosme brutal, faisant montre d’un art consommé de la narration.

La Culasse de l’enfer se révèle une tragédie au sens classique du terme puisque le roman respecte la règle des trois unités, certes entrecoupés de quelques flash-back. On sait par avance que personne ne sortira indemne, mais peu importe, on se laisse happer par le récit et le quotidien de ces petits blancs déclassés du Deep South, obligés de partager la même vie que les nègres qu’ils méprisent. Des êtres incultes et crasseux, à la fois victimes et bourreaux qui n’attirent guère la sympathie. Et pourtant, on ne peut s’empêcher d’être troublé par la misère de leur existence. Ils sont les véritables vaincus de la guerre civile et on ne leur a laissé aucune chance de se racheter. Assommés de dettes, arrivant avec peine à faire vivre leur nombreuse fratrie, vivant sans cesse dans l’angoisse de la saisie, leur unique perspective d’avenir se limite au jour d’après.

De cette communauté, Tom Franklin tire une galerie de portraits mémorables. D’abord la veuve Gates, sacrée bonne femme ayant quasiment accouché tous les plus jeunes habitants du comté et qui jouit du don de ressentir la mort de ses « petits » au moment où elle se produit. Puis, Floyd Norris, pauvre bougre qui peine à faire vivre une ribambelle de gamins sur un lopin de terre tout en restant bon père, bon mari et bon citoyen. Que serait le comté sans Annie, la vieille prostituée qui a dépucelé tous les hommes du coin et se contente de vivre dans une vieille cabane en compagnie de son chien et de son fusil. N’oublions pas Tooch Bedsale, un être au moins aussi roublard et dépourvu de scrupules que Ardy Grant, l’homme de main engagé par les bons bourgeois pour débusquer les membres de la Culasse de l’enfer et les tuer. Ces personnages apportent tous leur part d’humanité – je n’ai pas dit d’humanisme – et participent à ce gâchis que l’on appelle la nature humaine, tellement ordinaire qu’il ne suscite plus que l’accablement.
Néanmoins parmi cet échantillon d’humanité, ma préférence se porte vers Billy Waite. Shérif du Comté depuis des décennies, il est sur le point de raccrocher son étoile lorsque se déchaîne la violence qui va faire voler en éclat le vernis de respectabilité de ses concitoyens. Au cours de sa longue carrière, Waites a tué pour de bonnes et de moins bonnes raisons. En règle générale au nom de la loi, mais parfois sans la respecter lui-même. Désormais, l’âge et le désenchantement lui pèsent et il aimerait terminer ses jours paisiblement. Enfin, il y a Mack, le cadet des Burke qui à l’orée de l’âge adulte devra choisir entre ce que lui dicte sa conscience et le tropisme mortifère de son milieu. Ces deux personnages sortent de la noirceur totale ce roman au propos globalement désespérant mais en fin de compte vieux comme l’humanité.

« Bientôt, il se mit à somnoler en selle, avec pour dernière pensée lucide le souhait que l’avenir lui permettrait de tenir dans ses bras un nouveau-né du nom de Billy Waite, qui en grandissant deviendrait un homme adulte, respecterait et subirait les lois de l’humanité, et pourrait survivre au monde que le monde était en passe de devenir. »

La_culasse_de_l_enferLa Culasse de l’enfer (Hell at the Breech) de Tom Franklin – Réédition Le livre de poche, juin 2007 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par François Lasquin et Lise Dufaux)