Délaissant le champ de bataille, champ de morts innombrables où git aussi l’égalitarisme défait, Vassilissa Marachvili, Kronauer et Iliouchenko fuient vers l’inconnu. D’autres terres mortes, hantées par les radiations. Une femme et deux hommes désormais sans espoir qui ont décidé de se perdre dans une zone où la présence humaine se réduit à des ruines.
Traversant des villages abandonnés, des routes en friche, des kolkhozes irradiés par des centrales atomiques calcinées, s’exposant aux poisons volatils, ils parcourent un paysage fantôme déserté par la vie. Seule la végétation semble avoir résisté, presque indemne si l’on fait abstraction de quelques mutations occasionnelles. Une steppe de graminées tenaces bornée par une taïga menaçante comme seul horizon. Jour après jour, ils s’épuisent à marcher, campant à la belle étoile où dans les décombres, et s’affaiblissent, le corps inexorablement brûlé par les rayonnements ionisants.
Bientôt, au bord d’une voie ferrée près d’un kolkhoze délabré, ils se séparent. Kronauer part chercher de l’aide dans un village dont il a aperçu la fumée au-delà de la forêt. Après une marche éreintante, il découvre une étrange communauté. Le kolkhoze « Terminus radieux » dont la maigre population vit sous l’emprise de Solovieï, un être aux pouvoirs impies. Ce colosse sans Dieu ni maître, mi-dictateur mi-chamane, règne sur un peuple de zombis, entretenant avec ses trois filles une relation incestueuse. Seule mémé Oudgoul semble échapper à son pouvoir. L’ancienne liquidatrice, l’héroïne rouge louée par la propagande officielle de la Deuxième Union soviétique, même si sa résistance aux radiations était jugée défavorablement par le Parti, a rejoint la petite communauté pour s’y faire oublier. Elle officie désormais comme prêtresse d’un culte païen, nourrissant de rebuts radioactifs la pile nucléaire tapie au fond du puits de deux kilomètres, où elle s’est enfoncée en entrant en fusion.
Entretemps, après avoir veillé la dépouille de Vassilissa, Iliouchenko l’abandonne à la garde de Solovieï qui envisage de la faire « revenir » en lui insufflant un vestige de vie. Il embarque dans un train en compagnie de soldats de fortune et de leurs prisonniers, compagnons d’infortune désormais indistincts, pour rallier le refuge illusoire d’un camp d’internement, autrement dit un goulag.
J’ai longtemps tourné autour de l’œuvre d’Antoine Volodine remettant à plus tard sa découverte. Et pourtant, les avis élogieux de quelques critiques et chroniqueurs avec lesquels je partage des affinités m’ont interpellé, finissant par me pousser à la compulsion. À leur décharge, je concède que je suis parfois paresseux… Il faut croire que leurs appels du pied répétés ont fini par me convaincre, bien que mon choix aie été aussi guidé par un programme de lecture consacré aux fins du monde et autres romans post-apocalyptiques.
Même s’il est question de fin du monde, ici celle de l’utopie égalitariste défendue par la Deuxième Union soviétique et son ultime avatar l’Orbise, l’œuvre d’Antoine Volodine apparaît en marge des schémas classiques du registre post-apocalyptique. Un subtil décalage empruntant à différents genres leurs ressorts, décors et archétypes. L’auteur français qualifie son univers de post-exotisme, manière pour lui de refuser l’étiquette science-fictive sans pour autant accepter celle des auteurs de littérature blanche. Du reste, Antoine Volodine se garde bien de définir exactement ce terme un tantinet bricolé, préférant parler à son propos d’objet poétique marginal et rien d’autre.
Si l’on en juge l’argument de départ de Terminus radieux, brossé à gros traits ci-dessus, difficile de le contredire sur ce point. L’univers de l’auteur français résiste à la description factuelle, offrant toute une palette d’émotions et de sensations dont on ne peut qu’affaiblir l’effet en cherchant à le cerner. Il faut plutôt accepter de s’immerger dans son œuvre pour en saisir toute l’ampleur et toute la puissance d’évocation. Il faut prendre son temps pour laisser infuser les sonorités et les images d’un imaginaire baroque nourri au marxisme-léninisme et au chamanisme.
Antoine Volodine opte pour la déconstruction de la narration, contraignant le lecteur à accepter un autre paradigme. Celui de mondes gigognes, aux carrefours de la vie et de la mort, du rêve et de la réalité. Des mondes où les existences individuelles semblent enchâssées dans l’imagination d’autrui, où les individualités fusionnent dans une sorte de destin collectif avorté. Des mondes bardiques s’étendant sur une durée indéterminée, des lustres, des siècles, voire des millénaires, au point de perdre jusqu’à la notion du temps. Des non-lieux, réduits au paysage monotone et apparemment sans limite d’une taïga ou d’une steppe, jalonnés de camps de travail, de kolkhozes et d’installations irradiées. Bref, un paysage du désastre illustrant l’échec de la révolution bolchévique et de son projet égalitariste, même si celui-ci reste bien vivant dans l’esprit des personnages.
L’auteur français emmène ainsi le lecteur très loin, dans les méandres d’une prose pratiquant l’intertextualité. Il tisse des passerelles entre les différents romans de son univers, écrits sous son propre nom ou sous l’identité d’un auteur issu du corpus post-exotique, et réveille des échos qui contribuent à alimenter la complexité et la cohérence de son œuvre.
J’ai retrouvé dans Terminus radieux un peu de l’ambition du cycle inachevé des « Sept rêves » de William T. Vollmann, autre auteur en V à l’imagination puissante et originale. J’ai été bousculé, déstabilisé, malmené dans mes repères, et pourtant je reste envoûté par cet univers, certes un tantinet hermétique, mais doté d’une puissance d’imprégnation incontestable. J’y reviendrai. C’est sûr.
Terminus radieux de Antoine Volodine – Éditions du Seuil, septembre 2014