El Sid

La Guerre d’Espagne paraît bien loin pour les jeunes générations, sans doute plus habituées aux plages de la Costa Brava qu’à l’étude du passé de la péninsule ibérique. À leur décharge, la Seconde Guerre mondiale est passée par là, remisant le conflit espagnol dans les oubliettes de l’Histoire.

À plus de 80 ans, Sidney Starman ne l’a pas oubliée. Et pour cause, comme de nombreux jeunes idéalistes, il a rallié jadis les Brigades internationales pour tuer des fascistes, avec une préférence quand même pour les Allemands. Ses illusions n’ont pas résisté longtemps à la réalité d’une guerre où le pire ennemi n’est pas celui que l’on croit. Après un premier engagement meurtrier, il rejoint une unité spéciale chargée d’accomplir les basses œuvres de l’armée républicaine. Autant dire un ramassis de tueurs, de psychopathes et de bandits sans dieu, ni maître et encore moins de cause à défendre. Des criminels affichant toutes les pires tares de l’humanité. De retour en Angleterre, il se jure de ne plus jamais retourner en Espagne. Jusqu’à ce qu’une ancienne promesse ne revienne le hanter… En compagnie de deux bras cassés qu’il a appâté avec un hypothétique trésor, il embarque pour un ultime voyage sur les lieux de son engagement de jeunesse. Un périple qui l’amène aussi à replonger dans sa mémoire.

L’argument de départ de El Sid a le mérite d’être simple. Deux délinquants abonnés aux combines minables se mettent en tête d’arnaquer un nonagénaire, ancien combattant de la Guerre d’Espagne. Pour accomplir leur plan, ils l’accompagnent jusque dans un coin perdu de la péninsule où se trouverait un trésor caché depuis 1937. Avec de telles prémisses, avouons qu’il y a de quoi craindre l’avalanche de poncifs. Heureusement, Chris Haslam s’en sort très bien, brodant une intrigue rocambolesque dont l’entrain se révèle au final communicatif. Pour se faire, il ne ménage pas les effets comiques, multipliant les punchlines hilarantes et les situations incongrues. On se surprend ainsi plus d’une fois à sourire aux mésaventures piteuses du duo formé par Lenny, la grande gueule alcoolisée dont la personnalité tient à la fois du pitbull et du hooligan, et son camarade Nick, plus sombre car rongé par la culpabilité.

El Sid ne se cantonne toutefois pas seulement au registre de la pochade. Chris Haslam met à profit l’Histoire pour imaginer un récit dynamique, oscillant entre comédie et drame, sans se départir à aucun moment d’une bonne dose d’empathie pour ses personnages. À se demander d’ailleurs s’il n’a pas visionné les films de Sergio Leone, en particulier Il était une fois la Révolution, tant son traitement de la Guerre d’Espagne ressemble à celui adopté par le réalisateur italien. Sous sa plume, la guerre civile révèle toute sa violence et toute son inanité. Mené par des voyous agissant pour le compte d’idéologies totalitaires elles-mêmes criminelles, le conflit révèle le pire de l’humain, son talent pour la cruauté, son goût pour l’argent ou le pouvoir, sa lâcheté et son aveuglement. Désabusé, cynique, voire sarcastique, El Sid ne tourne cependant pas en ridicule l’idéalisme des brigadistes venus combattre dans l’espoir sincère d’améliorer le monde. Il n’en cache pas non plus les aspects les moins héroïques ou romantiques, soulignant par la même occasion leur caractère impitoyable et dégradant.

En dépit d’un dénouement un tantinet léger, El Sid se révèle un roman divertissant, idéal pour les vacances qui s’annoncent. De l’excellente mauvaise littérature comme aurait dit George Orwell. Vu le sujet, cela s’impose.

« Je n’ai jamais été autre chose qu’un tueur à gages, mais rétrospectivement, quand je vois les hommes qui étaient avec moi à Albacete et Jarama… Quelqu’un a dit un jour qu’ils se dressaient sur le champs de bataille comme le seul arbre qui n’avait pas été rasé par les bombes. J’aime cette image : les cœurs de chêne et tout ça. Ils sont venus ici car ils croyaient en la liberté. »

El_SidEl Sid de Chris Haslam (El Sid, 2006) – Réédition 10/18, « Domaine policier », juin 2011 (roman traduit de l’anglais par Jean Esch)

Belleville-Barcelone

Changeons d’atmosphère, même si la Guerre d’Espagne reste en arrière-plan.

Belleville-Barcelone nous immerge à Paris en 1938, au moment où le Front populaire éclate. Les temps sont au désenchantement. La franche euphorie des premiers congés payés paraît bien loin. En Espagne, la guerre civile tourne au règlement de compte du côté républicain. De manière générale, les vents de l’Histoire semblent propices aux totalitarismes de tous poils, fascisme, nazisme et stalinisme y compris.
À Belleville, Nestor, le héros du roman Les Brouillards de la butte inspiré du Burma de Léo Malet (mais il ne faut pas le dire), travaille désormais comme détective chez Bohman, occupé la plupart du temps à traquer le mari infidèle. Un matin, un drôle de paroissien débarque dans son bureau. La mine couperosée, portant le costard d’alpaga avec morgue, le zigue cherche sa fille partie avec un prolo, communiste de surcroît. Chargé de ramener la gamine à la raison, Nestor se met en chasse. Mais, l’enquête ne se déroule pas comme prévu. Le détective se retrouve avec un cadavre sans tête sur les bras et les flics aux fesses. De quoi se mettre la rate au court bouillon.

Troquons la gravité contre la légèreté. Après Les Soldats de Salamine, Belleville-Barcelone a le charme des romans populaires d’antan. Gouaille ravageuse, argot empathique, personnages pittoresques et situations croquignolesques, pas un seul ingrédient ne manque pour atténuer le plaisir. Le roman de Patrick Pécherot démontre cette qualité propre aux littératures populaires, celle de l’immersion instantanée. À vrai dire, on ne voit pas grand chose à lui reprocher tant le rythme, l’intrigue et l’atmosphère apparaissent comme du cousu main, parfaitement ajusté aux intentions de l’auteur.

On pourrait juger le résultat sans conséquence, si Patrick Pécherot n’abordait pas aussi un aspect guère reluisant de la Guerre d’Espagne. L’enquête de Nestor dévoile en effet la guerre dans la guerre, autrement dit les purges menées par les agents soviétiques et leurs séides contre leurs « frères » d’armes jugés trop hétérodoxes. Sous couvert de fraternité communiste, Staline entend bien mettre sous tutelle la république espagnole. La saisie de l’or de la banque d’Espagne ne lui suffisant pas, il impose son monopole sur la révolution. Il ordonne la mise hors la loi du POUM et des anarchistes en 1937, fait arrêter leurs dirigeants, organise la torture dans les chekas* importées d’URSS et se livre à d’autres manigances, y compris en France. À l’instar de Candide, Nestor découvre l’envers du décor de l’Internationale. Une table rase ressemblant davantage à un billot de boucher, surtout si l’on est trotskyste ou si l’on entre dans le collimateur du petit père des peuples.

Bref, voici un roman rafraichissant, vif et alerte, où la petite histoire est mise au service de la grande. Un bien agréable moment de lecture, non dépourvu de conscience politique, dans la meilleure acception du terme.

* Déformation du terme tcheka désignant à l’origine la police politique soviétique, adapté ensuite en Espagne pour nommer les prisons secrètes où sont enfermés les opposants au PCE.

belleville-barceloneBelleville-Barcelone de Patrick Pécherot – Éditions Gallimard, « Série noire », octobre 2003

Les Soldats de Salamine

Acheté dès sa parution chez Actes Sud, Les Soldats de Salamine a longtemps hanté ma mémoire. Il la hante toujours, d’une certaine manière. Voici le genre de roman qui vous fait comprendre pourquoi la littérature est utile, voire salutaire. Réflexion à la fois sur la fabrique de l’Histoire, sur la mémoire et récit réel, le roman de Javier Cercas se veut également une réponse à la question de l’héroïsme. Celui des soldats de Salamine et de leurs semblables, à qui nous sommes tous redevables et dont on ne connaît plus le nom.

« C’est à l’été 1994, voilà maintenant plus de six ans, que j’entendis pour la première fois parler de l’exécution de Rafael Sánchez Mazas. Trois choses venaient alors tout juste de m’arriver : la première fut la mort de mon père, la deuxième, le départ de ma femme, la troisième, l’abandon de ma carrière d’écrivain. Mensonge. La vérité, c’est que, de ces trois choses, les deux première sont on ne peut plus exactes ; contrairement à la troisième. »

Qui se souvient de Rafael Sánchez Mazas ? Fondateur de la Phalange, ami personnel de José Antonio Primo de Rivera, poète, écrivain, homme politique, le bonhomme n’occupe plus guère de place dans les livres d’Histoire, surtout dans l’Espagne post-franquiste. Quant à son importance littéraire, elle ne fait pas de lui un grand écrivain. Tout au plus un bon. C’est un épisode de son existence qui inspire au narrateur ses recherches en vue d’écrire un récit réel. Une péripétie dans la vie de Mazas, racontée d’abord par lui-même pour enrichir sa légende, puis colportée et déformée par d’autres avant de sombrer dans l’oubli. Un incident de l’Histoire dira-t-on, auquel le narrateur pourtant s’attache au point d’en faire l’argument de départ de son récit.
À vrai dire, pourquoi ne pas s’en servir ? Cette exécution ratée du phalangiste au sanctuaire du Collel, pendant la débâcle républicaine, est porteuse de fiction. Ses circonstances dramatiques se prêtent à un développement romanesque, même si le narrateur nourrit un tout autre projet. Et puis, il y a ce milicien qui aurait choisi d’épargner Mazas, sans aucune autre explication qu’un regard. Ce regard attise sa curiosité. Il pousse le narrateur à se documenter sur la période, à mener une enquête pour démythifier l’événement, à revenir à la source de l’Histoire. Bref, il l’incite à rechercher la vérité. Laquelle ? Peut-être pas celle attendue au départ.

À bien des égards, le dispositif narratif des Soldats de Salamine se révèle habile. Le narrateur apparaît comme le double de Javier Cercas, l’auteur espagnol poussant le mimétisme jusqu’à endosser son identité dans la troisième partie. Le roman se veut à la fois une enquête, terme à prendre ici dans le sens donné par Hérodote, et une plongée au cœur de la fabrique d’une œuvre littéraire. Cercas invite ainsi le lecteur de l’autre côté du miroir, celui que le romancier promène le long du chemin, et qui est censé refléter la réalité. Il impulse un dialogue entre le sujet, l’enquête menée autour de la survie miraculeuse de Mazas, et l’objet, autrement dit le livre dans le livre dont on découvre la maturation et l’écriture.
Usant de la méthode historique, l’auteur espagnol recompose le passé et le parcours de l’écrivain phalangiste. Il procède par recoupement, n’oubliant à aucun moment le doute critique, afin d’approcher au plus près de la vérité historique. Mais dans le même temps, il joue de la fiction pour mettre en scène cette recherche, jalonnant celle-ci de rebondissements et de rencontres fortuites, notamment celle déterminante de Roberto Bolaño.
Où s’arrête le réel et où commence la fiction ? La réponse à cette interrogation semble se trouver dans un entre-deux dont Javier Cercas se garde de dévoiler toutes les circonvolutions.

Au-delà de ce dispositif narratif, Les Soldats de Salamine brille également par son propos universel. Quête de la vérité, il devient celle d’une vérité absente des livres d’Histoire. La vérité intime d’individus anonymes dont l’engagement a contribué à façonner notre civilisation sans qu’ils cherchent à en tirer une quelconque gloriole. Ils sont les véritables héros de l’Histoire. Des héros ordinaires qui méritent mieux que de voir leur nom orner la plaque d’une rue ou d’une place.
En écrivant Les Soldats de Salamine, Javier Cercas rend un touchant hommage à leur mémoire, fournissant une parfaite illustration littéraire à la citation de Churchill : « Jamais dans l’histoire des conflits, tant de gens n’ont dû autant à si peu. »

soldats de salamineLes Soldats de Salamine (Soldados de Salamina, 2001) de Javier Cercas – Éditions Actes Sud, collection « Lettres hispaniques », juin 2002, réédition en poche disponible ( roman traduit de l’espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic)

Moi, Franco

L’Histoire est une grande pourvoyeuse de fiction, le fait est vieux comme la littérature. Mais on oublie trop souvent qu’elle permet aussi de rendre la parole aux vaincus, tous ceux passés sous l’étouffoir de sa grande H.
Dans l’Espagne de la movida, l’oubli du franquisme prévaut, quitte à occulter également l’antifranquisme. On préfère se laisser étourdir par la démocratie et le boom économique pour tourner définitivement cette page sombre de l’histoire nationale.

Moi, Franco semble écrit en réaction à ce consensus, manière pour Manuel Vázquez Montalbán de solder les comptes avec la dictature. Au lieu d’aborder le sujet de manière frontale, l’auteur espagnol opte pour un dispositif original et assez malin, faisant de Franco lui-même le narrateur de sa propre histoire, via un artifice littéraire. Car s’il s’agit du Franco de Vázquez Montalbán, le personnage tient aussi sa substance de Marcial Pombo, romancier voué aux travaux alimentaires et ex-opposant au régime. L’autobiographie fictive devient ainsi un jeu littéraire, un dialogue entre le Caudillo, commentateur roublard de son parcours, et l’opposant taraudé par le respect des faits et sa mémoire de victime, fils de vaincu de la Guerre d’Espagne.

De cet exercice périlleux, l’auteur espagnol tire le meilleur. Il campe un Franco crédible, évitant l’écueil de la caricature. Il dresse un portrait à charge où se dévoile un Caudillo plus vrai que nature, oscillant entre la fausse compassion pour le peuple, abusé par les « Rouges » ou les francs-maçons, et la médiocrité. Bref, un individu d’une banalité pompeuse et affligeante, plus rusé qu’intelligent, dont le seul mérite repose sur sa capacité à avoir su mener sa barque au sein d’un marigot peuplé de prédateurs.
Vázquez Montalbán pousse le jeu jusqu’à restituer la rhétorique empesée, l’éloquence auto-satisfaite du bonhomme, sa vision passéiste d’une Espagne éternelle dont il souhaite restaurer le lustre et la grandeur. Le dictateur survole ainsi une grande partie du XXe siècle, de son enfance à la consolidation de son pouvoir, en passant par ses années de formation et la guerre civile, sa Croisade personnelle contre les partisans de l’anti-Espagne. Sa famille et sa personne se confondent avec la nation, appréciée ici à l’aune d’un paternalisme assumé.
Franco s’adresse à la postérité pour clamer sa vérité. Celle dictée par Marcial Pombo, son créateur, fils de républicain et militant du PCE maintes fois emprisonné par la police. À la fois auteur et objecteur des paroles du Caudillo, Pombo ne peut s’empêcher de convoquer sa propre histoire et celle de ses parents pour corriger, contredire et amender les propos de Franco, tout en évitant le sarcasme ou la tentation du ridicule. L’autobiographie ne doit pas en effet se transformer en pamphlet antifranquiste. La mémoire de ses adversaires risquerait d’en ressortir amoindri. Pour Pombo, l’exigence éthique se place au-dessus du désir de vengeance.

Au final, Moi, Franco se révèle un exercice salutaire où Manuel Vázquez Montalbán confronte les Espagnols à une histoire qu’ils voudraient considérer comme définitivement révolue. Face à l’aseptisation de l’historiographie, l’entrelacement des voix de Moi, Franco dévoile la complexité et l’ambiguïté des relations prévalant entre le passé et le présent. Un héritage dont on voudrait s’accommoder.

« Nous sommes en train de vous oublier, Général, et oublier le franquisme revient à oublier l’antifranquisme, cette exigence culturelle, éthique, pleinement généreuse, mélancolique et héroïque… »

moi francoMoi, Franco (Autobiografia del general Franco, 1992) de Manuel Vázquez Montalbán – Éditions du Seuil, collection Points, mars 1997 (roman traduit de l’espagnol par Bernard Cohen)

Une Charrette pleine d’étoiles

J’ai longtemps apprécié l’énergie déployée par Frédéric H. Fajardie dans ses romans noirs. Tueurs de flics, La Nuit des chats bottés, Sniper, La théorie du 1% et j’en passe… Voilà de la littérature qui défouraille sans s’encombrer d’état d’âme ou de réflexions superflues. Dans le genre roman séminal, c’est même exemplaire. Et pour peu que l’on ne s’agace pas des poncifs ou d’un style ne faisant pas dans la dentelle, c’est même excellent.
Loin de se limiter à ce registre bourrin un tantinet frontal, l’auteur a su étoffer ses thématiques, révélant une certaine sensibilité pour les histoires d’hommes, l’Histoire en général et une certaine forme de nostalgie attachée aux illusions perdues. La guerre d’Espagne lui offrait un boulevard qu’il s’est empressé d’emprunter avec Une Charrette pleine d’étoiles.

1938. Louis Mena, Henri Sajer dit Riton et Robert Harszfield s’apprêtent à partir pour l’Espagne. Amis dans la vie comme au boulot, les trois ouvriers ont forgé cette relation sur le terrain de la lutte syndicale, faisant souvent le coup de poing contre les fâcheux. Aussi lorsque la fiancée de Mena est violée puis tuée par Xavier Chastenet, l’un des fils du patron de l’usine où ils travaillent, le trio n’hésite pas un seul instant. Il franchit les Pyrénées pour la venger, quitte à prendre tous les risques dans un pays en proie à la guerre civile.

Si l’argument d’Une Charrette pleine d’étoiles apparaît simple, Frédéric H. Fajardie ne cède pas pour autant à la simplicité. Dans ce court roman d’environ 150 pages, il brosse le portrait attachant de trois amis, trois caractères différents plongés au cœur d’un épisode dramatique de la grande Histoire. Mena, le dur à cuire, Riton le fanfaron, Robert l’intello juif, le trio n’est pas sans rappeler les cinq acolytes de La Belle équipe, du moins pour le contexte. Dans le film, Julien Duvivier évoquait de manière tragique la fin de la parenthèse du Front populaire. Ici, les trois amis perdent leurs illusions en participant en première ligne à quelques phases de la débâcle de la république espagnole, notamment la fameuse bataille de l’Ebre.
Il en ressort un roman teinté de désenchantement et de tristesse, où le ressort de la vengeance passe assez rapidement à la trappe, faute de véritable malfaisant à haïr. À vrai dire, l’argument de départ sert surtout de prétexte, Frédéric H. Fajardie préférant se focaliser sur l’évolution de la relation d’amitié des trois ouvriers. Car pendant leur enrôlement dans l’armée de la République, le trio se découvre d’autres raisons de combattre. Pour Mena, c’est l’occasion de faire son éducation politique, découvrant en même temps l’engagement idéaliste pour une cause et sa trahison par les communistes, occupés à éliminer le POUM au lieu d’éradiquer le franquisme. De son côté, Harszfield abandonne progressivement son pacifisme naturel pour une attitude plus ambiguë, considérant les manœuvres du PCE comme un mal nécessaire. Quant à Riton, il se cantonne à un rôle d’amuseur, incarnant une sorte de bon sens populaire gouailleur et servant de trait d’union entre ses deux camarades.
Avec une grande économie de moyens, une écriture dépouillée de toute affèterie et autres chichis, Frédéric H. Fajardie retrace l’échec de la démocratie face aux totalitarismes en Espagne, prélude au désastre de la Seconde Guerre mondiale. Il dénonce également cette paix des dupes établie dans l’entre-deux-guerres sur le dos des travailleurs et pour laquelle ils paieront le prix fort par la suite.

Au final, Une Charrette pleine d’étoiles se révèle un roman sincère, empreint d’une bonne dose de nostalgie. Celle éprouvée au regard d’un passé qui ne s’est pas avéré conforme aux espoirs et avec lequel il faut pourtant continuer à vivre.

charrette_pleine_détoilesUne Charrette pleine d’étoiles de Frédéric H. Fajardie – Éditions Payot, 1988 (Réédition Folio, 1991 et Mille et une nuits, 2008)

Le Cheval d’Espagne

Littérateur populaire très actif dans les décennies 1950-60, André Héléna fait partie de ces auteurs dont l’œuvre a basculé dans l’oubli, remplacée par celle de la génération suivante. Pourtant, il ne mérite pas de finir aux oubliettes, car si sa bibliographie ne brille pas pour son extrême qualité d’écriture, elle recèle quelques pépites que peuvent lui envier nombre de faiseurs de thriller.

Le Cheval d’Espagne forme avec J’aurais la peau de Salvador (1949) une sorte de diptyque consacré à l’après Guerre d’Espagne. André Héléna demeure l’un des rares auteurs à avoir mis en scène de manière bienveillante les acteurs de cette période où les vaincus nourrissaient encore l’espoir de prendre leur revanche. Une sympathie sans doute plus géographique que politique, car si l’on peut douter de l’incursion d’Héléna sur le territoire espagnol pendant le conflit, étant natif de Narbonne, il a forcément été témoin de la Retirada des républicains et de leur internement dans la région.

Le Cheval d’Espagne fournit une belle illustration de cette littérature populaire ne s’embarrassant pas de longues scènes d’exposition ou d’états d’âme interminables. L’intrigue va à l’essentiel, portée par des archétypes campés à gros traits, sans se soucier de vraisemblance. D’ailleurs, le synopsis parait d’emblée complètement fantaisiste, même si certains de ses composants s’appuient sur une réalité historique méconnue, à savoir la continuation de la Guerre d’Espagne sous la forme d’un conflit asymétrique. Un processus dont l’échec de l’expédition du Val d’Aran constitue le point culminant et qui se poursuit sous la forme d’une guérilla urbaine en Catalogne dans les années 1940-50. Pour bon nombre d’anciens combattants républicains, la défaite de l’Allemagne nazie est apparu en effet comme une opportunité pour renverser Franco. Après Hitler viendrait le tour du dictateur espagnol pensaient-ils, quitte à forcer la main aux alliés. Un espoir déçu par la Guerre froide et la criminalisation de la lutte armée.

D’une manière un peu anachronique, André Héléna utilise ce contexte pour broder un récit fertile en rebondissements, où conformément à la philosophie libertaire, l’action prime sur la réflexion. Parmi les personnages, on retiendra surtout la figure d’inquisiteur du Cheval d’Espagne, phalangiste jusqu’au-boutiste, prêt à tout pour éliminer les derniers militants anarchistes réfugiés sur le territoire français.

Problème de riche me dira-t-on, mais me voilà avec un auteur français supplémentaire dont il va falloir creuser l’œuvre. D’ailleurs, si vous avez des suggestions, je suis preneur…

cheval-despagneLe Cheval d’Espagne de André Héléna – e-dite noir, octobre 2000

Guernica

Né à Parme en 1960, Carlo Lucarelli vit près de Bologne. Il a publié de nombreux romans dont Phalange armée et Le jour du loup, tous deux parus en Série Noire. Il est aussi auteur de comédies, metteur en scène de vidéo-clips, scénariste de bandes dessinées, chroniqueur de romans noirs, et cofondateur du « Groupe 13 », qui réunit quelques-uns des meilleurs écrivains de romans noirs italiens.
L’histoire récente de l’Italie, en particulier la période mussolinienne et post-mussolinienne, lui a inspiré de nombreux titres. Lucarelli aborde cette époque, notamment dans trois romans, par l’intermédiaire d’un personnage récurrent et amoral, le flic De Luca. Jadis efficace rouage de la machine fasciste, le bougre œuvre désormais dans la police d’un pays libéré, sans savoir s’il devra payer pour ses crimes passés. La sobriété du style de Lucarelli et sa faculté à cerner simplement les comportements humains se montrent frappantes. Elles se conjuguent avec bonheur avec sa grande connaissance des milieux policiers, de leurs procédures et hiérarchies.
Pour revenir à Guernica, le livre nous plonge dans ce passé mussolinien dont l’auteur s’est fait un explorateur. Plus précisément, il revient sur la participation de l’Italie dans le conflit espagnol, utilisant une petite histoire comme révélateur de la Grande. Le roman se révèle en effet le récit picaresque du périple de Filippo Stella et du capitaine Degli’Innocenti (un État-civil prédestiné) à la recherche de leur ami-camarade-mort. Mais voilà, le cadavre de l’ami-camarade qu’on leur présente n’est pas le bon. Ne reste plus qu’à notre duo à se sortir vivant du guêpier où il s’est fourré. Et, le moins que l’on puisse dire, c’est que les périls sont légion dans cette Espagne en proie au désordre, au pillage et à la barbarie. Ce voyage au bout de l’enfer leur permettra de rencontrer quelques spécimens peu ragoûtants de l’espèce humaine et, des célébrités avinées, en particulier un certain Ernest Hemingway. Il les mènera tout naturellement à Guernica, lieu de sinistre mémoire de la guerre d’Espagne.

Un officier allemand : « C’est vous qui avez fait Guernica ? »
Pablo Picasso : « Non, c’est vous. »

L’Histoire recèle d’une multitude d’angles morts qui permettent à la littérature d’approcher, un tant soit peu, cette notion insaisissable que l’on appelle avec un air accablé, la nature humaine. Bien souvent, cette mémoire des vaincus, pour paraphraser le titre d’un roman de Michel Ragon, se révèle beaucoup plus proche de la vérité que le compte rendu stéréotypé des lendemains qui chantent, quelle que soit la chapelle sous laquelle se rangent ses laudateurs. Car bien souvent, le malheur et le désespoir révèlent l’humain.
La guerre d’Espagne appartient à ces événements oubliés dans un angle mort de l’Histoire. Si l’on cherche un peu – pas longtemps, je vous rassure -, on peut rapidement établir une liste de titres ayant abordé le sujet. Des livres écrits par des témoins ou des contemporains comme l’incontournable Hommage à la Catalogne de George Orwell, le méconnu Ceux de Barcelone de Hanns-Erich Kaminsky, le pamphlet Les Grands cimetières sous la Lune de Georges Bernanos (qui prouve que l’on peut être catholique de Droite et honnête homme), l’officiel L’espoir de l’aventurier saltimbanque André Malraux (je recommande surtout la lecture de la première partie), le romancé L’adieu aux armes de Hemingway et bien d’autres titres que j’oublie… Et puis, des romans plus contemporains dont beaucoup, comme par hasard, lorgnent vers le polar ou la mémoire. Inutile de vous citer quelques titres… non ? Si ? Allez, je ne peux résister, en voici quelques-uns piochés à la louche dans ma mémoire : Les Soldats de Salamine de Javier Cercas (indispensable !), Belleville-Barcelone de Patrick Pécherot, Une Charrette pleine d’étoiles de F.H. Fajardie, Moi, Franco de Manuel Vãzquez Montalbãn et puis Carlo Lucarelli

Avec Guernica, l’auteur italien relate sur un mode tragi-comique le périple absurde à travers l’Espagne d’un don Quichotte italien, ami personnel du comte Ciano, débarqué de son Italie natale dans l’uniforme rutilant des Bersagliers afin d’honorer, pour une femme, la mémoire de son ami d’enfance, et un Sancho Pança d’importation, rustre par nature, revenu de tout, obsédé par les prostitués, l’argent et essentiellement attaché à sa survie personnelle. Entre le candide idéaliste et la brute se noue pourtant une de ces relations fortes dictées par les circonstances exceptionnelles de la guerre.
Au lieu de nous narrer une énième variation sur ce qu’aurait pu être l’Histoire si la bassesse et la trahison ne s’en étaient pas mêlées, Lucarelli nous immerge dans le quotidien de l’humanité depuis qu’elle est entrée dans l’Histoire. Un quotidien bien plus prosaïque que le récit quasi-hagiographique des chroniques historiques et autres joyeusetés avec Majuscules. Un quotidien en temps de guerre, agrémenté ici d’une pincée de surréalisme.

Bref, voici un roman noir à l’humour grinçant, détaché des poncifs du manichéisme militant et tenant peut-être plus de la fable, et dépourvu de la prétention à asséner une quelconque morale lénifiante. Chaudement recommandé par mézigue.

« Où étions-nous ? Dans l’Espagne rouge ou dans la noire… en Castille, en Navarre ou en Andalousie… au Pays basque… à Guernica ? Où étions-nous, mon capitaine et moi ? Je ne le savais plus. »

Guernica

Guernica de Carlo lucarelli – Gallimard/La noire, 1998 (roman traduit de l’italien par Arlette Lauterbach)

Quelqu’un à tuer

Poursuivons le petit parcours en Guerre d’Espagne avec un roman beaucoup plus récent. Même si Olivier Martinelli aborde le conflit par la bande, je ne peux faire l’impasse dessus car l’auteur se montre particulièrement convaincant, notamment grâce à une écriture à la première personne, qui comme tout le monde le sait, permet de titiller la fibre sensible lorsque l’exercice est bien mené.

Quelqu’un à tuer est un roman à deux voix, celle d’un père et de son fils. Deux tempéraments dissemblables et deux destins unis dans le même dégoût de la vie. Mais, comme l’expérience l’a souvent prouvé, il faut tuer le père pour continuer à avancer.

« J’ai commencé très tôt la tristesse. J’étais tellement doué pour ça. Ça venait sans doute de ma mère, de ses épaules voûtées, de l’air accablé qu’elle promenait dans toutes les pièces de l’appartement. Les gens de gauche sont toujours un peu tristes. Et je n’ai jamais connu quelqu’un de plus à gauche que ma mère. On ne peut pas être heureux quand on a trop de conscience sociale. »

1990, Arthur a raté sa vie. Son enfance, ses études, ses projets artistiques, son amie, tout est parti à vau-l’eau ne lui laissant qu’un sentiment de gâchis et une immense tristesse existentielle. En route pour l’Espagne, il songe à en finir avec ce qu’il considère comme un interminable calvaire. A moins qu’il ne choisisse dans une sorte de baroud d’honneur de rencontrer celui qui a été le plus proche de son père.

« Toutes les armées se cherchent des héros. Mais les héros, ça n’existe pas. On fait que les inventer. Les héros, ce sont des types plus doués que les autres pour le meurtre, c’est tout. Ou alors plus chanceux. Des champions pour éviter les balles. Des types dont la mort ne veut pas. Moi, la mort, elle n’a pas voulu de moi. Plusieurs fois, je l’ai sentie qui m’attrapait le poignet pour me tirer sous terre. Mais elle est jamais allée jusqu’au bout. Elle s’est toujours dégonflée au dernier moment. »

Ignacio Obregon est né dans les Asturies au sein d’un famille de mineurs et il aurait sans doute connu le destin misérable de ses aïeuls si l’Histoire ne s’en était mêlée. 1934, la chape pesant sur la condition ouvrière vole en éclat. Sous la conduite du Parti communiste, les mineurs se soulèvent contre l’État et l’Église. Leur victoire ne dure pas. La répression étouffe les germes de la rébellion d’une manière sanglante, forçant Ignacio à l’exil. Réfugié à Madrid, il entretient avec la bénédiction du Parti sa prédisposition au meurtre. Un talent dont il va se servir pendant la Guerre d’Espagne. Car la révolte des Asturies n’a été qu’une répétition. Deux flots de haine s’apprêtent à déferler sur le pays.

Ne tergiversons pas. J’ai succombé sans coup férir au roman d’Olivier Martinelli. D’aucuns diraient que je suis une petite nature, mais difficile de résister à la justesse du propos et à l’écriture de l’auteur. Vous l’aurez compris, la Guerre d’Espagne n’intervient qu’à la marge, même si le récit offre l’occasion d’évoquer les purges des milices communistes. Optant pour un registre plus intime, Olivier Martinelli préfère explorer la psyché de deux individus unis par les liens du sang. Du sang, il en est d’ailleurs beaucoup question dans ce chassé croisé, où passé et présent entrent en résonance. Mais, on y trouve heureusement également un peu d’amour.

Le propos d’Olivier Martinelli est à la fois universel et intime. L’auteur dévoile la nature ambivalente de la Grande Histoire qui ne retient que les vainqueurs et oublie les vaincus. Car si l’Histoire est écrite par les vainqueurs, elle modèle aussi le destin des simples individus agissant sur leur présent et leur devenir d’une manière hélas irréversible. Sur ce point, l’auteur dresse avec Ignacio Obregon un portrait complexe d’une sincérité bouleversante. Quelqu’un à tuer apparaît enfin comme l’itinéraire de deux hommes qui tentent d’échapper à leur milieu et à leur histoire personnelle, l’un optant pour la mort, l’autre pour la vie.

Résolument sombre, Quelqu’un à tuer touche ainsi au plus juste de l’émotion, ne nous épargnant rien de la chienlit humaine. Olivier Martinelli démontre, s’il est besoin de le faire encore, que l’on peut donner avec intelligence de la substance au hors champs de l’Histoire.

martinelli_quelqunatuerQuelqu’un à tuer de Olivier Martinelli – La Manufacture des livres, avril 2015