L’Histoire est une grande pourvoyeuse de fiction, le fait est vieux comme la littérature. Mais on oublie trop souvent qu’elle permet aussi de rendre la parole aux vaincus, tous ceux passés sous l’étouffoir de sa grande H.
Dans l’Espagne de la movida, l’oubli du franquisme prévaut, quitte à occulter également l’antifranquisme. On préfère se laisser étourdir par la démocratie et le boom économique pour tourner définitivement cette page sombre de l’histoire nationale.
Moi, Franco semble écrit en réaction à ce consensus, manière pour Manuel Vázquez Montalbán de solder les comptes avec la dictature. Au lieu d’aborder le sujet de manière frontale, l’auteur espagnol opte pour un dispositif original et assez malin, faisant de Franco lui-même le narrateur de sa propre histoire, via un artifice littéraire. Car s’il s’agit du Franco de Vázquez Montalbán, le personnage tient aussi sa substance de Marcial Pombo, romancier voué aux travaux alimentaires et ex-opposant au régime. L’autobiographie fictive devient ainsi un jeu littéraire, un dialogue entre le Caudillo, commentateur roublard de son parcours, et l’opposant taraudé par le respect des faits et sa mémoire de victime, fils de vaincu de la Guerre d’Espagne.
De cet exercice périlleux, l’auteur espagnol tire le meilleur. Il campe un Franco crédible, évitant l’écueil de la caricature. Il dresse un portrait à charge où se dévoile un Caudillo plus vrai que nature, oscillant entre la fausse compassion pour le peuple, abusé par les « Rouges » ou les francs-maçons, et la médiocrité. Bref, un individu d’une banalité pompeuse et affligeante, plus rusé qu’intelligent, dont le seul mérite repose sur sa capacité à avoir su mener sa barque au sein d’un marigot peuplé de prédateurs.
Vázquez Montalbán pousse le jeu jusqu’à restituer la rhétorique empesée, l’éloquence auto-satisfaite du bonhomme, sa vision passéiste d’une Espagne éternelle dont il souhaite restaurer le lustre et la grandeur. Le dictateur survole ainsi une grande partie du XXe siècle, de son enfance à la consolidation de son pouvoir, en passant par ses années de formation et la guerre civile, sa Croisade personnelle contre les partisans de l’anti-Espagne. Sa famille et sa personne se confondent avec la nation, appréciée ici à l’aune d’un paternalisme assumé.
Franco s’adresse à la postérité pour clamer sa vérité. Celle dictée par Marcial Pombo, son créateur, fils de républicain et militant du PCE maintes fois emprisonné par la police. À la fois auteur et objecteur des paroles du Caudillo, Pombo ne peut s’empêcher de convoquer sa propre histoire et celle de ses parents pour corriger, contredire et amender les propos de Franco, tout en évitant le sarcasme ou la tentation du ridicule. L’autobiographie ne doit pas en effet se transformer en pamphlet antifranquiste. La mémoire de ses adversaires risquerait d’en ressortir amoindri. Pour Pombo, l’exigence éthique se place au-dessus du désir de vengeance.
Au final, Moi, Franco se révèle un exercice salutaire où Manuel Vázquez Montalbán confronte les Espagnols à une histoire qu’ils voudraient considérer comme définitivement révolue. Face à l’aseptisation de l’historiographie, l’entrelacement des voix de Moi, Franco dévoile la complexité et l’ambiguïté des relations prévalant entre le passé et le présent. Un héritage dont on voudrait s’accommoder.
« Nous sommes en train de vous oublier, Général, et oublier le franquisme revient à oublier l’antifranquisme, cette exigence culturelle, éthique, pleinement généreuse, mélancolique et héroïque… »
Moi, Franco (Autobiografia del general Franco, 1992) de Manuel Vázquez Montalbán – Éditions du Seuil, collection Points, mars 1997 (roman traduit de l’espagnol par Bernard Cohen)