Les Grands cimetières sous la Lune

« La Tragédie espagnole est un charnier. Toutes les erreurs dont l’Europe achève de mourir et qu’elle essaie de dégorger dans d’effroyables convulsions viennent y pourrir ensemble. Impossible d’y mettre la main sans risquer une septicémie. On voit monter tour à tour à la surface du pus bouillonnant des visages jadis, hélas ! Familiers, à présent méconnaissables et qui dès qu’on essaie de les fixer du regard s’effacent et coulent comme des cires. Sincèrement, je ne crois pas utile de tirer de là aucun de ces cadavres. Pour désinfecter un tel cloaque – image de ce que sera demain le monde, il faudrait d’abord agir sur les causes de fermentation.
Je regrette d’appeler charnier ou cloaque une vieille terre non pas chargée, mais accablée d’histoire, et où des hommes vivants souffrent, luttent et meurent. Les mêmes débiles qui font semblant de s’indigner auraient pu en 1915 me convaincre de sacrilège, car j’avais déjà, comme beaucoup de mes camarades, jugé la guerre, la fameuse guerre du Droit, la guerre contre la guerre. Les tueries qui se préparent ne sont pas d’une autre espèce, mais comme elles engagent un plus grand nombre ou plutôt la totalité des valeurs spirituelles indispensables, le chaos qui en résultera sera plus dégoûtant encore, leurs pourrissoirs plus puants. »

Ces paroles écrites par Georges Bernanos dans Les Grands cimetières sous la Lune inaugurent la partie de mon parcours Guerre d’Espagne consacrée aux témoignages des contemporains. Romancier et polémiste issu de la Droite traditionaliste et catholique, l’auteur français affûte sa plume pour nous livrer avec ce pamphlet une charge violente contre le franquisme et l’Église catholique espagnole. Mais, le propos se veut également universel puisqu’il voit dans les événements espagnols comme la répétition d’un affrontement d’une ampleur mondiale.

Volontiers moraliste, Georges Bernanos déplore les conséquences néfastes du progrès érigé en religion, de l’argent roi, du cynisme ambiant et du capitalisme libéral. En cela, il s’affiche clairement en homme du passé, attaché à un idéal royaliste dont on peut se demander s’il a jamais existé. Un tantinet réactionnaire, même s’il ne dénigre pas les révolutions, ne flirtant pas qu’un peu avec l’antisémitisme, l’auteur français aspire à une sorte de monarchie populaire où le souverain, homme de bonne volonté, guidé par le message des évangiles purgées de ses interprétations sectaires, incarnerait une sorte de protecteur du peuple, le préservant des manœuvres des individus sans honneur.
Sans partager l’ensemble des valeurs du bonhomme, je dois confesser que certaines de ses critiques et extrapolations paraissent d’une justesse troublante. Si l’on fait abstraction de l’aspect monarchiste et chrétien, on croit même lire certaines des réflexions d’un autre George, cette fois-ci Orwell.

Georges Bernanos est très bien placé pour décrire la Guerre d’Espagne puisqu’il vivait à Palma de Majorque au moment du pronunciamiento de Franco. Sympathisant de la Phalange à laquelle son fils avait adhéré, il est rapidement choqué par la tournure des événements. Il choisit alors de témoigner, décrivant les différentes étapes d’une épuration systématique fondée sur un régime des suspects. Une Terreur planifiée, orchestrée par des individus dépourvus de toute éthique, des aventuriers étrangers ou des brutes grossières.
Guère enclin à la bienveillance, il n’exonère pas la Gauche de sa responsabilité dans ce qu’il considère comme un désastre humain et moral. Pour autant, il n’épargne pas la Droite, même sa faction la plus réactionnaire, dénonçant son silence et son mépris pour le sort des Espagnols, Républicains y compris. Et parmi les cibles de son pamphlet, il réserve un sort tout particulier à l’Église catholique espagnole, accusée d’accorder sa bénédiction à des actes injustes et déshonorants, usant de son ministère pour légitimer l’injustifiable.

Si certains aspects du propos de Georges Bernanos paraissent incontestablement critiquables, pour ne pas dire nauséabonds, le pamphlet a au moins le mérite de dénoncer une épuration accomplie avec la bénédiction de l’institution religieuse. Crime contre l’humanité, mais surtout crime contre la foi d’un homme, Les Grands cimetières sous la Lune révèle une personnalité complexe, loin du réactionnaire intégral, même si l’admiration de Georges Bernanos pour Édouard Drumont plombe quelque peu ma propre admiration. Sur ce point, L’Hommage à la Catalogne de George Orwell paraît plus salutaire.

« La tragédie espagnole, préfiguration de la tragédie universelle, fait éclater à l’évidence la misérable condition de l’homme de bonne volonté dans la société moderne qui l’élimine peu à peu, ainsi qu’un sous-produit inutilisable. L’homme de bonne volonté n’a plus de parti, je me demande s’il aura demain une patrie. Je crois assurément peu désirable une collaboration des catholiques et des communistes, mais l’alliance des anciens combattants de Cathelineau et des émigré voltairiens avait-elle beaucoup plus de chance de fonder une société nouvelle, ou même de restaurer l’ancienne ? Qui part d’une équivoque ne peut aboutir qu’à un compromis. Dans le monde moderne, le bon l’emporte-t-il encore assez sur le mauvais pour que nous devions nous considérer comme solidaires de tous ceux qui le défendent, même s’ils en sont les injustes privilégiés ? Je vois bien, par exemple, l’aide qu’apportent, en temps de guerre civile, les hommes de bonne volonté aux hommes d’argent. Ils mettent l’héroïsme au service de ces derniers. Mais la paix rétablie – ou du moins ce que la police appelle de ce nom – il est infiniment probable que l’homme d’argent fera recevoir l’homme de bonne volonté par son secrétaire. « L’ordre n’est-il pas sauvé ? Que demandez-vous de plus ? » Si l’autre insiste, on le traitera d’indiscipliné. Tant qu’il a mis la violence au service des maîtres, il a eu pour lui la magistrature et la gendarmerie. S’il lui arrivait plus tard d’en disposer au profit d’une autre catégorie de citoyens, il cesserait d’être un homme de bonne volonté pour devenir un homme de désordre, justiciable des tribunaux militaires. Je n’oserai lui promettre, dans ces conditions, l’appui de l’Épiscopat. »

cimetières_luneLes Grands cimetières sous la Lune de Georges Bernanos – Librairie Plon, 1938 (réédition collection Points, 1995)

4 réflexions au sujet de « Les Grands cimetières sous la Lune »

  1. Jamais franchi le pas, sur celui-là. Bernanos est un type que j’admire pour plein de raisons (qu’elles soient littéraires ou politiques) tout autant que je peux le détester pour d’autres points que tu soulignes ici (son antisémitisme notamment). Du coup je préfère en rester avec lui sur un terrain romanesque moins « miné » dirons-nous…

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