Bienvenue à Oakland

Si haut que l’on soit placé, on n’est jamais assis que sur son cul.

Telle semble être la philosophie de vie dispensée dans Bienvenue à Oakland. Des intentions que Eric Miles Williamson ne partage peut-être pas avec l’auteur de ces lignes. Peu importe, la lecture de son roman m’a fait cette impression. Et c’est la seule chose qui compte.

« Y a rien de plus beau que la volonté de vivre lorsqu’on baigne dans le désespoir absolu. L’espoir, c’est pour les connards. Il n’y a que les grandes âmes pour comprendre la beauté du désespoir. »

Déclaration d’amour bordélique, dans le genre je t’aime moi non plus, chronique sociale en vrac, diatribe ordurière – tout le monde en prenant pour son grade –, lettre de menace, on hésite à qualifier Bienvenue à Oakland. Aussi doit-on se résoudre à le considérer comme un putain de coup de pompe au derche. Et ça fait du bien.

Oakland. Toponyme de carte postale, situé de l’autre côté de la baie de San Francisco, autant dire l’envers du rêve américain. Un chancre purulent, noyé dans la grisaille, poussé là, tel un effet secondaire provoqué par les remèdes de cheval imposés par le capitalisme. Car s’il y a bien un lieu où la lutte des classes a encore une signification, c’est à cet endroit.

Oakland. Sa trame urbaine oscillant entre friche délabrée, dépotoir, ghettos ethniques et bars crasseux. Des havres de tranquillité où il fait bon écluser quelques bières en compagnie de ses potes, après une journée éreintante. Des lieux où l’on aime s’invectiver et débiter des saloperies sur l’épouse d’untel, partie baiser ailleurs parce qu’il ne rentrait pas à l’heure.

Oakland. Un melting pot de prolos, Blancs et Noirs, des trognes travaillées au marteau-piqueur, des types au tempérament trempé dans le béton du chantier où ils s’empoisonnent. Appelez-les comme vous voulez. Quart-monde, working poor, white trash. Une autre Amérique se dévoile, bien loin de l’univers de verre et d’acier des golden boys, du carton pâte du cinéma et des banlieues proprettes aux jardins bien rangés. Ici, on trime pour survivre et l’on finit par en mourir.

Entre Irlandais, Philippins, Mexicains, Scandinaves, Italiens, Blancs et Noirs, on se côtoie mais on ne se fréquente pas forcément. On se respecte, en entretenant les préjugés racistes autour d’un verre. Même si la dèche prévaut, même si on sue sang et eau, il règne entre tous ces gens comme une décence commune que ne renierait sans doute pas George Orwell. Une fierté de sa condition. Un soupçon de dignité.

Le narrateur de Bienvenue à Oakland, T-Bird Murphy, l’alter-ego de Eric Miles Williamson, n’a jamais vraiment quitté sa condition de prolo. S’improvisant écrivain, il nous raconte SA ville, SON quartier et SA vie. SES potes, mais aussi les enculés qu’il a pu croiser, tous figurent dans SON roman. T-Bird n’hésite jamais à les consulter, à leur demander leur avis, même s’il sait qu’ils ne le liront jamais, ce roman. Ça, c’est pour les tapettes des beaux quartiers et les autres libéraux, bien au chaud dans leurs chaussures de marque.

T-Bird/Eric Miles Williamson s’adresse à eux, à nous, lecteur lambda vautré dans notre confort bourgeois. On est insulté, secoué, malmené tout au long du roman. Et Bienvenue à Oakland nous cueille, là, au creux de l’estomac, d’un uppercut rageur.

« Ce dont on a besoin, c’est d’une littérature imparfaite, d’une littérature qui ne tente pas de donner de l’ordre au chaos de l’existence, mais qui, au lieu de cela, essaie de représenter ce chaos en se servant du chaos, une littérature qui hurle à l’anarchie, apporte de l’anarchie, qui encourage, nourrit et révèle la folie qu’est véritablement l’existence quand nos parents ne nous ont pas légué de compte épargne, quand on n’a pas d’assurance retraite, quand les jugements de divorce rétament le pauvre couillon qui n’avait pas de quoi payer une bonne équipe d’avocats, une littérature qui dévoile la vie de ceux qui se font écrabouiller et détruire, ceux qui sont vraiment désespérés et, par conséquent, vraiment vivants, en harmonie avec le monde, les nerfs à vif et à deux doigts de péter un câble, comme ces transformateurs électriques sur lesquels on pisse dans la nuit noire d’Oakland. »

ps : On peut retrouver une autre tranche de vie de T-Bird dans Gris-Oakland, paru précédemment chez Gallimard/La noire. Par ailleurs, Eric Miles Williamson est l’auteur de Noir béton.

bienvenue-a-OaklandBienvenue à Oakland (Welcome to Oakland, 2009) – Eric Miles Williamson – Éditions Fayard, 2011 (roman inédit traduit de l’anglais [États-Unis] par Alexandre Thiltges)

Charøgnards

Sortons ce blog de sa léthargie estivale avec un roman issu de la rentrée littéraire. Pas sûr que vous en entendiez beaucoup parler ailleurs.

Un journal retrouvé dans l’avenir par des descendants de l’humanité au langage abâtardi. Un village quelque part, affichant tous les stigmates d’une ruralité que l’on croirait échappée d’un roman de terroir. Et, entre ces deux époques, un récit mystérieux intitulé Charøgnards.

Reprenons.

Un homme, inconnu, consigne dans un cahier les faits auxquels il assiste, témoin impuissant d’un événement qui le dépasse. Depuis plusieurs jours, comme dans un remake hitchcockien, freux, choucas et autres corbeaux s’assemblent dans les environs. Signes de mauvais augure, ils semblent annoncer une catastrophe prochaine dont aucun médium ne relate les manifestations alarmantes. De son plein gré, l’homme abandonne le scénario qu’il devait terminer pour devenir le narrateur de cette fin du monde s’avançant en catimini. Très vite, il est rejoint par sa femme, ses voisins et les autres habitants du village. Mais, il reste le seul à vouloir mettre des mots sur l’inquiétude et la peur latente qui minent la bonhommie de son entourage. Et plutôt que de fuir, de déserter, il préfère rester, coûte que coûte, pour braver la menace indicible qui croît, jour après jour.

Pour qui écrit-il ? Pour lui-même, avant tout, histoire d’opposer la force de l’écrit à la lente désagrégation de la réalité. Car bientôt son épouse et son enfant disparaissent, comme effacés de l’existence. Puis, ce sont ses voisins et les villageois qui s’évanouissent sous les croassements moqueurs de charognards toujours plus nombreux. Alors, il s’enferme entre les murs familiers de sa maison de maître, dressant des inventaires, entretenant ses souvenirs et énumérant les jours pour lutter contre l’inexplicable rétractation de la réalité, contre le bégaiement de la chronologie et le glissement du temps vers un présent immuable, tout entier tourné vers le néant.
Mais, peut-on se fier à ses écrits ? Cet homme n’est-il tout simplement pas fou, abusé par sa psychose et cherchant à l’imposer comme la seule vérité ? Et cette fin du monde n’est-elle pas tout simplement pas la fin de sa propre existence ?

À bien des égards, Charøgnards s’apparente à un OLNI. Un long poème en prose où la forme et le fond semblent se répondre, amplifiant la détresse d’un homme solitaire confronté à la fin du monde ou à sa propre folie. Dans un crescendo dramatique, Stéphane Vanderhaeghe se livre à une expérience d’écriture que certains pourraient juger rébarbative. Pourtant, à aucun moment celle-ci ne paraît vaine. Bien au contraire, tout est pesé, mesuré à l’aune d’une langue imagée. Les jeux de mots comme les assonances, les effets typographiques comme les phrases tronquées témoignent du lent délitement du langage, seul support auquel se raccroche le narrateur pour ne pas glisser vers un néant en forme de fondu au noir. On évolue ainsi en territoire de l’inquiétude, les doutes et les angoisses du narrateur réveillant nos propres craintes, et on se perd dans les circonvolutions d’un esprit contaminé par la paranoïa.

Sous l’apparence d’un récit elliptique et introspectif se cache une vraie expérience de lecture, un voyage au centre de la tête, au cœur du processus d’écriture. L’essayer, c’est l’adopter, à la condition de lâcher prise.

Aparté : Soulignons pour terminer la qualité de l’objet livre, dont la sobriété et la composition participent à la fascination pour le récit.

charognardsCharøgnards de Stéphane Vanderhaeghe – Quidam Éditeur, septembre 2015