La Dernière Vallée

The_Last_Valley_(novel)Initialement paru au Royaume-Uni sous le titre The Fat Valley, le roman de J.B. Pick a changé de titre suite à son adaptation cinématographique en 1971 sous la direction de James Clavell. Un film interprété notamment par Michael Caine et Omar Sharif qui mériterait bien une réédition en français.
Roman historique prenant pour décor la Guerre de Trente ans, le récit se veut également une réflexion sur l’absurdité de la guerre et le fanatisme religieux. Un propos hélas d’une déplorable actualité…

« Ce n’est pas une guerre pour les bretteurs, ni pour les soldats. À une époque, c’était une guerre pour les culs-bénis. Maintenant comme vous le dites, c’est une guerre pour les assassins, les politiciens fous et les chiens affamés. Il faut s’en détacher si l’on veut rester sain d’esprit. »

Vogel est un érudit chassé par la guerre. Dans une Allemagne en proie aux pillages des bandes armées, des mercenaires, frappée par la famine et les épidémies, il erre, spectateur désabusé, pour ne pas dire désespéré, du désastre de l’Histoire. Entraîné par un corps incapable d’arrêter de survivre, il rallie à l’automne une vallée épargnée par les combats. Un pays de cocagne dont les habitants ont préservé les richesses par la ruse. Malheureusement, son répit n’est que de courte durée. Une bande de mercenaires sans allégeance découvre aussi ce havre de paix. Vogel devient le médiateur entre les villageois et le capitaine qui la commande. Il négocie une trêve entre les uns et les autres, essayant de faire comprendre aux soldats tout l’intérêt d’épargner la vallée et aux paysans le profit qu’ils peuvent tirer de ces combattants.

On a du mal à imaginer le niveau de violence atteint durant la Guerre de Trente ans (1618-1638). Un conflit ayant ravagé toute l’Europe centrale avec pour conséquence démographique la disparition de près de 60% de la population dans certaines régions. En fait, seules les villes hanséatiques ont échappé au désastre au prix de l’achat de leur sauvegarde.
Prenant pour point de départ la révolte des sujets tchèques protestants contre la Maison de Habsbourg, le conflit se mue en affrontement entre protestants et catholiques, féodaux et partisans de l’absolutisme, à l’intérieur des frontières du Saint-Empire. Mais bientôt, avec l’intervention d’autres puissances, comme la Suède, les Provinces-unies, le Danemark, la France, et le recours systématique aux compagnies de mercenaires, les combats et massacres deviennent la manifestation d’une véritable guerre civile européenne.
Même si les événements paraissent désormais éloignés, passés à la trappe d’un enseignement de l’Histoire bien plus préoccupé par des sujets plus proches de nous, il a marqué durablement les esprits, à commencer par ceux des contemporains. On renverra les curieux aux gravures de Jacques Callot, notamment sa série intitulée Les Grandes Misères de la guerre, ou à celles de Hans Ulrich Franck. Pour les écrits, le Simplicius Simplicissimus de Grimmelshausen s’impose comme une évidence. Pour la période contemporaine, on signalera enfin Wallenstein d’Alfred Döblin.

Si La Dernière Vallée de J. B. Pick nous épargne les horreurs de la guerre, le roman ne fait pas l’impasse sur le pessimisme et l’impossibilité à trouver un compromis en temps de guerre, au moins pour protéger ce qui peut encore l’être. Narrateur omniscient, Vogel fait ainsi office de médiateur entre les paysans de la vallée, prêts à en découdre avec les soldats qu’ils considèrent surtout comme des soudards, et les mercenaires tentés de renouer avec leur brutalité naturelle. Une position dont il ne tarde pas à goûter l’inconfort, tiraillé entre son admiration pour le capitaine, un reître cynique hanté par ses propres démons, et l’espoir de voir la concorde s’imposer à tous, malgré le climat de violence latente.
Et puis Vogel s’interroge beaucoup. Qu’est-ce que la paix dans un monde ravagé par la guerre ? Un monde dépourvu de sens, où des protestants combattent pour le compte de princes catholiques contre d’autres protestants et vice-versa. Un monde où les hommes de Dieu enseignent la haine d’autrui au lieu de promouvoir un message d’amour.

« Il n’existe pas de guerre juste. Et vous le savez. Vos chefs sont des crapules et des fanatiques, et vos soldats des ordures. Vous engagez des protestants, vous employés des athées, vous jouez à la politique, votre guerre n’est que saleté, cupidité et hypocrisie. Et l’autre camp est tout aussi pourri. Tous les camps sont pourris, et tout le monde le sait à part les fous comme vous qui poussent au meurtre au nom d’un Dieu que vous n’avez jamais vu. »

Avec La Dernière Vallée, John Barclay Pick livre un roman historique convaincant, doublé d’une réflexion fataliste sur l’humain. Inutile de vous cacher que je le recommande.

la-derniere-vallee-544070La Dernière Vallée (The Last Valley, 1959) de John Barclay Pick – Éditions Passage du Nord-Ouest, octobre 2014 (roman traduit de l’anglais par Charles Recoursé)

Laisse-moi entrer

Véritable lieu commun du roman fantastique, le vampire imprime dans la rétine du lecteur son image familière et cauchemardesque, au point d’effacer l’archétype originel sous une chape de poncifs éculés. De ses prémisses gothiques à ses développements horrifiques ultérieurs, en passant par les ersatz lissés pour adolescentes à peine pubères, nul ne peut se targuer d’avoir échappé à un moment de son existence à ce mythe à la fois populaire et érudit. Évidemment, face à l’avalanche des variations, des adaptations et autres resucées commerciales, il est devenu très dur de trouver satisfaction. Bref, renouveler suffisamment le thème du vampire, sans pour autant mettre l’héritage à l’encan, semble bien être une gageure. Sur cet aspect des choses, il apparaît, comme on va le voir, que le Suédois John Ajvide Lindqvist ait découvert un angle d’attaque intéressant. Examinons maintenant l’objet de notre exaltation, un roman propulsé au rang de best-seller, du moins dans son pays natal, ce qui nous redonnerait presque foi en l’humanité.

Banlieue de Stockholm, 1981. Jeune garçon de douze ans, Oskar habite avec sa mère un appartement dans le quartier de Blackeberg, à l’ouest de la capitale suédoise. Un lieu voulu comme une vitrine de la réussite de la démocratie sociale suédoise dans les années 1950, mêlant habitat social collectif, parcs boisés, lacs, pistes cyclables et voies piétonnières. Depuis cette époque, la cité s’est muée en banlieue laborieuse et monotone où traînent le soir alcooliques titubants et jeunes désœuvrés flirtant avec la délinquance. Mal dans sa peau, grassouillet et craintif, Oskar partage son existence entre l’école du quartier et le domicile maternel. En cela, il n’est pas tellement différent des autres gamins de son âge, à un détail près. Doté d’une imagination fertile et d’une certaine intelligence, il aime échafauder des mondes et des personnages imaginaires. Trop fragile, trop rêveur, trop différent. Peut-être est-ce pour ces raisons que la bande de Jonny l’a choisit comme souffre-douleur. Le surnommant Cochonou, Jonny ne lui laisse aucun répit. Malheur à lui s’il se distingue en classe ou s’il esquisse le moindre geste de résistance. Les brimades et les humiliations ne tardent alors pas à fuser.

Sur cette intrigue classique, John Ajvide Lindqvist greffe une trame où vient faire irruption l’Inconnu, incarné ici par la figure du vampire. Le mythe vampirique sert en effet de catalyseur, ce qui ne veut pas dire que l’auteur le néglige pour autant, bien au contraire il le traite d’une façon originale et inédite, du moins à ma connaissance. Délaissant le point de vue du chasseur, les van Helsing et autres agités de la gousse, et par la même occasion celui du monstre, il se focalise sur celui de son compagnon, l’humain élu pour devenir son ange gardien. Sur ce point, Lindqvist est d’une efficacité et d’une sobriété exemplaire. Il intègre divers éléments du mythe vampirique — le besoin de sang, la régénération, la faculté de se transformer, la déconnexion diurne, la crainte du soleil… — tout en désamorçant les clichés qu’ils véhiculent. L’auteur façonne ainsi une histoire humaine, touchante et subtile, animée par des personnages secondaires dotés d’une certaine épaisseur. Un récit manifestant également de solides qualités de thriller, lorsque l’intrigue se resserre, une tension ponctuée de scènes de violence qui évitent de tomber dans la complaisance. Mais au-delà du récit d’enfants et de la simple description sociale — la vision de la société suédoise des années 1980 particulièrement gratinée et rappelant celle de la société finnoise des histoires de Joensuu — , au-delà du roman fantastique, Laisse-moi entrer apparaît surtout comme un roman sur l’amour et l’amitié. Un livre dérangeant qui remet en question les certitudes, émeut par sa tendresse et effraie par sa logique froide et inexorable.

Après avoir lu Laisse-moi entrer, on ne saurait évidemment trop recommander de visionner le film de Tomas Alfredson, dont Lindqvist lui-même a signé l’adaptation. Plus resserré, plus contemplatif, plus poétique et mystérieux que le roman, Morse offre un contrepoint cinématographique à la fois différent et fidèle. Et puis, il serait dommage de se priver d’une des histoires de vampire les plus intéressantes de ces dernières années.

laisse-moi entrerLaisse-moi entrer (Lat den rätte komma in, 2004) de John Ajvide Lindqvist – Editions Télémaque, mars 2010 (roman traduit du suédois par Carine Bruy)

Une plaie ouverte

L’exécution des otages de la rue Haxo reste une plaie ouverte dans la mémoire de la Commune de Paris. Accomplie sous la pression populaire, au moment où les Versaillais entraient dans la capitale, se déchaînant durant la semaine sanglante, l’événement contribue à la légende noire de ce régime authentiquement populaire et spontané. D’aucuns pourraient nuancer le bilan, mettant en parallèle les cinquante morts et les milliers de fusillés sur l’ordre de Thiers. Ce serait oublier que les morts ne s’opposent pas, mais s’additionnent. Ce serait faire abstraction de l’idéal généreux défendu par les communeux. Non, la Commune n’avait définitivement pas besoin de ce crime sur sa conscience.

Trente ans plus tard, l’exécution des otages hante toujours les souvenirs de Marceau. La mémoire envapée par le laudanum, le bougre erre dans Paris, tentant de se remémorer son rôle dans la Commune et les amitiés qu’il y a nouées. Parmi les compagnons de jadis, c’est surtout Dana qui l’obnubile. Dernièrement, il a cru le reconnaître dans un western tourné outre-Atlantique. Un petit film, l’un des premiers du genre pour ne pas dire le premier, qu’il a vu dans une fête foraine. Depuis, l’image l’obsède jusque dans ses rêves, le poussant à mener l’enquête, histoire de savoir ce qu’est devenu Dana, l’homme qui a abattu le cinquante-et-unième mort de la rue Haxo, celui qui ne figurait pas parmi les otages. Mais est-il bon de réveiller les fantômes du passé ? En ce début du XXe siècle, la France est passée à autre chose, même si elle craint encore le souvenir de la Commune. Les temps sont à l’affrontement entre dreyfusards et anti-dreyfusards. Il ne faudrait pas que les nostalgiques se liguent avec les anarchistes pour profiter des turbulences que traverse la République.
De tout cela, Marceau s’en fiche. Il se perd dans le labyrinthe de sa mémoire où les camarades d’hier ne sont plus que des ombres perdues dans un décor truqué, celui des photos trafiquées dans un but d’édification. Celui des figures mortes ou vieillissantes d’une révolution manquée.

« Dans leurs bagages mal ficelés, ils ont transbahuté des couvertures, la lampe à pétrole, des marmites, des draps rapetassés, des semences. Et par là-dessus l’harmonica, un bouquet de fleurs séchées, la Bible, pour ceux qui savent lire, et les écrits de Fourier ou ceux d’Owen. Ils citent en vrac Saint Paul, Proudhon, John Brown. Il n’y a ni juif, ni grec, ni blanc, ni noir, et la propriété c’est le vol. Leurs théories sont bricolées comme des outils de fortune. Leurs trois acres de terre, ils les cultivent comme ils peuvent, les pognes meurtries par la charrue. Yepee ya ho ! Au cul de la rossinante, le soc s’ébrèche sur les cailloux. Dans les sillons, les corbeaux font des balthazars de grain. Mais malgré les jours sans pain, les coyotes bouffeurs de poules, la fatigue et la toux des enfants, ils ont au cœur une idée de la liberté plus vaste que les plaines. Ils n’ont jamais fermé leur grange à un esclave en fuite, à un hobo, à un pasteur errant.
Tout passe, trépasse… »

Commune_de_Paris_barricade_rue_de_Castiglione_2L’œuvre de Patrick Pécherot force l’admiration tant elle se montre cohérente et généreuse. Avec Une plaie ouverte, on retrouve Paris. Mais, il ne s’agit pas encore de la capitale de Nestor Burma, l’auteur remontant ici au temps de la Commune. Il nous convie ainsi à un voyage dans les souvenirs d’un quidam, à la poursuite d’une image fugitive entrevue sur une pellicule.

L’argument lui fournit l’occasion de convoquer quelques figures de la Commune, Louise Michel bien sûr, mais aussi Jules Vallès, Eugène Varlin, Jules Allix et ses escargots sympathiques, et puis Courbet, Verlaine, Hugo et Rimbaud. Il lui procure le prétexte pour accomplir un devoir de mémoire, restituant un peu de l’Histoire de la Commune. Il lui permet enfin d’évoquer le devenir de ses survivants, déportés amnistiés toujours sous surveillance, anciens révolutionnaires passés à l’antisémitisme ou débarqués en Amérique pour y mettre en application leurs idéaux, sans oublier tous ceux dont la mémoire garde le souvenir d’avoir essayé d’abattre l’ancien monde.

Et puis, il y a le nouveau monde, celui des plaines de l’Ouest américain dont le cinématographe naissant colporte le mythe, reprenant le flambeau entretenu jusque-là par le Wild West Show. Un monde mort dont l’entertainment a fait un spectacle. Car là-bas aussi, les temps ont changé. On ne traque plus les outlaws ou les Indiens dans les plaines, mais les syndicalistes dans les centres industriels. Le self made man a remplacé le cow-boy sans coup férir et le pays tout entier s’est livré au capital-libéralisme, abandonnant sa vocation de terre d’asile des utopies.

Mais tout passe, trépasse…Buffalo_bill_wild_west_show_c1899

« Ils ont vu les noires cités de l’Est cracher la fumée, le cheval de fer transporter leurs tipis, la mer les conduire vers un autre soleil. Ils ont vu des flèches de pierre et des javelots d’acier s’élever jusqu’au ciel, la tour de Londres trouer la brume et celle d’Eiffel percer les nuages. Ils ont vu la gande Lagune aux canoës gondoles, des diligences brocardées, des palais de cristal, des reines sur des prairies de verre, des rois vêtus de martre et des sachems à queue-de-pie. Tout disparaîtra avant que s’éteignent leurs pipes à herbe. Les Pinkerton passeront, Long Scalp Cody passera. Ses wigwams gigantesques réduits en cendres, ils écouteront, longtemps encore, l’étrange instrument dulcimer, apporté par leur sœur, conter l’histoire des rossignols en fête et des cerises d’amour tombées en gouttes de sang. »

D’une plume imagée, parfois déroutante, riche de tournures argotiques, Patrick Pécherot écrit un superbe roman, empreint de mystère et de sincérité, sur un sujet tragique. Voilà ce que j’appelle un retour gagnant.

Plaie_ouverteUne plaie ouverte de Patrick Pécherot – Édition Gallimard, collection « Série noire », septembre 2015

Le crâne parfait de Lucien Bel

Avec Une Plaie ouverte, Patrick Pécherot met la Commune de Paris au cœur de l’actualité de la rentrée littéraire. L’occasion de redécouvrir un autre excellent roman évoquant cet épisode peu glorieux de l’Histoire de France.

Paris, 1871. La Commune insurrectionnelle est proclamée dans l’effervescence et l’improvisation. Les Prussiens campent encore sous les murs de la capitale et déjà les partisans de la Sociale s’opposent à ceux de la république conservatrice. De quoi nourrir une guerre civile.

Rappelé du front d’Alsace avec sa compagnie, Lucien Bel pénètre intra-muros afin de confisquer les canons entreposés à Montmartre, histoire de désarmer les communeux. Bien sûr, les événements ne se déroulent pas comme prévu. Contraints par la vindicte populaire à mettre la crosse en l’air, les soldats s’éparpillent dans les rues. Avec deux camarades, Lucien échoue dans un garni. Aux prises avec des insurgés, les choses tournent au vinaigre. On ne tarde pas à s’insulter, à se menacer, des coups de feu sont tirés et Lucien atteint à la tête. Lorsqu’il se réveille à l’hôpital, le jeune homme découvre trois plaques métalliques vissées sur son crâne…

L’Histoire officielle rend rarement justice à la mémoire des vaincus. La Commune de Paris n’échappe pas à la règle. Marqueur idéologique fort et ultime épisode révolutionnaire du XIXe siècle, l’événement échappe pourtant à l’enseignement de l’Histoire. A vrai dire, il n’y a guère que la fiction pour tenter de lui rendre justice, pour essayer de restituer sa complexité et faire revivre son hors champ historique.

Sur cet épisode littéralement dramatique, Lucien Bel apporte son témoignage, l’esprit dégagé des certitudes partisanes, comme habité par cette décence commune chère à George Orwell : celle des petites gens. S’il juge pathétique les gesticulations de cette commune improvisée dans la précipitation, sans plan d’ensemble ni tête, Lucien ne voue pas aux gémonies les motifs de la révolte populaire. Et s’il réprouve les violences commises par les insurgés, il condamne tout autant celles perpétrées par les bourgeois, les Versaillais, engoncés dans leurs préjugés et épouvantés par la colère d’un peuple qui de son côté les craint.

De témoin, Lucien bascule progressivement du côté de l’action. Lui, ce soldat qui ne tue pas et théorise sur le meurtre, érigé en art au nom de la patrie et de la Commune, il cherche à élucider ce mystère qui n’en est plus un pour Jean-Baptiste Delestre. Pour le phrénologue, adepte de la physiognomonie, la forme détermine en effet la qualité de l’esprit, faisant de l’humain un saint ou un paria, un juste ou un criminel. Une théorie qu’il entend prouver en se servant de Lucien Bel comme cobaye. Manière pour lui de satisfaire son ambition tout en proposant au gouvernement un moyen de dompter l’impétuosité révolutionnaire de la population.

Homme du peuple, fermement ancré dans son milieu, Lucien Bel finit par comprendre que l’homme n’est rien du point de vue du pays et de la politique. On tue pour obéir à une injonction, sous la pression des autres, ou pour éliminer des gens que l’on ne connaît pas. On tue pour effacer quelqu’un, ou quelque chose, de la réalité. Et de l’Histoire.

Invitation à (re)découvrir la Commune de Paris et ses personnalités marquantes — Nadar, Eugène Pottier, Jules Allix, le fondateur de la légion des Amazones de la Seine, Gustave Courbet — Le Crâne parfait de Lucien Bel apparaît comme une réflexion troublante sur l’irréversibilité de la violence et l’échec d’une certaine idée de la révolution. Avec ce roman, Jean-Philippe Depotte confirme tout le bien que l’on pensait déjà de lui. Réjouissons-nous de cette lecture documentée et salutaire sur la Commune insurrectionnelle de Paris, dont le seul tort est d’avoir eu raison trop tôt.

crâne_parfaitLe crâne parfait de Lucien Bel de Jean-Philippe Depotte – Éditions Denoël, avril 2012

La Huitième couleur

Avec La Huitième couleur, le blog yossarian se lance un défi : chroniquer une fois par mois un volume de cette longue série du défunt sir Terry Pratchett. Autant dire que je m’engage dans un cycle d’au moins deux années, si je parviens bien sûr à tenir le rythme. Mais quand on aime, on ne compte pas (dixit la sagesse populaire, au moins aussi indicible que la main invisible du marché).

Plouf ! Plouf !

La Huitième couleur introduit le Disque-monde, un univers farfelu ne tenant sa cohérence qu’à une suspension de l’incrédulité dopée à l’octarine, la fameuse huitième couleur du spectre lumineux dont les nuances révèlent la magie brute.
Juché sur le dos de quatre éléphants géants, eux-mêmes installés sur la carapace d’A’Tuin, la gigantesque tortue céleste, en route vers l’infini (ou selon certains religieux vers le lieu où elle accomplira une cosmique copulation), le Disque-monde recèle mille et une surprises. À commencer par la cité double d’Ankh-Morpok, métropole percluse de vices, port cosmopolite, antre d’une ribambelle de guildes guère fréquentables, voleurs, assassins, magiciens et j’en passe, cité-État gouvernée d’une main de fer par le Patricien, un autocrate retors et cruel.
Bref, avec une telle réputation, la ville ne pouvait qu’attirer Deux-Fleurs, ressortissant rêveur de l’Empire agathéen, venu ici pour se livrer à une activité incongrue : le tourisme. Accompagné d’un coffre pourvu de nombreuses jambes, aussi encombrant que dangereux, le bougre se complaît dans les situations périlleuses qu’il provoque en distribuant avec générosité l’or dont il est pourvu abondamment (il faut dire que le sous-sol du continent contre-poids, sur lequel s’étend l’empire agathéen, se compose en grande partie de ce métal).
Le hasard lui fait croiser la route de Rincevent, mage raté et calamiteux (Aaargl !) depuis son échec à l’université de magie. Le pauvre a joué en effet de malchance en ouvrant un grimoire interdit qui renfermait quelques sorts trop épouvantables pour être décrits. L’un d’entre-eux ayant investi sans autorisation son esprit, il demeure une menace latente, n’attendant plus que la parole pour révéler toute sa puissance maléfique. Rincevent vivotait jusque-là en mettant à profit son talent pour les langues, don lui permettant de crier au secours ! dans un nombre invraisemblable de langues (Aaargl !). Le voilà contraint par le Patricien à devenir le guide et le protecteur de Deux-Fleurs. Une tâche qu’il ne tarde pas à regretter…

Ne tergiversons pas, La Huitième couleur est une excellente parodie de fantasy. Terry Pratchett passe en revue quelques uns des poncifs du genre les convertissant aux vertus du nonsense et de l’ironie débridée. Entre le magicien malchanceux, le touriste candide, son coffre monstrueux et la multitude de personnages secondaires, sans oublier LA MORT, l’auteur britannique nous régale de situations abracadantesques, de rebondissements frénétiques, multipliant les clins d’œil aux amateurs de fantasy. Ils ne manqueront sans doute pas les fines allusions au monde de Nehwon de Fritz Leiber, au personnage de Conan de Robert Howard et à bien d’autres romans.

On regrettera juste, s’il faut émettre un bémol, le caractère un tantinet décousu du récit, découpé en quatre aventures indépendantes, et le sérieux coup de mou accusé par le deuxième chapitre (« L’émissaire du Huit »), une intrigue vaguement chtulhuienne. Pour le reste, c’est du rire en barre. Ma préférence se porte naturellement vers la première aventure (« Couleur de Magie »), même si les troisième (« L’Appel du Wurm ») et quatrième (« Au Bord du Gouffre ») chapitres font montre d’une bonne humeur et d’une inventivité réjouissante.

Bref, voici une amusante entrée en matière. Pour savoir si la suite tient toutes les promesses, rendez-vous le mois prochain avec Le Huitième Sortilège.

huitième_couleur2La Huitième couleur – « Les Annales du Disque-monde » (The Colour of Magic, 1983) de Terry Pratchett – Éditions L’Atalante, 1993 (roman traduit de l’anglais par Patrick Marcel)

Rouge c’est la vie

Robin Cook, l’auteur britannique, pas le faiseur de thrillers médicaux (prenez garde aux effets secondaires fâcheux), disait : le roman noir c’est mettre le doigt où ça fait mal.

L’affirmation convient idéalement à l’œuvre de Thierry Jonquet, tant son propos colle à cet enjeu essentiel du polar. Lui-même affirmait d’ailleurs : « J’écris des romans noirs. Des intrigues où la haine, le désespoir se taillent la part du lion et n’en finissent plus de broyer de pauvres personnages auxquels je n’accorde aucune chance de salut. »

rouge_vieDès ses débuts, il se révéla un écrivain politique et social, ne détestant pas à l’occasion les ressorts du fantastique, comme le démontre notamment son roman Ad vitam aeternam. On peut retrouver aussi dans son œuvre comme un écho de sa jeunesse de militant. Le bonhomme a battu en effet le pavé dans les rangs de Lutte ouvrière (sous le pseudonyme de Daumier) avant de passer à la LCR. Par la suite, il se détacha du miroir aux alouettes de ces idéologies dont les relents contestataires fleurent bon les charniers du XXe siècle. Son cheminement intellectuel ne le conduisit toutefois pas à renoncer à son anti-fascisme qui resta une constante de sa bibliographie.
A-t-il pour autant rallié la clique des embourgeoisés dont le consensus mou fait les beaux jours des médias ? C’est aller vite en besogne que de l’affirmer car Thierry Jonquet n’a pas renoncé à la radicalité dans son regard sur notre société. Il renvoie l’angélisme de la Gauche et les outrances de la Droite dos-à-dos, comme les deux facettes d’un monde où la contre-révolution a gagné.

Un quotidien dépourvu de toute illusion sert de point d’ancrage à la quasi-totalité des livres de Thierry Jonquet. Les univers qu’il dépeint sont urbains, noirs, désespérés, mais une touche d’ironie salvatrice vient les rendre heureusement supportables. Leur matière est puisée en grande partie dans la presse où s’affichent les symptômes des maux de notre société si policée. L’auteur fait son miel de la lecture des faits divers, ce qui lui occasionnera quelques démêlés avec la Justice. Dans ses analyses, Thierry Jonquet se montre d’une clairvoyance confondante, parfois au point de voir l’actualité le rattraper,  comme cela a été le cas avec son ultime roman : Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte.

J’ai découvert l’œuvre de Thierry Jonquet en lisant Moloch, évocation sans concession des souffrances d’enfants victimes de viol, torture et prostitution. Un récit d’une noirceur abyssale. Par la suite, je me suis réjoui de l’humour du Bal des débris, court roman se déroulant dans le cadre attrayant d’un mouroir pour personnes âgées. J’ai ricané sans honte en lisant ses charges visant Georges Marchais (Du passé faisons table rase) et l’abbé Pierre (Le nouveau pauvre est arrivé). Je me suis passionné pour le jeu de dupes que se livrent officines clandestines et agents secrets dans Comedia. Désabusé, j’ai suivi les chroniques de Jours tranquilles à Belleville. J’ai beaucoup ri des confessions en verlan du jeune délinquant de La vie de ma mère ! J’ai pris enfin un plaisir malsain à suivre la vengeance de Richard Lafargue dans Mygale.

Mais tout cela n’est rien comparé à ce superbe récit autobiographique, cette histoire d’amour pleine de tendresse et de dignité, qu’il a écrit à l’occasion des trente ans de Mai 1968 : Rouge c’est la vie.

S’il faut lire un seul roman de Thierry Jonquet, je recommande vivement celui-ci.

ps : On évoque cet article ici.

rouge_vie_pocheRouge c’est la vie de Thierry Jonquet – Réédition Seuil, collection Points

Le Lézard noir

Edogawa Ranpo a la réputation d’être le père du roman policier au Japon, du moins si l’on se fie aux diverses notices biographiques. Mais loin de se cantonner à ce seul mauvais genre, il a également œuvré dans le fantastique, voire l’horreur. De quoi éveiller ma curiosité. Pourtant, j’ai longtemps tourné autour du bonhomme, repoussant sa découverte à plus tard. Ayant fini par me décider, j’ai opté pour Le Lézard noir. Un choix que je ne regrette pas du tout.

« Sur son bras gauche, un lézard noir ondulait, il semblait ramper. Tout en donnant l’impression qu’il allait se déplacer de son bras vers l’épaule, puis vers le cou, pour arriver enfin jusqu’aux lèvres humides et rouges, il restait indéfiniment sur place. »

lézard_noir_filmDans la plus pure veine feuilletonnesque, le roman étant d’ailleurs d’abord paru sous la forme d’un feuilleton, Le Lézard noir raconte l’affrontement de deux êtres d’exception, l’un au service de la loi, l’autre plutôt attiré par le crime.
Kogorô Akechi a été engagé par Iwase Shôei pour protéger sa fille d’une menace d’enlèvement. Le riche joailler d’Ôsaka a en effet toutes les raisons de se faire du souci. De nombreuses lettres menaçantes signées du lézard noir en attestent. Aussi, la présence du célèbre détective Akechi n’a-t-elle rien de superflu.
Voleuse audacieuse et femme provocante, le lézard noir n’usurpe pas sa réputation de génie du crime. Avec l’aide de ses complices, elle échafaude un plan diabolique afin de ravir la fille du joailler au nez et à la barbe du détective. Un forfait qui doit lui procurer la richesse et le plaisir de vaincre le plus célèbre logicien de l’archipel.

Personnage récurent dans l’œuvre d’Edogawa Ranpo, Kogorô Akechi doit beaucoup à Sherlock Holmes. On retrouve le goût pour le déguisement et l’analyse psychologique du célèbre détective londonien. Mais comme souvent, l’enquêteur n’est rien sans un adversaire à sa hauteur. Ici, celui-ci est incarné par le lézard noir, femme scandaleuse, chef de gang et esprit criminel dont les actes fournissent la matière à une aventure rocambolesque et fertile en rebondissements.
Substitution d’identité, multiples déguisements, meuble truqué et musée des horreurs, Edogawa Ranpo laisse libre cours à son imagination, se permettant même des allusions aux aventures précédentes de Kogorô Akechi. C’est distrayant, inventif, rapide à lire et au final, cela n’a pas trop mal vieilli.

Bref, je vous donne rendez-vous bientôt avec La Bête aveugle, histoire de changer de registre.

Aparté : Le roman d’Edogawa Ranpo a connu plusieurs adaptations. Au théâtre d’abord, sous la plume de Yukio Mishima. Puis au cinéma en 1968. Un film dont on peut juger l’esthétique un tantinet kitsch, et dans lequel Yukio Mishima (encore) fait une apparition dans le rôle d’un taxidermiste. Hélas, il demeure difficile à trouver, les ayant-droits de l’auteur ayant souhaité le retirer des réseaux de diffusion.

lézard_noirLe Lézard noir (Kuro-tokage, 1929) de Edogawa Ranpo – Éditions Picquier poche, 2000 (roman traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle)

La Vierge de Glace

A l’abri dans son égout, Brand goûte à une tranquillité méritée. Au milieu des effluents nauséabonds de la cité, les pieds dans la fange, un verre de Clos-Vougeot à la main, il laisse les souvenirs affleurer. Lui revient d’abord un paysage de forêt glacée. Des Indiens. Les Archers du Roi ensuite. Le gibet de Nottingham. Les souvenirs du Nouveau Monde parasitent ceux de l’Ancien, générant confusion et malaise. Un nom finit par émerger : Anthony.
Pendant ce temps, affalé dans son refuge provisoire, Tony s’achemine progressivement vers la mort. Dans les vapes, il se remémore des événements de son passé, mais bizarrement ses pensées sont hantées par l’image d’un monstre, une créature rencontrée jadis et à qui il doit sa condition présente.
Plus tard dans son appartement cossu, Cora s’éveille toute pimpante. Comme à son habitude, le crépuscule l’a tirée de son sommeil impénétrable. Un coup d’œil au soleil couchant qui darde ses ultimes rayons derrière les rideaux, histoire de défier l’Interdit, la voilà déjà affairée à se faire belle. Vite, direction le club privé où elle tient une table de roulette, le visage impavide, ce qui lui vaut son surnom de Vierge de Glace.

Qu’est-ce qui rassemble ce trio noctambule en dehors de sa condition monstrueuse ? Une frénésie pour la vie sans aucun doute. Mais aussi la recherche d’un confort somme toute bourgeois. Rien de bien original finalement, le commun des mortels aspirant aux mêmes conditions de vie. Cependant, pour faire suer la rente, il faut se lever tôt : une expérience que notre trio n’est pas prêt de tenter. Reste à réaliser le Gros Coup, le casse du siècle, genre piller la recette du patron de Cora, histoire de se reposer sur ses lauriers quelques longues années.

La littérature fantastique et son pendant cinématographique ont accoutumé le lecteur, et son alter ego le spectateur, à une imagerie du vampirisme dépourvue de toute surprise. Nosferatus blafards et monstrueux, princes valaques hautains et autres adolescents bodybuildés, prompts à fasciner les foules prépubères, pullulent comme la vérole sur le bas clergé. Sans totalement déroger aux codes, Marc Behm assène un grand coup de pied aux archétypes et autres stéréotypes présidant au mythe sous ses déclinaisons littéraire et cinématographique. Il envoie valdinguer les clichés éculés, les gimmicks lassants et trousse un récit paillard, délicieusement déjanté, où les tourments métaphysiques et les frayeurs primitives sont détournés par un humour débridé, un sens du burlesque et du rythme irrésistible.

Les vampires de La Vierge de Glace sont des noceurs invétérés, des jouisseurs impénitents s’amusant des tours pendables joués aux mortels, vivant au crochet de la bonne société, multipliant rapines et mauvais coups, bref, définitivement en marge. Fuyant miroirs, crucifix et autres bimbeloteries mystiques, ils s’enivrent de sang et de grands crus, baisent tout ce qui bouge, besognent tous les orifices dont Dame Nature a pourvu l’engeance humaine et n’aspirent en fin de compte qu’à l’embourgeoisement. Brand l’ancêtre cradingue et misanthrope atteint de priapisme. Tony, véritable panier percé du groupe, pianiste dilettante et esclave de son instinct meurtrier. Cora, le cerveau de la bande, plus fourmi que cigale mais sachant apprécier la bamboche à l’occasion. Ces trois-là sont faits pour faire des étincelles.

Au final, La Vierge de Glace c’est un peu les pieds nickelés chez les vampires. Un brin d’esprit anar, des plans criminels foireux et des gaffes à n’en plus finir. Et si on s’amuse beaucoup en lisant les mésaventures de Cora, Tony et Brand, à l’instar de notre trio de saigneurs, on garde toutefois à l’esprit que la vie reste courte, beaucoup trop courte. Aussi ripaillons de concert.

vierge_glaceLa Vierge de Glace (The Ice Maiden, 1982) de Marc Behm – Éditions Gallimard, collection Folio policier, novembre 2002 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Rosine Fitzgerald)

Il faudrait pour grandir oublier la frontière

On ne le dira jamais assez, la science-fiction affectionne la forme courte. Nouvelle, novella, novelette, on ne compte plus les titres ayant donné lieu à des chefs-d’œuvre qui, accessoirement, ont contribué à mon émerveillement pour le genre.
En créant sa propre structure éditoriale, la librairie parisienne Scylla, tout en rééditant des ouvrages tombés dans l’oubli, a choisi de donner sa chance à de nouveaux auteurs, avec comme contrainte formelle, l’obligation de ne pas dépasser cent onze mille cent onze caractères. Sébastien Juillard a eu le redoutable privilège d’ouvrir la collection avec Il faudrait pour grandir oublier la frontière, texte dont l’atmosphère marque durablement l’esprit.

Milieu du XXIe siècle. La guerre sans fin continue à ensanglanter le Proche-Orient. La Palestine a désormais droit de cité dans le concert des nations, avec enfin l’espoir de se reconstruire et d’offrir un avenir plus pacifique à ses habitants. Malheureusement, la haine inculquée par des décennies d’affrontement possède des racines profondes. Les radicaux du Djihad ont remplacé le Hamas, attaché à la normalisation des relations du nouvel État avec Israël.
Dans la Bande de Gaza, quatre personnages éprouvent dans leur chair les blessures du passé. Keren Natanel, officier israélien, a abandonné les armes pour enseigner l’hébreu dans une école de Gaza placée sous mandat de l’ONU. Parmi ses élèves, elle fait face à bon nombre de victimes des représailles de l’armée israélienne. Dans son entourage, elle côtoie trois Gazaouis aux itinéraires marqués également par la guerre. Bassem ne songe qu’à rejeter les Juifs à la mer pour libérer définitivement les lieux saints de leur présence. Marwan, ancien terroriste devenu homme d’affaires et politique, pense à la reconstruction de son pays, malgré ses liens avec Bassem. Foudroyé par la mort de sa fille fauchée dans un attentat suicide, Jawad n’envisage pas d’autre avenir qu’ailleurs, loin de la Bande. En attendant, il bricole des prothèses cybernétiques pour les multiples éclopés habitant Gaza, histoire de leur redonner goût à la vie.

Sébastien Juillard nous propose une immersion dans le futur de la Bande de Gaza, via les regards de quatre personnages meurtris. Si la science-fiction est bien présente, sous la forme de drones, d’améliorations génétiques, de prothèses robotisées et de clones, elle n’empiète toutefois pas sur le cœur de la novella, c’est-à-dire l’humain. La grande force de l’auteur repose sur sa volonté de ne pas chercher à se montrer démonstratif. À aucun moment, il ne laisse infuser une quelconque opinion sur les choix des uns ou des autres. Chaque personnage porte sa vérité, une vérité verrouillée dans des frontières psychologiques posées par des décennies de conflit. Sébastien Juillard dévoile ainsi une vision intime du conflit israélo-palestinien où chaque personnage communie dans la même douleur, celle de ne pouvoir vivre en paix avec sa propre conscience. Pour cela, il faudra sans doute une nouvelle génération, élevée dans un tout autre paradigme. Autant dire que ce n’est pas gagné…

L’ensemble du texte est porté par une écriture puissance, empreinte de sensibilité, voire d’une certaine poésie, qu’il est difficile de restituer sans passer par un extrait.

« Moi je crois que c’est ce pays et ses illusions qui nous épuisent tous, en fin de compte. Peut-être pour grandir, il faudrait oublier la frontière.
Alors il faudra d’autres hommes. Mon père a voué toute sa carrière à la frontière, à toutes les frontières. Il est le fils d’une génération qui a imposé le marquage génétique pour que les Juifs soient plus juifs, pour que les Arabes d’Israël restent cantonnés aux franges sales de notre société. Diviser le monde en catégories, tracer des grilles, aimer mieux la carte que le territoire, Jawad, voilà comment pensent les types de son espèce. »

Bref, Il faudrait pour grandir oublier la frontière donne beaucoup à penser sur le conflit de basse intensité qui défigure le Proche-Orient et dont on suit de loin les épisodes comme un mauvais feuilleton depuis près de soixante-dix ans. Belle découverte (ceci étant dit sans aucune flagornerie).

Avis aux amateurs, le blog (tout neuf) de l’auteur ici. Et d’autres liens critiques.

grandir_frontièreIl faudrait pour grandir oublier la frontière de Sébastien Juillard – Éditions Scylla, collection 111 111, mars 2015