Le Huitième Sortilège

On avait abandonné le mage Rincevent en fâcheuse posture, sur le point de mourir asphyxié, après qu’il eût été précipité par-dessus le bord du Disque-monde. L’angoisse (Aaargl !) était à son paroxysme. C’était aller vite en besogne et oublier la magie baignant l’ensemble de cette création farfelue. C’était négliger le sortilège ayant élu domicile dans la caboche du magicien raté. Par un prompt réajustement de la réalité, l’In-Octavo, le grimoire d’où il provient, a rétabli la situation, sauvant par la même occasion le sortilège vagabond et son hôte récalcitrant, sans oublier Deuxfleurs et son encombrant bagage. Le trio se retrouve alors propulsé dans la forêt de Skund, lieu sauvage s’il en est, habitée par des lutins, des arbres bavards et d’autres créatures issues des contes et folklore. Et comme le Grimm ne paie pas, Rincevent se retrouve aux premières loges d’une prophétie dont il doit faire mentir le terme fatidique prévu pour dans deux mois. Aaargl !

Avec Le Huitième Sortilège, Terry Pratchett abandonne la structure découpée en plusieurs aventures du précédent volume, optant pour un récit complet. L’histoire gagne en ampleur sans pour autant renoncer aux rencontres drolatiques et aux situations croquignolesques qui faisaient tout le sel de La Huitième Couleur.
Si l’on retrouve des personnages aperçus dans le premier volet, notamment LA MORT, de nouveaux font leur apparition. Parmi eux, on me pardonnera de ne citer que Cohen, le héros octogénaire, perclus de rhumatismes, édenté, et pourtant bien loin de pouvoir prendre sa retraite, faute d’avoir su économiser suffisamment. Contraint de continuer à accomplir quête, sauvetage de vierges légèrement vêtues et de ravir les trésors au nez crochu des sorcières, à la barbe des druides, à la griffe des dragons, à la mâchoire pourrie des goules et de bien d’autres monstruosités, le héros des héros accompagne Rincevent et Deuxfleurs dans un nouveau périple sur le Disque-monde, de la forêt de Skund aux couloirs secrets de l’Université Invisible d’Ankh-Morpork, via les plaines de Sto, où vit le peuple du Cheval, et les alignements mégalithiques des contreforts des montagnes du Bélier, dont tout le monde sait qu’il s’agit d’ordinateurs géants. Un voyage loin d’être de tout repos où ils devront composer avec une famille de trolls (qui ne les laissera pas de marbre), affronter Herrena la Harpie au Henné lancée à leur poursuite par l’ambitieux Trymon qui ambitionne de réformer l’Université Invisible en bannissant les antiques pratiques et leurs colifichets poussiéreux. Ils visiterons le jardin de LA MORT, initiant la camarde aux arcanes du jeu de cartes, et échapperont de justesse à une secte prêchant l’éradication des magiciens et de toutes les créatures magiques afin de repousser l’apocalypse imminente menaçant le Disque-Monde. Bref, une course-poursuite incessante où l’optimisme béat de Deuxfleurs n’apparaît pas comme le moindre des soucis d’un Rincevent plus que jamais en proie aux facéties du sortilège habitant son esprit. Et tout cela à l’ombre du Cori Celesti, le moyeu du monde, où les dieux désintéressés continuent à disputer aux géants des glaces l’usage de la tondeuse à gazon.

Avec Le Huitième Sortilège, Terry Pratchett continue de passer en revue avec bonheur les poncifs de la fantasy, les interprétant à l’aune de l’humour et du nonsense. La suite bientôt, avec La Huitième Fille.

livres-huitiaeme-sortilaegeLe Huitième Sortilège – « Les Annales du Disque-monde » (The Light Fantastic, 1986) de Terry Pratchett – Éditions l’Atalante, 1993 (roman traduit de l’anglais par Patrick Couton)

Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux

AyerdhalCrédit photo : Pascale Doré

Yal Ayerdhal est mort d’une longue maladie comme on dit pudiquement. Parleur s’est éteint à Bruxelles le 27 octobre. Mais ses paroles restent gravées dans ma mémoire. J’ai découvert l’auteur avec ses Chroniques d’un rêve enclavé, un roman figurant parmi mes coups de cœur. J’ai poursuivi la découverte de son œuvre avec plus ou moins de bonheur, notamment avec le cycle de Cybione, puis avec Demain, une oasis et Étoiles mourantes, écrit avec Jean-Claude Dunyach. Je reste toutefois définitivement un Collinard.

On ne bâtit rien sur le désespoir, fors la la haine, mais avec la colère et l’usure des souffrances qui se répètent, avec la faim et la peur du lendemain, avec nos seuls coudes serrés pour nous tenir chaud, et nos larmes en écho, et nos rires enfuis, un jour, avec juste ça, entre hommes et femmes, nous n’aurons plus besoin que d’un rêve pour nous éveiller.

Après Roland C. Wagner, j’ai l’impression que la science-fiction vient de perdre une de ses voix les plus généreuses. Je m’en vais lire et relire ses romans et nouvelles, histoire de continuer à les faire vivre.

Préparer l’enfer

2022. Le jour du second tour de l’élection présidentielle, un clochard est assassiné sous l’œil de HyperOpsis, le système omniscient (mais pas encore omnipotent) de vidéosurveillance hexagonal. Dépêché sur le lieu du crime, Louran arrête le meurtrier. Les mains dans les poches de son long parka, l’air narquois, celui-ci toise le policier et le crispe d’entrée par sa désinvolture. Tout semble trop théâtral. La mise en scène de l’assassinat, l’absence de résistance du meurtrier… Louran n’est pas tranquille. Emmené au poste, le tueur avoue tout et plus encore. Il s’appelle Mornau. Il parle de son enfance, de ses motivations intimes, de son cheminement au sein du Franc, parti du candidat en tête des sondages pour l’élection. Et les aveux se muent en confession sur fond de résultat électoral.

Bonne nouvelle pour l’amateur de roman noir. Avec L’Honorable société, quatre mains conjuguant les talents de Dominique Manotti & DOA, et Préparer l’enfer de Thierry Di Rollo, la collection « Série noire » réinvestit un genre, longtemps délaissé au profit des sirènes du thriller plan-plan. Coïncidence ou synchronicité, les deux livres auscultent le cadavre pourrissant de notre démocratie, proposant une lecture salutaire, mais sans concession, des mœurs et pratiques contemporaines.

Même si Préparer l’enfer conjugue les ressorts du roman noir et de l’anticipation, l’atmosphère semble procéder davantage du premier genre. Au-delà des querelles de chapelle, ce roman court, âpre, à la narration sèche, quasi comportementaliste, adresse comme un avertissement. En effet, nul ne peut ignorer que le malaise est patent en France, un constat concernant la démocratie en général. Un mal diffus, insidieux, gangrenant les mentalités, les solidarités, le bien commun.

Spéculant sur les symptômes actuels, l’auteur français élabore un concept troublant de vraisemblance, celui de démocratie ajustée. Un concept résumé ainsi par Mornau : « réduire les libertés progressivement et, en même temps, ne jamais compromettre l’esprit de contestation, le laisser vivre pleinement. Les masses laborieuses, ou plutôt ce qu’il en reste, continuent de protester, de réclamer le maintien de leurs droits, sans se rendre compte un seul instant que ces mêmes droits s’amenuisent par petites touches, à la faveur de réformes a priori indépendantes, mais finalement conjuguées. Réduire la liberté, donner l’illusion qu’elle est intacte parce qu’on peut encore se battre pour la conserver, lier ce bouillonnement social avec la coercition et la culture de la peur. Et la paranoïa sécuritaire. Vous comprenez ? »

On ne sait si Thierry Di Rollo a lu Christian Salmont, Edward Bernays et Noam Chomsky, ou s’il est juste un observateur avisé du quotidien. Son concept apparaît comme une synthèse du storytelling et des techniques de manipulation de l’opinion publique. En somme, fabriquer du consentement pour mieux éroder les libertés démocratiques. Sur ce point, même si elle use de l’artifice de l’anticipation, cette politique-fiction s’inscrit aussi dans le meilleur de la tradition du roman à thèse.

Préparer l’enfer propose un point de vue amoral. Le narrateur n’est pas le policier ou le privé désabusé habituel qui entend réparer un tort, tout en sachant qu’il ne changera pas la face du monde. On suit le cheminement de Mornau, un tueur sans état d’âme. Un pauvre type, parfaite image de la banalité du mal, devenu première gâchette du Franc grâce aux circonstances et à un goût certain pour le meurtre.

Di Rollo dépouille son style : phrases courtes, recherche du mot juste, violence dénué d’outrance. Il échafaude un dispositif narratif elliptique, alternant les allers-retours entre le passé et le présent. L’itinéraire de Mornau apparaît autant comme un voyage au cœur de la psyché d’un homme dénué d’affect qu’une plongée au sein d’une société malade, déboussolée, prête à se donner au premier personnage providentiel venu.

Comme dans tout bon roman noir qui se respecte, Préparer l’enfer évite l’écueil du militantisme. Le propos de Thierry Di Rollo se veut politique, dans la meilleure acception du terme. Point de jugement à l’emporte-pièce ou de dogmatisme à la petite semaine. L’auteur français confirme juste que le roman noir donne son meilleur en temps de crise.

En refermant Préparer l’enfer, on se remémore la célèbre phrase de 1984 que George Orwell met dans la bouche de O’Brien : « Si vous désirez une image de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain… éternellement. » En 2022, le totalitarisme est intégré, partie prenante d’une peur auto-entretenue, se passant d’un outil de terreur. Spéculation alarmiste nous dira-t-on ? Fiction fumeuse et pessimiste ? Histoire de mettre tout le monde d’accord, Thierry Di Rollo rappelle juste une évidence : l’enfer commence ici et maintenant. Il bouscule les routines et loin de livrer un roman complètement désabusé, il donne envie de s’insurger et non de s’indigner. De dire non, et après de boire un coup parce c’est dur.

préparer lenferPréparer l’enfer de Thierry Di Rollo – Éditions Gallimard, collection « Série noire », 2011

Tribulations d’un précaire

« C’est dimanche matin et j’épluche les offres d’emploi. J’y trouve deux catégories de boulots : ceux pour lesquels je ne suis pas qualifié, et ceux dont je ne veux pas. J’étudie les deux. »

Iain Levison survit, entre petits boulots improvisés et emplois précaires, sans cesse à la recherche du graal, le travail stable qui lui permettra de jouir de l’American way of life. Mais voilà, la stabilité se paie cher aux États-Unis, surtout lorsque l’on a une licence de lettres en poche, aucune expérience professionnelle, et que l’on n’est pas riche.

Avec Tribulations d’un précaire, la réalité investi la fiction, une réalité nourrie par l’expérience de Iain Levison. De petits boulots pénibles en coups de main payés au lance-pierre, l’auteur américain raconte son quotidien de working poor, catégorie sociale trop souvent oubliée au profit des sempiternelles classes moyennes et autres entrepreneurs, héros de l’économie de marché.
Car avant d’écrire, Iain Levison a exercé toute sorte de métiers précaires, épuisant les offres d’emplois lorsque son engagement précédent s’achevait. Il a galéré, s’improvisant déménageur, livreur de fuel, employé de supérette, pêcheur en Alaska, directeur de restaurant et j’en passe. Plus de quarante emplois dans six États différents, des tâches ingrates pour lesquelles il n’a pas été formé, sous le harcèlement constant de ses supérieurs. S’il n’a pas gagné la liberté financière promise, l’expérience lui a permis de développer un art de la débrouillardise qui force l’admiration, et un talent pour l’observation digne des meilleurs satiristes.

« Les gens qui en ont après mon argent ont toujours une façon intéressante d’en parler, comme si mon argent m’emmerdait. Jamais ceux qui veulent que vous leur achetiez quelque chose ne vous rappellent combien de jours vous avez dû vous lever tôt pour ramener vos fesses au boulot, combien d’humiliations vous avez dû subir de patrons abusifs et de clients perpétuellement mécontents rien que pour pouvoir le gagner, cet argent. À les croire, il déforme votre portefeuille. Cet argent dort. L’argent devrait servir à gagner de l’argent. Même si vous n’avez pas de boulot. Surtout si vous n’avez pas de boulot. Il n’y a que les minus qui mettent leur argent de côté pour le loyer. Ceux qui ont des rêves investissent dans LA VENTE DES FILTRES À EAU !!! »

Tribulations d’un précaire est en effet hilarant de bout en bout. Iain Levison nous décrit un monde où l’on exploite sans vergogne les travailleurs précaires, quand on ne les arnaque tout simplement pas avec des formations payantes bidons. Sur ce point, l’épisode du démarchage pour vendre des filtres à eau est terrible. À grand renfort d’anecdotes drôles et cruelles, Levison remet à sa juste place le mythe du self made man. Un miroir aux alouettes, une vaste fumisterie, un attrape-gogos, les mots manquent pour décrire l’ampleur de l’arnaque.
L’humour décapant fait mouche, dévoilant l’absurdité du monde du travail et le caractère prédateur de la société américaine. Ne rigolez pas, c’est aussi comme ça chez nous.

« Les femmes au foyer mènent leur petite vie dans les cuisines, et j’aperçois par la fenêtre leur tête bien coiffée pendant que je fixe mon tuyau à leur réservoir de fuel. En général, elles sont seules. Elles ne me font jamais un signe de la main. La troisième grande caractéristique des riches c’est qu’ils ne parlent pas avec le petit personnel. L’Amant de Lady Chatterley, c’était du pipeau. »

Autobiographie sociale, Tribulations d’un précaire se révèle comme un pied de nez adressé aux gourous de l’économie de marché, aux politiques promouvant le culte du « travaillez plus pour gagner plus » et à tous leurs courtisans. Avec cet ouvrage, Iain Levison venge tous les travailleurs précaires avec une générosité faisant défaut à bien des financiers loués dans les revues économiques. Autant vous dire que mon prochain Levinson vient de remonter sur le haut de la PAL.

tribulations-d-un-precaire-jpgTribulations d’un précaire (A Working Stiff’s Manifesto, 2007) de Iain Levison – Éditions Liana Levi, collection « piccolo », 2012 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Fanchita Gonzalez Batlle)

Le Chanteur

Fin des Seventies, début des années 1980. La décennie accouche dans un déchaînement sonore du mouvement punk.  À Hull dans le nord de l’Angleterre, Kevin, le batteur introverti, John, le black qui fait un peu tâche dans le paysage, et Steve, le prolo un peu dingue, forment leur groupe dans l’ombre tutélaire des Sex Pistols. L’expérience leur apparaît comme un exutoire à leur condition merdique et une catharsis bienvenue. Ne leur manque plus qu’un chanteur pour se déchaîner.

Vingt ans plus tard, Eddie Bracknell écrit un livre sur la carrière fulgurante du groupe Blood Truth, abattu en pleine gloire après la disparition mystérieuse de son chanteur, Vincent Smith, leader charismatique et ingérable. Pré-trentenaire paresseux, végétant entre deux piges, Eddie y voit comme une opportunité pour ressouder son couple et faire définitivement son trou dans la petite bourgeoisie du milieu de la presse musicale. Mais, à trop remuer le passé, on déterre des cadavres…

« Si tu continues à emmerder les morts, viens pas pleurer quand les monstres sortiront de leur cercueil. »

Avec Cathi Unsworth, on est en bonne compagnie pour s’immerger au cœur de la scène punk.  La dame connaît bien son sujet, ayant œuvré comme critique rock dès la fin des années 80. Avec Le Chanteur, elle montre comment le show-biz a digéré la révolte des angry young men, prolétaires juvéniles et petits bourgeois en rupture de ban, pour en tirer un maximum de profit, cannibalisant leur énergie, leur désir de jouir, vite, ici et maintenant, puisque  l’avenir semblait aller droit dans le mur. Si la description du milieu musical se révèle convaincante, la reconstitution de la géographie de Londres au début des années 2000 ne l’est pas moins. L’auteure anglaise dresse de la capitale un portrait désespérant, avec ses quartiers entiers vendus au néolibéralisme triomphant et ses laissés pour compte, relégués dans les friches urbaines afin d’y lécher leurs plaies en compagnie des dealers, junkies et poivrots.

« L’endroit d’où tu viens ne vaut quelque chose que si on peut en partir. »

Deux destins rocks sous-tendent l’intrigue du Chanteur. On suit deux formations musicales issues du mouvement punk et postpunk britannique. Blood Truth, quatuor enragé évoquant un mix des Stranglers et des Clash. Et Mood Violet, groupe empruntant sa substance à Siouxsie and the Banshees. Le roman alterne aussi passé et présent, impulsant un dialogue entre la fin des années 70 et le début du deuxième millénaire. Le procédé suscite échos et réminiscences. Il redéfinit au gré des témoignages les contours d’une histoire fuyante, marquée du sceau de l’amertume. Tout cela sur fond de mouvement punk, de casse sociale et de tatchérisme décomplexé. Et, au fur et à mesure de l’enquête, tel un candide plongé dans une fosse d’aisance, Eddie nous dévoile les zones d’ombre, les haines recuites et les non dits d’une aventure rock aux motivations tristement prosaïques.

Au final, Cathi Unsworth signe un livre empreint de saudade, cette nostalgie d’un temps qui n’a jamais réellement existé, avec en guise de chapitrage, une playlist idéale pour se remettre l’ambiance musicale de l’époque.

Additif : Extrait de la fameuse playlist (j’avoue que certains titres me hérissent le poil des oreilles).

« God Save the Queen », The Sex Pistols

Unknown Pleasures,Joy Division

« Smash it up », The Damned

« Silly Thing », The Sex Pistols

« White Riot » The Clash

« All the Young Punks » The Clash

« Switch », Siouxsie and the Banshees

« Last Gang in Town », The Clash

« Adenochrome », Sisters of Mercy

« The Flesh is Willing », Marc Almond and the Willing Sinners

Head Over Heels, Cocteau Twins

« Christine », Siouxsie and the Banshees

« Giving Ground », The Sisterhood

« Night Shift », Siouxsie and the Banshees

« Public Image », PiL

« Party Fears Two », Associates

« Jumping Someone Else’s Train », The Cure

« The Art of Falling Apart », Soft Cell

« Watching The Detectives », Elvis Costello

« Shot by Both Sides », Magazine

« Miss the Girl », The Creatures

« No Fun », The Stooges

« Teenage Nigthingales to Wax », The Three Johns

« Wait For The Blackout », The Damned

« The Watchmen », Fields of the Nephilim

« Requiem », Killing Joke

« Rise », PiL

ChanteurUnsworthLe Chanteur de Cathi Unsworth – Éditions Payot, collection Rivages/Noir (réédition traduite de l’anglais par Karine Lelechère)

Le retour des Tigres de Malaisie

Au rendez-vous des Héros, Sandokan et Yañez de Gomara tiennent une place d’honneur. Le prince malais et son ami Portugais, renégat à sa propre race, ressuscitent sous la plume de Paco Ignacio Taibo II. Plus anti-impérialistes que jamais, on n’en attendait pas moins de leur part.
Deux anti prêts à faire rendre gorge aux nantis de tous poils : prédateurs capitalistes, exploiteurs coloniaux, esclavagistes et autres briseurs du rêve de fraternité, de justice et de générosité. Mais ceci est une histoire n’ayant jamais eu lieu dans la réalité…

Né des œuvres de l’Italien Emilio Salgari (1862-1911), le duo de pirates a fait les beaux jours d’une littérature populaire dont le propos n’était pas encore lissé par les recettes de l’industrie de masse. Au point de se voir décliner au cinéma et à la télé.
Écumant les mers du Sud et d’Extrême-Orient, entre Macao, Bornéo et Singapour, les bandits libertaires se sont taillés une réputation d’ennemis implacables des empires britannique, espagnol et hollandais, terrorisant jusqu’à leurs vassaux, indigènes félons et sultans sybarites. Un destin de papier à la hauteur de celui de leur créateur Salgari.
Issu d’une famille de petits bourgeois, il n’est même pas sûr que le bougre ait décroché le diplôme de capitaine auquel il aspirait en s’inscrivant à l’Académie navale. Qu’à cela ne tienne ! En parfait mythomane, il s’imagine une vie haute en couleur. Soudan, Nebraska, mers du Sud et Extrême-Orient, il prétend avoir voyagé en tous ces lieux, rencontrant au passage Buffalo Bill, autre mythomane notoire. Pas mal, pour quelqu’un n’ayant sans doute jamais franchit les limites de la Mer Adriatique, et voyageant par le truchement des journaux, des magazines de voyage et des encyclopédies de la bibliothèque publique. Un procédé n’étant pas sans rappeler Jules Verne, on y reviendra.

« Les empires sont incapables de tuer les mythes. »

Le retour des Tigres de Malaisie n’est pas la première incursion de Paco Ignacio Taibo II dans l’univers d’Emilio Salgari. Sept chapitres de A quatre mains étaient déjà consacrés aux deux pirates. Sans doute cela ne paraissait-il pas suffisant aux yeux de l’auteur latino-américain. On connaît son penchant pour les héros et mythes de la littérature populaire. Voilà une envie satisfaite de belle manière !
Flirtant désormais avec la soixantaine, Sandokan et Yañez pensaient en avoir terminé avec leur vie aventureuse. À bord de la Mentirosa, un voilier apparemment inoffensif mais dont le pont cache un moteur à vapeur et de l’armement lourd, les deux Tigres goûtaient une retraite paisible jusqu’à ce que les menaces ne resurgissent de toute part.
Amis massacrés sauvagement par des agresseurs masqués et propriétés ravagées, ils naviguent dans le brouillard le plus total, entre embuscades et batailles navales. Qui complote contre leur vie ? La réponse échappe à leur entendement. Ne leur reste plus qu’à faire ce qu’ils réussissent le mieux : survivre avec panache en expédiant ad patres leurs multiples ennemis. Plus qu’une nécessité, un art de vivre.

« Ce n’est pas la littérature qui doit imiter la vie, c’est la vie qui doit imiter la littérature. »

D’aucuns pourraient voir dans ce coming back des Tigres de Malaisie comme un pastiche des héros de Salgari. L’hommage immédiatement sympathique d’un auteur pour les personnages de sa prime jeunesse. Le rythme vif de l’intrigue, le découpage en courts chapitres s’achevant à chaque fois sur un rebondissement ou une boutade, les péripéties bigger than life et les personnages stéréotypés nous y poussent bien évidemment.
Mais, se cantonner à cet aspect du récit – feuilletoniste en diable – conduit à négliger ce qui apparaît comme le cœur du projet de Paco Ignacio Taibo II, même si celui-ci s’en défend dans l’avant-propos.
En effet, le nouveau roman de l’auteur mexicain trouve tout naturellement sa place dans sa réécriture de l’Histoire par le biais des mythes littéraires et de la fiction.
Héros de la littérature, de préférence populaire, et héros de l’Histoire – au sens ici de grandes figures emblématiques – naissent des mêmes procédés d’écriture. Par un jeu malicieux d’intertextualité, Taibo II les amène à se côtoyer durant les aventures de Sandokan et de Yañez. Il floute les contours de la réalité et s’autorise des passerelles entre faits historiques et fiction, mettant la vraisemblance des uns à l’épreuve de l’autre, au grand plaisir de la suspension d’incrédulité.
Pendant leurs pérégrinations, nos pirates libertaires croisent ainsi la route Rudyard Kipling, impatient de les interviewer. Il échangent des lettres avec Friedrich Engels, discourant avec lui de l’organisation sociale des orangs-outans de Bornéo et de théorie politique. Ils embarquent à leur bord Louise Michel, rebaptisée ici Blanche-Adèle-Marguerite, l’invitant à faire cause commune dans leur lutte contre le Club du Serpent, dont l’âme damnée n’est autre que Moriarty, LE futur Napoléon du crime. Ils se lient d’amitié avec Old Shatterhand, personnage fictif et alter-ego de l’écrivain allemand Karl May, troisième mythomane notoire, puis partent à la rencontre de l’homme illustré au fin fond de la jungle de Bornéo.
Leur combat contre l’Angleterre rapproche les deux Tigres d’un autre héros de la littérature populaire, le fameux prince Dakkar, alias le capitaine Nemo. Des motifs semblables de révolte contre la puissance impérialiste semblent les animer, trouvant leur exutoire dans un affrontement sans pitié. La comparaison peut paraître abusée. Pourtant, Taibo II met une allusion à l’auteur de 20 000 lieues sous les mers dans la bouche d’un de ses personnages.

Poursuivant un travail de ré-élaboration mythique de l’Histoire, Paco Ignacio Taibo II convoque son inconscient populaire pour l’opposer au récit officiel des faits, l’inexorable marche de l’impérialisme et du libéral-capitalisme. Et l’on s’amuse énormément du cheminement des Tigres de Malaisie, jamais inquiets pour leur vie, car toujours conscients que les vrais héros sont immortels.

« Il ne me reste qu’une consolation, dit le baron, convaincu qu’ils allaient le tuer. Mon monde triomphera, votre monde à vous sera rayé de la face de la Terre. Vous n’êtes pas immortels, dit-il dans un anglais rempli d’intonations germaniques.
Que dit-il cet imbécile ? Que nous ne sommes pas immortels ? Interrogea Sandokan.
Oui, c’est ce qu’il affirme, dit Yañez qui se tourna vers le baron et lui dit : eh bien, emportez le doute avec vous. »

Retour-Tigres-Malaisie-Paco-Taibo

Le retour des Tigres de Malaisie – Plus anti-impérialistes que jamais
Paco Ignacio Taibo II – Éditions Métailié, Bibliothèque hispano-américaine, mai 2012 (roman inédit traduit de l’espagnol [Mexique] par René Solis)

Lénine à Disneyland

De temps en temps, j’aime me plonger dans les monographies, les essais et autres études cogités par des universitaires ou des érudits monomaniaques. L’exercice permet de confronter mon point de vue de connaisseur dilettante à celui plus analytique des spécialistes et exégètes. Les lecteurs assidus de ce blog (il se compte sur les doigts de la main invisible du Marché moins la TVA) étant prévenus de mon penchant pour Paco Ignacio Taibo II, ils ne seront pas étonnés de découvrir ici un article sur une étude consacrée à l’auteur hispano-américain (que les portraits du Che et de Sandokan ornent les places publiques en son honneur).

Sébastien Rutés se donne pour ambition générale de légitimer la littéralité du polar. Le constat de départ est simple à appréhender. Le polar et son continuateur le néo-polar n’ont jusqu’à présent été étudiés que sous l’angle idéologique, politique et social. L’universitaire se propose de le faire sur des considérations stylistiques, structurelles et narratologiques.

Lénine à Disneyland se présente comme une version remaniée de sa thèse de doctorat. Un travail portant en particulier sur l’œuvre de Taibo II, via l’analyse de l’intertextualité. On regrette juste que l’ouvrage soit dépourvu d’index, d’un rappel du corpus étudié et d’indications bibliographiques. Ce sont les seuls bémols, tant la lecture s’avère passionnante par ailleurs. Selon Sébastien Rutés, les romans de Taibo II sont la manifestations d’un vaste projet littéraire qui plonge ses racines dans un traumatisme, celui des événements de 1968 à Mexico (le controversé massacre de Tlatelolco). L’auteur mexicain estime en effet appartenir à une génération de la défaite, sacrifiée sur l’autel de l’Histoire officielle et condamnée à n’être que les fantômes de 68. Son projet littéraire s’inscrirait ainsi dans une logique de réparation, pour ne pas dire de vengeance. Un programme dont Le Rendez-vous des héros annonce la couleur d’entrée de jeu.

Œuvre de lutte, bien dans l’esprit du néo-polar, les romans de Taibo II combattent la réalité officielle. Celle incarnée par l’État mexicain et les médias. Pour l’auteur, la réalité mexicaine est indicible. Elle échappe à l’entendement et il faut recourir à la fiction pour la décrire.

Au Mexique, le château de la Belle au bois dormant jouxte celui de Kafka. L’auteur dénonce ainsi l’impérialisme culturel des États-Unis (Gringoland) et sa vision infantile du monde. Il distord la violence du Mexique par des effets burlesques et se moque de l’idéologie consumériste. Corruption des pouvoirs publics, narcotrafiquants en passe de supplanter l’État, caciques avides de pouvoir constituent les ingrédients d’une tragicomédie absurde.

« Quelque paradoxale que la chose puisse paraître – et les paradoxes sont chose dangereuse -, il n’en est pas moins vrai que la vie imite l’art bien plus que l’art n’imite la vie. »

 

Paraphrasant Oscar Wilde, Taibo II pense que la littérature est capable de créer des modèles pouvant à leur tour influencer la réalité et modifier les comportements de ceux qui adoptent ces modèles. Et peut-être beaucoup mieux que ne le font les théories politiques. Ainsi, l’auteur brouille les repères par un jeu intertextuel permanent. Dans ses romans, il n’existe plus de limite entre la réalité et la fiction. Des personnages réels, l’auteur lui-même parfois, interviennent aux côtés de personnages fictifs, puisés dans les livres et le cinéma, ces derniers s’inspirant eux-mêmes de personnages réels. Ils s’interrogent sur leur existence, questionnant par la même occasion la narration.

Contre la version officielle de la réalité promue par le pouvoir, aussi idyllique qu’un film de Disney, aussi absurde qu’un telenovela, mais qui ne parvient pas à cacher complètement le quotidien kafkaïen des Mexicains, Taibo II rêve un pays plus réellement irréel : « une version de la réalité hybride qui, jouant du paradoxe selon lequel le réel mexicain est irréel, parce qu’il est absurde en soi et plus absurde encore que la version officielle qui en est donnée, met en avant son origine littéraire et cinématographique, alors qu’est patent son ancrage dans le réel politique et social. »

« Peut-être, depuis le début, n’y-a-t-il qu’une seule révolution ? »

Burt Lancaster, Les professionnels.

Parallèlement à son projet de déréalisation de la réalité mexicaine, Taibo II s’efforce de démythifier l’Histoire officielle pour la remythifier sur des bases plus conformes à ses idéaux de résistance. Dans son esprit, le mythe devient la vérité cachée des vaincus. En conséquence, ses romans participent à une réélaboration mythique de l’Histoire, où la conscience historique populaire s’oppose au récit officiel des faits. Et comme il n’existe pas de différences entre la réalité et la fiction, on n’en trouve pas davantage entre les figures héroïques de l’Histoire et celles de la littérature. Ainsi, l’œuvre de Taibo II apparaît comme une geste épique révolutionnaire où le travail de l’historien côtoie celui du romancier. Zapata, Villa, Trotski, Stan Laurel se tiennent les coudes avec Sandokan, Sherlock Holmes, les trois mousquetaires et bien d’autres, parmi lesquels prennent place Fierro, Bellascoaran et Lavanderos. Un procédé que l’on peut rapprocher de Philip José Farmer, auteur nord-américain bien connu des lecteurs de SF, à qui Taibo II décerne le titre d’écrivain latino-américain honoraire.

Bref, on ne saurait trop recommander aux zélotes du culte taibien de lire cette étude fort intéressante. Les pistes de lecture fournies par Sébastien Rutés sont comme une invitation à relire les romans de Paco Ignacio Taibo II.

lenine-a-disneylandLénine à DisneylandUne étude littéraire sur l’œuvre de Paco Ignacio Taibo II – Sébastien Rutés – Éditions L’atinoir, juillet 2010

Babayaga

Ayant achevé ma lecture du précédent roman de Toby Barlow sur une note enthousiaste, j’ai entamé les yeux fermés son second roman. N’allez pas chercher une logique dans cette phrase. Si je la conserve, c’est que l’image me plaît et convient idéalement au propos de Babayaga. Jugez vous-même…

babayaga2Tout commence par un meurtre effroyable à Paris. Le crime mobilise la police judiciaire. Pas longtemps. Les pandores ont en effet bien d’autres chats (noirs) à fouetter en cette fin des années 1950. Les barbouzes abondent dans la capitale, parfaits petits soldats de la Guerre froide et les « événements » secouent toujours l’Algérie. Ils viennent d’ailleurs d’emporter la IVe République permettant à De Gaulle de promouvoir sa vision de la France. Heureusement, le préfet Papon fait régner l’ordre d’une poigne de fer. Et pendant ce temps, le Paris intellectuel se passionne pour l’existentialisme en écoutant du jazz dans les caves de Saint-Germain des prés. Bref, seul l’inspecteur Vidot semble concerné. Il se fait d’ailleurs un devoir de résoudre l’affaire car elle titille son goût pour les énigmes.
En revanche, le crime ne figure pas au premier rang des préoccupations de Will Van Wyck. Le jeune Américain travaille dans la capitale pour le compte d’une agence publicitaire. Si l’on fait abstraction de Guizot, son seul client, un original un tantinet envahissant, il ne s’épuise pas à la tâche. À tel point qu’il craint désormais d’être rappelé dans sa mère patrie, contraint d’abandonner la vie parisienne qu’il affectionne tant. Pour rester utile à son supérieur, il compile des informations sur des grandes entreprises. Une activité pas si anodine que cela puisque ses dossiers sont destinés à l’ambassade américaine.
Bien qu’aux antipodes l’un de l’autre, les deux hommes vont se retrouver plongés dans une histoire surnaturelle et charnelle prenant pour dénominateur commun un clan de sorcières.

Comme de nombreux romans relevant du pulp, Babayaga se résume avec difficultés tant la révélation des détails en affaiblit les effets. Toby Barlow puise sans honte dans les mauvais genres, recyclant avec efficacité les ressorts du polar, de la romance, du roman fantastique et d’espionnage, sans oublier une touche de féminisme. On s’amuse beaucoup de son intrigue dans le Paris de la fin des années 1950 et des péripéties abracadabrantes qu’il fait vivre à une galerie de personnages haut en couleur.
Entre le riche américain dilettante fricotant avec la CIA et le KGB, le naïf, parfait candide de l’histoire, le flic transformé en puce poursuivant son enquête coûte que coûte, le pharmacien expérimentateur de nouvelles drogues, une ribambelle de barbouzes et un duo de sorcières russes, Toby Barlow ne ménage pas sa peine. Certes, l’intrigue loufoque confine au n’importe-nawak, mais elle se lit toute seule tant le rythme reste soutenu du début à la fin.

Alors, si vous souhaitez une plage de lecture divertissante entre deux livres plus exigeants, laissez-vous ensorceler par les babayagas de Toby Barlow. Du pur pulp.

babayagaBabayaga (Babayaga, 2013) de Toby Barlow – Éditions Grasset, septembre 2015 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Emmanuelle et Philippe Aronson)

Crocs

Loué par le Publishers Weekly et quelques écrivains de bonne réputation, parmi lesquels on nous pardonnera de ne citer que Nick Hornby, Michael Moorcock et John Burnside, Toby Barlow fait partie des bonnes surprises de la littérature.
D’autant plus que le pari apparaissait risqué : écrire un roman en slamant. Avouons que l’expérience, même si elle est intrigante, paraît aussi sacrément hasardeuse. Transposer cet art d’expression populaire déclamatoire sur le papier, il y avait du souci à se faire.
Le résultat laisse pantois et admiratif. Au passage, coup de chapeau au traducteur, Brice Matthieussent, qui restitue sans l’affadir le phrasé rythmé de la narration.

Chantons l’homme assis
à la table du petit déjeuner,
sa main olivâtre décrit des cercles incessants sur les petites annonces
« Cherche » « Cherche » « Cherche »
boulots modestes salaires minables
mais il faut bien commencer quelque part.

Crocs est un roman choral, un texte scandé à plusieurs voix. D’abord celle d’Anthony, jeune homme au passé encore douloureux, à la recherche d’un boulot à Los Angeles. Après avoir parcouru les offres d’emploi, il finit par se caser comme attrapeur de chiens. Une place vient juste de se libérer et, comme Anthony aime s’occuper des animaux, celle-ci lui convient. Mais comme disent ses collègues de travail, des brutes épaisses ou des épaves alcoolisées, ça durera pas. Car les meutes de chiens égarés, fauves sans foi ni loi, sont nombreuses dans la cité des anges. Elles ont leurs propres règles et défendent leur territoire.

Lark est bien placé pour le savoir puisqu’en bon mâle alpha, il dirige l’une d’elle. Mais, cela fait un certain temps qu’il flaire les embrouilles. Deux autres meutes empiètent sur ses plates-bandes. Cela ne durera pas longtemps car Lark a un plan pour les éliminer. Il a déjà dépêché Baron, son plus fidèle second, pour infiltrer l’une d’elle. Bientôt le sang va couler, les entrailles vont se répandre dans la poussière et la moelle va gicler des os brisés. Et tant pis si la guerre des meutes rameute le voisinage, cette humanité trop préoccupée par ses problèmes et qui détourne les yeux des zones d’ombre entre les blocs. L’affront ne peut se laver que dans le sang.

L’hémoglobine, c’est justement tout ce qui reste d’un employé du service de contrôle animal. Peabody, le flic solitaire, pressent que cette disparition n’a rien de naturel. Les indices sont minces et les collègues de la victime peu loquaces. Pourtant, tenace, le policier enquête pour élucider cette affaire qui va l’amener, au final, à assister à un spectacle dantesque. Car posséder toutes les réponses et boucler une affaire sont deux choses différentes.

Enfin, il reste les multiples femmes, figures meurtries et en même temps fortes ; à la fois égéries et muses, elles inspirent et font corps avec les meutes, offrant et recevant en échange le réconfort.

Bienvenue à Los Angeles. Latinos à la dérive, femmes brisées ou en colère, narcotrafiquants inquiétants, flics fatigués, chefs de bande calculateurs, surfeurs burinés, avocats véreux et autres spécimens d’une faune urbaine banale et anonyme. Tous errent et se croisent dans les rues interminables du damier d’une ville aux allures de cité des anges déchus. Leur quotidien est sombre, à peine éclairé par des éclats de violence primitive. Leur avenir se dessine au coin de l’avenue, là-bas… Peut-être la rédemption ou plus sûrement une mort brutale comme point final à leur trajectoire erratique. Tout ceci n’est pas nouveau. Tout ceci dégage un air de déjà-vu. Amour, violence, fidélité, trahison et vengeance, les ingrédients qui conduisent l’intrigue sont également connus. Pourtant l’alchimie opère. On est littéralement happé par la nonchalance de la narration qui, à l’occasion, sait devenir nerveuse, rapide et affûtée. Les mots secouent, claquent, émeuvent et s’impriment dans l’imagination comme de longs plans-séquences syncopés. On est aussi fasciné par la manière dont Toby Barlow use des poncifs du polar. Il déroule avec aisance les états d’âme successifs et les plans longuement échafaudés des divers protagonistes du récit. Il chorégraphie avec maîtrise les combats et leur habituel cortège de plaies et d’épanchements corporels.

Et puis, il y a les loups-garous. En remplaçant les gangs par des meutes et en introduisant le mythe de la lycanthropie, l’auteur le revivifie. A l’instar d’Anne Rice avec les vampires, il lui donne une seconde jeunesse et l’adapte, détournant les codes du fantastique classique, à un récit urbain ancré au cœur du monde contemporain. Les loups-garous deviennent ainsi des chiens féroces qui ont troqué leurs instincts primitifs contre les vices, apparemment plus policés, de la civilisation et de la barbarie contemporaine.

Crocs s’impose donc comme un roman réjouissant méritant de figurer parmi les OLNI précieusement répertoriés dans toute bonne bibliothèque.
Et le lecteur conquis que je suis – si vous ne l’avez pas encore remarqué – d’attendre impatiemment le prochain ouvrage de Toby Barlow. Cela tombe bien, il vient d’être traduit dans l’Hexagone, sous l’engageant titre de Babayaga. On en parlera !

CrocsCrocs (Sharp Teeth, 2007) de Toby BARLOW – Éditions Grasset & Fasquelle, mars 2008 (roman inédit traduit de l’anglais [États-Unis] par Brice Matthieussent)