Bilan 2015

2015 touche à sa fin. L’espace d’un dernier article, efforçons-nous de tirer le bilan d’une année de merde, à tous points de vue. Dérive d’un gouvernement nous faisant regretter le précédent, réforme du collège bâclée, attentats perpétrés par des décérébrés armés et dangereux, état d’urgence proclamé et aussitôt utilisé pour faire taire les opposants pas assez consensuels, décès de Terry Pratchett et Ayerdhal, migrations servant de prétexte aux pires réflexes d’une Europe en manque de fraternité, et j’en passe. Année de merde, je vous dis.

Et du côté des lectures ? Des raisons de se féliciter d’avoir relu Hommage à la Catalogne de George Orwell. Le plaisir de découvrir Lud-en-Brume, roman de fantasy insolite de Hope Mirrlees, le rire vachard et salutaire de Iain Levinson et l’univers envoûtant d’Antoine Volodine, j’y reviendrai avec plaisir. Et puis des promesses, plein de promesses à tenir du côté de Sébastien Juillard. Sans oublier les réminiscences suscitées par Patrick Pécherot , la noirceur de Julius Horwitz et le sens de la tragédie de Laurent Gaudé.

Donc, une année pas si mal finalement. De quoi attendre la suivante. Et n’oubliez-pas, Le docteur Rat compte sur vous.

Additif : Et j’ajoute Trois mille chevaux vapeur d’Antonin Varenne, fresque historique n’étant pas sans rappeler Joseph Conrad et Michael Cimino. Rendez-vous l’année prochaine pour en savoir davantage.

Journal d’une fille de Harlem

journal-d-une-fille-de-harlem2A. N. a quinze ans. Elle vit à Harlem et ne connaît de Manhattan que ses bas-fonds. Son horizon se limite aux taudis et aux rues où s’étalent au grand jour la misère et la délinquance. Elle habite avec sa mère, ses frères et sa sœur une chambre sordide où pullulent cafards et rats. Situé dans la 104e rue, son immeuble devrait être voué à la démolition. Il accueille pourtant une nuée de miséreux à qui les propriétaires font payer cher l’hébergement. Les couloirs et la cage d’escalier sont d’une saleté repoussante, encombrés par les poubelles quand celles-ci ne sont tout simplement pas balancées par les fenêtres.
En guise de voisins, elle doit se contenter d’autres familles mono-parentales, de petits vieux, d’ivrognes et de junkies. La drogue circule en abondance. Tout le monde se pique, histoire d’échapper au quotidien. Et quand il ne se drogue pas, le voisinage attend son chèque, remis par l’assistance publique dont il faut de surcroît supporter les questions des enquêteurs.
La mère de A. N. a eu quatre gosses de quatre pères différents. Courageusement, elle fait front, mais A. N. sent bien qu’elle s’épuise, qu’il lui est de plus en plus difficile de protéger ses enfants contre le milieu et contre la concupiscence du père de son dernier garçon. En dépit des circonstances, A. N. continue pourtant de croire qu’elle pourra s’extraire de sa misère. À force de travail et d’abnégation, elle compte briser ce cercle vicieux.

« Les vols, la drogue, les disputes et les cris, ce n’est pas la faute de l’Assistance. Les assistés restent couchés dans leurs sales chambres. Les assistés sont les victimes. Ils ne font rien. Mais c’est l’argent de l’Assistance qui est la cause de tout. L’argent de l’Assistance vous donne l’impression d’obtenir quelque chose pour rien, même quand vous avez besoin de cet argent pour vivre. C’est cette impression d’avoir quelque chose pour rien qui remplit la 104e Rue et toutes les rues du quartier Ouest que je connais. Tous les gens d’ici sont hantés par l’idée qu’ils ne vivent pas comme les autres. »

Robin Cook, l’auteur de roman noir pas le faiseur de thrillers médicaux, disait que le noir, c’est raconter la mort en vivant. Cette citation correspond idéalement à Julius Horwitz. Natural enemies racontait la suicide programmé d’un homme. Journal d’une fille de Harlem s’aventure dans l’univers mortifère d’une gamine née pour son malheur dans une famille noire mono-parentale.
Le bonhomme ayant travaillé plusieurs années comme assistant social, on est enclin à accorder à son histoire une certaine authenticité. À vrai dire, Journal d’une fille de Harlem a la valeur d’un témoignage sur le Harlem du début des années 1970. Le roman s’apparente à une lente et désespérante plongée dans le quotidien d’une jeune fille confrontée à la misère la plus répugnante. On est littéralement assommé par la description du quartier et la déchéance inexorable à laquelle ses habitants sont condamnés. Quand on naît pauvre, on reste pauvre. Telle est la sentence qui vient immédiatement à l’esprit en découvrant le devenir de la sœur et du frère d’A. N. L’une comme l’autre basculent dans la toxicomanie, se prostituant ou organisant des petites combines pour se payer leur dose. Seule A. N. échappe à ce destin, et encore de justesse.
À bien des égards, elle apparaît comme un véritable petit miracle, un coup de botte envoyé au déterminisme social, ne devant son salut qu’à sa force d’esprit et sa volonté. Car tout autour d’elle, le milieu s’acharne à la faire plonger. Les femmes ont complètement abandonnées. Fatiguées de porter seules la charge de leur famille, elles attendent l’argent de l’Assistance publique, harcelées par ses enquêteurs. Les hommes ne font que passer, d’un lit à l’autre, au mieux irresponsables, au pire prédateurs. Les garçons trafiquent ou pillent les chambres, et les filles ne souhaitent qu’un bébé pour pouvoir déposer un dossier d’aide. L’école a démissionné, les professeurs ayant renoncé à apprendre quoi que ce soit aux élèves turbulents. Quant à l’Assistance, elle pèse plus qu’elle ne soutient, faisant davantage l’effet d’un boulet attaché au pied.
Par le truchement d’A. N., Julius Horwitz entreprend de dresser un réquisitoire accablant, accusant l’Assistance publique d’entretenir la pauvreté par l’infantilisation de ses bénéficiaires. En se contentant d’assister sans chercher à éduquer ou à émanciper, l’institution ne donne en effet aucun moyen aux plus démunis pour envisager l’avenir au-delà du prochain chèque.

« J’aime Maman. J’aime Harriet. J’aime Edgar. Je ne dois jamais oublier qu’ils sont ma famille. Même si le monde essaie de nous faire oublier que nous sommes une famille. »

Journal d’une fille de Harlem conjugue les vertus du documentaire et de la fiction, rappelant combien le noir est essentiel pour comprendre comment les hommes vivent. Maintenant, en cette période de fêtes, je me plais à rêver d’une traduction des sept autres romans de Julius Horwitz.

journal-d-une-fille-de-harlem1Journal d’une fille de Harlem (The Diary of A. N., 1970) de Julius Horwitz – Réédition Points/Seuil, janvier 2015 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jean-Michel Jasienko)

Kornwolf – Le Démon de Blue Ball

kornwolfLorsque Owen Brynmor revient à Stepford, il ne se trouve pas vraiment dans la situation du fils prodigue. Lui, le celte qui a consacré son adolescence à maudire la ville, le comté et l’ensemble de sa population, « Habits rouges » et « Bataves » confondus. A peine engagé par le journal local, on lui confie l’exclusivité du retour du démon de Blue Ball, une bête effrayante ayant jadis défrayé la chronique. Le jeune homme saute sur l’occasion car l’affaire lui offre l’opportunité de régler ses comptes avec le milieu local.

Ephraim Bontrager, adolescent mutique au physique ingrat, a lui aussi un lourd passif à solder. Fils de Benedictus, une des figures de la communauté amish, il vit depuis des années sous la férule autoritaire et impitoyable de son géniteur. Souffre-douleur de son père, objet de moqueries de la part des « Anglais » à l’école, l’adolescent, déjà réputé pour ses actes de délinquance, semble sur le point de basculer définitivement dans la violence…

Tristan Egolf laisse derrière lui une œuvre météoritique. Entre son premier roman, dont la parution a bénéficié du coup de pouce de Patrick Modiano, et l’ouvrage faisant l’objet de la présente chronique, entre sa reconnaissance littéraire et son suicide en 2005, sept années se sont écoulées. Un laps de temps jalonné par l’écriture de trois livres : Le Seigneur des porcheries, Jupons et violons et Kornwolf. Pourtant, rien ne paraît moins céleste que cette œuvre enracinée en Amérique, plus précisément en Pennsylvanie, un État dont Egolf ne cessa de brosser un portrait féroce, pétri à la fois de tendresse et de haine.

Kornwolf se présente ouvertement comme une variation sur le thème du loup-garou, la couverture ne laisse aucunement planer le doute sur ce point. Toutefois, au lieu d’abonder dans la surenchère horrifique, la lycanthropie sert de prétexte à l’auteur américain pour renouer avec la thématique du mal. Le récit de Kornwolf tient tout à la fois de l’enquête, de la peinture de mœurs et de l’histoire fantastique. Egolf nous dépeint longuement la communauté amish, écartant implacablement les clichés colportés par Witness, le film de Peter Weir. Tout le monde garde peut-être en mémoire le rigorisme apaisé et apaisant de cette secte. La saine austérité de ses membres au front buriné par le grand air et les travaux des champs. La simplicité dépourvue de perversité et de violence de leur existence. Ici, la description semble beaucoup moins naïve. Objet de curiosité, mis à profit par les voisins anglo-saxons faisant du voyeurisme une activité touristique rémunératrice, la communauté amish se révèle moins monolithique qu’il n’y paraît. Enclin au morcellement, aux tensions et comportant son comptant de dégénérés consanguins, libidineux et autoritaires (pour ne pas dire fascisants), elle offre la vision d’un microcosme asphyxiant, enferré dans le culte du secret. Et ce ne sont pas ses voisins « Habits rouges » qui remontent le niveau du comté. A vrai dire, personne ne sort grandi du roman de Tristan Egolf. Pourtant l’auteur laisse percer, de temps en temps, un sentiment de tendresse à l’égard des existences étriquées, fatiguées ou meurtries dont il peuple les pages de son roman. Même si on se situe un cran en dessous du Seigneur des porcheries, roman monstre, iconoclaste, paillard et faisant des parias des héros magnifiques, avec Kornwolf Tristan Egolf fait montre d’une grande habileté en usant des codes du roman fantastique. Il troque la somptuosité des descriptions pour une efficacité narrative qui n’est pas sans rappeler le Stephen King des débuts.

Avec ce roman posthume, Tristan Egolf nous lègue une histoire qui n’a pas de fin, à l’instar d’une humanité dont le désir de perfection paraît désespérément inachevé. On le regrette déjà.

kornwolf_pocheKornwolf – Le Démon de Blue Ball de Tristan Egolf – Éditions Gallimard, collection « Du monde entier », février 2009 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Francesca Gee)

Dernier Appel pour les vivants

Avec ce premier roman de Peter Farris, je découvre enfin un titre chez neonoir qui provoque autre chose qu’un ricanement nerveux. Il faut dire que jusque-là, à part un pulp amusant et un autre roman que j’ai préféré oublier, évitant de la chroniquer ici-même (pas envie), je n’ai pas été enthousiasmé plus que de raison par la collection. Mais, mon petit doigt me souffle que je devrais me pencher sur le cas Whitmer. Cela va venir, patience.
Comme le confie Duane Swierczynski, l’inénarrable auteur de The Blonde, dans une citation placée judicieusement en quatrième de couverture, Peter Farris s’annonce comme un talent majeur du roman noir. Dernier Appel pour les vivants apparaît effectivement comme un roman brut de décoffrage, ne se contentant pas de l’esbroufe et des gimmicks cyniques dont font montre trop d’auteurs jouant avec les codes. Le récit est doté d’un véritable fond et d’une authenticité assez intéressants. Pourtant, l’intrigue ne se distinguait pas par son originalité, du moins au départ.

Jubilation Country, Géorgie. Les temps sont durs au pied des Appalaches. Les centres commerciaux ferment tous, les uns après les autres, le pavillon de la consommation triomphante en berne. Seules les agences bancaires tiennent encore, engrangeant le remboursement des prêts, payés avec le salaire des red necks distribués à la fin de chaque mois. Et encore le font-elles au prix de sévères entorses aux règles de sécurité. Une aubaine pour Hicklin, membre de la Fraternité aryenne et ancien taulard. Il braque une agence, tue sa responsable et enlève le guichetier, un pauvre type introverti. Sale affaire pour le shérif Lang habitué aux combats de chiens et aux labos de meth, d’autant plus qu’Hicklin a commis le braquage au dépend de ses complices. Le bougre doit désormais se cacher de la police et de ses frères de la Fraternité, un contrat sur la tête et un otage sur les bras. Pourquoi ne s’en débarrasse-t-il pas d’ailleurs ?

Dernier Appel pour les vivants commence comme un récit criminel classique puis évolue dans une direction inattendue. Si Peter Farris ne nous épargne rien de la violence du milieu dans lequel évolue Hicklin – petite amie toxico et membres de la Fraternité aryenne sans aucun état d’âme y compris – il prend soin de la psychologie de ses personnages, abandonnant l’approche stéréotypée que l’on pressentait au début.
Dernier Appel pour les vivants attache de l’importance aux relations entre les personnages, leur conférant une réelle épaisseur. De ce souci sincère naît de l’émotion et une certaine empathie, même pour Hicklin, ce qui n’était pas gagné d’avance. Pour autant, Peter Farris ne bascule pas dans l’angélisme. Son récit reste sous-tendu par l’âpreté de l’existence, la violence et un regard désabusé sur la société américaine. Mais, il écarte tout manichéisme et cynisme, adoptant un point de vue nuancé.

Dernier Appel pour les vivants se révèle ainsi un excellent roman, écrit sans chichis, empreint d’une tension dramatique soutenue jusqu’à un dénouement ambigu comme on aime en lire dans un roman noir. Bref, voici une vraie bonne surprise dans le catalogue de Gallmeister. De quoi retrouver foi dans la collection neonoir. Affaire à suivre, bientôt.

dernier_appelDernier Appel pour les vivants (Last Call for the Living, 2012) de Peter Farris – Éditions Gallmeister, collection « neonoir », 2015 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Anatole Pons)

Natural Enemies

« Je pense que le suicide solitaire découle de l’incapacité de vivre dans les conditions que la vie nous impose. Les tueries massives sont plus compliquées. Nous ne savons rien d’elles. Toi, par exemple, Paul, tu dis que tu songes parfois à exterminer ta belle petite famille. Pourquoi ? »

Natural-Enemies-J-Horwitz.jpg2Un matin de plus, après une nuit solitaire. Paul Steward se prépare pour une nouvelle journée. Entre sa maison du Connecticut, belle demeure du XVIIe siècle, et son bureau à Manhattan, son emploi du temps est gravé dans le marbre. Un détour par la chambre de son épouse dépressive, histoire d’honorer sa part du contrat de mariage, un petit-déjeuner banal expédié sur un coin de table de la cuisine, le voilà embarqué dans un quotidien dépourvu de toute fantaisie. Deux heures de train, à traverser la suburbs en compagnie de banlieusards couleur grisaille, avant d’arriver à la Grosse Pomme. Un trognon pourri rongé par la criminalité, les toxicos, les putains et leurs macs, toute cette racaille proliférant au rythme syncopé d’une musique pour dégénérés. La décadence ! À quarante ans passé, Paul se sent plus vieux que le monde.

Aujourd’hui, en guise d’animation, la police se met en quatre pour assurer la sécurité des puissants réunis à l’ONU. La clique habituelle des marchands de tapis de bombes, avec en invité vedette le dirigeant chinois. De quoi alimenter la chronique ordinaire des journaux. Depuis belle lurette, Paul ne ressent plus rien pour ce cirque. Ni empathie, ni sympathie. Juste rien. Le monde est à l’image de son couple, froid et monotone. Pourtant, toute cette routine se teinte aujourd’hui d’un éclat particulier. Il assiste à ce spectacle pour la dernière fois. Ce soir, il sera mort. Il expédiera ad patres toute sa famille, femme aux abonnés absents et enfants indifférents. Puis, il se suicidera. Puisque la vie n’offre plus aucun attrait, autant y mettre un terme.

Lecteur assidu du blog de Jérôme Leroy, mon attention a été attirée par ses louanges sur le roman de Julius Horwitz. Sans doute un des romans les plus bouleversants qu’il ait lu, excusez du peu, ça interpelle… Eh bien, je ne suis pas déçu, bien au contraire. Natural Enemies baigne dans la mélancolie et la dépression. Nostalgie du monde d’avant, on se demande s’il a existé autrement que dans l’imagination du narrateur, et lamentations sur la décadence du monde d’aujourd’hui, celui des seventies, guère plus enviable que celui où nous vivons. À croire que les choses ne changent jamais…

Roman noir, au sens littéral du terme,Natural Enemies nous plonge dans la psyché d’un type au 36e dessous d’une dépression épaisse comme la poix. Un type ne voyant pas d’autre exutoire à son malaise qu’une mort violente et préméditée. C’est un euphémisme d’affirmer qu’aucun espoir ne vient éclairer la journée de Paul Steward. Il sait qu’il va mourir puisqu’il l’a décidé. Et rien ne le fera changer d’avis. Ni ses amis, ni son travail, ni la longue partouze qu’il a concocté avec cinq prostituées, ni le hasard des événements d’une longue journée découpée en tranches horaires monotones, ni un soupçon d’amour pour sa femme et ses enfants, ni en dernier recours sa chienne Cléo qu’il a prévu d’épargner.

« Cela devient de plus en plus dur de vivre dans ce monde si personne ne se soucie de savoir si vous êtes vivants ou si vous êtes morts (…) Nous n’existons déjà presque plus les uns pour les autres. »

Accessoirement, j’ai retrouvé aussi dans le roman de Julius Horwitz un peu de cette atmosphère délétère, de cette noirceur régnant dans Taxi Driver. Un peu aussi cette vision glauque de New York évoquée par Robert Silverberg au détour d’un chapitre de ses romans L’Homme stochastique ou L’oreille interne.

Au final, Natural Enemies se révèle une lecture éprouvante, pour ne pas dire étouffante. Je ne saurais mieux dire que Jérôme Leroy pour qui Natural Enemies est « un roman qui déstabilise, crée du malaise et ne laisse plus jamais en paix une fois le livre refermé. »

Natural-Enemies-J-HorwitzNatural Enemies (Natural Enemies, 1975) de Julius Horwitz – réédition Baleine, collection Baleine Noire, 2011 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Anne de Vogüé)

Orages en Terre de France

Et si ?
Et si la guerre de Cent ans avait duré mille ans, transformant le conflit franco-anglais en affrontement religieux entre la fille aînée de l’Église et l’anglicanisme ? Nous sommes dans les années 1990. La guerre s’apprête à entrer dans une nouvelle phase.

Michel Pagel connaît bien les mécanismes de l’uchronie. Il ne propose pas ici une date de divergence, mais un faisceau de divergences. Il ne s’attarde pas sur le tressautement des faits et leur enchaînement causal, préférant tracer de grandes lignes historiques qui servent de trame à quatre nouvelles racontées à hauteur d’hommes.
Car dans l’uchronie de Michel Pagel bien des choses semblent familières. Télévision, ordinateur, automobile, arme à feu, artillerie, le décalage n’est presque pas visible. Seul le ciel demeure vide, en-dehors des oiseaux. Réputée diabolique, l’aviation a été proscrite et les rares scientifiques qui se sont aventurés dans cette voie, ont été traqués comme des hérétiques, voire des sorciers. Bien d’autres choses diffèrent. La Révolution a été réprimée permettant à la Monarchie de perdurer. L’Église apostolique et romaine demeure le seul culte autorisé, influant sur le pouvoir puisque la séparation des églises et de l’État n’a pas eu lieu.
Du fait de son cadre restreint, on ne sait rien de la situation géopolitique en-dehors de la France. La découverte de l’Amérique a-t-elle eu lieu ? L’Afrique a-t-elle été colonisée ? Et les relations avec l’Islam et les voisins de la France ? Nada. Michel Pagel se focalise sur les destins d’une poignée de personnages, optant pour une uchronie par le petit bout de la lorgnette où les ellipses abondent.
Par ailleurs, on ne comprend pas vraiment pourquoi l’aviation est déclarée diabolique dans les deux camps alors que d’autres inventions sont tolérées. Bref, tout ceci paraît quand même un peu rapide…

En guise d’entrée en matière, on suit un universitaire confronté à un cas de conscience lorsqu’il découvre que son mentor et ami a construit en secret un avion. Que faire ? La réponse lui sera donnée par la raison d’État, qui voit bien l’usage militaire qu’elle peut tirer de l’aviation, mais ne peut tolérer que l’on viole un interdit religieux. J’avoue ne pas être complètement convaincu par ce « Ader » sans pouvoir dire pourquoi exactement. Peut-être l’aspect un peu prévisible de l’intrigue. Passons.
Les choses ne s’arrangent pas avec le texte suivant. « Bonsoir, maman » nous fait passé du côté anglais, où les recherches en matière de biologie permettent une curieuse réunion de famille. Le texte a du potentiel, mais il me paraît au final un peu trop expédié. Tant pis !
Retour côté français avec « Le Templier », où l’auteur lorgne vers le polar. Pour éliminer Frédéric d’Arles, célèbre télévangéliste et fervent opposant à l’aviation, les autorités imaginent une machination pour le discréditer. L’opération est couronnée de succès mais pas pour les raisons escomptées… Voici le texte le plus réjouissant du recueil, du moins à mes yeux, en raison surtout d’un personnage particulièrement détestable et d’un dénouement grinçant.
Pour terminer, « L’inondation » conclue bellement le recueil. On s’intéresse ici à l’itinéraire de trois personnages : un déserteur, la femme qu’il a tué et l’homme qui l’a ressuscitée. Dans un chassé croisé cruel, Michel Pagel met en scène l’absurdité du conflit et sa violence aveugle. Sans doute le récit le plus abouti des quatre nouvelles.

Au final, Orages en Terre de France propose quatre histoires de qualité inégale, portées par un embryon d’atmosphère intéressant, malgré un décor d’uchronie un tantinet léger. Pas de quoi s’enflammer.

orages_terre de franceOrages en Terre de France de Michel Pagel – Éditions Fleuve Noir, 1991 (Réédition Les Moutons électriques)

La Chute d’Arthur

La passion de J.R.R. Tolkien pour la versification allitérative et pour les poèmes écrits de cette manière apparaît sans doute comme une des principales sources d’inspiration de son œuvre. Ces légendes nordiques, qu’elles relèvent des registres héroïque, mythologique et poétique, jouent un rôle primordial dans la genèse de la Terre du Milieu.
Longtemps remisé parmi les brouillons et notes de Tolkien père, resté à l’état d’ébauche sans cesse modifiée, le manuscrit de La chute d’Arthur a bénéficié des succès du Hobbit et du Seigneur des Anneaux pour resurgir dans une édition commentée, profitant au passage d’un travail de contextualisation bienvenu. À l’instar de la Légende de Sigurd et Gudrún, le texte appartient à la fois à l’historiographie littéraire et à la poésie. J.R.R. Tolkien s’efforce d’y transposer en anglais moderne la métrique du vers allitératif du XIVe siècle. Écrit dans les années 1930, le poème reste inachevé. Un fait que déplore Christopher Tolkien car il se dégage de l’œuvre de son père une puissance épique indéniable, comparable en cela aux chansons de geste, que seule une lecture à haute voix rend perceptible.

Le récit de la chute d’Arthur est bien connu des spécialistes. Relatés à la fois chez les auteurs pseudos-historiques (L’Historia Regum Brittanniae de Goeffroy de Monmouth et le Roman de Brut de Wace) et littéraires (réduisons la liste au plus connu, le Morte d’Arthur de Sir Thomas Malory), la mort du roi breton et l’échec de son utopie chevaleresque nous en disent finalement plus long sur l’état d’esprit et la géopolitique des XIIe et XIVe siècles que sur le personnage lui-même. Les différentes versions imprègnent par leurs motifs et récurrences notre représentation du souverain et de son histoire. À ce titre, son avatar cinématographique le plus convaincant demeure toujours Excalibur, film crépusculaire aux accents wagnérien de John Boorman.

En composant La chute d’Arthur, J.R.R. Tolkien s’inscrit donc dans la tradition arthurienne, celle de la Matière de Bretagne, où les auteurs successifs ont écrit et réécrit la même histoire, lui ajoutant des personnages et des épisodes supplémentaires, pour créer une sorte d’univers de fantasy avant la lettre. Il s’efforce d’en refaçonner la légende et lui confère sa propre senefiance (pour faire simple, on traduira le terme par celui de symbole à portée morale), tout en élaguant les passages qu’il juge superflus.
Loué pour son travail par R.W. Chambers, Tolkien n’a malheureusement pas achevé sa tâche. Sur ce point, Christopher Tolkien se cantonne aux supputations. Il préfère livrer quelques pistes, tirées des brouillons et notes de son père, sur la poursuite du récit, établissant des comparaisons avec les textes médiévaux afin d’ouvrir les perspectives sur ses choix probables. Mais surtout, il s’attache à montrer les liens qu’entretiennent les différentes écritures du Silmarillion avec le récit de La chute d’Arthur. Dans la Quenta, Tol Eressëa rappelle en effet l’île d’Avalon, à la fois pays de cocagne et « paradis terrestre ». Et le voyage de Lancelot vers l’Ouest, en quête de son roi en sa dernière demeure, annonce celui d’Eärendil jusqu’au Valinor.

En cela, La chute d’Arthur apparaît comme une pièce non négligeable de la longue gestation de la Terre du Milieu. Et s’il apparaît destiné avant tout à un public féru d’érudition, le travail de Christopher Tolkien est à tous points de vue passionnant puisqu’il nous ouvre les portes des coulisses d’une des œuvres majeures du XXe siècle.

Chute_ArthurLa chute d’Arthur de J.R.R. Tolkien – Éditions Christian Bourgeois, septembre 2013 (édition établie par Christopher Tolkien traduite de l’anglais par Christine Laferrière)

Lud-en-Brume

Parmi ses multiples strates, la littérature recèle quelques pépites oubliées qui ne demandent qu’à être redécouvertes. Faisant œuvre d’archéologue, les éditions Callidor ont exhumé une petite merveille dont le ton suranné et l’ironie sous-jacente ravissent d’emblée le cœur de l’amateur de fantasy. À mille lieues des archétypes pompiers de la Big Commercial Fantasy, Lud-en-Brume réveille en effet des émotions que l’on croyait enfouies sous des couches de conformisme éditorial.

ludinteriorSitué à la confluence de La Pommelée et de L’Alénée, Lud-en-Brume doit sa prospérité au commerce avec les contrées lointaines et exotiques. Capitale du Dorimare, à la fois populeuse et dynamique, la cité vit pourtant dans l’angoisse du retour à l’ordre ancien. Qu’ils soient prolétaires besogneux ou bourgeois industrieux, tous craignent la Faërie et ses manigances, s’entêtant à chasser de leur mémoire cette période décadente où les frasques du duc Aubrey, aristocrate moqueur au corps contrefait et au visage d’une beauté angélique, troublaient la quiétude des riches familles. Fort heureusement, ce temps est révolu. La noblesse dorimarite a été chassé, son autorité renversée grâce à l’action du peuple dont l’opinion a été retournée par les riches marchands. Et peu importe si la rumeur prétend que le duc s’est réfugié au-delà des Monts Contestés, en terre de Faërie. Les pratiques cultuelles anciennes sont désormais proscrites, le commerce avec les fées, lutins et autres monstruosités prohibé. Et la langue purgée des influences lunatiques de ces créatures.
Premier parmi les notables de la cité, Nathaniel Chantecler occupe la fonction de maire. Né dans une famille réputée pour son pragmatisme, il jouit du respect de tous, même si son autorité s’exerce mollement jusque dans les bas quartiers de la ville. Seule ombre au tableau, il semble hanté par une terreur intime lui ayant ôté tout goût pour l’aventure. Confronté au commerce illicite de fruits féeriques, il n’a que peu réagi tant qu’il ne touchait que les prolétaires. Mais le voilà désormais frappé au cœur de sa caste et de sa famille. Sommé par ses pairs de réagir avec vigueur, il s’enferre dans l’inaction et une attitude fantasque provoquant leur vindicte, par ailleurs attisée par les manipulations d’Endymion Lalorgne, un arriviste de la plus belle eau. Bref, il risque bien d’être évincé par ses concurrents s’il ne met pas un terme aux agissements des criminels qui introduisent le fruit défendu dans la cité.

« Celui qui chevauche le Vent doit aller là où l’emporte sa course. »

De l’auteur de Lud-en-Brume, on retiendra surtout la préface de Neil Gaiman (à ne surtout pas lire avant le roman) et le rappel contextuel de Douglas A. Anderson. Helen Hope Mirrlees a en effet peu publié. Troisième et dernier titre d’une œuvre brève, Lud-en-Brume est de surcroît le seul roman de fantasy de l’auteur. Considéré comme un classique du genre dans le monde anglo-saxon, notamment par Neil Gaiman et Ellen Kushner, Lud-en-Brume relève davantage du conte que du récit épique auquel la fantasy s’est peu-à-peu réduite, telle une peau de chagrin.
D’une prose chargée en digressions et descriptions ampoulées sur les us et coutumes des Luddites, explorant jusque dans le moindre détail leurs états d’âme, Helen Hope Mirrlees dresse le portait d’une société engoncée dans des conceptions héritées du XVIIIe siècle. Aristocratie marchande âpre au gain et au pouvoir, classes populaires forcément dangereuses, épouses confinées dans un rôle domestique et la crinoline, Lud-en-Brume s’apparente à une allégorie de l’Angleterre, avec ses fiers yeomen, gardiens de la Loi, son Sénat oligarchique et son étiquette étriquée. Une allégorie jusque dans son folklore, en grande partie emprunté aux mondes germanique et celtique.
Peu-à-peu, le portrait se pique de satire, au demeurant fort réjouissante, avant de prendre la tournure d’une enquête à l’ancienne. Et si l’on devine très rapidement l’identité du coupable, c’est la manière de le coincer qui entretient le suspense.
Mais Lud-en-Brume se révèle surtout un roman appelant à la réconciliation entre les racines du passé et les germes de l’avenir. Une sorte de parabole autour de l’idée que le rêve, les mythes, la poésie et les arts sont aussi utiles à l’équilibre de l’esprit que le travail, la loi et le pragmatisme.

Au final, même si Lud-en-Brume se révèle difficile à lire du fait de ses circonvolutions textuelles, le plaisir de la découverte reste à la mesure de l’effort accompli. Voilà un roman à l’étrangeté attachante, au moins aussi marquant que le Ghormenghast de Mervyn Peake. Alors autant rattraper le temps perdu par sa traduction tardive, d’autant plus que les éditions Callidor nous proposent un écrin soigné, rehaussé par les illustrations de Hugo de Faucompret.

lud-en-brumeLud-en-Brume (Lud-in-the-Mist, 1926) de Hope Mirrlees – Éditions Callidor, collection « L’Âge d’or de la fantasy », 2015 (roman traduit de l’anglais par Julie Petronnet-Vincent, illustration de Hugo de Faucompret)

Hielo Negro

Rien de neuf sous le soleil depuis Une saison de scorpions. La corruption généralisée, les embrouilles et les tueries entre narcotrafiquants continuent à alimenter la chronique ordinaire mexicaine. Un cocktail d’une noirceur désespérante s’il n’était servi avec un zeste d’ironie et de décontraction par un auteur en phase avec la mécanique infernale de son intrigue.

Lecture défouloir et foutraque, Hielo Negro ne trahit en effet pas l’illustration de couverture puisée dans la banque de données aimablement fournie – contre espèces sonnantes et trébuchantes – par M. Getty Images. C’est bien à un festival de violence, de meurtres et de sang que nous convie Bernardo « Bef » Fernández.

Avec fracas, on renoue avec Lizzy Subiage, seule héritière du Señor, chef du cartel de Constanza, mort dans la tuerie clôturant Une saison de scorpions. Adepte de snuff-movies – elle a horreur que l’on utilise ce terme, lui préférant ceux de performance et d’installation artistique –, la jeune femme s’est adjoint les services d’un chirurgien pervers pour produire une super-drogue. Car la nouvelle patronne souhaite se débarrasser de ses encombrants associés colombiens et de l’image vulgaire colportée par le trafic de cocaïne.

De quoi ranimer une guerre des gangs dans un univers n’étant pas, en temps ordinaire, dépourvu de cadavres. Heureusement, Lizzy conjugue un manque total d’empathie pour autrui à une cruauté irrésistible. Des traits de caractères lui facilitant la tâche mais qui ont pour corollaire de multiplier le nombre de ses ennemis mortels. Parmi ceux-ci, l’agent de police Andrea Mijangos fait figure de candidat de poids – dans tous les sens du terme. Avec pour motif, la raison la plus légitime du monde : la vengeance. Et comme Mijangos n’est pas la moitié d’un foutu bon flic – vue son tour de taille, elle compterait même pour trois –, l’affrontement promet d’être dantesque…

On l’aura compris à la lecture de ce bref résumé, le roman de « Bef » use d’éléments glanés au fil de la subculture. Jeux en ligne, lignes de coke, rock international et mexicain, filmographie B, voire Z, SF, roman noir… L’auteur mexicain mixe ces diverses composantes de la culture populaire, désormais de masse, pour accoucher d’un pulp dont on devine qu’il pourrait facilement faire l’objet d’une adaptation au cinéma par Quentin Tarantino ou Robert Rodrígues.

Hielo Negro – aucun rapport avec le groupe de métal – a toutes les apparences du divertissement. Nul toute que son intrigue interchangeable, ses stéréotypes outrés, la violence et la vulgarité banale de son univers ne marqueront pas les esprits durablement. De toute manière, l’essentiel du propos tient plus dans l’aspect volontairement caricatural des personnages et dans l’enchaînement de situations abracadantesques, parfois un tantinet bâclées, il faut le reconnaître.

Au final, puisque la contre-révolution a gagné, « Bef » prend le parti d’en ricaner. Ricanons de concert, tout en restant conscient que ce plaisir, à l’instar de ce roman, ne sera que fugace…

Additif : Le blog de l’auteur qui visiblement a plusieurs cordes à son arc.

HieloHielo Negro de Bernardo « Bef » Fernández – Éditions J’ai Lu, avril 2012 (roman inédit traduit de l’espagnol [Mexique] par Marianne million)

Une saison de scorpions

Paru aux défuntes éditions Moisson rouge, Une saison de scorpions n’engendre pas la mélancolie. Pas le temps de s’ennuyer avec ce premier roman d’un jeune auteur mexicain : Bernardo Fernández. Un roman dont la quatrième de couverture nous apprend qu’il a reçu le prix de la semaine noire de Gijon en 2006, excusez du peu, et qui s’enorgueillit de surcroît d’un beau compliment de Paco Ignacio Taibo II (loué soit-il !) : « l’un des meilleurs polars mexicains que j’ai lu récemment… Un concentré de Barry Gifford et de Sam Peckinpah ! » On a connu pire comme entrée en matière, surtout pour un titre à la coloration pulp évidente.

Dans une chambre de la Pension de la Jefa, El Güero tire un bilan sur sa vie passée. Tueur à gages efficace, il n’a jamais raté aucun contrat. Il faut dire que le maousse cumule une réputation de cogneur et de garde du corps zélé auprès d’un général, carrière qui s’est achevée le jour où l’avion du haut gradé a explosé en plein vol. Mais voilà, El Güero se sent désormais un peu trop vieux pour continuer à exercer un métier où l’on ne fait pourtant pas de vieux os. Aussi envisage-t-il de raccrocher les armes pour se consacrer à des activités plus paisibles. Toutefois, il lui reste à honorer un ultime contrat : liquider un témoin protégé. C’est le Señor, le chef du Cartel de Constanza, qui lui a confié la tâche. Et l’on ne refuse rien au Señor car, même en prison, il demeure immensément riche, influent et dangereux. Les poches pleines d’une substantielle avance, El Güero fait donc route au volant d’un Impala 1970 vers Ciudad Portillo, à plus de deux mille kilomètres de là.
Entretemps, au volant d’un énième véhicule volé, Obrad se dirige vers Zopilote, fulminant silencieusement contre ses compagnons de route, Lizzy et Fernando. Son ressentiment enfle à mesure que retentissent sur la banquette arrière les gémissements de contentement du couple. Il a rencontré les deux Mexicains à Toronto où il vivait en exil,  fuyant l’ex-Yougoslavie, en proie aux convulsions violentes de la guerre civile. Les images d’enfants mutilés et de vieilles femmes criblées de balles hantent d’ailleurs encore sa mémoire. Mais le plus étrange, c’est que ses souvenirs le tiraillent au moins autant dans le caleçon que les feulements de Lizzy. Heureusement, il garde à portée de main une bouteille de Wild Turquey, de la marijuana et un flingue dans la boîte à gant.

Une saison de scorpions ne s’embarrasse pas de minauderies psychologiques. Le lecteur plonge sans préambule dans un récit désenchanté mais qui (fort heureusement) refuse de s’abandonner à un spleen stérile. En fait, si l’on fait abstraction de l’amoralité et de la violence généralisée, on s’amuse beaucoup, Bernardo Fernández se montrant très habile pour nous narrer les mésaventures sanglantes de ce quatuor guère fréquentable.
Les trajectoires du vieux tueur fatigué et des narcojuniors déchaînés finissent bien entendu par entrer en collision, le passé parsemé de cadavres de l’un et l’itinéraire jalonné de dépouilles sanglantes des autres n’incitant pas vraiment à la paix des braves. De manière un peu superflue, quelques flash-back consacrés à la personnalité d’El Güero (un sacré salopard !) et des extraits de journaux témoignant du climat de corruption et de violence du nord du Mexique, ralentissent le rythme. On leur préfèrera les vignettes (fort drôles) consacrées aux deux seconds couteaux du Señor, Tamès et le Gros. Une fort jolie trouvaille comme souvent avec les rôles secondaires.
Cependant, l’entrain avec lequel Bernardo Fernández aligne les cadavres et les situations abracadantesques finissent par emporter l’adhésion. Les pages coulent toutes seules, au moins aussi facilement que le sang des diverses victimes, jusqu’au dénouement qui nous épargne le sempiternel refrain sur le passage de relais entre les générations.

Bref, Une saison de scorpions se révèle un premier roman efficace qui atteint l’objectif qu’il s’est fixé : « dépeindre les déroutes et les folies de l’époque. »

ScorpionsUne saison de scorpions (Tiempo de alacranes) de Bernardo Fernández  – Éditions Moisson rouge, 2008 (roman inédit traduit de l’espagnol [mexicain] par Claude de Frayssinet)