Kallocaïne

Si Kallocaïne ne suscite que peu de réaction chez les néophytes, les érudits auront immédiatement reconnu l’une des quatre plus importantes contre-utopies du XXe siècle. Un titre précédant de neuf ans 1984 et dont on retrouve certains motifs chez Orwell, mais également chez ses prédécesseurs, en particulier Nous Autres de Zamiatine. Pourtant, le roman de Karin Boye fait un peu figure d’oublié dans nos contrées. Espérons que la nouvelle traduction de Leo Dhayer, plus conforme à l’original, lui redonne sa juste place aux côtés de ses pairs.

Écrit pendant la Seconde Guerre mondiale, le récit décrit de l’intérieur une puissance totalitaire, empruntant son décor et son idéologie à l’URSS et à l’Allemagne nazie. On s’attache, s’il l’on peut dire, à Leo Kall, citoyen-soldat de l’État mondial, une vaste entité politique aux contours imprécis, mais dont on perçoit bien le pragmatisme et la paranoïa institutionnalisée. Leo se livre à une confession, dévoilant ses motivations, son passé et les circonstances de sa situation présente. À le lire, on se rend assez vite compte qu’il s’agit d’un individu médiocre, en proie au doute sur son couple, sur la ferveur de son engagement, et dont le seul mérite reste d’avoir inventé un sérum de vérité ouvrant les portes de l’esprit aux menées inquisitrices de l’État. Ainsi, après avoir éradiqué les liens d’amitié, la famille et le couple, le gouvernement dispose désormais d’une arme pour réduire à néant l’identité individuelle et traquer le crime de pensée jusque dans les tréfonds de l’inconscient.

La grande force de Kallocaïne repose sur le personnage de Leo Kall dont le point de vue nous permet de découvrir le fonctionnement du régime.
Soumis au regard et à l’oreille de l’État mondial jusque dans leur chambre, les citoyens-soldats n’ont plus aucune liberté. Ils se doivent corps et âme au collectif, assujettis aux devoirs ordonnés par la puissance étatique. Embrigadés dès leur enfance, sélectionnés en fonction de leurs compétences, déplacés selon les besoins de la démographie ou de l’armée, ils vivent dans des cités souterraines, sous la menace permanente d’une éventuelle attaque aérienne, accomplissant sans rechigner les rituels fixés par l’État, de peur d’être dénoncés.

Karin Boye a su capter l’air du temps pour en restituer une vision cauchemardesque et réaliste. Elle convoque en vrac les dictatures communiste et nazie, sans ne jamais les nommer, mais d’une manière suffisamment évidente pour que ne subsiste aucun doute. Elle tient également compte des évolutions militaires, notamment de la guerre aérienne dont les ravages ont durement marqué le continent européen en ce début de Seconde Guerre mondiale, imaginant des villes souterraines, soustraites ainsi aux bombardements.
A cet aspect du récit, Karin Boye ajoute une dimension plus psychologique, via le personnage de Leo Kall. Un individu lambda agissant plus par jalousie que par devoir, et ne cherchant pas à s’opposer ou à remettre en question l’ordre des choses. Le seul mérite du bonhomme reste finalement de mettre en valeur le personnage de Rissen, le héros en creux de ce roman.

Plus de soixante-dix ans plus tard, Kallocaïne garde intacte sa puissance d’évocation et son potentiel anxiogène. Plus que jamais d’actualité, a fortiori à l’époque où l’arme psychologique a rejoint l’arsenal militaire, le roman de Karin Boye apparaît comme le chaînon manquant entre Nous Autres de Zamiatine et 1984 de George Orwell. À (re)découvrir, assurément.

kallocaineKallocaïne – Roman du XXIe siècle (Kallocaïn, 1940) de Karin Boye – Les Moutons électriques, collection « Hélios », janvier 2016 (roman traduit du suédois par Leo Dhayer)

Une brève histoire du roman noir

Voici ce que je disais d’Une brève histoire du roman noir de Jean-Bernard Pouy à une époque pas si lointaine. Mon avis n’ayant pas évolué d’un iota, bien au contraire, j’ai pu même tester avec bonheur quelques-unes de ses préconisations, je profite de la réédition de l’ouvrage chez les éditions « Points » pour en remettre une couche. Alors, enjoy !

J’ai un problème et il s’appelle Jean-Bernard Pouy. Je vous jure pourtant que je me soigne. Mais rien n’y fait. Les infusions de Belle Prose, les cures de Littérature qui pose, les bains de pied, tout ça, c’est peau de balle. Jibé se révèle à mes yeux un génie. A moins que ce ne soit Dieu. Bref, quoi qu’il fasse, dise ou écrive, je ne peux m’empêcher de le lire et de l’admirer. Et pourtant, vu sa cadence d’écriture, il a aussi produit des trucs médiocres, des machins sur lesquels nous passerons.

Dernièrement, j’ai succombé à sa Brève histoire du roman noir. L’ouvrage n’a rien d’un essai, contrairement à ce que laisse présager le titre. Il s’apparente davantage à une bibliothèque idéale, dotée de quelques réflexions personnelles bien senties issues du fruit de ses cogitations bilipotiennes. Cerise sur le gâteau, l’ouvrage s’achève par une nouvelle intitulée Sauvons un arbre, tuons un romancier ! Ceci donne une idée de la tonalité de la chose.

Eh bien, figurez-vous que ce bouquin est délectable. Quelle surprise ! Je vous prie de simuler l’étonnement. Tout d’abord, Jibé nous livre une sélection tout à fait recommandable de romans plus réjouissants les uns que les autres. On glane, au passage, une série de noms d’écrivains indispensables. Des anciens et des jeunes, des morts et des vivants, des Anglo-saxons et les autres. De quoi alimenter une copieuse liste.

Personnellement, j’ai ajouté à ma pile à lire quelques étages supplémentaires. Robert Stone, Newton Thornburg, Stephen Dobyns, John Trinian (dont Jibé nous dit qu’il a sans doute inspiré Le Lézard lubrique de Melancoly Cove de Christopher Moore), Curt Siodmak (un truc zarbi de cerveau criminel baladeur), James Sallis, Thomas MacGuane et Carlo Emilio Gadda (un roman au titre prometteur : L’Affreux Pastis de la Rue des Merles).

De plus, l’objet s’écarte un tantinet des conventions du genre. Certes, on trouve une introduction (intitulée Empoignons la bête), une conclusion (Noir devant !) et une bibliographie des romans et auteurs classés dans leur ordre d’entrée en scène. Toutefois pour le reste, c’est un chapitrage à la Jibé. On commence ainsi avec les aiguilleurs (les auteurs, morts et vivants, qui ont fait école). Puis, le sommaire aligne un défilé insolite d’entrées qui chatouillent ou gratouillent la curiosité. On commence par les forcenés et on continue avec les pessimistes (voire nihilistes), les allumés (et autres freaks), les étoiles filantes et les intellos (les auteurs de « la blanche » venus au noir par goût). C’est complètement subjectif, évidemment pas exhaustif du tout, mais cela se veut aguicheur, amusant et de bon conseil.

Enfin, Jibé nous emballe le tout avec son art habituel de la formule, genre : «  Harry Crews est le Jérôme Bosch du roman noir », et une gouaille qui, si elle ne cherche pas à faire chic, atteint son but avec efficacité.

Pour toutes ces raisons, Une brève histoire du roman noir se doit de figurer dans toutes les bibliothèques de néophytes. Après, ils pourront s’attaquer au Dictionnaire des littératures policières. Par la face nord.

Bref_roman_noirUne brève histoire du roman noir de Jean-Bernard Pouy – Réédition Points, mars 2016

Pyramides

Fraîchement diplômé de la Guilde des Assassins, Teppic s’apprête à débuter une carrière dédiée à l’inhumation, comme on dit dans sa profession. Mais, le jeune homme se distingue de ses camarades étudiants par ses origines. À vrai dire, il se distingue même du commun des mortels, appartenant à une lignée royale briguant l’immortalité. Teppic est en effet le fils d’un dieu, autrement dit l’héritier du pharaon régnant sur le petit royaume de Jolhimôme (aka Djelibeybi chez les Anglois, la traduction en français me rappelant trop la momification avancée de Léo Ferré).

Bref, pour faire face aux dettes abyssales de son père Teppicymon XXVII, il a quitté sa terre natale pour rallier Ankh-Morpok afin d’y apprendre un métier. Pourquoi pas assassin ? L’épreuve finale, valant pour validation des acquis et compétences létales, révèle hélas son inadaptation pour la profession. Heureusement, elle ne débouche pas sur un échec dont son immortalité future aurait eu bien du mal à se remettre. Teppic n’a toutefois pas le temps de fêter trop longuement son diplôme. Le voilà rappelé chez lui où son pharaon de père vient de trépasser. Pas sûr de se réjouir de cette nouvelle, il doit tout abandonner, camarades de classe, perspectives de carrière, jeunes femmes accortes et plomberie, pour le confort sommaire de la pierre et du désert, pour les crocodiles sacrés, les pyramides et les privilèges d’une fonction royale placée sous la coupe du grand prêtre Dios.

Avec Pyramides, Terry Pratchett penche sans vergogne du côté de la parodie, nous gratifiant d’une réécriture par l’absurde de l’Histoire et des légendes des peuples du bassin méditerranéen. Dans une version décalée de l’Égypte antique, où le pharaon règne à la sueur du front de ses esclaves, sous la houlette d’un clergé oscillant entre omnipotence et ventripotence, l’auteur britannique multiplie les jeux de mots, les situations cocasses, jonglant avec les concepts de la physique quantique et de l’immortalité. Terry Pratchett met aussi sur la sellette la foi et les croyances religieuses, opposant la tradition, incarnée ici par le grand prêtre Dios, au progrès rapporté de l’extérieur par un Teppic ouvert à la modernité et au changement.

« Ce fut à peu près à cet instant que le plus grand mathématiciens du Disque, couché dans la flatulence douillette de sa stalle sous le palais, cessa de ruminer et s’aperçut qu’il se passait quelque chose d’anormal avec les nombres. Avec tous les nombres. »

J’avoue m’être beaucoup amusé en lisant ce septième volet des « Annales du Disque-monde ». La faute à une intrigue délirante et maîtrisée jusqu’au bout. La faute aussi à un personnage principal sympathique qui ne connaîtra pas, hélas, d’autres incarnations. La faute enfin au nonsense habituel de l’auteur, mais également à un foisonnement de personnages secondaires mémorables. Terry Pratchett se montre en effet sur ce point très inventif, accumulant les trouvailles. De Sale-Bête, le chameau roulant sa bosse des mathématiques dans les dunes, à Dios, le grand prêtre passablement rigide, en passant par Ptorothée, la concubine royale rebelle, sans oublier un maître embaumeur et son apprenti, et la famille de Ptaclusp, bâtisseurs de pyramides de père en fils (bis), on comprend que les choses ne demandent qu’à déraper pour le meilleur et pour le rire. Ajoutons à cela, un voisinage composé de deux puissances belliqueuses ayant envie de rejouer la guerre de Tsort avec son cheval de bois (ou peut-être était-ce une vache ? Un cochon ? Ou alors un poulet ?). Une poignée de grands esprits réunis en symposium pour discourir de la République idéale (un spectacle pas cirrhose que ça). Un sphinx confronté aux failles logiques de son énigme, Et pour terminer, une multitude de dieux plus vrais que (sur)nature, libérés de leurs obligations cultuelles à l’occasion d’une modification localisée de la réalité consensuelle. Bref, Terry Pratchett donne du grain à moudre à nos zygomatiques.

Mais surtout, il nous révèle enfin LE secret des pyramides. Une arcane dont la révélation ferait passer le paradoxe du chat de Schrödinger pour une charade enfantine, si elle n’impliquait pas des équations ésotériques et supra-irrationnelles.

« Il n’y a rien de mystérieux dans le pouvoir des pyramides. Les pyramides sont des barrages dans le cours du temps. Si la grande masse de pierre est correctement conçues et orientée, correctement bâtie aux bonnes mesures paracosmiques, son potentiel temporel peut être détourné pour accélérer ou renverser le temps à l’intérieur d’un espace restreint, de la même façon qu’on fait pomper de l’eau à un bélier hydraulique contre le courant. Les premiers bâtisseurs, évidemment vieux et sages, connaissaient parfaitement cette particularité, et le but dans une pyramide correctement construite, c’était d’obtenir un temps absolument nul dans la chambre centrale afin que le roi défunt vive bel et bien éternellement – ou du moins ne meure jamais vraiment. Le temps qui aurait dû passer dans la chambre s’emmagasinait dans l’ensemble de la pyramide, et on le laissait se décharger dans un embrasement toutes les vingt-quatre heures. »

Au final, après Trois Sœurcières, je ne ne cache pas une nouvelle fois mon enthousiasme pour l’auteur britannique. Du coup, je suis impatient de lire ce qu’il me réserve avec le huitième volet de ses annales. Bientôt…

Terry-Pratchett-pyramidesPyramides« Les Annales du Disque-monde » (Pyramids, 1989) de Terry Pratchett – Éditions L’Atalante, 1996 (roman traduit de l’anglais par Patrick Couton)

Des nouvelles du Tibbar

Envie de dépaysement ? Le Tibbar, contrée sise entre Neverwhere et Nehwon, vous tend les bras. Ses paysages pittoresques, ses habitants – comment dire – exotiques sont autant de points forts pour le flâneur accoutumé à la fantasy hautement fantaisiste.
Aussi léger qu’un potage au coin du feu, aussi évanescent que l’odeur de la pluie un soir d’été, aussi chaleureux qu’une paire de pantoufles, le Tibbar s’impose comme la destination textuelle idéale. Une pause enjouée, pleine de malice et de poésie.

Si l’on fait abstraction de sa date de naissance et des quelques nouvelles parues ici et là dans des fanzines et revues, Timothée Rey a tout de la jeune pousse ayant évité de monter trop vite en graine. En dehors du présent ouvrage, il n’a écrit qu’un autre court recueil de nouvelles fantastiques (Caviardages), paru en 2008 aux excellentes mais très confidentielles éditions de La Clef d’Argent.
Avec Des nouvelles du Tibbar, l’auteur niçois semble franchir un cap supplémentaire, produisant pour notre plus grand plaisir un de ces ouvrages indéfinissables, empreints à la fois de sérieux et d’extravagance. Un délicieux ersatz de cette chienne de vie, absurde dans ses tenants et ses aboutissants, et à laquelle pourtant on tient plus que tout.

Ce qui frappe d’entrée, en lisant Des nouvelles du Tibbar, c’est l’esprit facétieux hantant les pages du recueil. On imagine Timothée Rey, attablé à son bureau, s’amusant follement à créer le Tibbar. Un processus créatif non dépourvu de la solennité et de la morgue inhérentes au démiurge, du moins est-ce ainsi que l’on se plaît à nous décrire ce processus dans les livres qui ne rigolent pas.
Bref, tout cela pour dire qu’ici la facétie ne fait pas l’économie d’une certaine rigueur. Timothée Rey ne floue pas son lectorat avec de l’à-peu-près, du fade ou du mou du genou. Sur un ton goguenard, ironique, voire sarcastique, il construit texte après texte cette contrée imaginaire du Tibbar, histoire et calendrier y compris.

Ainsi, au fil des nouvelles se dessine la géographie de ce bout de terre. Une carte dont on visualise les contours et dont on lit les toponymes en forme de jeu de mots dès le début du recueil. Au passage, saluons la haute tenue de l’ouvrage édité par Les Moutons électriques. Pour paraphraser approximativement un fieffé renard, le ramage est à la hauteur du plumage. Le livre peut s’enorgueillir d’une illustration de couverture aguicheuse de Celestino Piatti, en parfaite adéquation avec l’atmosphère des nouvelles d’un auteur également à l’origine d’ illustrations intérieures fort bienvenues.
Pour tout dire, on se trouve devant un recueil complet, ne manquent plus que les sons et les odeurs pour accentuer l’immersion. En dépit de ces manques olfactifs et sonores, on ne peut toutefois pas contester le caractère redoutablement immersif de cet univers chimérique, finalement pas si éloigné du nôtre, si l’on y réfléchit un peu. Du moins, est-ce l’impression tenace que laissent infuser les préoccupations de ses habitants. Un bestiaire volontairement foutraque se composant de demi, voire de quart-orcs, de Mafflus (des costauds à la mine d’armoire à glace), de houle-bec, de trolls, nains, humains, gorgones… Ce melting-pot délirant de créatures mythiques, légendaires ou tout simplement farfelues semble se soucier bien davantage de ses tracas quotidiens que des sempiternelles quêtes auxquelles on le cantonne habituellement.

Quid des nouvelles ? Douze textes dont on a bien du mal à retrancher un iota pour cause d’insatisfaction. Timothée Rey nous convie à un festival de trouvailles burlesques, balayant divers registres stylistiques d’une plume primesautière. L’imaginaire de l’auteur pétille comme un grand cru de Champagne, quelle que soit la forme de narration abordée.
En vrac, « Le Tronc, la Grume et le Fluant » et « Le Jardin de nains du Ninja Radin » apparaissent comme des pastiches décalés de western spaghetti et de films de Hong Kong.
« Magma Mia ! », « Dans l’antre du Sanguinaire » et « Jeunes Sirènes lascives pour marins bourrus » relèvent du texte à chute, pimenté ici d’un zeste de folie douce et d’une pincée de cruauté. « Sur la route d’Ongle » lorgne du côté de la parodie, la compagnie de héros en quête étant ici remplacée par les usagers d’un bus monté sur pattes.
En lisant « Lacnae b’Asac », on éprouve un bref serrement au cœur en pensant au peu de poids représenté par l’idéalisme face à la réalité du quotidien. Fort heureusement, on se console avec « Suivre à travers le bleu cet éclair puis cette ombre », l’histoire d’une utopie lucide – non, ce n’est pas contradictoire –, jouant de surcroît avec la mise en page pour l’adapter au déroulement du récit. Du Grand Art !
« Mon père, ce bouffon au sourire si torve » émerveille par son inventivité – il fallait y penser à cette histoire de Marmelade – et surprend par son ton, mélange de tendresse, d’humour vachard et de tragédie.
« Mille et mille surgeons du Foisonneur » a de quoi réconcilier les réfractaires à la poésie avec le genre. On ressort de cette lecture, la tête pleine d’images persistantes.
« Ce qu’il advint des ravisseurs de la Tomate chantante » et « Deux hougolouns dans le vent du soir » termine le tour d’horizon du recueil par un grand éclat de rire. Un rire toutefois grinçant, nerveux, car tiraillé entre des sentiments contradictoires.

Alliant toutes les qualités d’une excellente lecture plaisir, Des nouvelles du Tibbar ne cède pas pour autant à la facilité. Cette assertion, nullement à prendre dans une acception élitiste ou populiste, convient idéalement à un recueil n’abandonnant aucunement son caractère d’œuvre littéraire sur l’autel de la distraction à tout prix.
Maintenant, il faut avouer qu’on est impatient d’avoir d’autres nouvelles du Tibbar.

TibbarDes nouvelles du Tibbar de Timothée Rey – Éditions Les Moutons électriques, mai 2010

Taxi Driver

Taxi-driver2

« Brooklyn ressemblait à des dents jaunes dépassant de la morsure du fleuve. »

Taxi Driver de Richard Elman partage avec 2001, L’Odyssée de l’espace de Arthur C. Clarke le périlleux privilège d’avoir été écrit parallèlement au scénario d’un film que l’on peut qualifier sans craindre l’anathème, y compris celui des esprits chagrins, de chef-d’œuvre. Quarante ans après la sortie du long métrage de Martin Scorsese, le roman a enfin fini par être traduit dans l’Hexagone.

« Pas d’amour dans ma vie sauf la mort. »

Inutile de rappeler l’histoire de Taxi Driver, le moindre cinéphile la connaît par cœur. Sur ce point, la version romancée ne varie pas d’un iota. Quel intérêt à la lire me dira-t-on ? La curiosité, en premier lieu, et puis l’envie de s’immerger à nouveau, via un autre médium, dans l’univers mental de Travis Bickle.
De ce point de vue, Taxi Driver est une réussite. En dépit de quelques tournures poétiques, Richard Elman a retranscrit le personnage jusque dans ses tics de langage et son regard désabusé sur la comédie humaine. On est littéralement aspiré par la prose maladroite et la détresse du bonhomme, à tel point que l’on a l’impression de lire le journal d’un conducteur de taxi réel, ancien combattant du Vietnam n’arrivant pas à trouver ses repères dans un pays qui se fiche de son sacrifice et de sa souffrance psychologique.
Le parlé de Travis Bickle est cru, brut de décoffrage. Il fleure bon la rue où il travaille et ne s’embarrasse pas de circonvolutions. Pour Travis, New York est un égout à ciel ouvert qu’il faut purger de ses immondices, prostituées, macs, toxicomanes et dealers y compris. Mais, la société et ses idéaux ne valent guère mieux. Individualiste, conformiste, superficielle, elle abandonne les marginaux à leur sort, les rejetant après s’en être servi sans vergogne. Au volant de son taxi, Travis voit passer les gens et entend les histoires qu’ils se racontent. Elles glissent sur lui, contribuant à son dégoût et à la montée de sa paranoïa. Sur l’écran noir de ses nuits blanches, il essaie d’écrire sa propre vie, tentant de lui donner un sens. Devenir enfin quelqu’un de réel, quelqu’un qui compte pour autrui. Si son journal sert d’exutoire à ses frustrations, il témoigne surtout de la profondeur de sa dépression et de sa haine de l’existence.

Au final, Taxi Driver est le voyage au bout de l’enfer, voire le voyage au bout de la nuit (toutes les références cinématographiques et littéraires sont assumées) d’un pauvre type, vétéran de la guerre du Vietnam déboussolé, à la recherche d’un sens à sa vie. Et si le roman n’atteint pas la violence paroxysmique du film, il n’en demeure pas moins une variation intéressante, certes sur un mode mineur, du trajet d’un marginal évoluant sur le fil du nihilisme.

Taxi-driverTaxi Driver (Taxi Driver, 1976) de Richard Elman – Éditions inculte, 2013 (roman basé sur le scénario de Paul Schrader, traduit de l’anglais [États-Unis] par Claro)

Quelque chose de pourri au Royaume d’Angleterre

Robin Cook, à ne pas confondre avec son homonyme américain faiseur de thrillers médicaux, était un auteur britannique de polars bien noirs, dont les qualités ont été louées en son temps par Jean-Patrick Manchette. Je sais, ceci ne constitue pas un critère incontestable pour porter un auteur au firmament de la Grande Littérature. Qu’importe, Cook demeure à mes yeux un excellent auteur dont il convient de découvrir les mérites amplement supérieurs à ceux de son homonyme états-unien.

Quelque chose de pourri au royaume d’Angleterre est à la fois une satire sociale et un texte de politique fiction qui lorgne vers l’aspect dystopique de la Science Fiction. Les critiques anglais n’ont d’ailleurs pas manqué d’opérer le rapprochement avec un autre ouvrage britannique hautement politique et dystopique. Vous l’aurez compris, il s’agit de 1984 de George Orwell.
Mais revenons à Quelque chose de pourri au Royaume d’Angleterre. Richard Watt, le narrateur, vit en exil avec sa femme dans un village d’Italie depuis que le climat est devenu trop malsain au Royaume-Uni. Le premier ministre Jobling a en effet décidé d’imprimer au pays un tournant radical en appliquant son programme du Nouvel Élan. Un virage radical consistant, ni plus ni moins, à installer un régime de nature socialiste en Angleterre. En fait, une véritable démocratie populaire avec système totalitaire intégré. Cette décision ne rencontrant pas l’enthousiasme général, l’Écosse et le Pays de Galles n’ont pas tardé à faire sécession et, à l’instar de nombreux autres membres de l’intelligentsia britannique, Watt a déserté le navire avant qu’il ne sombre. Il se pourrait malheureusement que le naufrage le rattrape, car Jobling a fait de son extradition une affaire personnelle.

Dédié à toutes les victimes, ce roman est une charge lourde, confinant au véritable règlement de compte contre le conformisme social anglais (comme dans d’autres titres de ses débuts, Cook y règle en bloc ses comptes avec son milieu social et son pays). A la différence d’Orwell, le totalitarisme n’est pas encore installé, mais il semble en voie pour se pérenniser. Cependant, la critique n’a pas totalement tort de le rapprocher de l’œuvre maîtresse d’Orwell, car c’est bien vers une certaine forme de dictature moustachue, parée des oripeaux socialistes, que regarde ce roman daté de 1970.

Dans la première partie, en compagnie du narrateur, nous suivons de loin les développements du totalitarisme en Angleterre. Une chape de plomb semble en effet être tombée sur son pays natal. Il ne cesse d’ailleurs de s’étonner et de s’inquiéter de l’étonnante passivité de ses compatriotes. La population semble avoir accepté sans rechigner une autre logique comme si celle-ci était un prolongement naturel de la Démocratie. De son côté, la bonne société anglaise progressiste, elle, préfère s’accommoder paisiblement de l’ordre rétabli, en fermant les yeux sur les crimes perpétrés par le régime. A l’heure de la guerre contre le terrorisme, du choc des civilisations, de l’état d’urgence et de la déchéance de nationalité, la pertinence du regard de Cook résonne cruellement pour nous rappeler que la contre-révolution avait déjà gagné en 1970. Cette partie, portée par un style volontiers lyrique, est la plus chaleureuse. Pourtant, déjà se mettent en place les éléments du futur retour à la réalité pour Watt et sa femme.

Dans la seconde partie, le couple doit retourner en Angleterre. La parenthèse italienne est fermée, commence l’implacable face à face avec la dictature. La prose devient plus froide, restituant l’opposition féroce et la violence latente. Avec Orwell, le totalitarisme n’avait pas d’incarnation. C’était une machine représentée par l’image générique de Big Brother. Chez Robin Cook, il endosse la personnalité médiocre et méprisable des supplétifs qui se sont engagés à son service. Ces êtres veules, falots et ratés n’ont rien de surhumains. Bien au contraire, ils s’inscrivent dans la normalité et l’on pourrait presque les rencontrer au coin d’une rue, voire discuter avec eux dans une file d’attente. Insidieusement, c’est le fait de résister qui devient anormal. Néanmoins, Watt est un battant qui ne se rendra pas. On est d’ailleurs étonné de sa détermination et de sa faculté de résistance. Et finalement, s’il finit par céder c’est que : « Tant que je pus me battre, je leur résistais, et quand je m’effondrais, ce fut parce que mon corps n’en pouvait plus, et en aucune façon parce que j’avais épuisé ma réserve de haine. »

Bref, Quelque chose de pourri au Royaume d’Angleterre me paraît être un pic dans l’œuvre de Robin Cook. Vous savez ce qu’il vous reste à faire maintenant…

quelque chose de pourriQuelque chose de pourri au Royaume d’Angleterre (A State of Denmark, 1970) – Robin Cook – Réédition Rivages/Noir, 2005 (traduit de l’anglais par Jean-Paul Gratias)

Hécatombe chez les élues de Dieu

Petit plaisir coupable, Hécatombe chez les élus de Dieu tient toutes les promesses esquissées par une quatrième de couverture aguicheuse à souhait. Troisième titre de la série « Bir Hop-Çiki-Yaga polisiyesi » (« Les Plaisants Mystères policiers turcs »), le roman de Mehmet Murat Somer met en scène un personnage récurrent pour le moins atypique et quelque peu provoquant dans une Turquie marquée par la morale musulmane, malgré une laïcité de façade. Jugez par vous-même.

Burçak ne craint pas d’afficher son appartenance à la communauté LGBT d’Istanbul. Le jour, il met ses compétences informatiques au service de clients soucieux de protéger leurs données sur Internet, hackant à l’occasion les fâcheux de tous poils. La nuit, il se transforme en brune incendiaire, rejoignant les autres « filles » dans son club situé à Beyoglu, le quartier chaud de la métropole du Bosphore. Gay jusqu’aux bouts de ongles, son modèle demeure Audrey Hepburn et il n’hésite pas à donner de sa personne pour séduire les beaux mecs venus s’encanailler. Très attaché à sa communauté, il décide de se substituer à la police pour enquêter sur une série de meurtres touchant des travestis dont le prénom s’inspire de celui d’un prophète. De quoi se ménager quelques nuits blanches, fertiles en rebondissements et rencontres fâcheuses. Mais, Burçak est tenace, prêt à toutes les audaces pour mettre un terme aux agissements du sérail killer.

Malgré une intrigue convenue, Hécatombe chez les élues de Dieu se distingue heureusement par un personnage principal baroque, narrateur non dépourvu d’humour d’une enquête dont on devine assez rapidement le coupable. Pas de doute, le roman de Mehmet Mural Somer vaut surtout pour sa galerie de personnages haut en couleur, de la folle inspirée du personnage de Zaza Napoli, incarné par Michel Serrault au cinéma, au hacker handicapé, sado-maso cachant son vice derrière une façade rigoriste. Par son rythme enlevé et sa description documentée de la communauté gay, l’auteur étant lui-même homosexuel on peut lui accorder crédit, Hécatombe chez les élues de Dieu se lit avec un plaisir communicatif.
Sur un ton oscillant entre parodie et réalisme cru, l’auteur nous dévoile une facette insolite d’Istanbul, loin des quartiers muséifiés et des mosquées, remplaçant le chant du muezzin et les hymnes nationalistes à la gloire d’Atatürk par le rythme syncopé des morceaux à la mode dans le quartier chaud de Beyoglu.

Bref, voici de quoi se distraire, tout en restant conscient que sous les paillettes et l’amusement, le rapport à la société turque et à la religion musulmane des homosexuels, des transsexuels et des travestis  reste marqué par l’ambiguïté.

hecatombe_elues_dieuHécatombe chez les élus de Dieu (Peygamber Cinayetleri, 2003) de Mehmet Murat Somer – Réédition 10/18, « Domaine policier », 2010 (roman traduit du turc par Gökmen Yilmaz)

Le Petit Guide à trimbaler de Philip K. Dick

Philip K. Dick est le plus grand écrivain vivant. De toute façon, il est vivant et vous êtes morts.

(ça, c’est fait)

Quel intérêt à lire un ouvrage comme Le petit guide à trimbaler de Philip K. Dick lorsque l’on adule l’auteur et que l’on a déjà épuisé bon nombre d’essais, autrement plus copieux, à son sujet. Hein ?

La nécessité d’enfoncer les portes ouvertes ?

Une monomanie confinant à la maniaquerie ?

Une compulsion maladive ?

Les hypothèses abondent et ne regardent, au final, que mon psy et moi-même. À bien y réfléchir, faudrait peut-être que je consulte, histoire d’expérimenter les bienfaits du divin divan. Bref, fort opportunément, l’année où l’on a commémoré la non mort de l’auteur américain, les éditions ActuSF ont fait appel à Étienne Barillier pour nous concocter un petit guide, ne tenant pas dans la bouche mais dans la poche, concis, informatif, délaissant l’exhaustivité au profit de l’efficacité. Il s’agit en effet de donner envie, de tracer des pistes à explorer et de faire œuvre de passeur. Sur ce dernier point, le contrat est rempli.

Alors, si ce guide n’apprend pas grand chose au dickophile, juste deux trois informations glanées au détour d’un chapitre, il se révèle toutefois une aide précieuse pour le néophyte, lui indiquant quelques entrées judicieuses pour découvrir Dick. Car s’il est un reproche que l’on ne peut pas faire à Étienne Barillier, c’est celui de verser dans la dickolâtrie. Il n’hésite pas à opérer un tri, mentionnant les livres dispensables (Burn Docteur Futur ! Burn !). Un point sur lequel, en connaisseur, je ne peux qu’approuver.

Subjectif me dira-t-on ?

Sans l’ombre d’un doute, et ce n’est finalement pas plus mal au regard des autres titres de la collection des petits guides, où trop souvent le navrant est mis sur le même plan que l’exceptionnel dans une euphorie bienveillante. Le droit d’inventaire, ça existe aussi en SF.

Le-Petit-Guide-a-trimbaler-de-Philip-K-DickLe Petit Guide à trimbaler de Philip K. Dick – Éditions ActuSF, collection Les Trois souhaits, 2012

Les Affinités

2016 marque le retour de Robert Charles Wilson dans nos contrées, et comme une bonne nouvelle arrive rarement seule, Les Affinités se trouve être un bon roman, du moins meilleur que son prédécesseur que d’aucuns considèrent comme mineur, et que j’ai trouvé personnellement ennuyeux. Avec plaisir, on retrouve toutes les qualités de l’auteur canadien, le goût pour la spéculation et cet attachement viscéral à l’humain dans toutes ses nuances, y compris ses imperfections. Bref, je ne vous cache pas plus longtemps mon enthousiasme…

Quelque part dans un futur proche, la société InterAlia propose une batterie de tests pour déterminer l’appartenance d’un individu à une affinité. Fondé sur les recherches de Meir Klein, le procédé ouvre de nouvelles perspectives sociales. Vingt-deux catégories ont ainsi été identifiées, allant de la démocratie participative des Taus à la stricte hiérarchie des Hets. Par voie de conséquence, le processus a crée une vingt-troisième affinité, composée de tous les individus ayant échoué au test. Autant dire, la majorité de l’humanité. Mais cela ne semble pas remettre en question les projets de leur créateur, ni les visées commerciales de InterAlia.

Chaque affinité regroupe des personnes partageant un certain nombre de points communs relationnels. Des individus aptes à former une sorte de communauté d’esprit et à coopérer naturellement, sans heurts ni malentendus. D’un point de vue pratique, les affinités apparaissent comme un sésame vers une vie meilleure. Les membres d’une « tranche » territoriale pratiquent l’endogamie sociale, favorisant les propres membres de leur communauté dans tous les domaines. D’un point de vue politique, les affinités défendent leurs intérêts, impulsant les changements législatifs qui les arrangent et n’hésitant pas à défendre de différentes façons leur pré carré. Mais pour leur créateur Meir Klein, les affinités apparaissent surtout comme le stade suivant du développement de l’humanité. Pour le meilleur, espère-t-il.

Arrivé à un carrefour de sa vie, Adam Fisk saisit l’opportunité que lui offrent les affinités. Sa grand-mère qui finançait ses études vient de mourir, et il ne peut guère compter sur son père, un épouvantable réac, ou son frère aîné, un arriviste sans scrupules, pour prendre le relai. Son intégration dans l’affinité Tau arrive donc à point nommé pour remplacer un milieu familial un tantinet toxique. Elle lui permet de trouver un emploi et de s’agréger à une nouvelle famille, plus amicale et en accord avec sa manière d’envisager l’avenir. Elle lui garantit dans l’immédiat un toit et un couvert. De quoi voir venir.

Avec Les Affinités, Robert Charles Wilson ausculte les réseaux sociaux et leurs algorithmes d’interactions sociales. À l’instar de Isaac Asimov et de la psychohistoire, il propulse la téléodynamique au rang d’outil de modélisation des relations sociales, de « théorie du tous », apte à émettre des prédictions sur l’avenir, certes moins fiables que les prévisions météo, mais bien meilleures que la divination.

Sur un laps d’une dizaine d’années, on suit ainsi l’impact de cette révolution sur l’humanité, via le point de vue de Adam Fisk. D’aucuns pourraient trouver le procédé frustrant puisqu’à l’exception des Taus et des Hets, les vingt-deux autres affinités demeurent en arrière-plan. De même, Robert Charles Wilson ne s’embarrasse pas de détails, préférant se focaliser sur le parcours intime d’un individu, quitte à pratiquer des ellipses dans la trame chronologique et le contexte géopolitique d’un futur en proie aux maux initiés dans notre présent.

Mais, peu importe, le choix s’avère au final gagnant. Le regard d’Adam apporte beaucoup d’humanité au lent processus conduisant les affinités à se substituer au couple, à la famille, aux amis, au milieu social et finalement à l’appartenance nationale. Il en révèle toute la duplicité et l’imperfection. Il témoigne de la dérive communautaire des différentes affinités. Un processus bien éloigné des promesses de Meir Klein, dont les manifestations extrêmes finissent par provoquer un conflit pour la suprématie politique. Bref, Robert Charles Wilson nous questionne sur notre capacité à comprendre l’autre et à le supporter. Il s’interroge aussi sur la capacité de l’humanité à continuer à progresser, à faire face aux défis de l’avenir et aux menaces déjà présentes, tout en évitant l’auto-destruction. Un vaste sujet, dont il se sort par un dénouement inattendu, ouvert et somme toute optimiste.

Au final, Les Affinités renoue avec le meilleur de l’auteur canadien, illustrant s’il est encore nécessaire de le faire, la capacité de la science-fiction à mélanger spéculation et humanité.

« Et donc, quel est le verdict, mon grand ? Juste entre adultes. Le monde est-il jeune ou vieux ?

[…] Eh bien. Rebecca m’a aidé à comprendre. C’est l’apparence qui compte, pas vrai ? Celle que le monde a pour les gens. Au Moyen Âge, le monde devait sembler vraiment vieux, comme s’il n’était fait que de ruines romaines et d’empires déchus, tu vois. Comme si rien de grand ni de bien ne pouvait plus jamais se produire. Comme si on pouvait regarder les restes d’un aqueduc dans la campagne française en se demandant comment on avait pu construire ça un jour. Mais il y a eu la Renaissance et le siècle des Lumières, qui ont tout à coup suscité des façons complètement nouvelles de répondre aux questions, si bien que les gens ont eu l’impression qu’en fait, ils étaient au début de quelque chose, qu’un tout nouveau monde naissait. Pas vrai ? »

AffinitésLes Affinités (The Affinities, 2015) de Robert Charles Wilson – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », février 2016 (roman traduit de l’anglais [Canada] par Gilles Goullet)

Le Bâtard

John Steinbeck et William Faulkner viennent immédiatement à l’esprit lorsque l’on évoque la littérature réaliste américaine de l’entre-deux-guerres. C’est aller un peu vite en besogne et oublier Erskine Caldwell, autre chantre des laissés pour compte du rêve américain.
Dans une œuvre comptant 30 romans et plus de 150 nouvelles, sans compter les reportages et essais, il s’est attaché aux semelles des damnés de la terre, sans pour autant céder à l’idéologie ou un quelconque discours sur la lutte des classes.

Le Bâtard nous immerge sans préambule dans le milieu violent et sordide du prolétariat du Sud des États-Unis, montrant que la misère sociale et culturelle n’a pas attendu la Grande Dépression pour écraser sous le joug l’existence ingrate et dépourvue d’espoir des plus démunis.
Guidés par une animalité fruste, les prolétaires de Caldwell ne semblent préoccupés que par la satisfaction de leurs besoins primaires. Travailler comme des forçats, boire jusqu’à l’ivresse, manger, baiser et jouer aux dés constituent le leitmotiv de leur vie. Et lorsqu’ils font preuve de solidarité, c’est pour se payer un bon moment avec une danseuse de hoochie-koochie.
Rien n’échappe à l’humour grinçant de Caldwell, ni les vices des « fumelles », promptes à coucher avec le premier venu, ni le prêtre débutant qui sagouine les funérailles, ni le camarade massacrant un pauvre nègre parce qu’il n’a pas obéi assez vite. Le Bâtard offre un portrait guère reluisant du Sud des États-Unis, partagé entre racisme, ivrognerie congénitale, sexisme et cruauté naturelle. Erskine Caldwell décrit un monde amoral, où l’empathie pointe aux abonnés absents et où les hommes ne semblent pas acteurs de leur propre histoire. En fait, les choses leur arrivent accidentellement, les contraignant simplement à réagir, sans état d’âme, pour le meilleur ou pour le pire.
Quant au bâtard qui donne son surnom au titre du roman, le bougre est un vrai fils de pute, au sens propre comme au figuré. Né des œuvres d’une prostituée et d’un inconnu, il est revenu à Lewisville, sa ville natale, après avoir tué froidement un type. N’ayant pas peur de se salir les mains, il se fait embaucher dans une fabrique d’huile de coton et s’abrutit de travail, ne consacrant son temps libre qu’à boire, arnaquer ses compagnons et forniquer.
Dépourvu d’intrigue, le roman s’attache à le suivre, à travers ses rencontres, ses frasques et la malédiction qui lui colle à la peau. S’étant mis en ménage avec une petite, à qui il jure le grand amour, il finit par la quitter, non sans avoir tué leur enfant, né velu et contrefait.

A bien des égards, Le Bâtard apparaît comme un précurseur du roman noir. Par son point de vue naturaliste, la violence de son propos, son absence d’état d’âme et son écriture sèche, le roman d’Erskine Caldwell soutient sans peine la comparaison avec les romans noirs. Quand on sait que l’auteur a bien connu Marcel Duhamel, on se demande pourquoi il n’est pas paru en Série noire.

bâtardLe Bâtard (The Bastard, 1929) de Erskine Caldwell – Réédition Le livre de poche, mai 2014 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jean-Pierre Turbergue)