Si Kallocaïne ne suscite que peu de réaction chez les néophytes, les érudits auront immédiatement reconnu l’une des quatre plus importantes contre-utopies du XXe siècle. Un titre précédant de neuf ans 1984 et dont on retrouve certains motifs chez Orwell, mais également chez ses prédécesseurs, en particulier Nous Autres de Zamiatine. Pourtant, le roman de Karin Boye fait un peu figure d’oublié dans nos contrées. Espérons que la nouvelle traduction de Leo Dhayer, plus conforme à l’original, lui redonne sa juste place aux côtés de ses pairs.
Écrit pendant la Seconde Guerre mondiale, le récit décrit de l’intérieur une puissance totalitaire, empruntant son décor et son idéologie à l’URSS et à l’Allemagne nazie. On s’attache, s’il l’on peut dire, à Leo Kall, citoyen-soldat de l’État mondial, une vaste entité politique aux contours imprécis, mais dont on perçoit bien le pragmatisme et la paranoïa institutionnalisée. Leo se livre à une confession, dévoilant ses motivations, son passé et les circonstances de sa situation présente. À le lire, on se rend assez vite compte qu’il s’agit d’un individu médiocre, en proie au doute sur son couple, sur la ferveur de son engagement, et dont le seul mérite reste d’avoir inventé un sérum de vérité ouvrant les portes de l’esprit aux menées inquisitrices de l’État. Ainsi, après avoir éradiqué les liens d’amitié, la famille et le couple, le gouvernement dispose désormais d’une arme pour réduire à néant l’identité individuelle et traquer le crime de pensée jusque dans les tréfonds de l’inconscient.
La grande force de Kallocaïne repose sur le personnage de Leo Kall dont le point de vue nous permet de découvrir le fonctionnement du régime.
Soumis au regard et à l’oreille de l’État mondial jusque dans leur chambre, les citoyens-soldats n’ont plus aucune liberté. Ils se doivent corps et âme au collectif, assujettis aux devoirs ordonnés par la puissance étatique. Embrigadés dès leur enfance, sélectionnés en fonction de leurs compétences, déplacés selon les besoins de la démographie ou de l’armée, ils vivent dans des cités souterraines, sous la menace permanente d’une éventuelle attaque aérienne, accomplissant sans rechigner les rituels fixés par l’État, de peur d’être dénoncés.
Karin Boye a su capter l’air du temps pour en restituer une vision cauchemardesque et réaliste. Elle convoque en vrac les dictatures communiste et nazie, sans ne jamais les nommer, mais d’une manière suffisamment évidente pour que ne subsiste aucun doute. Elle tient également compte des évolutions militaires, notamment de la guerre aérienne dont les ravages ont durement marqué le continent européen en ce début de Seconde Guerre mondiale, imaginant des villes souterraines, soustraites ainsi aux bombardements.
A cet aspect du récit, Karin Boye ajoute une dimension plus psychologique, via le personnage de Leo Kall. Un individu lambda agissant plus par jalousie que par devoir, et ne cherchant pas à s’opposer ou à remettre en question l’ordre des choses. Le seul mérite du bonhomme reste finalement de mettre en valeur le personnage de Rissen, le héros en creux de ce roman.
Plus de soixante-dix ans plus tard, Kallocaïne garde intacte sa puissance d’évocation et son potentiel anxiogène. Plus que jamais d’actualité, a fortiori à l’époque où l’arme psychologique a rejoint l’arsenal militaire, le roman de Karin Boye apparaît comme le chaînon manquant entre Nous Autres de Zamiatine et 1984 de George Orwell. À (re)découvrir, assurément.
Kallocaïne – Roman du XXIe siècle (Kallocaïn, 1940) de Karin Boye – Les Moutons électriques, collection « Hélios », janvier 2016 (roman traduit du suédois par Leo Dhayer)