Littérature d’images cantonnée au sense of wonder et au divertissement, les contempteurs de la science-fiction oublient trop souvent qu’elle est aussi une littérature d’idées. Littérature d’avertissement ancrée dans les maux du présent, le genre ausculte également le champs des possibles ouvert par des technosciences toujours plus promptes à interagir avec la société, au grand dam d’un esprit humain hélas enferré dans ses routines reptiliennes.
Le Cœur de Doli oppose ainsi les progrès de la génétique à l’amour sous toutes ses formes, qu’il soit conjugal, paternel, maternel, fraternel, voire attaché à autrui, confrontant par la même occasion les mirages générés par le consumérisme aux valeurs éthiques colportées par l’humanisme.
« N’A DE VALEUR QUE CE QUI EST AUTHENTIQUE. »
Sergio et Victor sont frères. Deux frères identiques jusqu’au moindre détail. Pourtant, leurs caractères respectifs diffèrent. Sergio aime l’argent, le foot, la télé, l’alcool et le sexe. Pour tout dire, il est un peu pourri. Victor est intelligent et curieux, manifestant très souvent de l’empathie pour autrui. Tous deux appartiennent à la bonne société de Magdalena, petite cité située au sud de Buenos Aires. Avec un père reprogénéticien réputé et un oncle propriétaire de la principale chaîne de restauration rapide du pays, difficile en effet de les plaindre. Malheureusement, Victor n’est qu’un double, une sauvegarde pour Sergio, en cas d’accident ou de maladie. Autrement dit, un clone de remplacement doté d’organes compatibles avec l’organisme de son frère, s’il a besoin d’une transplantation. Dépourvu du statut d’humain, des droits attachés à la personne, il subit également ses caprices, sous le regard d’une mère bien plus attachée à l’original qu’à sa copie.
S’il n’est pas difficile de rapprocher Le Cœur de Doli de son illustre prédécesseur, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, on pense immédiatement aussi au film Bienvenue à Gattaca. La proximité entre les thématiques de ces œuvres et celle du roman de Gustavo Nielsen n’est sans doute pas étrangère à ce fait. Clonage reproductif, ségrégation par l’origine génétique et OGM composent le triste tableau du futur dépeint par l’auteur argentin. Un futur si proche qu’il nous paraît déjà familier. Et pourtant, on ne parvient pas à se départir d’un sourire gêné en lisant Le Cœur de Doli, tant l’atmosphère du roman flirte avec le grotesque et la cruauté. Gustavo Nielsen nous plonge en effet de plein pied dans les affres de la tragicomédie. Son propos oscille avec une constance admirable entre le sarcasme et le drame, mêlant l’intime et l’universel. Fort heureusement, il évite l’écueil de la sensiblerie, nous gratifiant d’une galerie de personnages à la psychologie travaillée dont on partage les tourments et les questionnements moraux.
Le monde de Victor anticipe à peine le nôtre, même si l’auteur argentin confère à ses extrapolations une touche de surréalisme. C’est sans doute la grande force de son roman. Poussé au rire, aux pleurs, on explore les zones grises de la conscience humaine en s’interrogeant sur les opportunités offertes par la science. À l’heure de la GPA, du séquençage du génome humain et des OGM, la question se pose avec acuité. Pas sûr que la réponse éthique ne résiste bien longtemps aux pressions du marché et du consumérisme.
Bref, Le Cœur de Doli est, à n’en pas douter, une grande réussite à ajouter au crédit d’une littérature argentine plus que jamais à découvrir.
Le Cœur de Doli de Gustavo Nielsen – Éditions La dernière goutte, octobre 2015 (roman traduit de l’espagnol [Argentine] par Lori Saint-Martin)