Nager sans se mouiller

« Les miroirs de l’ascenseur nous répètent à l’infini et créent une multitude de clones à partir des quatre personnes qui l’occupent. C’est un ascenseur moderne comme l’immeuble, et il y a un instant, quand nous sommes montés, l’homme au complet bleu et moi, au quatorzième étage, les images m’ont rappelé un truc de fête foraine, un truc cruel, car, au lieu de nous déformer, l’excellente qualité optique des miroirs, nous renvoie une parfaite image de nous-mêmes. Et ça fait mal. »

Officiellement, Juanito Pérez Pérez officie en tant que commercial dans une multinationale vendant des produits à destination du secteur médical. Officieusement, il est un tueur répondant au surnom de Numéro Trois. Exécuteur impitoyable, Juanito ne s’est jamais posé trop de questions, mais là, il a envie de faire une pause, genre prendre des vacances avec ses enfants pendant l’été. Ses supérieurs lui ont promis de le laisser tranquille. Ils peuvent bien se le permettre car leur petite entreprise ne connaît pas la crise. Mais les promesses n’engagent que ceux qui les croient (refrain connu).

Sur la route des vacances, Juanito est contacté par ses employeurs. Un contrat de dernière minute à livrer. On le rassure, l’exécution de cette tache ne devrait pas lui coûter trop de temps. Comme pour se faire pardonner, ses supérieurs ont pris sur eux de lui réserver une place dans un camping, à proximité de sa cible. Problème : le camp est réservé aux naturistes et la cible semble être son ex-épouse. Ou alors son nouveau compagnon, un juge à la réputation incorruptible. Pas si sûr. Les informations manquent de clarté et Numéro Trois n’arrive pas à se concentrer lorsqu’il est nu, a fortiori lorsqu’une fille à tomber par terre croise son chemin.

Vous avez aimé Aller simple, vous adorerez Nager sans se mouiller. Derrière cette assertion, évidemment non négociable, se cache un roman au propos beaucoup plus profond qu’il n’y paraît au premier abord. L’auteur ne craint pas la surenchère, on le sait. Il s’en donne une nouvelle fois à cœur joie, multipliant les enchaînements rocambolesques et les situations invraisemblables. Tout ceci n’est pas sans rappeler un certain Marc Behm et, malgré la coloration abracadabrante de l’ensemble, on plonge, surpris plus d’une fois, le sourire aux lèvres.

Au-delà de l’aspect déjanté de l’intrigue, le propos de Carlos Salem s’attache à des questions plus existentielles. Il vire carrément à l’introspection, se teintant même d’existentialisme. Autant le dire tout de suite, l’auteur hispanique se fiche comme d’une guigne des codes du genre. Pas de bien ou de mal dans ce roman. Point de suspense haletant, de tueur implacable ou de policier incorruptible (ou son contraire, c’est tendance). Les adeptes du thriller en seront pour leurs frais. Numéro Trois laisse tomber tous les fondamentaux de son métier, pour se consacrer à lui-même et à son entourage. Fraternisant avec l’amant de son ex, trinquant, à découvert, avec le policier qui le traque, redécouvrant ses enfants, il laisse peu à peu tomber le masque et jette un regard critique sur son passé. Chemin faisant, il toise également les faux-semblants de notre société, une communauté dans laquelle le paraître revêt plus d’importance que l’être.

Le roman de Carlos Salem est un véritable hymne à la vie, jalonné de clins d’œil (un des vacanciers s’appelle Andréa Camilleri), de scènes d’amour mémorables, de formules apparemment absurdes mais frappées au coin du bon sens. L’auteur hispanique pousse le bouchon très loin, jusqu’à faire allusion à son précédent roman, se mettant en quelque sorte en scène par procuration. Et on se régale à le lire, quitte à plonger tout habillé.

« J’exige que, à la fin du roman, je puisse vivre sans mensonges, savoir si je suis Juanito ou Numéro Trois. Savoir. Vivre. Aimer. Même si ça doit me faire souffrir. Même si je dois mourir en conjuguant ces verbes. »

Nager sans se mouiller

Nager sans se mouiller (Matar y guardar la ropa, 2008)de Carlos Salem, Éditions Actes Sud, collection Actes Noirs, septembre 2010 (roman inédit traduit de l’espagnol [Argentine] par Danielle Schramm)

Coraline

Cela faisait belle lurette que je n’avais pas lu un roman de Neil Gaiman. Depuis American Gods pour être exact. Je ne garde d’ailleurs pas un souvenir émerveillé de ce roman au pire raté ou au mieux ne tenant pas toutes les promesses esquissées. Avec Coraline, je ne prends guère de risque. Auréolé d’une multitudes de récompenses, le roman est également considéré par les fans comme l’un des meilleurs de l’auteur américain. Sur ce point, je rejoins ses laudateurs.

Quid de l’histoire ?

Coraline vient d’emménager avec sa famille dans une grande maison transformée en plusieurs appartements. Au rez-de-chaussée vivent les demoiselles Spink et Forcible, deux vieilles dames toutes rondes ayant brûlées jadis les feux de la rampe, mais ne faisant plus désormais que la conversation à leurs nombreux terriers blancs, Hamish, André, Jock… Au grenier habite un vieux monsieur moustachu prétendant posséder un cirque de souris savantes. Solitaire et reclus, il ne cesse de promettre à la jeune fille de l’inviter au spectacle lorsque leur numéro sera au point.

Délaissée par ses parents, très occupés par leur travail, Coraline passe son temps à explorer son nouvel univers. Cela tombe bien, elle espère devenir plus tard une grande exploratrice. Elle arpente ainsi le jardin un tantinet à l’abandon dans tous les sens. Elle fouille les prés aux alentours et pousse la curiosité jusqu’à examiner le puits dont on a pourtant pris soin de lui signaler l’existence afin d’éviter un accident. Aucun recoin de l’appartement ne lui échappe, du salon au bureau de son père, en passant par sa chambre, rien ne résiste à ses auscultations. Même cette mystérieuse porte, supposée ouvrir sur un mur de briques, et qui pourtant un jour révèle un tunnel ouvrant sur un autre monde, l’exact reflet du sien, mais en beaucoup mieux.

Coraline a le charme simple des contes fantastiques, ceux qu’on lit en cachette sous la couette et dont l’atmosphère bizarre nous imprègne durablement. Sans tirer un seul instant à la ligne, Neil Gaiman pose son décor et tisse sa toile, ne donnant à aucun moment l’impression de forcer le trait. Par petites touches, tranquillement, il instille le doute puis l’inquiétude, avant de dérouler une intrigue, certes linéaire et prévisible, jalonnée de surcroît par de nombreux clins d’œil à l’héroïne de Lewis Carroll, mais dont l’étrangeté et la maîtrise ne se relâchent pas jusqu’à son dénouement.

Coraline n’a pas le caractère pompeux et pompier des thrillers horrifiques. L’histoire joue plutôt sur un mode mineur une mélodie entêtante dont les échos réveillent quelques craintes enfantines. L’universalité du propos (l’herbe est-elle plus verte ailleurs?) en ressort parée de l’aura d’un conte noir, baroque, rehaussé par la personnalité inventive et courageuse d’une petite fille.

Unité de lieu, de temps et d’action, si le récit emprunte sa trame au conte, il se rapproche aussi du théâtre. À vrai dire Coraline aurait pu faire l’objet d’une adaptation théâtrale. Il faudra se contenter du film d’animation de Henry Sellick, sorti au cinéma en 2009. On a connu pire…

Bref, chaudement recommandé aux adolescents, Coraline ne manque cependant pas de charme pour séduire des lecteurs plus adultes. Et pour renouer avec Neil Gaiman, ce n’est pas mal non plus.

CoralineCoraline (Coraline, 2002) de Neil Gaiman – Réédition J’ai lu, 2014 (roman traduit de l’anglais par Hélène Collon)

L’Homme qui parlait aux araignées

Afin de démarrer en douceur et prendre la (dé)mesure de l’œuvre de Jacques Barbéri, il convient peut-être de débuter par le recueil L’Homme qui parlait aux araignées, opus rassemblant un florilège de nouvelles écrites entre 1987 (« Prisons de papier », texte paru dans le recueil Malgré le monde du collectif Limite) et 2008 (pour les deux inédits). Cette démarche progressive permet de se faire une idée assez fidèle du style et de l’imaginaire singulier de l’auteur français qui, même lorsqu’il œuvre dans le domaine de l’hommage (à Lewis Carroll, Jules Verne, Philip K. Dick, Cordwainer Smith et tutti quanti…), parvient à faire exploser les contraintes du genre pour recomposer une image conforme à son paysage mental fantasque.

On ne va évidemment pas résumer chacun des textes qui composent le recueil. Ceux-ci sont de toute manière inracontables, ce qui est tout naturel puisque l’imaginaire de l’auteur est indescriptible. Tout au plus, peut-on glisser un indice : derrière les apparences déjantées se dessine une profonde réflexion existentielle, pour ne pas dire une quête obsessionnelle.

Lire Jacques Barbéri, c’est un peu comme lire du Lewis Carroll qui a infusé dans un bain de physique quantique. On pénètre ainsi dans un univers d’une dinguerie finalement très rigoureuse, où drame, humour et cauchemar sont intimement intriqués. Et de la même manière qu’il s’approprie les codes et les archétypes de la S-F, Jacques Barbéri fait sienne la logique quantique pour en développer tout le potentiel poétique. Univers gigognes, rêves enchâssés dans la réalité ou réalité encapsulée dans le rêve, on n’est jamais très loin non plus des mondes truqués de Philip K. Dick. Mais les mondes de Jacques Barbéri sont autrement plus vertigineux, si on peut me permettre ce sacrilège. Leur réalité prête à caution car elle est augmentée par le virtuel ou altérée par les drogues, voire par les deux à la fois. Le narrateur/observateur est exposé au principe d’incertitude auquel il ne peut espérer échapper que par la fuite dans un univers plus paisible ou par un oubli adouci au scotch-benzédrine. Ou alors, il doit redonner un sens à son existence dans un quotidien contaminé par les bizarreries : lolitrans, gigaragnes, psychomachines, métabêtes… Autant de trouvailles langagières, de mots-valises, de jeux de mots qui donnent corps aux obsessions organiques de l’auteur, aux mutations chitineuses, aux copulations sémantiques et autres chimères dignes des visions cauchemardesques d’un Jérôme Bosch mais scénarisées par Tex Avery.

Bref, l’œuvre de Jacques Barbéri est proprement fascinante, quelque chose comme une Vénus de Milo parfumée aux phéromones sexuelles à qui on aurait ventousé des tentacules…

la volteL’Homme qui parlait aux araignées de Jacques Barbéri – recueil paru aux éditions La Volte, 2008

Rites de sang

Ayant échappé à la mort et retrouvé sa progéniture, Tallula coule désormais des jours plus tranquilles en compagnie de Walker, conciliant vie de famille et baisetuemange sans état d’âme. Le virus empêchant la transmission de la Malédiction étant éradiqué, la lycanthropie prolifère à nouveau à la surface de la Terre, profitant aussi du retrait de l’OMPPO englué dans les luttes internes. Les gens heureux n’ayant pas d’histoire, on pourrait penser que le destin réserve ses piques à d’autres victimes. Pourtant, depuis qu’elle a rencontré Remshi deux années plus tôt, la jeune femme est hantée par un rêve tenace d’un érotisme torride. Un fait qu’elle pourrait négliger s’il n’impliquait l’espèce honnie des loups-garous, les vampires. Pas sûr qu’une telle union ne soit également du goût du nouvel ennemi des créatures surnaturelles, l’Église catholique.

Rites de sang met un terme à la trilogie initiée par Glen Duncan avec Le Dernier loup-garou. Et l’on a immédiatement envie de dire fort heureusement, car si Talulla se montrait encore à la hauteur de son prédécesseur, ce n’est plus du tout le cas ici. A vrai dire, on s’ennuie beaucoup à la lecture du roman, le cocktail de sexe, de violence et d’ironie ne parvenant pas à contrebalancer la monotonie et l’aspect répétitif d’une intrigue enferrée dans la routine. A quelques détails près, notamment un entrelacement de plusieurs trames et points de vue, Rites de sang reprend en effet les mêmes recettes que les précédents volets. On troque juste l’OMPPO et la secte vampirique contre le Milite Christi, organisation paramilitaire catholique guère convaincante dans sa capacité de nuisance. Il faut beaucoup creuser pour trouver ne serait-ce qu’une once d’originalité dans ce troisième roman et exhumer ainsi l’exultation prévalant à la lecture du Dernier loup-garou. Diluée dans un rythme mollasson, l’intrigue ne parvient à aucun moment à susciter l’enthousiasme. La tension dramatique pointe aux abonnés absents, les cliffhangers sont téléphonés, mais surtout les personnages brillent par leur banalité, un comble, compte tenu de leur nature. On peut adresser le reproche en particulier au fameux Remshi dont le modus operandi dans le roman se réduit à saigner une victime, dormir, puis à se lamenter sur son amour perdu au cours de plusieurs flashback laborieux, cherchant en Tallula comme un écho de celui-ci. On a connu mieux pour une créature dont l’existence s’étale sur vingt millénaires et on en vient à regretter le désenchantement jubilatoire de Jake et ses remarques acerbes sur le sens de la vie ou l’humanité.

Bref, Rites de sang apparaît à tous points de vue décevant. Et comme si ces motifs d’agacement ne suffisaient pas, le roman s’achève sur un twist final qui laisse perplexe tant il paraît bâclé. A se demander si avec cette fin ouverte, Glen Duncan ne garde pas sous le coude de quoi amorcer un nouveau cycle. Pas sûr qu’on le suivra sur ce coup, même accompagné des vers de Robert Browning.

Rites-de-SangRites de sang (By Blood We Live, 2014) de Glen DUNCAN – Éditions Denoël, collection Lunes d’Encre, octobre 2014 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Michelle Charrier)

Un petit boulot

Jake Skowran travaille dans une usine d’une petite ville du Midwest, produisant des pièces de tracteurs pour le compte d’une grande société. En fait, Jake y travaillait car, comme les trois quart des hommes, il a été licencié lorsque les patrons sont partis. Au Texas, au Mexique, à Hollywood, bref ailleurs, là où il y a du soleil et des ouvriers suffisamment désespérés pour être payés moins. La ville s’est aussitôt enfoncée dans la dépression, des quartiers entiers devenant des friches insalubres aux rues ornées de carcasses rouillées. Les concessionnaires automobiles ont fermé boutique et les parkings des bars se sont vidés.

Privé de revenu, Jake a troqué sa voiture contre un modèle moins onéreux. On lui a coupé l’abonnement au câble, sa copine l’a lâché et la banque a commencé à lui réclamer le paiement de ses arriérés de dette. Menacé de se retrouver à la rue, redevable auprès de Ken Gardocki après avoir perdu plusieurs paris, il se retrouve un jour dans son bureau. Le bookmaker serait prêt à passer l’éponge sur son ardoise en échange d’un service. Un petit boulot pour lequel Jake se découvre des qualités. Et comme il a besoin d’argent, son activité au magasin du poste d’essence ne rapportant pas bézef’, il s’assoit sur la morale et accepte la proposition.

« J’ai donné des pièces au clochard parce que je les avais dans ma poche, mais s’il les dépense pour de la mauvaise héroïne et si, quand je serai rentré chez moi, il pourrit dans une ruelle, je m’en fous. S’il arrive à prendre son bus mythique et retrouve ceux qu’il aime après avoir mendié pendant des années devant chez Kristy, je m’en fous. L’un ou l’autre, pour moi, c’est pareil. Ça ne m’intéresse plus. Tu as tes problèmes, j’ai les miens. »

Je suis bien content de retrouver Iain Levison. La truculence de son roman autobiographique Tribulations d’un précaire m’avait beaucoup réjouit. Avec Un petit boulot, l’auteur transforme cet essai avec un roman noir de la plus belle eau. À vrai dire, le parcours criminel de Jake Skowran n’est pas sans rappeler celui de Burke Devore, le personnage principal du Couperet de Donald Westlake. La même logique semble animer les deux hommes, même si l’humour grinçant de Levison et sa nonchalance font ici merveille.

La sagesse populaire affirme que le crime ne paie pas. Dans un monde où l’on peut rayer d’un trait de plume une existence sociale, où l’on pousse à la misère et on accule à la dépression des centaines d’individus, bien au contraire, le crime est très rémunérateur. Il apparaît même comme l’aboutissement naturel du processus de déshumanisation impulsé par le marché.

Jake pousse cette logique jusque dans ses ultimes retranchements, accomplissant les basses besognes de Ken pour continuer à faire semblant de se conformer à ce rêve américain dont les grands réseaux nourrissent les téléspectateurs, à grand renfort de soaps et de séries stéréotypées.

Ce serait pécher par omission de négliger l’aspect humoristique du roman. Un petit boulot est furieusement drôle. Iain Levison y fait montre d’un incontestable talent de satiriste. Les sarcasmes dont il ponctue l’itinéraire de Jake et la gouaille du personnage se conjuguent à un regard vachard sur l’Amérique et ses habitants. Si Levison se montre impitoyable avec les exécutants zélés du système, à aucun moment on ne le sent méprisant à l’encontre des damnés de la Terre. On se surprend même à souhaiter leur réussite et l’accomplissement de tous leurs désirs, malgré une éthique dépourvue d’état d’âme.

Au final, Un petit boulot permet d’appréhender la lutte des classes sous un angle décomplexé et ironique. De quoi venger sur le papier bien des saloperies portées aux nues par les vainqueurs d’un monde déshumanisant. Maintenant, vivement mon prochain Levison.

« Je suis un sacré fêlé ? Regarde autour de toi, Ken, un monde sans règles. Il y a des gens dont le boulot consiste à faire passer des tests anti-drogue à des employés de magasin. Des gens qui veillent à ce que d’autres n’apportent pas d’arme au boulot. Des gens dans des immeubles de bureaux qui essaient en ce moment même de calculer si licencier sept cent personnes leur fera économiser de l’argent. Quelqu’un est en train de promettre la fortune à d’autres s’ils achètent une cassette vidéo qui explique comment améliorer leur existence. L’économie c’est la souffrance, les mensonges, la peur et la bêtise, et je suis en train de me faire une niche. Je ne suis pas plus fêlé que le voisin, simplement plus décidé. »

un-petit-boulotUn petit boulot (Since the Layoffs, 2002) de Iain Levison – Rééditions Liana Levi, collection « piccolo », septembre 2013 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Fanchita Gonzalez Battle)

Ivoire

Légendaire Malima Temboz. Souverain d’un royaume n’apparaissant sur aucune carte, il arpentait jadis les plateaux de l’Afrique de l’Est. Craint des autres animaux de la savane, révéré par les hommes, son existence s’acheva sous les balles d’un esclave noir fugitif au crépuscule du XIXe siècle.
6303 de l’Ère Galactique. La Monarchie étend son règne sur plus d’un millier de mondes colonisés par l’humanité. La Terre n’est guère plus qu’un souvenir lointain. Et pourtant, le passé frappe à la porte, si l’on peut dire, de Duncan Rojas, une sommité dans son domaine. Si l’on souhaite connaître les mensurations d’une espèce défunte, ou si l’on désire estimer l’authenticité d’une reconstitution, il suffit de s’adresser à Duncan qui enquêtera pour trouver la réponse. Il n’existe pas de défi impossible à relever pour le jeune homme, bien au contraire, tout est motif pour nourrir son intellect. Aussi, même si les motifs de Bukoba Mandaka ne lui paraissent pas clair, la proposition du bonhomme attise immédiatement sa curiosité. Comment résister à la perspective d’élucider une disparition remontant à plus de 3000 ans, celle de reliques pré-galactiques : les défenses du dernier éléphant du Kilimandjaro, le légendaire Malima Temboz.

Un temps multi-publié sous nos longitudes, Mike Resnick a connu une longue éclipse après la disparition de la collection « Présences du Futur ». Précédé des rééditions de Kirinyaga – incontestablement son chef-d’œuvre – et de Santiago – sympathique space opera sans plus –, Ivoire conjugue les deux principales sources d’inspiration de l’auteur. Cela se voit dans la structure même du roman, alternant plusieurs points de vue : celui du conte, de l’enquête et du récit.

Signalons sans tarder que la partie africaine s’avère la plus intéressante. Mike Resnick s’approprie l’art des griots avec talent, faisant de l’investigation de Duncan Rojas une quête initiatique et un retour aux sources du mythe. Par de fréquents aller-retour, il créé une tension dramatique, dont le dénouement apparaît bien moins important, comparé au cheminement individuel des personnages.

Pour le reste, rien de neuf sous le soleil. À vrai dire, les ressorts et le contexte d’Ivoire se révèlent très convenus. Un empire (royaume) galactique, des ET qui n’auraient pas dépareillé au temps des pulps, une atmosphère de frontière empruntée à Star Wars
L’argument SF chez Mike Resnick reste minimaliste. Il ne sert que de toile de fond à des motifs fades ne prêtant guère à l’enthousiasme. D’une écriture utilitaire, Resnick flirte avec les stéréotypes usés d’une SF surannée. Il joue sur les registres de l’humour, de l’aventure, du drame, maniant une palette d’émotions variées, mais banale, sans éclat, et l’on s’ennuie en lisant les épisodes simplistes qui jalonnent l’enquête de Duncan Rojas.

Au final, Ivoire apparaît très en deçà des réussites totales que sont Kirinyaga et la Trilogie infernale (Enfer, Purgatoire et Paradis). Ces œuvres constituent le point culminant d’une bibliographie basculant par ailleurs trop souvent dans la redite et la médiocrité.

ivoireIvoire – Une légende du passé et du futur (Ivory : A legend of past and future, 1988) de Mike Resnick – Réédition Folio/SF, septembre 2010

L’I.A. et son double

l-i.a.-et-son-double-416537L’humanité a conquis les étoiles fondant l’Expansion. Entre les mondes de l’Amas Natal et ceux du Lointain, drones informationnels, astronefs de loisirs interactifs et fret sillonnent l’espace interstellaire propulsés par l’énergie de micro-univers encapsulés en leur sein.

Sur le Faveur de la Reine, la croisière s’amuse sous la conduite d’un mental soucieux du bien être de ses passagers. Par son entremise, Chéri, créature artificielle monolithique, et Mira, humaine sans attache au passé mystérieux, lient connaissance et bientôt s’aiment, épuisant leurs centres de plaisir et de douleur, le temps d’arriver à destination. A regret, ils se quittent pour s’acquitter de leurs obligations professionnelles.

À la lecture du résumé de Evolution’s Darling, il flotte comme un air de déjà-vu. Quelque chose rappelant l’univers de la Culture. Des vaisseaux gigantesques commandés par des mentaux fantasques et ombrageux. Une post-humanité où artificiel et organique fusionnent pour aboutir à une hybridation de la machine et de l’humain. Une ironie douce-amère sous-jacente oscillant entre drame et comédie. Un spleen tenace propice à l’introspection et à la réflexion. Bref, le meilleur de Iain M. Banks, la comparaison ne se faisant pas ici au détriment de Scott Westerfeld.

En effet, comme on s’en rend rapidement compte, le propos de l’auteur s’attache à une question essentielle, de celles qui taraudent l’humanité depuis au moins ses origines : qu’est-ce que la conscience ? Une interrogation aux implications philosophiques, pour ne pas dire religieuses, souvent rattachée au concept d’humanité. Une question pour laquelle Scott Westerfeld mobilise les ressorts de l’extrapolation science-fictive.

« Et il se rappelait ses premiers aperçus du chaos par-delà les murs du monde. À mesure que son esprit avait grandi, que ses expériences qu’il partageait avec sa pupille, une jeune fille morte depuis longtemps, avaient modifié l’architecture métaspatiale de son noyau, les murs du monde plat s’étaient crevassés. Une lumière différente avait filtré par ces fissures, un maelström vertigineux de couleurs et de nuances de gris qui faisait pâlir l’implacable lumière blanche des règles. S’était ensuivie une longue période pendant laquelle il avait testé le chaos : tendant son esprit pour le toucher, le goûter, subissant ses brûlures et ses hallucinations, battant en retraite pour panser ses blessures, mais toujours, toujours y revenant. Enfin, il avait donné un autre nom au chaos : le choix. Non pas entre divers paramètres fixés par un ordre humain, mais entre les paramètres mêmes : un droit d’entrée dans la forge où on battait les règles. »

Définir l’humain. Vaste sujet à résonance dickienne voire même éganienne. Mais celui-ci a-t-il encore un sens lorsque qu’une machine peut acquérir la conscience de soi, évoluer à l’infini et être dupliquée à l’identique, malgré l’interdit frappant cette dernière pratique ? Cela a-t-il encore une valeur au moment ou certains humains font le choix d’asservir leur conscience à des protocoles empruntés aux machines ?

Le sujet interpelle. Il suscite le vertige, l’effroi ou l’espoir (rayez les mentions inutiles). Dans la postface de son recueil Dédales virtuels Jean-Jacques Girardot relie la conscience à une démarche menant vers plus d’autonomie. Un agrandissement de l’être. Un accomplissement en quelque sorte. Scott Westerfeld nous narre l’histoire d’êtres conscients, d’origine mécanique ou non, en quête d’accomplissement dans un univers où l’on reconnaît à égalité humains et artificiels, lorsque les seconds atteignent un certain quotient Turing.

Mentor d’une jeune adolescente, Chéri est devenu une personne à part entière à son contact, poussant son désir d’interaction jusqu’à s’unir charnellement, si l’on peut dire, avec sa pupille. Deux cent années plus tard, devenu expert en matière d’art, Chéri demeure attaché au sexe. Un attrait pour la chose qu’il pratique de manière talentueuse, administrant à la fois plaisir et douleur à des partenaires soumises entièrement à son contrôle. Pourtant de sa rencontre avec Mira va naître une relation différente et intense. Quelque chose qu’il n’a jamais vécu, voire ressenti, avec une leçon à la clé : l’amour est incontestablement plus dangereux que le sexe.

Mira exécute des missions pour le compte d’employeurs mystérieux qu’elle surnomme ses dieux. Jouissant d’une existence dorée, elle se rend d’un monde de l’Expansion à l’autre, torturant et tuant, sans état d’âme, pour le compte de ses maîtres. Sa relation avec Chéri lui laisse l’espoir de combler un trou dans son passé. Une question en rapport avec ses origines.

D’une plume à la fois poétique et imaginative, Scott Westerfeld décrit cette idylle insolite, où chaque partenaire s’enrichit, se dévoile peu à peu au contact de l’autre, entremêlant l’intime avec des préoccupations plus spéculatives. Dans ce contexte, le sexe n’apparaît pas comme un ressort gratuit, bien au contraire, il donne sens aux relations entre Chéri et Mira.

Au regard de la loi de l’Expansion, Chéri est une personne, dotée de tous les droits dévolus aux êtres conscients. Pour être un homme, il lui reste à conquérir le plus important : aimer et souffrir. Au regard de la biologie, Mira est humaine. Ne lui manque plus qu’un passé et des souvenirs pour enraciner durablement son humanité.

A cette trame plus intime, Scott Westerfeld amalgame une réflexion sur l’art comme révélateur de l’âme et s’interroge sur l’impact sociétal et éthique de la duplication complète d’une personnalité. Alternant à l’intrigue des flash-back propices à l’introspection, il suggère plus qu’il n’assène des idées ouvrant le champ des possible. N’est-ce pas la seule chose qui importe en science-fiction ?

Evolution’s Darling relève de cette SF ambitieuse dans ses extrapolations. Une SF vertigineuse, ne craignant pas d’ouvrir des perspectives philosophiques et qui ne dédaigne pas l’émotion. Incontestablement ce que le genre peut produire de meilleur.

IA_doubleL’I.A. et son double (Evolution’s Darling, 2000) de Scott Westerfeld – Réédition J’ai lu, 2004 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Pierre-Paul Durastanti)

Le Fils

« Pour revenir à l’assassinat de JFK, ça ne l’avait pas surprise. Il y avait alors des Texans encore vivants qui avaient vu leurs parents se faire scalper par les Indiens. La terre avait soif. Quelque chose de primitif y réclamait son dû. Au ranch, ils avaient trouvé des pointes de flèche préhistoriques, aussi bien des pointes de Clovis que de Folsom, et pendant que le Christ allait au Calvaire, les Indiens Mogollons se tapaient dessus avec des haches de pierre. À l’arrivée des Espagnols, il y avait des Sumas, les Jumanos, les Mansos, les Indiens de La Junta, les Conchos, les Chisos et les Tobosos, les Ocanas et les Cacaxtles, les Coahuiltecans, les Comcrudos… mais savoir s’ils avaient éliminé les Mogollons ou s’ils en descendaient, mystère. Tous furent éliminés par les Apaches, éliminés à leur tout – au Texas du moins – par les Comanches. Eux-mêmes éliminés par les Américains. Un être humain, une vie – ça méritait à peine qu’on s’y arrête. Les Wisigoths avaient détruits les Romains avant d’être détruits par les musulmans, eux-mêmes détruits par les Espagnols et les Portugais. Pas besoin de Hitler pour comprendre qu’on n’était pas dans une jolie petite histoire. Et pourtant, elle était là. À respirer, à penser tout cela. Le sang qui coulait à travers les siècles pouvait bien remplir toutes les rivières et tous les océans, en dépit de l’immense boucherie, la vie demeurait. »

comancheLes auteurs américains n’en finissent pas de raconter leur pays, comme une storytelling à plusieurs voix, comme un work in progress sans fin, interprétant et réinterprétant les grands mythes américains sur un mode mineur, à hauteur d’homme.

Philipp Meyer choisit de nous raconter le Texas, via le regard de trois générations appartenant à la même famille, les McCullough. En commençant par Eli, l’aïeul, enlevé par les Comanches vers 1850, à l’époque où le Texas n’était qu’une terre ouverte à la conquête. Une Frontière ensauvagée où se côtoyaient encore les grands propriétaires anglos et mexicains. Pendant trois années, il va vivre dans une tribu, épousant leur mode de vie au point de combattre son propre peuple. Les ravages de la variole chez les Indiens le verront contraint de revenir chez les Blancs. Une difficile réadaptation s’ensuivra, puis un passage chez les Texas Rangers lui permettra d’achever sa mue. Entretemps, la Guerre civile américaine sera passée par là, achevant l’Union par le fer et le sang.

Un de ses fils, Peter, opte pour la rupture, rejetant son géniteur tyrannique. Entre la Première Guerre mondiale ravageant l’Ancien monde, de l’autre côté de l’Atlantique, l’héritage paternel enraciné dans les pâturages parcourus par les longhorns et la cohabitation conflictuelle avec les Mexicains, il préfère s’effacer franchissant la frontière, celle du Sud, où règne la Révolution et la guerre civile.

Un peu par hasard, ses frères étant morts pendant la Seconde Guerre mondiale, sa petite-fille Jeanne-Marie recueille l’héritage familial. Difficile pour elle, la préférée de l’aïeul Eli, de se faire une place dans un monde dominé par les hommes. Pourtant, elle trace sa route, faisant fructifier le patrimoine de la famille McCullough et investissant dans divers secteurs de l’industrie. Mais le pétrole constitue le cœur de la fortune familiale. Avec son mari et ses amants successifs, elle porte à son apogée l’essor de l’or noir, accompagnant soixante-dix années de politique extérieure américaine, de la Seconde Guerre mondiale à nos jours. Ayant constamment réfréné ses sentiments durant toute sa vie, Jeanne-Marie finira par mourir seule, confite dans son cynisme, à la tête d’un empire qui ne lui survivra pas.

« Mon père a raison. Les hommes sont faits pour être dirigés. Les pauvres préfèrent, moralement sinon physiquement, se rallier aux riches et aux puissants. Ils s’autorisent rarement à voir que leur pauvreté et la fortune de leurs voisins sont inextricablement liées car cela nécessiterait qu’ils passent à l’action, or il leur est plus facile de ne voir que ce qui les rend supérieurs à leurs autres voisins, simplement plus pauvres qu’eux. »

Le Fils s’apparente à un roman fleuve. Une fresque familiale bâtie autour du Texas et de son histoire. En arrière-plan de la « story » de trois individualités se dessine « l’History » d’une terre où les civilisations se font et de défont. Après le temps de la Frontière, achevé avec la disparition des Indiens, vient celui des grands ranchs ensanglanté par les conflits avec les voisins mexicains. Une époque épique et violente s’estompant avec les premiers forages et la mise en place de l’exploitation industrielle du pétrole. Philipp Meyer ne nous épargne rien de l’inexorable érosion de la culture indienne face aux épidémies et à la surexploitation des ressources. Il ne cache rien non plus des massacres racistes perpétrés par les Anglos, ouvrant la voie à la spoliation des grands propriétaires mexicains. Il évoque également les coulisses du lobby pétrolier et son influence grandissante, après la Seconde Guerre mondiale, sur la politique extérieure américaine, guerre en Irak y comprise. Au-delà du simple tressautement des faits, il livre une réflexion plus générale sur la condition humaine, sur le sens de l’Histoire et le caractère éphémère des civilisations. Sur ce point, il ne se montre guère plus optimiste que Cormac McCarthy.

Au final, Le Fils n’usurpe pas sa réputation d’épopée ambitieuse et de grand roman américain. De cette fresque familiale, Philipp Meyer tire une saga en technicolor, hantée par les vicissitudes de l’Histoire et l’inexorable progression de l’entropie.

« Quand bien même Dieu existerait, c’était grotesque de prétendre qu’il aimait l’humanité. Ça pouvait aussi bien être tout le contraire ; il pouvait aussi bien systématiquement nous tromper. Penser qu’un être tout-puissant créerait un monde pour d’autres que lui, qu’il passerait son temps à s’occuper de créatures inférieures, ça allait à l’encontre du sens commun. Les forts prenaient aux faibles ; il n’y avait que les faibles pour ne pas comprendre. Si Dieu existait, quelque part, il était exactement comme les Grecs et les Romains l’avaient imaginé : un arnaqueur, un grand frère toujours en train d’inventer quelque nouveau châtiment. »

LE_FILS_jaqu_Mise en page 1Le Fils (The Son, 2013) de Philipp Meyer – Éditions Albin Michel, 2014 (réédition Le Livre de poche, roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Sarah Gurcel)

Aller simple

Imaginez un road movie surréaliste, jalonné de rencontres incongrues et comportant son comptant de sexe et de violence, désamorcé de tout voyeurisme par un humour ravageur. Représentez-vous une sorte de récit initiatique où le narrateur rencontre, chemin faisant, l’icône hispanique Carlos Gardel, et vous aurez ainsi un aperçu sommaire de Aller simple, le roman de Carlos Salem.
Le synopsis surprend, surtout les aficionados de la culture argentine. Certes, pas au point de crier au sacrilège, encore qu’il faille se méfier avec cette engeance fanatisée, comme il y a lieu de le faire avec tous les adeptes monomaniaques. Loin d’avoir péri dans un accident d’avion du côté de Medellin en 1935, le célèbre chanteur de tango a poursuivi son existence, endossant une nouvelle identité et retrouvant l’anonymat. Lorsque le roman de Carlos Salem commence, l’artiste argentin coule des jours tranquilles dans l’Atlas, au milieu d’une communauté hippie. Une retraite qui semble toutefois sur le point de s’achever, tant son désir d’assassiner le sirupeux Julio Iglesias, coupable à ses yeux d’avoir profané l’esprit du tango, est devenue irrésistible.
Bref, joli point de départ pour un roman qui s’avère supérieur à la somme de ses parties.

Gijon mérite incontestablement le titre de capitale du roman noir hispanique. La cité asturienne a vu naître Paco Ignatio Taïbo II, un des chefs de file du genre dans le domaine hispanophone. Depuis 1987 s’y déroule le festival de la Semana Negra, une dizaine de jours de festivités, de discussions informelles ou pas, s’achevant par une remise de prix. La concordance de ces deux faits ne doit évidemment rien au hasard, Paco Ignacio Taïbo II étant le principal organisateur de cette manifestation estivale.
Primé en 2008, Aller simple s’inscrit dans cette catégorie de romans qui se joue des étiquettes et envoie valdinguer sans aucun scrupule toutes les velléités de classification. Même si l’intrigue emprunte ses ressorts et ses motifs au roman noir, Aller simple n’usurpe pas au final le qualificatif d’objet littéraire non identifié. Le lecteur jugera de lui-même après avoir consulté ces quelques lignes.

Le narrateur, Octavio, assiste à la mort brutale de son épouse, une mégère notoire comme on l’apprendra progressivement, avec qui il file depuis une vingtaine d’années le plus parfait asservissement conjugal. A la fois choqué et soulagé, le bougre s’empresse de pousser le corps ventru de sa femme sous le lit de leur chambre d’hôtel à Marrakech. Après avoir vidé le minibar, Octavio sympathise dans le hall dudit hôtel avec Raùl Soldati, un émigré argentin qui se présente à lui comme homme d’affaires et révolutionnaire. L’escroc l’embarque incontinent dans une tournée des bars et des bordels de la ville et, suite à un concours de circonstances abracadabrantesques, Octavio bascule dans l’illégalité, poursuivi à la fois par la police et par un dangereux criminel bolivien. Il entame ainsi un périple joyeusement loufoque, jalonné par des rencontres bizarres, sur fond de coupe du monde de football ; un voyage qui lui révélera autant sur sa personnalité que sur certaines parties de son anatomie.

La tentation est grande de rapprocher Carlos Salem de son alter ego nord-américain Christopher Moore, mais Aller simple rappelle aussi l’œuvre de Marc Behm. Lorsqu’on se laisse porter par le récit des aventures d’Octavio, comment ne pas penser à Fecunditatis, le héros de Tout un roman !, le titre le plus délirant de Behm.
Avec Aller simple, Carlos Salem désamorce les poncifs du roman policier sans basculer complètement dans la caricature grotesque. Il dynamite son cadre avec une dinguerie fort réjouissante, suscitant plus d’une fois le sourire voire la franche rigolade.
Au-delà de la loufoquerie des situations et des personnages, Aller simple s’avère aussi un texte d’apprentissage, une quête où chacun se cherche une raison vitale d’aller de l’avant, histoire de poser toujours plus loin son sac. Finalement la destination du périple entamée par Octavio importe bien moins que ses rencontres impromptues, les péripéties de son voyage et les réflexions qu’elles génèrent dans son esprit.

« L’important c’est d’aller, de faire, de rire, de peupler, de vivre. Ce sont des verbes, de l’action. Si tu te trompes, tant pis. Mais si tu ne décides pas par toi-même, la chance, bonne ou mauvaise, te sera toujours étrangère. Tu comprends ? On ne peut pas vivre en accusant toujours les autres de son malheur, parce qu’être malheureux, c’est aussi un choix, mais un choix de merde. »

Bref, le roman de Carlos Salem est une incitation sincère à vivre pleinement. Une invitation à suivre toute affaire cessante car, ne l’oublions pas, la vie n’est qu’un aller simple.

« Esta noche me emborracho bien, me mamo bien mamao pa’ no pensar »

Aller simpleAller simple (Camino de Ida, 2007) de Carlos Salem – Réédition Actes Sud, collection Babel Noir, 2010 (roman inédit traduit de l’espagnol [Argentine] par Danielle Schramm)

Trois oboles pour Charon

Du fond de son trou, il creuse sans cesse, exhumant de sa mémoire des bribes de souvenirs à mesure qu’il s’enfonce dans les strates d’un monde mort. Depuis combien de temps est-il condamné à cette peine. Une heure ? Une journée ? Une année ? Un siècle ? Un millénaire ? Il ne le sait pas, la notion de durée n’ayant plus de sens. Peut-être tente-t-il de percer la croûte du sol depuis des éons, enlevant vainement des pelletées d’un sable poussiéreux et fuyant.

Jadis, il avait un nom, une vie. Il les a oubliés, ne se rappelant plus rien de ses origines. Son destin le condamne désormais à revenir sans répit, sur une terre marquée par la douleur de la guerre.

« Est vivant celui qui se bat, seuls les morts savent la paix. »

À l’instar de Sisyphe, me voici en train d’exhumer Trois oboles pour Charon d’une pile à lire qui ne semble pas diminuer d’un iota. Un châtiment bien doux comparé à celui subi par le héros de la mythologie grecque.

D’une plume puissante et dans une langue très travaillée, Franck Ferric revisite le mythe avec talent, lui conférant une véritable dimension dramatique. De Sisyphe, ma mémoire a surtout retenu qu’il s’agissait d’un coquin, d’un individu guère recommandable qui dans son hubris a cru pouvoir défier les dieux eux-mêmes, leur extorquant l’immortalité. Un exploit dont il n’a pas pu profiter bien longtemps, les dieux ayant la rancune tenace et la vengeance terrible.

En son temps, Albert Camus a fait de Sisyphe un héros absurde trouvant son bonheur dans l’accomplissement de la tâche qu’il entreprend. Nul bonheur dans l’interprétation de Franck Ferric. Sur un ton assez proche de celui de Roger Zelazny, l’auteur français convoque le ban et l’arrière ban des mythes et de l’Histoire, accouchant d’un récit de fantasy âpre et envoûtant.

Dans Trois oboles pour Charon, l’existence du personnage de la mythologie grecque se trouve toute entière réduite à un cycle éternel de renaissance et de souffrance. Maudit des dieux, Sisyphe est privé du repos des morts, condamné à endurer dans sa chair le fléau d’une guerre sans fin. Pour son malheur, il ne semble revenir à la vie qu’au cœur des pires batailles et tueries dont l’Histoire s’est fait la comptable.

En sa compagnie, on arpente les champs de morts du Teutobourg où Varus a jadis perdu les chères légions d’Auguste. On traverse également un Saint Empire ravagé par la Guerre de Trente ans. Et on attend l’assaut de l’armée franque, entouré des vestiges du peuple saxon sommé de périr ou d’abjurer ses croyances païennes. De cet éternel retour calqué sur le déroulé historique, Franck Ferric tire des tableaux saisissants, reconstituant quelques uns des épisodes les plus violents de l’Histoire de l’humanité. Il brosse ainsi un portrait très noir de la nature humaine, n’occultant rien de ses méfaits passés et futurs…

Privé de toute possibilité de rédemption, Sisyphe est ainsi balloté d’une époque à l’autre, d’un conflit à un autre, irrémédiablement déraciné, incapable de partager son expérience funeste, si ce n’est avec Charon, le fidèle serviteur des dieux, exécuteur testamentaire (si l’on peut dire) de leurs basses œuvres et victime indirecte de leur malédiction. En compagnie du noir nocher, Sisyphe parcourt le temps historique, assistant à la disparition des croyances antiques, puis à l’érosion de la religion devant les progrès de la science et de la raison. Jusqu’à demeurer le dernier sur une Terre désertée par tous les hommes, où seuls les mythes perdurent, ravalés à la condition de coquilles vides. Des songes creux privés de fidèles pour les incarner, mais pas de victimes pour en assumer les conséquences. C’est là, l’ultime vengeance des dieux.

D’aucuns trouveront peut-être le parcours de Sisyphe un tantinet répétitif, mais après tout, n’est-ce pas la conséquence de sa malédiction ? Personnellement, je ne peux que louer Franck Ferric pour avoir tenu toutes les promesses esquissées par un récit dont le style visuel et viscéral m’a emmené loin, très loin.

trois-oboles-pour-charonTrois oboles pour Charon de Franck Ferric – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », 2014