Le Club des Policiers yiddish

Michael Chabon fait figure de prodige de la littérature américaine. Remarqué dès la parution de son premier roman, Les Mystères de Pittsburgh, l’écrivain a ensuite décroché, avec Les Extraordinaires Aventures de Kavalier & Clay, rien de moins que le très envié prix Pulitzer. Ce roman, conçu comme un hommage aux comics, témoigne de l’esprit d’ouverture d’un auteur n’hésitant pas à s’aventurer sur le territoire des genres dits mineurs.
Le premier volume de la Méga-anthologie d’histoires effroyables, qu’il a publié chez McSweeney’s, nous avait déjà fort réjouit. On attendait donc beaucoup de son roman Le Club des Policiers yiddish, un titre récompensé par une avalanche de prix (Sidewise Award, Locus, Nebula et Hugo).

A l’instar de l’enquêteur archétypal du roman noir, Meyer Landsman est un flic têtu, solitaire et meurtri par l’existence. La carcasse percluse de douleurs, l’haleine parfumée à l’alcool, il crèche dans une chambre anonyme d’un hôtel qui a connu son heure de gloire, il y a bien longtemps. Meyer est juif, libre-penseur, laïc et athée. Assurément, un marginal aux yeux de tous en ce début de XXIe siècle. Le genre de type à considérer qu’il n’y a pas de bien ou de mal ; juste des gens, à son image, qui disent non, et qui boivent un coup parce que, quand même, c’est dur. Le genre de noz [un flic en yiddish] à ne connaître que deux états : le travail et la mort.

Seul, Meyer l’est incontestablement depuis qu’il vit séparé de sa femme et que sa sœur, pilote chevronnée d’hydravion, est décédée dans un accident aérien. Ne lui reste comme famille que celle de son coéquipier, Berko Shemets, un métis, indien par sa mère et juif par son père. En somme, une autre anomalie dans le paysage mais une anomalie taillée dans un roc et qui fait montre d’une générosité désarmante en toutes circonstances.

Car il en faut beaucoup de la générosité pour supporter la vie à Sitka, Alaska. Sur ce bout de territoire concédé, en guise de terre promise, par le gouvernement de Franklin D. Roosevelt afin d’accueillir les Juifs d’Europe de l’Est, le climat est rude, la promiscuité permanente et le voisinage avec les tribus indiennes, pollué par le souvenir d’émeutes déclenchées jadis par les plus extrémistes des Yids.

Et puis, il y a ce spleen institutionnalisé, caractéristique essentielle de l’âme juive, que des millénaires de pogroms et de diaspora ont contribué à façonner. Difficile de résister à cet atavisme ancestral surtout lorsqu’il est réactivé par une rétrocession territoriale imminente.

Pourtant, alors qu’il n’est même pas sûr, ni d’être encore flic dans deux mois, ni d’être autorisé par les anciens propriétaires à demeurer sur place, une fois la rétrocession effectuée, Meyer s’entête à faire son boulot. Un inconnu a été exécuté d’une balle dans la nuque dans une autre chambre de l’hôtel où il réside. Une illustration de la violence ordinaire pour Meyer si ce n’est que cette fois-ci, c’est un voisin. Et lorsque l’identité du pisher s’avère être celle du fils du rebbè des verbovers, une des plus puissantes communautés fondamentalistes juives, Meyer revit par bribes son passé familial ; véritable condensé de l’histoire du peuple juif en Alaska.

En dépit des apparences, Le Club des Policiers yiddish n’est pas un banal roman policier élaboré comme un hommage talentueux à Dashiell Hammett ou à Raymond Chandler. Non, le roman de Michael Chabon transcende la routine des codes du roman noir pour finalement revenir à sa source : la description du monde sous l’angle de la critique sociale. Il en restaure même toute la charge politique. Toutefois, ce monde décrit par Michael Chabon n’est pas exactement le nôtre. Une divergence historique, introduite aux alentours des années 1940, l’a fait bifurquer sur une ligne alternative. Pour reprendre la terminologie de Eric B. Henriet, l’uchronie est ici pure et elle s’apparente à un biais dont les effets se conjuguent à ceux du roman noir pour en renforcer l’impact. En effet, impossible de faire l’impasse sur le sous-titre politique qui sous-tend l’intrigue. Impossible de ne pas reconnaître derrière les agissements du gouvernement des États-Unis dans le roman, l’idéologie néoconservatrice à la manœuvre. Difficile également d’ignorer cette collusion entre la communauté juive d’Amérique et les fondamentalistes chrétiens ; collusion qui a fondé toute la politique étatsunienne depuis au moins les années 1990. Face à cet Empire qui crée sa propre réalité, modifie celle-ci pour la faire correspondre à sa volonté et se proclame acteur d’une histoire qu’il donne à étudier, il fallait bien opposer le procédé de l’uchronie. Ainsi, Le Club des Policiers yiddish apparaît comme le récit fait par une conscience révoltée et désillusionnée d’un monde où, quelles que soient les voies suivies par l’Histoire, l’ordre qui règne est haïssable.

Fort heureusement, la pesanteur de la charge est délibérément désamorcée par un humour aigre-doux omniprésent. Car Le Club des Policiers yiddish est un roman formidable, chaleureux et emprunt d’une grande dignité. La narration prend le temps d’installer une atmosphère et des personnages qui se distinguent de la simple épure archétypale pour revêtir la chair d’êtres humains en proie au doute, à la fatigue et au sentiment de ne rien pouvoir changer à la marche du monde. Le contexte uchronique se révèle par allusions successives au travers des souvenirs familiaux de Meyer, au point de se faire littéralement oublier. Et puis, il y a ces termes d’argot dérivés du yiddish, dont Michael Chabon avoue avoir puisé l’idée de départ dans un guide de conversation. Loin de nous égarer ou de constituer un quelconque obstacle à la compréhension de l’intrigue, il renforce la vraisemblance de l’histoire et participe à l’humour délicieusement décalé du roman.

club_policiersLe Club des Policiers yiddish (The yiddish Policemen’s Union, 2007) de Michael Chabon – Réédition poche 10/18, mai 2010, première édition Robert Laffont, collection Pavillons, janvier 2009 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Isabelle Delord-Philippe)

Brut

Les sables bitumeux de Fort McMurray font sa richesse et son malheur. Le fait n’est guère connu au-delà des limites de ce territoire du Nord-Est de l’Alberta, les médias préférant se focaliser sur l’exploitation du gaz de schiste.

Lorsqu’elles sont arrivées il y a une vingtaine d’années, les compagnies pétrolières ont dépossédé les Autochtones de leurs droits et territoires ancestraux avec l’assentiment des gouvernements provincial et fédéral, éblouis par les perspectives économiques. Et, avec l’augmentation du prix du pétrole, l’exploitation est devenue beaucoup plus rentable. Les compagnies ont avalé la taïga, écorché le sol, puis pillé ses richesses en polluant l’air et en empoisonnant l’eau. Elles ont chassé la faune, quand elles ne l’ont pas simplement exterminé, bouleversé l’économie locale et semé le cancer dans les populations. Les prix ont flambé au même rythme que les forêts, phénomène dont on a eu un aperçu catastrophique dernièrement, rendant la vie impossible en-dehors du mirage pétrolier. Une masse de travailleurs fantômes venus des quatre coins du monde a déferlé sur la région, dans l’espoir de s’enrichir à court terme avant de repartir ailleurs, endurant la solitude, l’âpreté des conditions hivernales et un travail de forçat grâce à la drogue, l’alcool et la diligence des strip-teaseuses ou des escort girls importées par les compagnies. L’Alberta est ainsi devenu un Far West puissance 10 ou plutôt un Far North ouvert à l’appétit du capitalisme et du néo-libéralisme.

Brut dresse l’état des lieux alarmant via les textes de cinq auteurs. En ouverture, une Autochtone, Melina Laboucan-Massimo, militante écologiste défendant les droits de sa communauté, le peuple Cree du lac Lubicon, témoigne des ravages de l’exploitation des sables bitumeux sur sa nation et plaide pour le développement des énergies renouvelables afin de la libérer de l’emprise des compagnies.

Plus anecdotique, le journaliste documentariste David Dufresne se contente de rassembler les pièces de son enquête de trois années sur les lieux de l’exploitation. Il compose un préambule au jeu documentaire produit par Toxa, l’Office National du Film et Arte France.

S’ensuit un magnifique texte de Nancy Huston où, après avoir confié son impuissance face à la politique de terre brûlée planifiée par les pétroliers, l’auteure livre ses réflexions sur son séjour à Fort McMurray ou plutôt Fort McMoney, comme on surnomme la cité pionnière. Avec des mots puissants, elle décrit ainsi l’horreur des ravages que l’homme s’inflige à lui-même, énonçant une évidence trop souvent oubliée. Si la Terre s’est passée pendant des millions d’années de l’humanité, il ne fait guère de doute qu’elle lui survivra quel que soit l’ampleur du réchauffement climatique. Au-delà du cri du cœur et de rage, Nancy Huston s’interroge également sur le rôle de la littérature face à l’institutionnalisation de l’acculturation et au règne de l’argent. Si l’écrivain ne peut pas s’opposer à la marche inexorable du progrès, tel qu’il est conçu par le capitalisme, et à son corollaire matérialiste, utilitaire et industriel, peut-être lui reste-t-il suffisamment de force pour dépeindre cette tragédie, histoire d’interpeller un peu les consciences.

L’entretien croisé avec Naomi Klein, l’égérie altermondialiste, n’apporte rien de plus. Quant à la nouvelle de Rudy Wiebe, qui conclut Brut, on dira poliment qu’elle est anecdotique.

Les amateurs de roman noir éprouveront sans doute à la lecture de cet ouvrage collectif une certaine familiarité, tant les motifs décrits ici se retrouvent dans leurs livres favoris. Rien de neuf sous le soleil, hélas.

brutBrut, la ruée vers l’or noir – ouvrage collectif composé des textes de David Dufresne, Nancy Huston, Naomi Klein, Melina Laboucan-Massimo et Rudy Wiebe – Éditions Lux, 2015

68

« Je n’ai jamais pu écrire ce roman. C’est vraisemblablement un roman qui ne veut pas être écrit. »

On l’a vu, le mouvement estudiantin de 1968 joue un rôle déterminant dans la carrière littéraire et la vie de Paco Ignacio Taibo II. À cette époque, l’homme et l’auteur sont encore en germe. Les événements dramatiques, puis la répression gouvernementale lui donneront les raisons de se réaliser.

Depuis le temps a passé, inexorable, imprimant à l’Histoire une tournure conforme aux attentes des vainqueurs. Mais pour P.I.T.II, ses jeunes années le hantent toujours. Des journées et des nuits de folie, entre peur et effervescence, répression et espoir, vécues avec le sentiment de vivre un moment où la société semble sur le point de basculer. Faire table rase du passé pour concevoir un avenir meilleur.

Entre juillet et octobre 1968, de ces 123 jours où le temps apparaît comme figé, il ne reste que trois cahiers de notes, jetées sur le papier pour ne pas oublier. Mais la mémoire vit une vie à part. Elle résiste au-delà de ce qu’on imagine, comblant les blancs si nécessaires avec des réminiscences puisées à diverses sources. Celle de P.I.T.II reste définitivement attachée à 1968. Comme un fantôme irréductible. Et s’il n’a pas réussi à transformer ses notes en roman, il espère quand même transmettre cette mémoire à d’autres avec ce témoignage, paru dans le quotidien mexicain La Jornada en 2007.

« À main tendue, test de paraffine. »

Récit des événements de 1968 au Mexique tentant d’en restituer l’atmosphère, le court ouvrage de P.I.T.II ne se veut ni livre de combat, ni œuvre empreinte de nostalgie. Il s’agit juste d’un témoignage ne passant pas sous silence les faiblesses du mouvement, la propension à se diviser des uns et des autres sur des sujets prosaïques et les querelles idéologiques dignes des pires organisations sectaires.

Toutefois, ce qui ressort de 68, c’est surtout la générosité du mouvement, son énergie vitale, sa créativité et les moments de poésie et de drôlerie, malgré la violence des forces de sécurité exerçant une pression constante. Une impression renforcée par le découpage de l’ouvrage en chapitres incisifs.

Plus qu’un récit chronologique ou qu’une étude analytique des événements, 68 se veut le témoignage d’un acteur du mouvement, offrant à la postérité sa version des événements avant qu’elle ne disparaisse au profit de l’Histoire officielle.

6868 de Paco Ignacio Taibo II – Éditions L’Échappée, 2008

Cargo sobre

La mer a longtemps inspiré de nombreux écrivains. D’aucuns ont vu dans ses colères comme le miroir de leurs états d’âme. D’autres l’ont reconnue comme un absolu où le temps se dilue, l’esprit n’ayant pas d’aspérité sur laquelle s’accrocher, une puissance mouvante et irrésistible. Certains enfin se sont attachés à en explorer les angles morts, mettant en exergue les damnés de la mer, ce petit peuple invisible s’échinant à survivre. On renverra les éventuels curieux au roman de B. Traven Le Vaisseau des morts, voire au roman de Thierry Marignac himself, À Quai.

Rien de tout cela avec Cargo sobre. Ce court texte s’annonce d’emblée comme un récit de voyage, mais pas du genre classique et besogneux. Bien au contraire, Thierry Marignac ne se contente pas d’un compte-rendu factuel de son périple à bord d’un porte-conteneurs entre Fos-sur-Mer et Port Elizabeth à New York. Il fait œuvre d’auteur, accouchant d’un texte fort, sous-tendu par une vision artistique transcendant l’aspect banal ou simplement prosaïque des choses.

« Peut-être les activistes de Notre-Dame-des-Landes parviendraient à empêcher la construction de l’aéroport. Ou non. Mais même s’ils atteignaient leurs objectifs, dix autres enfers post-cybernétiques seraient bientôt creusés, concassés, nivelés par les machines-outils. »

Au ballet mécanisé des grues-portiques répondent les pensées de l’auteur. Le spectacle répétitif du chargement et déchargement des conteneurs le plonge dans ses souvenirs. Il lui inspire des visions dantesque, des réflexions désabusées sur la condition humaine et sa faculté à s’amender ou à surmonter ses démons. Et de cette poésie du désastre naît une émotion indicible, un réel plaisir, sans doute fugitif et illusoire, mais composant comme un baume au cœur. Contraint à l’abstinence, l’alcool étant proscrit sur le navire, Thierry Marignac évoque enfin des écrivains et amis, croisés au fil de ses pérégrinations. Il nous confie quelques coups de cœur littéraires faisant vibrer les cordes sensibles de la passion.

« La cargaison est assurée par la Lloyd’s, comme au temps du pillage des Indes par la cupide Albion. Notre porte-conteneurs appartient à une compagnie française de transport maritime – la troisième par importance sur la planète, selon la littérature maison – mais bat pavillon britannique. Équipage philippin, ingénierie roumaine, marchandises de l’Empire communiste du Milieu : la mondialisation sous le nez, vous m’en remettrez trente tonnes. »

En creux se dessine la maritimisation de l’économie mondiale. L’uniformisation des paysages portuaires, la monotonie des tâches accomplies à chaque escale et le gigantisme des infrastructures renvoient l’homme à sa condition nouvelle de rouage interchangeable d’une technique aliénante que n’aurait pas désavouée Jacques Ellul. L’aventure et l’exotisme canaille ont cédé la place à la routine industrielle et au taylorisme clinique.

Embarquer pour ce Cargo sobre, c’est prendre le large pour une croisière dictée par les impératifs du commerce mondial. Une traversée en forme de lâcher-prise poétique et immersif, où Thierry Marignac solde aussi ses comptes avec le milieu littéraire. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne retient pas ses coups. Bref, voici de la belle ouvrage. J’en redemande.

ps : Chez les Fondus

cargo_sobreCargo sobre de Thierry Marignac – vagabonde, 2016

Colère du présent.

Courte chronique pour un roman tenant davantage de la novella.

Je suis toujours étonné par la réactivité de Jean-Bernard Pouy. Le bougre, excusez cette familiarité, se montre capable de répondre à une commande (ici de l’association à l’origine du festival littéraire d’Arras), sans donner l’impression d’accoucher d’un texte paresseux, voire vain, si l’on fait abstraction de sa rétribution financière. Colère du présent relève de cet exercice, et sa brièveté cache des trésors de malice et d’esprit vachard. Du nanan, on vous dit.

Quid de l’histoire ? À Arras, le Salon du livre d’expression populaire et de critique sociale est l’occasion chaque année de moult débats et autres happenings accompagnés de joyeuses libations. Une fois n’est pas coutume, le salon joue les prolongations. Un noyau de gauchistes, anars, alters, militants écolos et autres pacifistes se proclame « Commune Libre » et fait sécession de la République. Panique en haut lieu. On dépêche sans tarder les gendarmes, puis les CRS, pour déloger les fâcheux. Armes à la main, ceux-ci repoussent les forces de l’ordre. Ne reste plus qu’à envoyer l’armée pour pacifier.

Ne tergiversons pas, suite à l’insurrection initiale et au siège auquel elle donne lieu, l’intrigue de Colère du présent prend une direction inédite, rythmée par la verve caustique de Jean-Bernard Pouy et d’une poignée de personnages pas piqués des hannetons, en particulier un général marchant au pas et au speed. Au fil des pages, on ne s’ennuie pas un seul instant et l’on trouve même de quoi réfléchir, ce qui n’est pas la moindre des qualités de ce court récit qui rappellera aux amateurs de l’auteur adepte de l’oulipo,  Chasse à l’homme, coécrit avec Patrick Raynal.

Bref, Colère de présent porte un propos libertaire à faire lire de toute urgence à tous les manifestants, Huit debout, indignés, zadistes et j’en passe. Par les temps qui courent, ce n’est pas du luxe. J’allais oublier : et vive l’utopie !

colere-du-presentColère du présent de Jean-Bernard Pouy – Éditions Baleine, mai 2011

Local Héros

Dire Straits. Le groupe illustre illustre parfaitement le son des années 1980 au point de l’incarner musicalement. Pourtant, Mark Knopfler et ses potes semblent à bien des égards un anachronisme vivant. Un paradoxe à l’époque du punk vagissant. Accessoirement, Dire Straits est aussi le groupe de mon adolescence (ne vous moquez pas, ça aurait pu être Indochine). J’ai aimé et aime encore le groupe de Mark Knopfler, l’homme tranquille du rock. Et cela, malgré l’invasion des claviers synthétiques, le son digital, le saxophone sirupeux, une discographie en pointillés et un projet artistique aux abonnés absents. Il faut croire que Benoît Vincent aussi.

Sacrifiant à l’exercice de la biographie musicale*, l’auteur nous raconte son histoire de Dire Straits. Loin des conventions du genre et sans céder à l’idolâtrie, il nous narre l’histoire d’un rendez-vous manqué, un long malentendu décliné tout au long d’une décennie scandée par sept albums studio. En véritable amoureux des mots, il interprète la geste d’un groupe dont on aime détester les motifs et dont pourtant on se surprend à écouter les différents titres avec nostalgie.

En guise de fil directeur, Benoît Vincent nous propose ainsi un chapitrage élaboré comme une tracklist, dont les titres francisés proviennent tous de la discographie du groupe britannique. Il dessine ainsi un portrait en creux de Mark Knopfler, n’occultant rien des différents épisodes de l’itinéraire du personnage, mais se gardant bien de nous en livrer un compte-rendu factuel. Déconstruisant la chronologie, à grand renfort d’ellipses et avec une bonne dose de fiction, il s’inspire des paroles de quelques chansons et de la biographie du bonhomme pour en restituer une image conforme à ses propres représentations.

Volontiers allégorique, flirtant avec la poésie, l’exercice s’apparente aussi à une réflexion sur le rock et sur sa mythologie. Benoît Vincent interroge les postures et la réalité. Il évoque le sacrifice du projet artistique sur l’autel de l’industrie du disque et transforme l’odyssée rock de Dire Straits en geste métaphorique. Il bâtit une fiction autour du personnage de Mark Knopfler et des chansons de son groupe, essayant d’en retrouver l’essence.

« Pointer les histoires qu’on se raconte, nous, de lui. »

Bref, Local Héros apparaît comme une novella des plus ironiques. Un OLNI au moins aussi recommandable que Pink Floyd en rouge de Michele Mari.

*Renvoyons les éventuels curieux à l’ouvrage de Arnaud Devillard, paru chez Le Mot et le reste.

local-heros-smallLocal Héros de Benoît Vincent – Éditions publie.net, publie.rock, 2016

Nus

Chaque été, les groupes se revendiquant du collectif ZO (en hommage à Zo d’Axa) mandatent sept représentants pour passer quelques jours ensemble. Ces journées de vacances sont l’occasion de faire le point sur les actions passées du collectif. Elles servent aussi à préparer l’avenir. De ce séjour, loin d’être dédié uniquement au farniente, les militants tirent de nombreux plans et enseignements. Les individualités s’y affrontent dans leurs contradictions et chacun y met à l’épreuve son engagement idéologique. Engueulades fraternelles et réconciliations autour d’une bonne bouteille de vin figurent au programme, avec la perspective d’œuvrer pour une juste cause, celle d’assurer la pérennité de leur petite communauté face à l’emprise grandissante du Marché mondialisé et de son chien de garde : l’État. Mais, contradiction oblige, ces vacances se doivent aussi d’éviter de reproduire le modèle aliénant du travail. Bref, l’équilibre est délicat à obtenir pour ces disciples respectueux de Paul Lafargue.

Cette année, la rencontre a été organisée dans un camping naturiste tenu par un sympathisant. A poil, on ne peut rien se cacher ! Pour Calo, Brett, Thomas, Sonia, Anna, Laurence et William, l’expérience a le goût de la nouveauté. Pas de quoi cependant ébranler leurs conviction intime. Mais, un crime vient semer la zizanie, poussant les anarchistes à endosser les responsabilités de leurs deux pires ennemis : la police et la justice.

 « Au lieu de tuer et mourir pour produire l’être que nous ne sommes pas, nous avons à vivre et à faire vivre pour créer ce que nous sommes. »   Albert Camus

Quatre gars, trois filles, la mer et des corps nus. Il y aurait là matière à une sitcom, sans doute appelée à rencontrer un grand succès télévisuel, si le sujet n’était pas un peu plus grave. Bien sûr, Jean-Bernard Pouy se laisse aller à son penchant pour les bons mots et les trouvailles langagières. Il met en scène d’une manière drolatique la contrainte de la nudité qu’il s’impose d’emblée (on ne rappellera jamais assez ce principe fondamental de la contrainte chez l’auteur). Il met en scène, avec une grande acuité, les méandres de l’autogestion et aménage quelques pauses primesautières entre les longs débats du collectif. Cependant, sous la légèreté du ton affleure un questionnement plus sérieux adressé à sa communauté de pensée : l’anarchisme.

Avec Larchmütz 5632, l’auteur avait donné la parole à une vache télépathe (sa contrainte du moment) afin de raconter la cruelle désillusion d’une cellule anarchiste dormante, réactivée et manipulée pour accomplir la basse besogne de son pire ennemi.

Dans Nus, il met en scène une génération différente de l’anarchie. Pour les membres du collectif ZO, le combat n’est plus affrontement mais aménagement, celui d’un monde conforme à leurs idéaux, à côté de la réalité sociétale issue du Marché mondialisé. Durant leur séjour, les sept militants ne font pas que dénuder leur corps. Leurs convictions intimes, ces œuvres vives de leur être, sont aussi mises à nues. Comment réagir face au crime et face à la trahison lorsque l’on est impliqué personnellement ? Comment réagir en anarchiste, c’est-à-dire en refusant la morale bourgeoise ? Comment punir, tout en sachant qu’un anarchiste se doit de toujours donner la chance du repentir ? Comment rendre un jugement, tout en sachant que l’on devra rendre des comptes ? A toutes ces questions, les sept membres de ZO apportent une réponse. Et, en cherchant à démontrer ce qu’ils veulent être, nos anarchistes finiront par se prendre en pleine face, ce qu’ils sont vraiment. Une vérité soulignée par la cruelle pirouette finale.

NusNus de Jean-Bernard Pouy  –  Éditions Fayard Noir, 2007

L’Homme qui mit fin à l’Histoire

Akemi Kirino et Evan Wei forment un couple sino-japonais fusionnel tant sur le plan affectif que professionnel. La physicienne a joué un rôle déterminant dans la découverte des particules de Bohm-Kirino dont l’intrication quantique permet d’observer le passé. Une découverte dont Wei a tout de suite vu l’intérêt pour sa discipline. Grâce au phénomène d’intrication des particules, il devient en effet possible de faire revivre à un témoin des faits s’étant produit à un moment choisi du passé. Ce voyage a l’apparence d’une « illusion » puisque le cerveau humain enregistre directement les signaux transmis par les détecteurs subatomiques, ressentant toutes les sensations du moment, sans pouvoir interagir avec ses acteurs. Malheureusement, l’observation conduit aussi à la destruction de l’information, rendant impossible un second voyage à la même époque.

À bien des égards, l’invention de Kirino et de Wei constitue une révolution pour la science historique. Il est désormais possible pour les historiens d’observer directement les faits pour approcher au plus près de leur vérité. De même, les zones d’ombre du passé peuvent être soumises à leur examen attentif, permettant d’étendre leur reconnaissance. Pourtant, le procédé achoppe rapidement devant des intérêts géopolitiques divergents. Car, si la géographie sert à faire la guerre, l’Histoire reste hélas écrite par les vainqueurs.

Avec ce sixième titre paru dans la collection « Une Heure-Lumière », les éditions du Bélial’ ont fait une nouvelle fois un excellent choix. L’argument de départ repose sur un novum posé au préalable. Ken Liu ne s’étend d’ailleurs pas dessus, préférant focaliser son propos sur ses conséquences morales et philosophiques. Il opte pour la forme du documentaire, contribuant par ce choix à dépersonnaliser la charge émotionnelle du sujet. Ce dispositif narratif permet à l’auteur de faire l’économie d’un pathos qui aurait sans doute alourdi son propos, sans pour autant minorer la dimension tragique des faits rapportés. De même, il écarte toute velléité pamphlétaire, préférant mettre en exergue l’ambivalence de l’esprit humain et de ses motivations.

Historien spécialisé dans le Japon classique (les époques de Nara et de Heian), Wei défend au départ une conception plutôt braudélienne de l’étude historique. Il change complètement de point de vue après avoir visionné le film Philosophie d’un couteau. Il y découvre en effet les exactions de l’Unité 731 dont les agissements n’ont pas fait l’objet du même traitement que le génocide des Juifs et des Tziganes. Bien au contraire, au terme d’un pacte tacite entre ses membres et les États-Unis, les crimes commis par l’Unité 731 ont été retirés des poursuites intentées par le tribunal de Tokyo, permettant ainsi aux Américains de profiter des découvertes et au gouvernement japonais d’oublier les atrocités accomplies en son nom.

Se sentant investi d’une mission morale, Wei décide d’envoyer à Pingfang les descendants de victimes des bourreaux japonais afin de précipiter la repentance de leur gouvernement. Un choix contesté bien entendu par les négationnistes, mais aussi par les historiens qui déplorent la destruction de sources inestimables.

Comme on le voit, la problématique suivie par Ken Liu pose de nombreuses questions. Elle aborde le sujet des sources, point essentiel dans l’étude de l’Histoire, mettant sur la sellette la valeur du témoignage des « voyageurs temporels ». S’il est vrai que le témoignage peut être considéré comme une source, il n’en demeure pas moins un objet d’étude devant être soumis à un questionnement méthodique, ce que Ken Liu laisse infuser au détour du récit. De même, il s’interroge sur la vérité de l’Histoire, notion à bien des égards discutable, puisque soumise très souvent aux manipulations des États soucieux d’en faire un outil pour pérenniser le présent. Sur ce point, Ken Liu évoque peut-être un peu rapidement la question délicate de la juridiction du passé, notion très contestée, devenue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale un enjeu mémoriel mais aussi politique. Enfin, il illustre de belle manière le concept de « banalité du mal », cher à Hannah Arendt, écartant le caractère d’exception induit par la notion de « monstruosité ».

Les amateurs de polar pourront prolonger les expériences de l’Unité 731 avec Averse d’automne, troisième volet de « La Crucifixion en jaune », série tragi-comique de Romain Slocombe mettant en scène le personnage de Gilbert Woodbrooke. Pour les autres, on ne saurait trop leur recommander la lecture de cette novella dont la densité dramatique et éthique stimule à la fois l’esprit et les tripes. L’être humain est ainsi fait…

Autre avis ici.

homme_histoireL’Homme qui mit fin à l’Histoire : Un documentaire (The Man Who Ended History : A Documentary, 2011) de Ken Liu – Éditions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », août 2016 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Pierre-Paul Durastanti)

Train perdu wagon mort

Je dois vous avouer le culte que je voue à Jean-Bernard Pouy. Je sais, c’est doublement une faute. Aduler et taire l’objet de son adulation, c’est doublement fauter. On ne peut espérer l’absolution après un tel cumul. Tant pis pour la rédemption. Encore que… comme on dit, faute avouée est à moitié pardonnée. Aussi vais-je, dans les lignes qui suivent, laisser courir mon admiration pour l’auteur des jours du Poulpe et de bien d’autres merveilleuses créatures et créations livresques ayant égayé mes loisirs.

Toutefois avant de me lancer dans un panégyrique prémédité, peut-être est-il utile de préciser que l’œuvre pléthorique de ce polygraphe français ne manque pas de titres mineurs et de textes tièdes. Qui n’a pas ses moments de petite forme ?
Baste ! Écartons d’un revers de la main ce bémol malvenu car quand Jean-Bernard Pouy est en forme : il est grand ! Cela tombe bien, voyez-vous, car le court roman dont je vais vous entretenir s’inscrit de plain pied dans le sublime (hum ! j’y vais sans doute un peu fort sur l’adjectif).

Train perdu wagon mort pèse allègrement ses 147 pages et, à la différence de nombreux pavés insipides et soporifiques, pas un mot ne semble de trop. L’argument de départ se révèle minimaliste. Nous avons un train, en route vers la capitale de la Zoldavie (un pays imaginaire au fort goût de démocratie populaire d’Europe orientale). Au cœur de la nuit, il perd de manière inexplicable un wagon. Vous me direz qu’il n’y a pas matière à écrire un roman fleuve avec un incident ferroviaire. Attendez de lire la suite…

Dans ce wagon dort un échantillon d’humanité banale : des hommes, des femmes, en couple ou non, âgés ou jeunes, aucun enfant (on nous épargne cette engeance, tant mieux !). Réveillés par un bruit de galopade dans le couloir, il découvrent que le wagon stationne au milieu de nulle part, à l’abandon. Une assemblée s’improvise, chacun avance son hypothèse pour expliquer la situation : imprévu ferroviaire, sabotage absurde… Puis, chacun regarde sa montre en évaluant la durée de ce fâcheux contretemps et tous regagnent leur compartiment, en râlant pour la forme.
Mais le contretemps s’éternise. Le jour se lève et l’inquiétude s’installe parmi les passagers. Les secours tardent à venir et deux mystérieux avions militaires les survolent à plusieurs reprises. Certains commencent à échafauder des hypothèses un peu plus extravagantes : accident industriel, émission de téléréalité au scénario tordu (pléonasme), révolution populaire, guerre mondiale… Et rien ne vient vraiment les contredire car dans les environs ne poussent que les blés. A perte de vue. Pas un quidam à qui s’adresser pour quémander un moyen de transport ou le réconfort d’une information rassurante. Dès lors, ils doivent se résoudre à s’organiser, collecter les maigres ressources, rationner la nourriture et peut-être même organiser une expédition pour l’inconnu…

Si la situation de départ de Train perdu wagon mort ne casse pas trois pattes à un canard, l’atmosphère très visuelle et la tension palpable emportent irrésistiblement l’adhésion. D’entrée, on est happé par l’étrangeté de l’événement, saisit par l’angoisse qui étreint ces naufragés du rail largués en rase campagne. Le point de vue subjectif, voire immersif (le narrateur étant lui-même un voyageur) contribue grandement à cette réussite. A aucun moment, Jean-Bernard Pouy ne vient introduire un autre point de vue qui viendrait parasiter ou nuire à la belle mécanique dramatique qu’il met en place.

Jean-Bernard Pouy fonctionne essentiellement sur la base de la contrainte. Dans ses écrits, il s’impose systématiquement un cadre, une structure ou un type de traitement narratif et pousse celui-ci jusque dans ses ultimes retranchements. Reconnaissons-le, c’est un mode de fonctionnement qui parfois confine à la perversion. A ce propos, à l’occasion d’une rencontre avec le photographe Cyrille Derouineau, avec lequel Pouy a collaboré pour la novella photographique Sur le quai, Derouineau m’a confié que l’écrivain s’est efforcé pour cet ouvrage de raconter une histoire en respectant strictement l’ordre des photographies, telles qu’il les avait reçues par la poste. Il pensait que cet ordre était voulu par le photographe alors qu’il résultait du hasard…
Train perdu wagon mort respecte ainsi une contrainte. Le livre se présente comme un huis clos ouvert, où l’environnement extérieur se cantonne à un élément de décor menaçant. Cet extérieur, les passagers le perçoivent par bribes (les avions, les tracteurs abandonnés, les cadavres, la station désertée), cherchant à interpréter ces signes pour leur donner un sens. Le gros point faible du roman (qui aime bien châtie bien) me semble survenir avec le dénouement. L’incertitude aurait sans doute été mieux.

Peu importe car le véritable sujet du roman, c’est la matière humaine dans son acception la plus banale. Train perdu wagon mort nous épargne les héros ou les anti-héros. Nul n’est grand ou petit. Ces naufragés du rail appartiennent à la catégorie de la population que l’on surnomme monsieur Toutlemonde. Confrontés à une situation extraordinaire, ils sont contraints de s’auto-gérer. Et, d’une manière très libertaire, chacun apporte au groupe ce qu’il veut et ce qu’il peut : ses craintes, ses moments de faiblesse, ses tracas quotidiens, ses fêlures intimes, son courage, sa lâcheté, son amour…

Bref, avec Train perdu wagon mort Jean-Bernard Pouy ne se veut ni optimiste, ni pessimiste. Il ne juge pas. Il rejoue avec lucidité le spectacle de la comédie humaine dans le cadre d’un microcosme.

train_perdu_wagon_mortTrain perdu wagon mort de Jean-Bernard Pouy – Réédition Points/Roman noir, 2008

Eric

Eric, jeune adolescent boutonneux de treize ans à peine, l’âge d’or pour les choses avec des boulons, se pique de démonologie. En invoquant un démon (que Belzébuth me tripote), histoire d’exaucer trois vœux lui tenant à cœur (et à d’autres organes que la morale réprouve), il provoque le retour de la pire calamité qu’ait jamais connu le Disque-Monde. Aaargl ! D’aucuns auront immédiatement reconnu, du moins ceux ayant lu Sourcellerie, Rincevent et son bagage à mille-pattes et une bouche.

« Je veux la domination des royaumes du monde. Je veux rencontrer la plus belle femme de tous les temps et je veux vivre pour toujours. »

Faisons court. Cette variation autour du mythe de Faust, évoqué de manière fort lointaine, se révèle fort décevante. On a connu Terry Pratchett plus inspiré et surtout plus enjoué. Ici, rien de tout cela. Les trois vœux d’Eric servent de prétexte à un périple dans le temps et l’espace, jalonné de rencontres supposées amusantes, jusqu’aux origines de l’Univers, via un détour par les jungles du Klatch central, où Rincevent et Eric contribuent à modifier les habitudes cultuelles des autochtones, et la fin de la guerre de Tsort, qui finalement aura lieu et se déroulera comme prévu par l’Histoire, malgré les tentatives de détournement piteuses de nos deux voyageurs.

Hélas, malgré toute ma bienveillance, j’ai dû me faire une raison. Eric est un épisode mineur, voire dispensable, des « Annales du Disque-monde ». Un ectoplasme de roman satirique. Après un argument de départ prometteur, les running gags s’essoufflent en effet rapidement, Terry Pratchett ayant troqué ses saillies drolatiques contre une version plus asthmatique. Seul le sandwich œuf-cresson titille un instant les zygomatiques (merci les Monty Pythons), et encore, avec beaucoup d’indulgence. Quant à l’intrigue, elle se dénoue l’aiguillette de manière besogneuse, n’accouchant que de péripéties molles et d’un final somme toute attendu.

Bref, on s’ennuie ferme, tournant les pages sans conviction avec une seule idée en tête : oublier ce volume calamiteux des « Annales du Disque-monde ». Vite ! Vite ! Le suivant !!

ericFaust Eric – « Les Annales du Disque-monde » (Faust Eric, 1990) de Terry Pratchett – Éditions de l’Atalante, 1997 (roman traduit de l’anglais par Patrick Couton)