Terremer est un archipel magique composé d’îles innombrables. Un univers né de la parole réifiée, une fantasy éthique, centrée essentiellement sur l’humain. Dès 1964, Ursula Le Guin en jette les bases dans deux nouvelles, rassemblées ensuite dans le recueil The Wind’s Twelve Quarters. « The Word of Unbinding » et « The Rule of Names » sont en effet la matrice du cycle. Le premier texte raconte l’affrontement entre le mage Festin et son alter-ego maléfique Voll. Le récit apparaît comme la répétition du combat entre Ged et le Gebbet issu du monde des morts. Le second, inscrit au sommaire du Livre d’Or de la Science-fiction, introduit les dragons dans le monde de Terremer.
Prélude aux futurs romans, ces deux nouvelles fixent un cadre qui par la suite ne bougera pas. Elles dévoilent un monde secondaire où la réalité s’incarne dans les mots du Langage de la Création, et où l’interaction intime entre les individus l’emporte sur les effets pompiers de l’épopée et les accents manichéens de la prophétie.
Magie éthique
Le Sorcier de Terremer (A Wizard of Earthsea, 1968) apparaît comme le roman le plus proche du motif traditionnel de la quête. Le lecteur y découvre Terremer par le truchement de Ged, dit l’Épervier, grand magicien, maître des dragons et explorateur infatigable. D’emblée, l’intérêt se porte sur les enseignements et réflexions provoqués par ses aventures. Le récit invite le lecteur à peser les actions du jeune garçon et à juger son évolution en tant que mage et individu.
Au fil des pérégrinations de Ged, de la longue course-poursuite qui l’oppose à l’Ombre maléfique qu’il a éveillé par mégarde, on découvre le monde de Terremer et ses habitants, se familiarisant ainsi avec leurs us et coutumes, leurs particularismes et leur histoire. Mais surtout, on y apprend la vraie valeur du pouvoir des noms.
À Terremer, la réalité s’incarne en effet dans les mots du Langage de la Création. Les chants et les poèmes enseignent que l’archipel est né des paroles de Segoy qui a tiré de l’eau les îles et créé tous les êtres vivants en les nommant. À Terremer, dire c’est faire. Mais faire, c’est aussi dire. Ainsi, en détenant le vrai nom d’un être ou d’un objet, on peut agir sur le monde, le transformer voire le défaire. On possède aussi le pouvoir de lier les individus à sa volonté.
Parmi les peuples hardiques, le don de magie est un talent inné chez quelques individus. Un talent latent qu’il vaut mieux cultiver. Si le don prend toute sa puissance dans l’utilisation du Vrai Langage, où le nom de la chose est la chose elle-même, il n’apparaît ni bon, ni mauvais. À vrai dire, il est les deux à la fois. De l’affrontement avec le mal peut naître l’aspiration au mieux. Mais, que le mal disparaisse et le bien s’efface avec lui. « Le jour est la main gauche de la nuit » pourrait-on dire en paraphrasant un autre roman de l’auteure. Tout reste finalement une question d’équilibre car « Allumer une chandelle, c’est projeter une ombre ». [1]
Apprendre à connaître l’autre
Ursula Le Guin poursuit l’exploration de Terremer avec Les Tombeaux d’Atuan (The Tombs of Atuan, 1971). Délaissant pour un temps Ged, elle fixe son attention sur Tenar, une Kargue. À sept ans, la jeune fille a été enlevée à ses parents pour être conduite au lieu des tombeaux. Réincarnation reconnue de la dernière prêtresse des Innommables, son existence se trouve désormais vouée au culte de ces puissances chtoniennes. Elle devient Arha, la dévorée, et son unique horizon se limite à servir ses maîtres ombrageux.
Pour Ursula Le Guin, l’homme est un animal social capable de s’inventer des conduites à l’infini, capable de s’unir ou de se détruire. À Terremer, la profusion des îles favorise une débauche de microcosmes et de particularismes. Pourtant, l’Archipel a connu jadis une certaine unité. De cette période révolue, il ne reste rien, et depuis les guerres et l’esclavage prévalent [2]. Blancs de peau alors que le reste de la population de Terremer est de teinte beaucoup plus sombre, les Kargues habitent quatre îles situées à l’est. Déistes, ils rejettent la magie des mots et condamnent l’usage du don [3]. Ce jusqu’au-boutisme rend les échanges avec les autres peuples très difficiles et il légitime la piraterie. C’est d’ailleurs pendant une attaque kargue sur Gont que Ged accomplit son premier exploit.
Séparée du reste du monde en raison de son appartenance ethnique, Tenar vit recluse, à l’écart même de ses compatriotes. Prêtresse d’un culte tellurique, matriarcal, aussi ancien que Terremer, son horizon se réduit à la portion congrue. Pourtant, elle découvre peu à peu d’autres façons d’appréhender le monde. Pour s’ouvrir à l’autre, il faut en effet abandonner ses anciennes croyances. Il faut apprendre à reconnaître que nulle personne ne doit être négligée car toutes sont porteuses d’un potentiel d’expériences et d’interactions. Cette liberté à reconnaître autrui n’est pas seulement un droit. Elle se révèle également une contrainte, celle de faire des choix éthiques.
« La terre est belle, et lumineuse, et bonne, mais ce n’est pas tout. La terre est aussi terrible, et noire, et cruelle. Et là où les hommes adorent ces choses et s’abaissent devant elles, naît le mal. »
Pour renaître au monde, il faut mourir
Avec L’ultime rivage (The Farthest shore, 1972), on effectue un bond d’une quinzaine d’année dans le temps. Ursula Le Guin place au centre du récit un autre jeune homme, Arren, appelé à jouer un grand rôle auprès de Ged, devenu archimage. À cause des méfaits d’un nécromancien, les sorciers oublient le Langage de la Création. La magie s’étiole et l’équilibre de Terremer se trouve une fois de plus menacé. Seule solution pour le rétablir, s’aventurer au-delà de l’ultime rivage, celui de la vie, situé à l’extrême ouest, dans la Contrée aride, résidence des défunts pour l’éternité, afin d’y rétablir l’harmonie menacée par les sortilèges du nécromancien.
Le voyage de Ged et de son jeune compagnon les fait rencontrer les enfants de la Mer ouverte qui vivent en symbiose avec le milieu marin. À l’écart de l’Histoire, cette communauté laisse les courants maritimes décider de son destin. Elle ignore la magie des mots, tirant l’essentiel de sa subsistance de l’océan, et ne débarque que très rarement sur terre, seulement pour y couper les arbres nécessaires à la construction de ses radeaux. Pour Ged, les enfants de la Mer ouverte apparaissent comme des innocents, étrangers au mal. Pourtant, il n’envie pas leur situation car, même s’il y a dans l’innocence de la force pour le bien, il n’y en a pas contre le mal.
Reprenant leur traque du péril menaçant l’équilibre du monde, Ged et Arren se rendent ensuite à l’extrême ouest. Chemin faisant, ils s’allient avec Orm Embar, un puissant dragon, pour combattre le mal qui plonge ses congénères dans la folie. Les dragons et le Langage de la Création ne font en effet qu’un. La perte des noms apparaît donc un désastre. En affrontant le nécromancien, Orm Embar sacrifie sa vie pour leur permettre de s’aventurer au-delà de l’ultime rivage, dans la Contrée des morts.
Cette terre ténébreuse se révèle l’exact contraire de Terremer. Aride et désolée, elle est délimitée par un muret que l’on peut enjamber. Mais, seul un mage peut le faire en esprit car nul ne revient vivant de cette contrée. Monde desséché, poussiéreux et étouffant où ne souffle aucun vent, l’obscurité, à peine atténuée par des étoiles immobiles, étend sa chape pesante sur des villes silencieuses où les ombres des morts errent sans se parler, délivrées de la peur, de la souffrance, de la colère et du désir, mais dépourvues également d’espoir et d’amour. Ici, la mort n’est pas l’oubli, la corruption des chairs ou le paradis, il s’agit de la non-vie.
Aussi faible et méchant qu’un sortilège de femme
Seize années après L’ultime rivage, Tehanu (Tehanu, 1990) est annoncé comme le dernier livre de Terremer. À bien des égards, le roman apparaît comme un récit de changement. Ged n’est plus que l’ombre de lui-même depuis son voyage au-delà des rivages de la vie. Comme un verre d’eau, il a déversé son pouvoir sur la terre desséchée de la Contrée des morts afin de réparer la brèche ouverte par le nécromancien. Le héros est fatigué et sa geste semble achevée. Il n’aspire plus qu’à retrouver dans son île natale l’apaisement d’une existence retirée. À Havnor, le couronnement d’Arren, sous son vrai nom de Lebannen, a permis la restauration de la monarchie. Le principe du retour du roi appartient aux lieux communs de la fantasy, au moins depuis Tolkien et ses devanciers médiévaux. Cependant, l’intérêt d’Ursula Le Guin se porte surtout ici sur les interactions entre les hommes et les femmes.
Avec Tehanu, un trio féminin guide nos pas : Tenar, mariée à un fermier, Tehanu, petite fille brisée et défigurée par la violence masculine et Mousse, la vieille sorcière de Ré Albi. Dans Le sorcier de Terremer, la tante de Ged était présentée comme une femme ignorante utilisant ses dons à des fins douteuses et déraisonnables. Dans Les Tombeaux d’Atuan, les puissances ténébreuses incarnaient un principe féminin, associant les femmes à des entités jalouses et colériques, guère enclines à accepter les hommes, ou alors seulement privés de leur virilité, dans l’enceinte sacrée.
Toutes ces représentations du sexe féminin se révèlent trompeuses. L’harmonie, Taoïsme oblige, repose sur la connaissance des différences entre les sexes et la reconnaissance de leur complémentarité. Les femmes ne peuvent pas connaître la nature féminine si elles ne vivent qu’entres-elles. De même, les hommes ne peuvent pas connaître leur nature s’ils ne vivent qu’entre eux. Les deux sexes doivent donc trouver un équilibre, car trop souvent la liberté de l’un signifie la servitude de l’autre. Pour parvenir à s’accorder avec la femme, l’homme a sans doute davantage de chemin à parcourir pour rétablir l’équilibre. Mais au final, seule l’ignorance mutuelle est à blâmer.
Contes de Terremer
« Incapable de continuer l’histoire de Tehanu [ puisqu’elle ne s’était pas encore produite ] et présumant bêtement que celle de Ged et de Tenar en était au et ils vécurent heureux, j’ai donné au livre le sous-titre Le dernier livre de Terremer. Ô fol écrivain ! Maintenant varie. Même dans le temps du récit, même dans le temps du rêve, même dans le temps du conte, maintenant n’est pas jadis. »
À l’instar de Robert Silverberg qui a développé progressivement l’univers de Majipoor dans plusieurs nouvelles et romans, Ursula Le Guin a souhaité revenir à Terremer. Les nouvelles rassemblées dans ce recueil viennent s’intercaler entre les précédents textes de l’auteure, complétant les trous entre les romans et introduisant une profondeur historique que l’on ne faisait qu’effleurer dans les quatre précédents titres. Un avant-propos de l’auteure et un cours essai consacré à la géographie de l’Archipel viennent encadrer l’ensemble.
« Le trouvier » nous projette pendant l’âge sombre, mentionné dans plusieurs textes du cycle. Il relate la naissance de l’école de Roke, inversant le rapport entre les sexes. « Rosenoire et Diamant » revient sur un thème déjà abordé dans L’ultime rivage : un homme ne fait pas son destin, il l’accepte ou le nie. « Les os de la terre » plonge le lecteur dans le passé d’Ogion, le mentor de Ged, approfondissant un épisode juste évoqué dans Le sorcier de Terremer : le grand tremblement de terre de Port-Gont. « Dans le Grand Marais » traite de l’orgueil et de ses inconvénients. Ged y fait une brève apparition à la fin. Quant à « Libellule », la nouvelle offre une transition évidente entre Tehanu et Le vent d’ailleurs. Si aucun de ces textes ne paraît indispensable, à l’exception peut-être de « Libellule », ils offrent néanmoins un contrepoint intéressant au cycle principal. À Réserver aux fans.
L’homme choisit le joug, le dragon l’aile. À l’homme les biens, au dragon rien
Le vent d’ailleurs (The Other Wind, 2001) renoue le fil du récit quinze années après Tehanu. Aulne, modeste sorcier raccommodeur (ses sorts permettent de réparer les objets cassés), retrouve en rêve sa femme morte, échangeant avec elle un baiser au-dessus du mur de la Contrée aride. Un phénomène inconcevable pour qui connaît les règles régissant le monde des vivants et celui des morts. Les choses se gâtent davantage lorsque, dans un nouveau rêve, il est accueillit par une foule grandissante de morts qui le harcèle, l’invitant à les libérer. Il en perd le sommeil, hanté par des cauchemars qu’il considère comme des signes de mauvais augure. Entretemps, Lebannen négocie la paix avec le nouveau roi des Kargues [5]. Un processus difficile tant la méfiance des uns et des autres paraît insurmontable. Pourtant, il doit agir vite car, à l’Ouest, la trêve avec les dragons semble rompue.
Avec Le vent d’ailleurs, Ursula Le Guin opte pour la multifocalisation. Tehanu, les maîtres de Roke, Seppel, dépositaire de la sapience de Palne [4], Aulne, Seserakh, la princesse kargue promise en mariage à Lebannen, le roi lui-même, Ged, Tenar, Orm Irrien, chaque caractère livre sa version d’un savoir commun obscurci par la légende. Ils révèlent l’origine séculaire du déséquilibre ultime dont les manifestations perturbent les rêves de tous, menaçant l’harmonie de Terremer. Jadis, Dragons et Humains ne formaient qu’un seul peuple, mais comme leurs aspirations différaient, ils se séparèrent d’un commun accord. Le Verw nadan prévoyaient que les hommes renoncent au Langage de la Création en échange de la possession du produit de leurs arts. Hélas, le peuple Sombre de l’Archipel se parjura. Craignant la mort, il utilisa le langage et la magie pour voler aux dragons la moitié de l’ouest au-delà de l’ouest, là où ils volaient en toute liberté dans le vent d’ailleurs. Les sorciers y fondèrent une contrée pour accueillir l’esprit des défunts, désormais immortelles. Mais, la mort et la vie étant inséparables, ils ne créèrent qu’un désert hostile, une prison pour l’âme. On ne peut en effet convoiter à la fois les richesses terrestres et la liberté intemporelle du vent d’ailleurs. Une telle cupidité ne peut que causer un grand tort, car « La convoitise éteint le soleil. »
Avec ce roman, Ursula Le Guin boucle le cycle de Terremer d’une manière définitive, révélant un projet d’une ampleur beaucoup plus vaste que la simple course-poursuite initiée avec Le Sorcier de Terremer. Une véritable leçon de vie, teintée de philosophie orientale, nourrie au meilleur de l’anthropologie, et qui transcende la simple fiction. Une œuvre désormais indissociable de sa personne.
Notes :
[1] Sans doute par atavisme familial, Ursula Le Guin s’inspire ici de syncrétismes religieux orientaux, notamment le Taoïsme. L’ensemble du cycle de Terremer peut d’ailleurs être interprété dans une perspective taoïste. Le Vrai Langage, c’est le Tao qui est l’essence de toute chose, l’origine de toute existence, la source avant même l’acte créateur. En s’incarnant, le Tao engendre des opposés à interaction réciproque : Yin et Yang.
[2] Cette période appelée l’âge sombre s’achève seulement avec le couronnement du roi Lebannen. Mais, à l’époque de Ged, ses effets néfastes se font encore sentir. Pour lutter contre l’usage dévoyé de la magie, l’île de Roke est devenue le centre d’une école qui guide le pouvoir politique en utilisant le don dans une optique éthique.
[3] Si les Kargues détestent l’athéisme des peuples hardiques et leur propension à user des bienfaits de la magie, les seconds considèrent les Kargues comme des barbares obscurantistes.
[4] La sapience de Palne tire son nom d’une île sur laquelle des magiciens ont usé du pouvoir des puissances anciennes et de la magie du Vrai Langage afin d’acquérir l’immortalité.
[5] Pour Ursula Le Guin, l’humanité se distingue des autres espèces par sa capacité à se différencier socialement et culturellement. Néanmoins, par nostalgie de l’unité originelle perdue, elle organise des systèmes d’échanges entre les divers groupes. Le cycle science-fictif de Hain fonctionne sur un principe similaire. Nier ce processus, c’est refuser un caractère essentiel de l’humain. C’est rejeter également toute possibilité d’évolution.