Les Inhibés

Avec Les Inhibés, les éditions Lingva inaugure leur nouvelle collection « Nuits Blanches ». Un inédit qui augure du meilleur pour les adorateurs des frères Strougatski, même si l’intrigue traîne un tantinet en longueur, on va y revenir. A l’origine de la révision des traductions de plusieurs œuvres des deux auteurs chez Denoël Lunes d’encre, Patrice & Viktoriya Lajoye poursuivent ainsi un travail d’exhumation salutaire, ici avec l’ultime roman écrit en solo par Boris Strougatski.

En mission dans un coin paumé du Caucase, Vadim voit arriver un homme d’affaires, vaguement maffieux, dans un gros Land Rover rutilant. Sans préambule, le bougre lui propose d’utiliser son don particulier pour voir l’avenir afin de favoriser la victoire aux élections régionales de son « poulain », un intellectuel n’ayant en principe aucune chance face au favori, un général réputé et respecté. Intellectuel contre Général, avec les manigances de puissances occultes en coulisse, le contexte en dit long sur le rapport de force dans la Russie post-soviétique. Mais voilà, même s’il voit le futur, Vadim ne se sent pas capable d’agir dessus pour l’orienter dans la direction souhaitée par son commanditaire. Un doute fâcheux que ses hommes de main s’empressent de corriger par la coercition et la violence. Bref, Vadim n’a pas le choix, il fera ce qu’on lui dit. Il a juste quatre mois pour réussir.

Les Inhibés ne brille pas pour son rythme effréné, bien au contraire, Boris Strougatski prend son temps pour poser le décor, au point parfois de provoquer l’assoupissement du lecteur. J’avoue avoir beaucoup souffert devant l’accumulation de détails prosaïques et de références littéraires dont l’auteur surcharge son récit au détriment de la tension dramatique. Il semble avoir calqué sa narration sur le quotidien terne et médiocre de ses personnages, un groupe d’individus aux pouvoirs spéciaux, bien éloignés des archétypes des comics. À vrai dire, ces surhommes aux talents inhibés ne ressemblent pas vraiment aux X-men. Ils ont plutôt l’allure banale de types à l’existence cabossée, alcooliques notoires condamnés aux petits boulots et à la routine. Des bras cassés, fatigués de la vie, plus attachés aux plaisirs de la table et aux palabres qu’à l’action. Alors, sauver le monde ou le rendre meilleur, ne comptez-pas sur eux pour cela ! De toute façon, la Russie a déjà donné, à l’époque où elle s’appelait l’URSS. Le pays garde d’ailleurs toujours des traces de cette expérience utopique devenue totalitaire.

« Rien ne changera, tant que nous n’aurons pas appris à faire quelque chose de ce singe poilu, sombre, effronté paresseux et rusé qui se trouve en chacun de nous. Tant que nous n’aurons pas appris à l’éduquer. Ou à le maîtriser. Ou au moins à le dresser. Voire à le tromper… Nous ne transmettons que ce singe à nos enfants et petits-enfants, avec nos gènes. Seulement lui, et rien d’autre. Je suis un vieux hacker, et je sais exactement qu’il n’existe pas un seul programme au monde qu’on ne puisse améliorer. Mais que veut dire AMELIORER quand il s’agit d’ADN ?… »

Les Inhibés est sous-tendu par un spleen existentiel pesant, un fatalisme teinté de pessimisme. Dans la Russie post-soviétique, les habitudes anciennes demeurent en effet fermement ancrées dans les mœurs politiques. Les crimes du passé se sont juste mués en contes effrayants que l’on se raconte le soir pour se rassurer sur le présent. Dans un monde plongé dans l’apathie et l’acculturation, l’utopie de l’ Homme Éduqué, esquissée dans « L‘Univers du Midi »(*), paraît bien éloigné des préoccupations prosaïques de la société de consommation.

« Nous n’avons pas besoin de gens tolérants, honnêtes, travailleurs ni de libres-penseurs. Nous n’en avons pas besoin chez nous. Qu’on me manipule, je ne dis pas non, mais qu’au moins je ne m’en aperçoive pas… Il faudrait peut-être que quelque chose de mystérieux, et même sacré, arrive à ce monde pour qu’il ait besoin de l’HOMME ÉDUQUÉ. »

A l’image des inhibés de son roman, Boris Strougatski oscille ainsi entre l’impuissance et la désillusion, nourrissant pourtant encore le faible espoir que l’Homo Sapiens parvienne à convaincre le singe paresseux d’effectuer sa métamorphose en Homme Éduqué. Mais vite, car désormais le temps nous presse…

(*) Notes : La plupart des textes des frères Strougatski s’inscrivent dans un cycle cohérent appelé « L‘Univers du Midi » (« l’Univers-dans-lequel-nous-voudrions-vivre » selon Boris Strougatski). Situé au XXIIe siècle, le Midi de l’Humanité a toutes apparences de l’utopie socialiste réalisée, dégagée de son pire ennemi : la médiocrité. Autrement dit, tout ce que n’est pas l’URSS en dépit des efforts de la propagande et de la censure. Comme Anarres, l’utopie se révèle toutefois ambigüe, dévoilant ses faiblesses et ses limites au contact d’autres civilisations, en particulier celle des mystérieux Pèlerins. De quoi souhaiter qu’à Midi succède Le Grand Soir et non une longue nuit…

strougatski2Les Inhibés (Бессильные мира сего, 2003) de Boris Strougatski – Éditions Lingva, collection « Nuits Blanches », octobre 2016 (roman traduit du russe par Patrice & Viktoriya Lajoye)

Terremer – Le pouvoir des mots

Terremer_CarteTerremer est un archipel magique composé d’îles innombrables. Un univers né de la parole réifiée, une fantasy éthique, centrée essentiellement sur l’humain. Dès 1964, Ursula Le Guin en jette les bases dans deux nouvelles, rassemblées ensuite dans le recueil The Wind’s Twelve Quarters. « The Word of Unbinding » et « The Rule of Names » sont en effet la matrice du cycle. Le premier texte raconte l’affrontement entre le mage Festin et son alter-ego maléfique Voll. Le récit apparaît comme la répétition du combat entre Ged et le Gebbet issu du monde des morts. Le second, inscrit au sommaire du Livre d’Or de la Science-fiction, introduit les dragons dans le monde de Terremer.

Prélude aux futurs romans, ces deux nouvelles fixent un cadre qui par la suite ne bougera pas. Elles dévoilent un monde secondaire où la réalité s’incarne dans les mots du Langage de la Création, et où l’interaction intime entre les individus l’emporte sur les effets pompiers de l’épopée et les accents manichéens de la prophétie.

Magie éthique

le-cycle-de-terremer,-tome-1---le-sorcier-de-terremer-196305-250-400Le Sorcier de Terremer (A Wizard of Earthsea, 1968) apparaît comme le roman le plus proche du motif traditionnel de la quête. Le lecteur y découvre Terremer par le truchement de Ged, dit l’Épervier, grand magicien, maître des dragons et explorateur infatigable. D’emblée, l’intérêt se porte sur les enseignements et réflexions provoqués par ses aventures. Le récit invite le lecteur à peser les actions du jeune garçon et à juger son évolution en tant que mage et individu.

Au fil des pérégrinations de Ged, de la longue course-poursuite qui l’oppose à l’Ombre maléfique qu’il a éveillé par mégarde, on découvre le monde de Terremer et ses habitants, se familiarisant ainsi avec leurs us et coutumes, leurs particularismes et leur histoire. Mais surtout, on y apprend la vraie valeur du pouvoir des noms.

À Terremer, la réalité s’incarne en effet dans les mots du Langage de la Création. Les chants et les poèmes enseignent que l’archipel est né des paroles de Segoy qui a tiré de l’eau les îles et créé tous les êtres vivants en les nommant. À Terremer, dire c’est faire. Mais faire, c’est aussi dire. Ainsi, en détenant le vrai nom d’un être ou d’un objet, on peut agir sur le monde, le transformer voire le défaire. On possède aussi le pouvoir de lier les individus à sa volonté.

Parmi les peuples hardiques, le don de magie est un talent inné chez quelques individus. Un talent latent qu’il vaut mieux cultiver. Si le don prend toute sa puissance dans l’utilisation du Vrai Langage, où le nom de la chose est la chose elle-même, il n’apparaît ni bon, ni mauvais. À vrai dire, il est les deux à la fois. De l’affrontement avec le mal peut naître l’aspiration au mieux. Mais, que le mal disparaisse et le bien s’efface avec lui. « Le jour est la main gauche de la nuit » pourrait-on dire en paraphrasant un autre roman de l’auteure. Tout reste finalement une question d’équilibre car « Allumer une chandelle, c’est projeter une ombre ». [1]

Apprendre à connaître l’autre

le-cycle-de-terremer,-tome-2---les-tombeaux-d-atuan-196325-250-400Ursula Le Guin poursuit l’exploration de Terremer avec Les Tombeaux d’Atuan (The Tombs of Atuan, 1971). Délaissant pour un temps Ged, elle fixe son attention sur Tenar, une Kargue. À sept ans, la jeune fille a été enlevée à ses parents pour être conduite au lieu des tombeaux. Réincarnation reconnue de la dernière prêtresse des Innommables, son existence se trouve désormais vouée au culte de ces puissances chtoniennes. Elle devient Arha, la dévorée, et son unique horizon se limite à servir ses maîtres ombrageux.

Pour Ursula Le Guin, l’homme est un animal social capable de s’inventer des conduites à l’infini, capable de s’unir ou de se détruire. À Terremer, la profusion des îles favorise une débauche de microcosmes et de particularismes. Pourtant, l’Archipel a connu jadis une certaine unité. De cette période révolue, il ne reste rien, et depuis les guerres et l’esclavage prévalent [2]. Blancs de peau alors que le reste de la population de Terremer est de teinte beaucoup plus sombre, les Kargues habitent quatre îles situées à l’est. Déistes, ils rejettent la magie des mots et condamnent l’usage du don [3]. Ce jusqu’au-boutisme rend les échanges avec les autres peuples très difficiles et il légitime la piraterie. C’est d’ailleurs pendant une attaque kargue sur Gont que Ged accomplit son premier exploit.

Séparée du reste du monde en raison de son appartenance ethnique, Tenar vit recluse, à l’écart même de ses compatriotes. Prêtresse d’un culte tellurique, matriarcal, aussi ancien que Terremer, son horizon se réduit à la portion congrue. Pourtant, elle découvre peu à peu d’autres façons d’appréhender le monde. Pour s’ouvrir à l’autre, il faut en effet abandonner ses anciennes croyances. Il faut apprendre à reconnaître que nulle personne ne doit être négligée car toutes sont porteuses d’un potentiel d’expériences et d’interactions. Cette liberté à reconnaître autrui n’est pas seulement un droit. Elle se révèle également une contrainte, celle de faire des choix éthiques.

« La terre est belle, et lumineuse, et bonne, mais ce n’est pas tout. La terre est aussi terrible, et noire, et cruelle. Et là où les hommes adorent ces choses et s’abaissent devant elles, naît le mal.  »

Pour renaître au monde, il faut mourir

le-cycle-de-terremer,-tome-3---l-ultime-rivage-196330-250-400Avec L’ultime rivage (The Farthest shore, 1972), on effectue un bond d’une quinzaine d’année dans le temps. Ursula Le Guin place au centre du récit un autre jeune homme, Arren, appelé à jouer un grand rôle auprès de Ged, devenu archimage. À cause des méfaits d’un nécromancien, les sorciers oublient le Langage de la Création. La magie s’étiole et l’équilibre de Terremer se trouve une fois de plus menacé. Seule solution pour le rétablir, s’aventurer au-delà de l’ultime rivage, celui de la vie, situé à l’extrême ouest, dans la Contrée aride, résidence des défunts pour l’éternité, afin d’y rétablir l’harmonie menacée par les sortilèges du nécromancien.

Le voyage de Ged et de son jeune compagnon les fait rencontrer les enfants de la Mer ouverte qui vivent en symbiose avec le milieu marin. À l’écart de l’Histoire, cette communauté laisse les courants maritimes décider de son destin. Elle ignore la magie des mots, tirant l’essentiel de sa subsistance de l’océan, et ne débarque que très rarement sur terre, seulement pour y couper les arbres nécessaires à la construction de ses radeaux. Pour Ged, les enfants de la Mer ouverte apparaissent comme des innocents, étrangers au mal. Pourtant, il n’envie pas leur situation car, même s’il y a dans l’innocence de la force pour le bien, il n’y en a pas contre le mal.

Reprenant leur traque du péril menaçant l’équilibre du monde, Ged et Arren se rendent ensuite à l’extrême ouest. Chemin faisant, ils s’allient avec Orm Embar, un puissant dragon, pour combattre le mal qui plonge ses congénères dans la folie. Les dragons et le Langage de la Création ne font en effet qu’un. La perte des noms apparaît donc un désastre. En affrontant le nécromancien, Orm Embar sacrifie sa vie pour leur permettre de s’aventurer au-delà de l’ultime rivage, dans la Contrée des morts.

Cette terre ténébreuse se révèle l’exact contraire de Terremer. Aride et désolée, elle est délimitée par un muret que l’on peut enjamber. Mais, seul un mage peut le faire en esprit car nul ne revient vivant de cette contrée. Monde desséché, poussiéreux et étouffant où ne souffle aucun vent, l’obscurité, à peine atténuée par des étoiles immobiles, étend sa chape pesante sur des villes silencieuses où les ombres des morts errent sans se parler, délivrées de la peur, de la souffrance, de la colère et du désir, mais dépourvues également d’espoir et d’amour. Ici, la mort n’est pas l’oubli, la corruption des chairs ou le paradis, il s’agit de la non-vie.

Aussi faible et méchant qu’un sortilège de femme

tehanu90Seize années après L’ultime rivage, Tehanu (Tehanu, 1990) est annoncé comme le dernier livre de Terremer. À bien des égards, le roman apparaît comme un récit de changement. Ged n’est plus que l’ombre de lui-même depuis son voyage au-delà des rivages de la vie. Comme un verre d’eau, il a déversé son pouvoir sur la terre desséchée de la Contrée des morts afin de réparer la brèche ouverte par le nécromancien. Le héros est fatigué et sa geste semble achevée. Il n’aspire plus qu’à retrouver dans son île natale l’apaisement d’une existence retirée. À Havnor, le couronnement d’Arren, sous son vrai nom de Lebannen, a permis la restauration de la monarchie. Le principe du retour du roi appartient aux lieux communs de la fantasy, au moins depuis Tolkien et ses devanciers médiévaux. Cependant, l’intérêt d’Ursula Le Guin se porte surtout ici sur les interactions entre les hommes et les femmes.

Avec Tehanu, un trio féminin guide nos pas : Tenar, mariée à un fermier, Tehanu, petite fille brisée et défigurée par la violence masculine et Mousse, la vieille sorcière de Ré Albi. Dans Le sorcier de Terremer, la tante de Ged était présentée comme une femme ignorante utilisant ses dons à des fins douteuses et déraisonnables. Dans Les Tombeaux d’Atuan, les puissances ténébreuses incarnaient un principe féminin, associant les femmes à des entités jalouses et colériques, guère enclines à accepter les hommes, ou alors seulement privés de leur virilité, dans l’enceinte sacrée.

Toutes ces représentations du sexe féminin se révèlent trompeuses. L’harmonie, Taoïsme oblige, repose sur la connaissance des différences entre les sexes et la reconnaissance de leur complémentarité. Les femmes ne peuvent pas connaître la nature féminine si elles ne vivent qu’entres-elles. De même, les hommes ne peuvent pas connaître leur nature s’ils ne vivent qu’entre eux. Les deux sexes doivent donc trouver un équilibre, car trop souvent la liberté de l’un signifie la servitude de l’autre. Pour parvenir à s’accorder avec la femme, l’homme a sans doute davantage de chemin à parcourir pour rétablir l’équilibre. Mais au final, seule l’ignorance mutuelle est à blâmer.

Contes de Terremer

« Incapable de continuer l’histoire de Tehanu [ puisqu’elle ne s’était pas encore produite ] et présumant bêtement que celle de Ged et de Tenar en était au et ils vécurent heureux, j’ai donné au livre le sous-titre Le dernier livre de Terremer. Ô fol écrivain ! Maintenant varie. Même dans le temps du récit, même dans le temps du rêve, même dans le temps du conte, maintenant n’est pas jadis. »

tales-from-earthseaÀ l’instar de Robert Silverberg qui a développé progressivement l’univers de Majipoor dans plusieurs nouvelles et romans, Ursula Le Guin a souhaité revenir à Terremer. Les nouvelles rassemblées dans ce recueil viennent s’intercaler entre les précédents textes de l’auteure, complétant les trous entre les romans et introduisant une profondeur historique que l’on ne faisait qu’effleurer dans les quatre précédents titres. Un avant-propos de l’auteure et un cours essai consacré à la géographie de l’Archipel viennent encadrer l’ensemble.

« Le trouvier » nous projette pendant l’âge sombre, mentionné dans plusieurs textes du cycle. Il relate la naissance de l’école de Roke, inversant le rapport entre les sexes. « Rosenoire et Diamant » revient sur un thème déjà abordé dans L’ultime rivage : un homme ne fait pas son destin, il l’accepte ou le nie. « Les os de la terre » plonge le lecteur dans le passé d’Ogion, le mentor de Ged, approfondissant un épisode juste évoqué dans Le sorcier de Terremer : le grand tremblement de terre de Port-Gont. « Dans le Grand Marais » traite de l’orgueil et de ses inconvénients. Ged y fait une brève apparition à la fin. Quant à « Libellule », la nouvelle offre une transition évidente entre Tehanu et Le vent d’ailleurs. Si aucun de ces textes ne paraît indispensable, à l’exception peut-être de « Libellule », ils offrent néanmoins un contrepoint intéressant au cycle principal. À Réserver aux fans.

L’homme choisit le joug, le dragon l’aile. À l’homme les biens, au dragon rien

vent_dailleursLe vent d’ailleurs (The Other Wind, 2001) renoue le fil du récit quinze années après Tehanu. Aulne, modeste sorcier raccommodeur (ses sorts permettent de réparer les objets cassés), retrouve en rêve sa femme morte, échangeant avec elle un baiser au-dessus du mur de la Contrée aride. Un phénomène inconcevable pour qui connaît les règles régissant le monde des vivants et celui des morts. Les choses se gâtent davantage lorsque, dans un nouveau rêve, il est accueillit par une foule grandissante de morts qui le harcèle, l’invitant à les libérer. Il en perd le sommeil, hanté par des cauchemars qu’il considère comme des signes de mauvais augure. Entretemps, Lebannen négocie la paix avec le nouveau roi des Kargues [5]. Un processus difficile tant la méfiance des uns et des autres paraît insurmontable. Pourtant, il doit agir vite car, à l’Ouest, la trêve avec les dragons semble rompue.

Avec Le vent d’ailleurs, Ursula Le Guin opte pour la multifocalisation. Tehanu, les maîtres de Roke, Seppel, dépositaire de la sapience de Palne [4], Aulne, Seserakh, la princesse kargue promise en mariage à Lebannen, le roi lui-même, Ged, Tenar, Orm Irrien, chaque caractère livre sa version d’un savoir commun obscurci par la légende. Ils révèlent l’origine séculaire du déséquilibre ultime dont les manifestations perturbent les rêves de tous, menaçant l’harmonie de Terremer. Jadis, Dragons et Humains ne formaient qu’un seul peuple, mais comme leurs aspirations différaient, ils se séparèrent d’un commun accord. Le Verw nadan prévoyaient que les hommes renoncent au Langage de la Création en échange de la possession du produit de leurs arts. Hélas, le peuple Sombre de l’Archipel se parjura. Craignant la mort, il utilisa le langage et la magie pour voler aux dragons la moitié de l’ouest au-delà de l’ouest, là où ils volaient en toute liberté dans le vent d’ailleurs. Les sorciers y fondèrent une contrée pour accueillir l’esprit des défunts, désormais immortelles. Mais, la mort et la vie étant inséparables, ils ne créèrent qu’un désert hostile, une prison pour l’âme. On ne peut en effet convoiter à la fois les richesses terrestres et la liberté intemporelle du vent d’ailleurs. Une telle cupidité ne peut que causer un grand tort, car « La convoitise éteint le soleil. »

Avec ce roman, Ursula Le Guin boucle le cycle de Terremer d’une manière définitive, révélant un projet d’une ampleur beaucoup plus vaste que la simple course-poursuite initiée avec Le Sorcier de Terremer. Une véritable leçon de vie, teintée de philosophie orientale, nourrie au meilleur de l’anthropologie, et qui transcende la simple fiction. Une œuvre désormais indissociable de sa personne.

Notes :

[1] Sans doute par atavisme familial, Ursula Le Guin s’inspire ici de syncrétismes religieux orientaux, notamment le Taoïsme. L’ensemble du cycle de Terremer peut d’ailleurs être interprété dans une perspective taoïste. Le Vrai Langage, c’est le Tao qui est l’essence de toute chose, l’origine de toute existence, la source avant même l’acte créateur. En s’incarnant, le Tao engendre des opposés à interaction réciproque : Yin et Yang.

[2] Cette période appelée l’âge sombre s’achève seulement avec le couronnement du roi Lebannen. Mais, à l’époque de Ged, ses effets néfastes se font encore sentir. Pour lutter contre l’usage dévoyé de la magie, l’île de Roke est devenue le centre d’une école qui guide le pouvoir politique en utilisant le don dans une optique éthique.

[3] Si les Kargues détestent l’athéisme des peuples hardiques et leur propension à user des bienfaits de la magie, les seconds considèrent les Kargues comme des barbares obscurantistes.

[4] La sapience de Palne tire son nom d’une île sur laquelle des magiciens ont usé du pouvoir des puissances anciennes et de la magie du Vrai Langage afin d’acquérir l’immortalité.

[5] Pour Ursula Le Guin, l’humanité se distingue des autres espèces par sa capacité à se différencier socialement et culturellement. Néanmoins, par nostalgie de l’unité originelle perdue, elle organise des systèmes d’échanges entre les divers groupes. Le cycle science-fictif de Hain fonctionne sur un principe similaire. Nier ce processus, c’est refuser un caractère essentiel de l’humain. C’est rejeter également toute possibilité d’évolution.

 

 

Parmi les tombes

Dans la famille Rossetti, on se plait à taquiner la muse. Auteur de The Vampyre, l’oncle John Polidori a fréquenté les Shelley et Byron au temps de sa jeunesse. Les sœurs Marie et Christina composent des poèmes et leur frère Dante Gabriel ajoute la peinture à ce talent. Mais, si la muse est favorable au clan, elle se montre aussi jalouse. Une jalousie mortelle.

Qu’est-ce qui rapproche cette illustre famille du couple formé par John Crawford et Adelaïde McKee ? Qu’est-ce qui unit leur destin à celui d’un obscur vétérinaire et d’une prostituée ? Les nephilims, ces créatures antédiluviennes, bien plus vieilles que l’humanité, nées des plus anciennes strates de la Terre. Un mythe pour le commun des mortels, une malédiction pour ceux qu’elles ont choisi. Comment se libérer de leur emprise ? Comment briser leur malédiction ? Pour le clan Rossetti comme pour Crawford et McKee, la question se pose avec acuité.

Avec Parmi les tombes, Tim Powers reprend la recette qui lui avait si bien réussi avec Le Poids de son regard (attention, chef-d’œuvre !). L’occasion de revenir à l’époque où le soleil ne se couchait jamais sur l’Empire britannique, dans le milieu des poètes romantiques anglais. L’auteur californien porte cette fois-ci son regard sur des représentants éminents du mouvement préraphaélite, témoignant une nouvelle fois de sa passion pour cette période de l’histoire.

Hélas, on ressort avec une impression mitigée de cette immersion. Certes, la qualité de l’atmosphère n’est pas en cause, bien au contraire, elle brille encore par sa vivacité et son humour. A grand renfort de détails prosaïques et truculents, Tim Powers invoque une image picaresque de la capitale britannique. Nous sillonnons ainsi ses angles morts, des zones interlopes hantées par des fantômes, les coquilles creuses d’existences passées. Des lieux cachés et souterrains, pourtant situés à deux pas de l’agitation des grands boulevards, où vivent des créatures issues d’un imaginaire fantasque et folklorique.

Tout ceci n’est pas sans rappeler Neverwhere de Neil Gaiman, voire Les Voies d’Anubis pour rester chez Tim Powers. Et tout ceci agace et ennuie, tant l’impression de lire une redite du Poids de son regard prévaut, malgré les circonvolutions d’une intrigue fertile en rebondissements, mais ne faisant pas l’économie de quelques longueurs.

Bref, loin d’atteindre l’acmé du Poids de son regard, Parmi les tombes se contente de rejouer avec paresse une partition déjà entendue. Dommage…

parmi-tombes_orgParmi les tombes (Hide Me Among the Graves, 2012) de Tim Powers – Éditions Bragelonne, 2013 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Maxime Le Dain)

Le prix Nobel, c’est de la dynamite !

Les auteurs sont humains, ils aiment les récompenses, surtout lorsqu’ils ne sont pas morts. Un prix honore. Il est garantie de plus value commerciale, si l’on se fie aux avis bien informés des éditeurs et des libraires. Et, lorsque le couronnement est accompagné d’une dotation financière, c’est l’apothéose ! A ce titre, le prix Nobel de Littérature (avec La Majuscule) peut être considéré comme le bâton de maréchal de l’écrivain. Il est vrai que 880 000 euros, ça calme tout net. Mais voyez-vous, le lauréat pour l’année 2016 a provoqué l’émoi, révélant un fait que l’on avait un peu oublié : toute récompense est bien plus intéressante pour les réactions qu’elle suscite.

Dans notre doulce France, patrie d’ Hernani et de Cyril Hanouna, le choix de l’académie suédoise a été considéré comme un casus belliBob Dylan ! Quelle offense aux Belles Lettres ! Je ricane encore au souvenir des propos hallucinants des uns et aux tribunes outragées des autres. D’ailleurs, en voici un florilège teinté de mauvais esprit, ne m’en voulez pas…

  • Outragé : Bob Dylan ? Mais, il n’a écrit aucune littérature. C’est juste un rimailleur, américain de surcroît.
  • Méprisant : Pouah ! La chanson n’est pas un Art Majeur comme toute Vraie Littérature se doit de l’être. (1)
  • Hébété (ou dilettante) : C’est qui Bob Dylan ? (2)
  • Railleur : Hugues Aufray a désormais toutes ses chances. Et Johnny Hallyday ! (3)
  • Procédurier : Si l’on veut primer des chanteurs, il faut créer une catégorie spéciale pour eux. C’est comme si l’on remettait la Victoire de la Musique à Bernard Buffet.(4)
  • Philosophe : Qu’est-ce que la littérature ? (5)
  • Déçu : Et voilà ! On récompense Bob Dylan au lieu de reconnaître Don DeLillo ou Cormac McCarthy. (6)
  • Élégiaque (ou presque) : Bob Dylan ? Il chante comme une casserole trouée. Sa voix nasille tellement qu’on pourrait s’habiller en Hugo Boss pour l’accompagner. (7)
  • Mesuré : Mouais. Ben, il ne l’a pas décroché au nombre de mots son prix. Son œuvre pourrait tenir toute entière sur une liste de courses. (8)
  • Nostalgique : Dylan, c’est toute ma jeunesse. J’ai d’ailleurs rencontré Jocelyne en écoutant Like a Rolling Stone. (9)
  • Commerçant : Mais qu’est-ce que les libraires vont bien pouvoir vendre ? (10)
  • etc. (11)

(1) Pfff ! De toute façon, qui s’intéresse au Nobel ? Le prix ne récompense que des vieilleries illisibles, condamnées à prendre la poussière dans une bibliothèque bourgeoise. Alors Dylan, ça change.

(2) C’est quoi le Nobel ?

(3) On a bien récompensé Winston Churchill.

(4) En même temps, Beethoven était tellement sourd qu’il a toujours cru qu’il faisait de la peinture…

(5) Tu t’es vu quand t’as bu ?

(6) Quand même ! Leonard Cohen ou Nick Cave, ça aurait eu une autre gueule !!

(7) Dylan, c’est un troubadour, que dis-je un trouvère parachuté chez l’Oncle Sam (par contre, on ne sait pas s’il appartient à la 82e ou à la 101e Airborne)

(8) La richesse ne se mesure pas au nombre de mots. A ce compte-là, comment juger les nouvelles ?

(9) Bon, on a divorcé par la suite. C’est la vie.

(10) C’est bien la première fois qu’un prix littéraire va réjouir les disquaires.

(11) On rigole et on s’amuse.

 

La petite Déesse

cyberabadÀ bien des égards, La Petite Déesse apparaît comme le prolongement naturel du Fleuve des dieux. Avec ce recueil, Ian McDonald revient au cœur de l’Inde future dont il a dressé un portrait convaincant dans son roman. L’occasion pour les lecteurs du Fleuve des dieux de renouer avec les aeais, les mécas de combat, les brâhmanes et bien d’autres créations issues du creuset de la science-fiction. Mais on peut y voir aussi une opportunité pour le néophyte, La Petite Déesse se révélant beaucoup plus abordable pour se familiariser en douceur avec un univers situé littéralement ailleurs et demain. En effet, au vertige suscité par les technosciences s’ajoute celui du dépaysement. On évolue en terre étrangère, à l’instar de Kyle, enfant expatrié se coltinant à l’altérité au cours d’une excursion au bord du Gange. Une expérience aussi fascinante que périlleuse.

L’approche de McDonald se veut plus transversale, l’auteur britannique survolant près de cinquante années, de l’éclatement de l’Union née de la décolonisation à l’avènement d’une Inde post-humaine. Dans cet intervalle, il explore les possibles d’une nation en proie à la surpopulation et à une révolution technologique inéluctable. Un processus ne faisant pas grand cas de la multitude humaine, et dont seule une minorité tire vraiment profit. On s’attache à des enfants et à quelques jeunes adultes qui témoignent des mutations rapides de leur pays. Des transformations dont ils ressentent les effets jusque dans leur chair et leur être. C’est Padminî Jodhra, transformée en arme vivante pour accomplir la vengeance de son clan. Sanjîv, gamin des rues fasciné par les robot-wallah, enfants soldats engagés dans une variante réelle de FPS. Ou cette gamine des contreforts de l’Himalaya reconnue comme l’incarnation d’une divinité avant de devenir elle-même l’hôte de plusieurs intelligences artificielles. Et cette danseuse, mariée à une aeai jalouse dont les multiples avatars font la pluie et le beau temps entre les Etats du Bharât et de l’Awadh. Sans oublier Jâsbir, beau parti en quête d’une épouse dans un pays comptant désormais quatre fois plus d’hommes que de femmes. Toute une panoplie de nouveaux outils sont ainsi mobilisés pour assouvir des désirs et des besoins vieux comme le monde.

Cependant, le personnage central de La Petite Déesse reste l’Inde elle-même. Une Inde tiraillée entre le temps long, pour ne pas dire immobile, des traditions, et celui plus court de la mondialisation. Le long texte « Vishnu au cirque de chats » illustre ce déchirement. Ian McDonald y fusionne cosmogonie hindoue et révolution technologique. Un syncrétisme tempéré d’une touche d’humanité, via le regard fataliste du narrateur, et ne faisant pas abstraction des préoccupations de la majeure partie de la population. Un quotidien besogneux où le seul acte d’héroïsme qui importe, et c’est déjà beaucoup, consiste à survivre.

Avec La Petite Déesse, l’ampleur et la précision de l’imagination se conjuguent une fois de plus à la richesse et à la puissance de la métaphore. Des qualités qui ne sont pas particulières à la science-fiction, mais que Ian McDonald déploie ici avec maîtrise, nous dressant un portrait nuancé et humain d’une Inde future. À lire de toute urgence.

La-petite-deesse_2504La Petite Déesse (Cyberabad Days, 2009) de Ian McDonald – Éditions Denoël, collection Lunes d’encre, 2013 (recueil traduit de l’anglais [Irlande] par Gilles Goullet)

Un pont sur la brume

Cinquième titre paru dans la désormais incontournable collection Une Heure-Lumière, la nouvelle de Kij Johnson m’a laissé un temps sans voix, asséchant ma plume et mon clavier, incapable de formuler en termes simples un avis autre que lapidaire. L’argument de départ ne rend pas la chose aisée, puisqu’il tient tout entier sur un timbre poste. On pourrait le résumer de la façon suivante : c’est l’histoire d’un architecte venu bâtir un pont pour franchir un fleuve de brume séparant deux contrées oubliées d’un même empire. Que la brume soit corrosive et qu’elle cache en son sein des géants monstrueux, voire d’autres secrets, au point de rendre sa traversée en bac périlleuse, n’intervient finalement qu’à la marge, comme pour raccrocher in extremis le texte à la fantasy, voire à une science-fiction low-tech. Mais, cela n’a pas grande importance, tant l’auteure américaine flirte avec la corde sensible du lecteur, écartant fort heureusement l’écueil de la mièvrerie.

En dépit d’un décor réduit à une épure, Un Pont sur la Brume s’aventure en effet très loin dans le registre de l’émotion, explorant cette zone grise et fluctuante de la psyché où se tapissent les sentiments. Ce pont dressé entre Procheville et Loinville, à cheval sur l’inconnu, opère non seulement un rapprochement entre les deux rives, mais il permet la réunification de l’empire qui en commandite la construction. Véritable œuvre d’utilité publique, l’infrastructure annonce hélas aussi la fin programmée du bac, une activité lucrative (et périlleuse, on l’a déjà dit) se transmettant depuis des générations dans la même famille, au point de lui donner son patronyme. Avec une telle accroche, d’aucuns pourraient craindre un récit narrant la lutte du pot de fer contre le pot de terre, la modernité et le progrès finissant par triompher des réticences, voire de la résistance des autochtones. Mais, Kij Johnson choisit d’emprunter une voix de traverse, délaissant l’ouvrage d’art pour se concentrer sur sa valeur métaphorique.

En effet, l’intrigue se focalise rapidement sur le couple formé par Kit Meinem d’Atar, le fameux architecte, et Rasali Bac dont la famille assure le passage au-delà de la brume. Loin de s’opposer frontalement, les deux personnages se côtoient puis se toisent, avant de s’apprivoiser et de se rapprocher définitivement, partageant leurs passions mutuelles, l’un pour la construction d’infrastructures herculéennes, l’autre pour les mystères insondables de la brume. Autour d’eux, le microcosme de Loinville et de Procheville se fait et se défait au gré des drames qui marquent l’avancée des travaux. On suit leur évolution naturelle et on s’attache aux personnages, ressentant leurs émotions sans verser dans le pathos.

Dans une certaine mesure, toute proportion gardée, Un Pont sur la Brume n’est pas sans rappeler l’atmosphère du film Local Hero de Bill Forsyth. En construisant son pont, Kit Meinem d’Atar tisse des liens d’amitié avec les autochtones, apprenant à les connaître, à ressentir leurs joies et leurs peines. Il s’ouvre ainsi à autrui, donnant davantage d’épaisseur à son existence, jusque-là juste fonctionnelle et terne.

Bien moins cérébral que L’Homme qui mit fin à l’Histoire, Un Pont sur la Brume préfère le registre de l’émotion, titillant d’autres organes de l’anatomie. Un terrain glissant et très subjectif, d’où mes difficultés à livrer un avis développé. Car, même si la novella ne m’a pas pleinement convaincu, elle a quand même atteint son objectif : émouvoir avec simplicité et sincérité. Rien que pour cette raison, il serait dommage de se priver de sa lecture.

Autre avis ici

un-pont-sur-la-brumeUn Pont sur la Brume (The Man Who Bridged the Mist, 2011) de Kij Johnson – Éditions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », août 2016 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Sylvie Denis)

La fille-flûte et autres fragments de futur brisés

A bien des égards, le format court plaît à la science-fiction. Du moins, si l’on se fie aux nombreux chefs-d’œuvre qui jalonnent le genre. Plus concise, plus concentrée et efficace, la nouvelle s’apparente à un instantané dont la puissance d’impression se trouve décuplée par le talent de son auteur. Elle s’avère aussi plus exigeante et ne pardonne pas lorsqu’elle tombe à plat.

A l’instar de ses pairs, avant d’être multiprimé pour son premier roman La Fille automate, Paolo Bacigalupi a fait ses classes en écrivant des nouvelles. La majeure partie a été rassemblée dans le recueil Pump Six and other stories traduit en France au Diable Vauvert sous le titre de La Fille-flûte. On pourrait juger cette parution un tantinet tardive, d’autant plus que cinq des dix textes ne sont pas inédits, figurant en effet au sommaire de la revue Fiction. Ce serait regrettable car, en ces temps de vaches maigres, ce recueil n’usurpe pas sa réputation de must-read comme on va le voir.

La Fille-flûte (autant utiliser son titre français) démontre ô combien la science-fiction se révèle salutaire lorsqu’elle ne se cantonne pas à ses vieilles et distrayantes marottes. Elle apparaît même comme le seul médium apte à interroger le présent en sondant ses multiples évolutions futures. En investissant les enjeux humains, sociétaux et technoscientifiques pour en faire les outils d’une fiction spéculative, éthique, voire politique, la SF démontre sa nécessité et son caractère précieux. De l’humain, le recueil de Paolo Bacigalupi n’en manque pas. Foisonnante, inventive, engagée dans un combat pour sa survie et sa liberté, l’humanité de La Fille-flûte nous renvoie à nos préoccupations d’espèce vivante tiraillée entre la permanence et le changement. A l’instar de John Brunner, l’auteur américain aborde le futur sous l’angle de la prospective, faisant de la question écologique et de celle de la rareté le moteur de l’évolution humaine. La Fille-flûte offre un aperçu de l’anthropocène, cet âge de la Terre où l’humain est devenu une force capable de modeler (ou détruire) la biosphère, et d’adapter sa propre nature aux changements que ses activités ont impulsé. Un aperçu sombre qui remet en perspective la notion de progrès. L’eau et la possession des autres ressources vitales deviennent ainsi l’enjeu de convoitises et de conflits qui redessinent la carte du monde en faveur d’une géopolitique que l’on croyait révolue avec la fin des colonies et l’avènement de l’utopie du village mondial. Continuation de la domination d’une minorité sur la majorité, les fragments du futur imaginés par Paolo Bacigalupi déploient des paysages où se mêlent les manifestations tapageuses des technosciences et les pratiques séculaires de la prédation. Comme Ian McDonald, l’auteur ne craint pas de mettre en scène les mondes émergents, optant pour le point de vue des plus démunis pour traiter de la privatisation du vivant, de la transition énergétique, des conséquences du réchauffement climatique et de la pollution. Il pose également des questions cruciales sur la condition d’être humain. Quelle dose de changement celui-ci est-il prêt à accepter sans abdiquer son empathie ?

Des dix nouvelles inscrites au sommaire, il n’y a pas grand-chose à jeter. On retiendra surtout « Peuple de sable de poussière », où l’auteur imagine la rencontre entre un trio de post-humains, affectés à la garde d’une concession minière, et d’un chien perdu. Toute vie naturelle étant désormais impossible sur Terre en raison de la pollution et de la surexploitation, nos trois bougres se demandent comment un tel fossile vivant a pu survivre. L’animal les distrait pour un temps de leurs occupations habituelles — se couper les membres et les regarder repousser. Il réveille aussi un truc archaïque, terré dans un coin de leur caboche, dont ils ont oublié le nom, mais qui leur fait tout drôle, au moins provisoirement. Changement de tropisme avec « Le Pasho », où Bacigalupi rejoue l’affrontement entre la tradition et le changement avec une problématique qui n’est pas sans rappeler celle de Kirinyaga de Mike Resnick. Assez réussi pour son ambiance, mais pas davantage. Avec « Le Chasseur de Tamaris », l’auteur retrouve la veine écologique, celle où il s’exprime de la façon la plus talentueuse. Ici, l’histoire se déroule dans le Sud-Ouest des États-Unis. L’eau étant devenue une denrée précieuse, les mégalopoles en viennent à faire la guerre pour assécher l’arrière-pays désormais laissé aux « tiques d’eau », ces marginaux ne renonçant pas à cultiver un lopin de terre, histoire de rester libres. Sur l’air bien connu du pot de terre contre le pot de fer, la nouvelle évoque le spleen du pionnier voyant s’effacer de son vivant la Frontière et son absence de contraintes sociales.

« L’Homme des calories » et « Le Yellow Card » s’inscrivent dans le même futur que La Fille automate. Un avenir crédible, sombre, abordé du point de vue des plus miséreux. Le premier texte nous emmène au fil du Mississippi, en compagnie d’un réfugié climatique contraint de trafiquer pour survivre. Contacté par un ami pour exfiltrer un passager recherché par les compagnies caloriques, le voilà embarqué dans un périple dangereux au milieu des cultures transgéniques, des patrouilles de la PI, des barges de céréales et des cités abandonnées aux Cheschire, ces chats caméléons qui ont supplanté leur souche naturelle. Le second offre un aperçu du Bangkok de La Fille automate. Le texte peut se lire à la fois comme un prélude au roman ou une préquelle pour ceux qui l’ont déjà lu.

Ces cinq nouvelles justifient déjà à elles seules l’achat du recueil. Mais, si le doute persiste, « La Pompe six » vient le lever définitivement. Avec cette novelette, on touche en effet à la perfection. Portrait d’une ville tombée en déshérence, en passe d’être submergée par sa propre merde, le texte nous décrit la fin du monde, au rythme nonchalant des pluies de béton et des pannes à répétition. On assiste à une sorte de dévolution tranquille, une catastrophe au ralenti bien plus irrémédiable que tous les fléaux cinématographiques. Un texte très fort, récompensé à juste titre par un prix Locus.

Arrivé au terme de cette longue chronique, force est de reconnaître le caractère incontournable de La Fille-flûte. On est frappé à la fois par l’effet de réel du recueil, par les émotions et les spéculations que Paolo Bacigalupi arrive à brasser en si peu de mots. Un must-read, on vous dit !

fille-fluteLa fille-flûte et autres fragments de futur brisés (Pump Six and Others Stories, 2008) de Paolo Bacigalupi – Éditions Au diable vauvert, mai 2014 – Réédition J’ai lu, 2015 (recueil traduit de l’anglais [États-Unis] par Sara Doke, Laurent Queyssi, Julien Bétan, Sébastien Bonnet et Claire Kreutzberger)

C’est l’Inuit qui gardera le Souvenir du Blanc

2089. La société de contrôle est désormais une réalité. Dans un souci de sécurité absolue, chaque être humain est pourvu d’un implant permettant de suivre ses moindres faits et gestes de manière quasi-instantanée. Loin d’être considéré comme une entrave à la liberté, le fait est perçu comme un réel progrès, un gadget désirable, signe de réussite sociale. En zone sécurisée, les implantés jouissent ainsi d’un accès total à divers services facilitant le travail des cyrobs’ chargés de tracer leurs déplacements, rencontres, conversations, achats, sources de revenu et autres humeurs…

Mais l’utopie réalisée connaît encore quelques angles morts. Dans les zones franches, des populations entières de déshéritées ou de réfractaires continuent de défier le nouvel ordre sociétal, préférant un hypothétique sentiment de liberté à la pacification des mœurs. Et puis, il y a le problème des peuples indigènes. Souverains sur leurs territoires, un statut obtenu aux forceps, ils aimeraient bien s’affranchir complètement de la surveillance des pays du G16.

Au siège de la sécurité nationale de la zone européenne, les chiens de garde du système sont sur les dents. Un de leur agent vient de faire défection, emportant avec lui des informations sensibles sur une enquête dont on l’avait chargé. Une affaire en rapport avec la disparition inexplicable des écrans de surveillance de portions entières de territoires appartenant aux nations indigènes. De quoi renverser le rapport de force géopolitique.

Au Kallaallit Numaat où elle termine d’accomplir sa Première Chasse, épreuve qui lui permettra de choisir son nom d’adulte, Kisimii ne se doute pas qu’elle va se retrouver au centre d’une crise d’ampleur internationale.

inuit2Paru initialement chez Le Navire en pleine ville, C’est l’Inuit qui gardera le Souvenir du Blanc se révèle au final une lecture sympathique, doublée d’une réflexion salutaire sur la liberté. Avec ce court roman destiné à un lectorat adolescent, Lilian Bathelot nourrit un questionnement éthique avec les spéculations vertigineuse de la science-fiction. Si l’intrigue ne casse pas trois pattes à un manchot, elle se montre toutefois suffisamment dynamique pour que l’on ne s’ennuie pas un instant. L’auteur ne perd pas son temps pour immerger le lecteur dans un futur au fort goût d’anticipation. Il distille les informations au fil d’un récit tendu, qui court crescendo jusqu’à un dénouement dramatique et pourtant optimiste.

Si C’est l’Inuit qui gardera le Souvenir du Blanc s’apparente à la lutte du pot de fer contre le pot de terre, il n’en demeure pas moins plein de surprises. L’histoire repose tout entière sur un superbe personnage féminin et sur une immersion convaincante au cœur de la culture inuit. A l’instar de Ian McDonald, Lilian Bathelot adopte le point de vue d’une civilisation non occidentale, mariant la tradition indigène aux technosciences sans céder aux préjugés. Il montre ainsi qu’un autre futur est possible, sans pour autant verser dans un angélisme malvenu. Il questionne enfin le lecteur sur la notion de liberté, valeur universelle et pourtant tellement subjective.

Bref, C’est l’Inuit qui gardera le Souvenir du Blanc s’avère un roman malin, pétri d’humanisme. De quoi donner envie d’éplucher davantage le catalogue numérique des éditions Multivers qui recèle bien d’autres titres intéressants.

inuit1C’est l’Inuit qui gardera le Souvenir du Blanc de Lilian Bathelot – Réédition Multivers éditions, 2015

Le Fleuve des dieux

2047. Année périlleuse pour un sous-continent indien désormais balkanisé. Tiraillé par les ancestrales tensions sociales, ethniques et religieuses, en proie à la rapacité politique et économique, la terre de Gandhi est au bord de l’implosion. Les dieux eux-mêmes ont déserté les rives d’un Gange dont les eaux déclinent depuis trois années, asséchés par l’absence de mousson et l’incurie des hommes.

Né du démantèlement de l’Union indienne, le Bhârat et sa capitale Vârânasî concentrent tous les maux : un parti fondamentaliste d’obédience hindou xénophobe et technophobe, une conception personnelle et familiale de la démocratie, un nationalisme ne demandant qu’à s’enflammer, une misère aggravée par la sécheresse et un antagonisme larvé entre communautés. De quoi sérieusement mettre à mal le fragile équilibre de la région.

Très convaincant lorsqu’il s’agit de mettre en place le contexte, Ian McDonald nous convie sans préambule à une immersion totale – son, odeur, image – au cœur d’une Inde futuriste vraiment crédible. Un pays où les pratiques traditionnelles, le poids du temps long de l’Histoire dira-t-on, une vision du monde et de la durée historique radicalement autre, côtoient avec plus ou moins de bonheur la modernité, l’accélération impulsée par les technosciences, la révolution de l’information et la mondialisation.
Pour tout dire, cette vue transversale du futur de l’Inde, mais également du monde, rappelle le meilleur de l’anticipation prospective de John Brunner. Avec comme cerise sur le gâteau, l’avenir d’une civilisation non occidentale, même si la plupart des personnages principaux sont des Occidentaux ou des Asiatiques occidentalisés.
On pourrait disserter longuement sur le foisonnement, pour ne pas dire le grouillement humain et culturel d’un roman a même de réveiller une multitude de réminiscences auprès du routard accoutumé aux villes indiennes. On pourrait signaler la difficulté pour comprendre l’avalanche de termes indiens chez toute personne étrangère au sous-continent, un glossaire en fin de roman en témoignant. Toutefois, rien d’insurmontable, bien au contraire, cet ingrédient descriptif renforçant l’authenticité du cadre.

Neuf personnages servent de fil directeur à l’histoire. M. Nanda, flic Krishna chargé d’excommunier (comprendre éliminer) les intelligences artificielles non autorisées. Pâvarti son épouse, partagée entre le respect des conventions sociales et ses désirs. Lisa Durnau, jeune post-doc spécialisée en biologie évolutionnaire. Thomas Lull son ancien amant, une sommité dans le domaine de de la vie-A des I.A., disparu depuis quelques années sans donner aucune explication. Vishram, fils cadet et gâté d’une famille d’entrepreneurs indiens ayant fait fortune dans l’énergie durable. Shiv, petite frappe ultra-violente issue des slums. Tal, info-décorateur dans le soap vedette Town and Country de la télé bhârati, mais surtout neutre, c’est-à-dire créature asexuée conçue par ingénierie génétique. Nadja, jeune journaliste suédoise arriviste au passé afghan inavouable. Shahîn Badûr Khan, conseiller particulier de la Première Ministre du Bhârat et dernier rejeton d’une illustre lignée de fidèles serviteurs de l’État.
Via les points de vue, les itinéraires personnels de ces neuf individus, Ian McDonald tisse peu à peu son intrigue. L’intime se mélange à la géopolitique, l’humain se frotte à des thématiques axées sur les technosciences sans que l’un n’amoindrisse l’autre.
Sur ce point, McDonald réussit bien mieux la greffe que Robert Charles Wilson, auteur pour qui l’argument science-fictif, certes vertigineux, n’est trop souvent qu’un biais. Ici, le sense of wonder est pleinement intégré à l’intrigue. Il enrichit même celle-ci d’une dimension supplémentaire illustrant parfaitement la formule de Norman Spinrad pour qui la science-fiction créé un effet esthétique et littéraire ouvrant les perspectives sur les infinies possibilités générées par l’esprit humain.
Enfin l’auteur ne craint pas de traiter ce qui est devenu un poncif de la science-fiction : le concept de la singularité. De crainte de déflorer l’intrigue, on se contentera de dire qu’il le déjoue, avec le concours de la cosmogonie indienne et de la physique quantique.

Bien que pesant près de six cents pages, Le Fleuve des dieux se dévore d’une traite. L’effort tout à fait relatif pour se familiariser avec le contexte non occidental et les neuf personnages, n’est que peu de chose face à l’ampleur et à la cohérence de l’anticipation imaginée par Ian McDonald.
Littérature d’idées et d’images, la science-fiction se doit d’ouvrir les possibles sans pour autant négliger l’élément humain. l’auteur irlandais répond avec élégance et panache à ces deux exigences.
En ce Kali Yuga, plus que jamais le futur ne doit pas être un objet de crainte. Pas de dieux ni de démons ou de singularité présidant à notre destin. L’avenir est juste ce que l’on souhaite en faire. Un fait qui rassure, ou pas.

fleuve_dieuxLe Fleuve des dieux (River of Gods, 2004) de Ian McDonald – Editions Denoël, collection Lunes d’encre, août 2010 – Réédition en poche, Folio SF, 2013 (roman traduit de l’anglais [Irlande] par Gilles Goullet)

Archeur

Archeur2Dans un futur incertain et absurde,  Archeur et Lardinn se réveillent pour une nouvelle journée de labeur. Ces deux larrons, pas vraiment à la foire, accomplissent une mission ingrate et pourtant nécessaire. Ils comptent, recensent et dénombrent les morts, attestant ainsi de la bonne marche de la guerre. A la pointe de la modernité, Lardinn a opté pour un véhicule solaire afin de se déplacer. Mais Archeur n’a pas renoncé à Long Run, un volatile à l’apparence d’autruche. Le plumage noir, la bestiole est une machine increvable dont la vitesse de pointe culmine à 300 km/h. Elle ne mange rien, ne boit rien et ne dort jamais. Archeur s’est entiché de l’animal, au point de continuer à s’abriter sous une tente pendant les tempêtes de sable, à défaut d’un habitacle où se retrancher.

Chaque jour, Archeur se dirige vers la fosse immense qui défigure le paysage. Il y fouille le sol en quête de cadavres à contrôler. En dépit de son infertilité foncière, le sol n’est pas avare. Il abonde en chair à canon trépassée. Les milliers de victimes des guerres incessantes que se livrent l’Asie, l’Europe et l’Amérique. Des armées entières de clones jetés sur le champ de bataille, histoire d’épargner la vie des humains authentiques, eux-mêmes voués à une oisiveté mortifère. Des copies élevées en batterie à partir de cellules vendues par les plus pauvres, convaincus par le slogan cynique Donnez ! Nous vous entretiendrons dans votre crasse.

Mais d’où vient alors cet étrange sentiment qui étreint Archeur lorsqu’il retrouve un clone ayant survécu au massacre, un clone affirmant qu’il n’est pas une copie ? D’où vient ce questionnement métaphysique qui le fait s’interroger sur sa propre nature et sur celle de l’ensemble de l’humanité ?

Après Number nine, Thierry Di Rollo nous propose un nouveau récit de science-fiction lorgnant vers la dystopie. Il serait toutefois très réducteur de se cantonner strictement à cet aspect du roman. Car, au-delà de la vision noire d’un futur désenchanté, dépourvu d’humanisme, voire complètement absurde (mais la vie n’est-elle pas absurde par essence ?),  l’auteur français s’interroge sur l’incapacité de l’homme à se remettre en question et sur cette faculté désespérante le faisant accepter l’innommable et l’injustice comme des faits naturels et intangibles.

Archeur ne se résout pas à subir cette situation. Il doute et, loin de considérer son présent comme le meilleur des mondes possibles, développe une ironie mordante à l’encontre de ses contemporains. S’il ne nourrit guère d’illusion sur la faculté de l’homme à s’amender, il garde malgré tout un soupçon d’empathie qui lui permet de supporter sa condition. Mais surtout, il reporte toute son affection sur Long Run, établissant avec la machine un lien semblable à celui existant entre le narrateur de Number nine et son chien mutant.

Hélas, loin de trouver l’apaisement dans la réponse à ses questions, son long parcours des fosses communes de l’Afrique aux mines de Mars se révèle un jeu de dupes, voire un cauchemar sans fin, dont il ne sort pas indemne. Le lecteur non plus.

archeur 1Archeur de Thierry Di Rollo – Réédition Le Bélial’, 2012