Neverhome

« J’étais forte, lui pas, ce fut donc moi qui partis au combat pour défendre la République. »

Constance a quitté sa ferme de l’Indiana pour rejoindre les troupes fédérales. Elle a tout abandonné, une vie rangée, un mari aimant, pour l’incertitude de la guerre et une mort assurée. Sous l’identité masculine de Ash Thompson, elle découvre la fraternité rugueuse des hommes de troupe, puis se taille une réputation de cogneur, d’excellent tireur et de galant homme en n’hésitant pas à secourir une jeune femme grimpée à un arbre. De ce fait d’arme, ces camarades tirent une chanson populaire qui la suivra ensuite tout au long de son périple. Elle apprend surtout à tuer un homme, sans manifester d’émotion, sur ordre et pour assurer sa propre survie.

Des camps d’entraînement plantés au milieu de nulle part, où elle creuse des latrines et apprend à marcher au pas, jusqu’aux champs de bataille de la guerre civile américaine, elle accomplit son odyssée. Pénélope à l’envers préférant laisser son Ulysse garder le foyer, elle nous raconte avec ses propres mots (maux ?) le deuil intime qui la guide jusqu’aux tréfonds de son être.

En lisant le résumé de Neverhome, d’aucuns pourraient se dire : encore un roman sur la guerre civile américaine (aka la guerre de sécession sous nos longitudes). Au moins aussi traumatique dans la mémoire collective américaine que la guerre du Vietnam, l’événement sert ici de prétexte pour nous immerger dans la psyché d’une femme un tantinet perturbée. Ayant fait sécession de son passé et de son mari, avec lequel elle entretient toutefois une correspondance pour le moins relâchée et sans doute imaginaire, Constance aspire à servir son pays en éliminant la Confédération scélérate. Mais d’autres raisons plus intimes déterminent ses choix, la conduisant à s’engager pour oublier son passé familial et venger l’affront subit par sa mère et elle-même. On évolue ainsi tout au long du roman dans une zone grise de la conscience, un terrain mouvant et périlleux.

Laird Hunt nous livre également une énième variation autour de l’absurdité de la guerre et de la notion de courage, donnant aux combats une coloration fantasmagorique sans nous épargner leur horreur. Le récit est enfin jalonné de superbes trouvailles poétiques, à l’image de cette serre aux parois composées d’images-fantômes.

Bref, vous l’aurez compris, Neverhome est un gros coup de cœur, dont les mots de cette chronique peinent à restituer la profondeur, la douleur latente et la folie.

neverhomeNeverhome (Neverhome, 2014) de Laird Hunt – Actes Sud, collection « Lettres anglo-américaines », 2015 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Anne-Laure Tissut)

Chevalier de l’empire terrien

Après avoir subit un désamour tenace dans nos contrées, Poul Anderson fait l’objet depuis grosso-modo une décade d’un salutaire travail de redécouverte. Et si tout ne mérite pas de rester gravé dans le marbre, reconnaissons qu’une ribambelle de romans et de nouvelles mérite de finir dans l’escarcelle de l’amateur de science-fiction.

Du côté de l’Atalante, on a opté pour la réédition, un peu dans le désordre, des aventures de Dominic Flandry, héros récurrents de l’œuvre de Poul Anderson. Troisième opus de la série initiée par l’éditeur nantais, Chevalier de l’empire terrien regroupe deux courts romans inédits en France. Le premier, Enseigne Flandry (Ensign Flandry, 1966), revient sur la jeunesse du personnage, décrivant les circonstances de son intégration dans les services de renseignements terriens. Le second, Chevalier de spectres et d’ombres (A Knight of Ghosts and Shadows, 1975), prend place au crépuscule de sa carrière, après une vie bien remplie au service de l’Empire.

S’il y a évidemment matière à gloser sur l’évolution personnelle de Flandry, le grand écart entre ces deux romans n’est pas seulement que temporel. Car si trente années s’écoulent entre les deux aventures de l’espion, neuf ans séparent l’écriture des deux textes. Ceci se ressent dans l’écriture, on va le voir, mais aussi dans les perspectives narratives. Enseigne Flandry est un récit rondement mené, sans véritable éclat. Les rebondissements y sont convenus, les personnages stéréotypés, le traitement narratif se révélant au final très « old school ». Bref, on se situe dans la norme des pulps, ni plus, ni moins, avec tout ce que l’exercice comporte comme facilités. Ce n’est heureusement pas le même constat avec Chevalier de spectres et d’ombres qui se révèle le morceau de choix de Chevalier de l’empire terrien. Même si on est très loin des flamboyances déployées par l’auteur dans certains textes du cycle de « La Patrouille du temps » (publié dans son intégralité aux éditions du Bélial’), le recul sur la carrière de Flandry et sur le devenir de l’Empire procure ici une profondeur dont était dépourvu Enseigne Flandry. Certes, le récit ne déroge pas aux conventions du space opera. Mais celui-ci ne se cantonne pas heureusement au domaine de la guerre secrète, avec ses complots et ses faux-semblants, pas plus qu’il ne se réduit aux ressorts basiques d’une aventure pimentée d’un zeste de cynisme.

Poul Anderson ajoute une dimension supplémentaire, propice à une réflexion plus globale que l’on peut interpréter comme une sorte de paratexte implicite. Là se trouve sans aucun doute le point fort de l’auteur états-unien. Pour mémoire, rappelons que le cycle de « L’empire terrien » correspond à une phase de l’histoire du futur suivant celle de « La Ligue polesotechnique ». L’écrivain y dévoile ses représentations sur l’Histoire — représentations qui relèvent de l’Histoire comparée et dans lesquelles l’entropie joue un rôle déterminant. L’empire terrien apparaît ainsi comme un avatar science-fictif des nombreux empires ayant existé par le passé, un avatar décrit ici sur son déclin. Et pendant que le collapsus dure, il ne reste plus à Flandry qu’à faire de son mieux pour repousser la Longue Nuit qui menace de tomber sur la civilisation, avec l’espoir de léguer aux générations à venir le récit édifiant de ses exploits afin qu’elles en tirent les leçons qui s’imposent.

Depuis la parution  de Chevalier de l’Empire Terrien, les éditions de l’Atalante semblent avoir mis en sommeil Dominic Flandry. Peut-être les éditions du Bélial’ songeront-elles à le sortir de sa longue nuit lorsqu’elles auront mené à son terme leur projet autour de « La Ligue polesotechnique » ? Avec Olivier Vatine, parce que ses illustrations de couv’ chez l’Atalante étaient bien cool.

chevalier-empire-terrienChevalier de l’empire terrien de Poul Anderson – Éditions l’Atalante, mai 2008 (traduit de l’anglais [États-Unis] par Jean-Daniel Brèque)

33 révolutions

« Le pays entier est un disque rayé (tout se répète : chaque jour est la répétition du précédent, chaque semaine, chaque mois, chaque année ; et, de répétition en répétition, le son se dégrade jusqu’à n’être plus qu’une vague évocation méconnaissable de l’enregistrement original – la musique disparaît, remplacée par un incompréhensible murmure sableux). »

Lui, le narrateur, nourrit son spleen à grand renfort de rhum, de tabac et de musique. Né des œuvres d’un paysan grossier et d’une mère issue de la petite bourgeoisie, il a été élevé dans le culte de la Révolution et de son Dirigeant infaillible. Encarté au Parti, il végète désormais dans une administration, l’idéal pointant aux abonnés absents. Mais, dans les rues de La Havane, sur le Malecón longeant la mer, la rumeur enfle et se propage comme une crue irrésistible, brassant une écume de désillusion. Des gens de toutes conditions improvisent des embarcations et prennent la mer pour fuir le paradis du socialisme réalisé. Bientôt, des manifestations spontanées s’en prennent au régime, suscitant la mobilisation des comités zélés du Parti. Pour le narrateur, ces événements sont le signal du lâcher prise.

De Canek Sánchez Guevara, on retiendra surtout qu’il est le petit-fils du Che. Une ascendance dont il s’est détaché sans pour autant la renier, préférant la cause anarchiste à la commémoration de l’icône révolutionnaire par le régime cubain. Mauvais élève, mauvais militant, Canek n’a pas eu la vocation pour servir de modèle. Élevé entre Cuba, l’Europe et le Mexique, il a surtout développé un goût sûr pour l’art, la littérature et la liberté. Hédoniste par choix, indifférent au régime castriste et à ses discours, qu’il considère comme des contes à dormir debout, il est mort des suites d’une opération du cœur, hélas.

Un fait regrettable, car 33 révolutions, son premier et unique roman, plutôt une novella d’ailleurs, se révèle un texte sublime dont la nonchalance, la mélancolie et la puissance nous cueillent sans préambule. Aux côté du narrateur, on erre ainsi à travers La Havane, arpentant le Malecón, le port et les quartiers décrépis de la capitale cubaine. Fossoyeur de l’idéal révolutionnaire, le castrisme hante les lieux et les esprits. Le disque rayé des slogans, de la propagande, des démonstrations populaires sert ainsi de contrepoint aux files d’attente devant les magasins, à la pénurie, aux pannes et à la monnaie dévaluée. Sous la plume de Canek Sánchez Guevara, le castrisme s’apparente à un régime ubuesque, guidé par un dirigeant moribond dont l’emprise tenace pousse la population à l’exode.

« Les choses se gâtent, dit son ami sur un ton de réplique de film. C’est un naufrage et les rats quittent le navire. Écoute-moi bien : la révolution a échoué, dit-il, non sans grandiloquence provocatrice (enfant terrible), se dit-il. Avant, c’était un gros géant, à la Pavarotti, avec un enthousiasme aussi grand que l’univers ; à présent il est maigre, anodin, sans charisme. L’anémie l’a dépouillé de son identité. Son optimisme a disparu avec son ventre, comme si celui-ci était le reflet exact de l’espoir et du bonheur.

Non seulement elle a échoué, poursuit-il, mais elle prétend nous entraîner dans son naufrage. Et qu’est-ce qu’on peut y faire ? Merde, tu te rends compte que nous avons toujours été partie prenante de tout ça ? »

Avec cette chronique désabusée du castrisme finissant, écrite dans le contexte de la crise des balseros, Canek Sánchez Guevara fait jeu égal avec ses pairs Leonardo Padura et Daniel Chavarría, laissant entrevoir un potentiel qui malheureusement restera de l’ordre de l’irréalisé. La vie est trop courte…

Additif : 33 révolutions est pourvu d’un paratexte intéressant, complété d’un entretien (publié en 2005 dans Le Monde libertaire) où, entre autre chose, Canek donne son opinion sur Cuba et l’après castrisme.

33 revolutions33 révolutions (33 revoluciones, 2015) de Canek Sánchez Guevara – Éditions Métailié, « Bibliothèque hispano-américaine », août 2016 (novella traduite de l’espagnol [Cuba] par René Solis)

Trois cœurs, trois lions suivi de Deux regrets

Longtemps les ouvrages de Poul Anderson, en dehors de l’amusant Les Croisés du cosmos, ont été assez difficiles à trouver dans l’Hexagone. Un fait désormais révolu grâce notamment aux éditions du Bélial’. La présente réédition s’enrichit d’ailleurs pour l’occasion d’une préface de Jean-Daniel Brèque et de deux nouvelles, les fameux « Deux regrets » du titre (le premier des deux récits, « L’Auberge hors du temps », étant initialement paru dans Fiction en 1980, l’autre, « La Ballade des perdants », étant pour sa part inédit).

Une fois n’est pas coutume, commençons par la fin. Les deux nouvelles qui clôturent cette réédition ne sont pas nécessaires à la compréhension du roman lui-même. Elles offrent à Anderson l’occasion de prolonger ces rencontres impossibles entre personnages réels et fictifs, issus d’époques et d’univers parallèles différents, dans un lieu neutre né de son imagination : l’auberge Au Vieux Phénix. De ces deux rencontres impossibles se dégage une atmosphère de fatalisme. Toutes les personnalités illustres qui se côtoient temporairement, restent hélas liées à leur histoire personnelle sans disposer de la possibilité de changer celle-ci. Et finalement, seuls les amoureux et les poètes peuvent tirer profit de ce répit.

Penchons-nous maintenant sur le morceau principal de cette réédition : le roman Trois cœurs, trois lions. Un texte particulier puisqu’il relève de ce sous-genre étrange que l’on appellera la fantasy rationnelle. Une telle entrée en matière peut paraître paradoxale, voire hérétique aux yeux du plus fervent des rationalistes. Elle correspond pourtant à la réalité du récit tel qu’il a été conçu et écrit par Anderson. Aussi, précisons les choses pour éviter toute controverse stérile.

Au début du récit, le héros Holger Carlsen est en fâcheuse posture. Engagés dans une opération capitale pour la Résistance et les Alliés, lui et ses camarades sont cernés par l’armée allemande sur une plage de la Baltique. L’avenir de Carlsen semble se borner à deux possibilités : au mieux, les geôles de l’occupant ; au pire, une mort qu’il espère prompte et sans douleur. Cependant, une troisième éventualité s’offre à lui sans crier gare : être projeté dans un univers parallèle, univers de fantasy que notre héros danois va s’empresser d’investir afin de survivre. En effet, le monde dans lequel Carlsen atterrit, nu comme un ver, est un univers de fantasy héroïque de la plus belle eau. En matière d’archétypes, on y trouve que du lourd : dragon, ogre, géant, troll, elfe, fée, chevalier, sorcière, mage… Anderson a cependant le bon goût de s’inspirer de l’imagerie carolingienne et non de la matière de Bretagne. Nous sommes ainsi en terre plus continentale qu’insulaire, plus germanique que celte. Ce qui n’enlève rien au caractère merveilleux de l’affaire, d’autant plus qu’Holger se retrouve fort rapidement embarqué dans une quête où il sera beaucoup question d’affrontement entre Loi et Chaos. Un Chaos fort menaçant… Fort heureusement, Poul Anderson nous narre les mésaventures de messire Holger avec une légèreté et une drôlerie — un peu à la manière des Croisés du cosmos — qui aiguise le sourire plus d’une fois et c’est sans doute cela qui rend cette lecture moins pesante au final.

Mais revenons à notre affirmation de départ : où est le rationnel dans tout ce fatras de fantasy ? Dans le point de vue du héros qui ne se départit à aucun moment de son esprit logique. Tout phénomène ayant son explication, il cherche avant tout à rationaliser lorsque survient l’impossible. Il interprète ainsi les événements extraordinaires avec le regard d’un ingénieur, accomplissant des prodiges grâce à ses connaissances scientifiques et techniques, comme par exemple lorsqu’il vainc un dragon avec quelques notions de thermodynamique.

Au terme de cette chronique, il faut reconnaître que ce roman léger, qui n’accuse en rien ses quarante-cinq ans d’âge, est à lire autant par curiosité (il est indéniable qu’on y trouve l’une des inspirations majeures du Michael Moorcock du Champion Éternel) que pour se distraire. Terminons en soulignant le sérieux du travail accompli (traduction révisée et bibliographie en fin d’ouvrage — voici un détail qui compte dans une période de rééditions trop souvent bâclées). Maintenant, espérons la réédition de Tempête d’une nuit d’été, autre roman de Poul Anderson appartenant au même cycle que Trois cœurs, trois lions.

trois-coeurs_trois-lionsTrois Cœurs, trois lions suivi de Deux regrets (Three Hearts and Three Lions, 1961) de Poul Anderson – Éditions du Bélial’, 2006, disponible en poche chez Folio SF (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jean-Daniel Brèque)

Je suis une légende

je suis légendeRobert Neville vit seul dans un pavillon de banlieue. Chaque matin, il lui faut réparer les dégâts occasionnés par ses voisins durant la nuit et renouveler ses provisions. Car dans le quartier, il reste le seul être humain véritable au milieu d’une population de vampires assoiffés, voyant dans son sang la panacée éternelle. Assiégé dans sa maison, Robert compte les jours depuis que l’épidémie a emporté sa fille et sa femme. Il compte et il boit, beaucoup, histoire d’oublier et pour ne pas succomber à la déprime. Pourquoi reste-t-il ainsi fermement attaché à cette existence ? Lorsque la question effleure son esprit, il la chasse et se laisse aller à la rage. Puis, la colère cède la place à l’envie de savoir, de connaître l’origine de l’épidémie. Peut-être trouvera-t-il ainsi l’apaisement et la sérénité.

« La puissance du vampire tient à ce que personne ne croit à son existence »

Avec Je suis une légende, je m’attaque à du lourd. Journaliste venu à l’écriture via le roman noir, le fantastique et la science-fiction, Richard Matheson fait partie des classiques du genre. Ayant, connu une seconde carrière au cinéma et à la télé, en tant que scénariste (Twilight Zone et Duel de Steven Spielberg, excusez du peu), l’auteur américain est également un nouvelliste de talent. Il figurait parmi mes lacunes. Un oubli fâcheux désormais réparé.

En lisant Je suis une légende, il convient d’oublier l’adaptation survitaminée avec Will Smith dans le rôle titre. En effet, rien n’est plus éloigné du blockbuster que ce roman dont la simplicité de l’intrigue fait également la force. A aucun moment, la tension ne se relâche et Richard Matheson se plaît à jouer avec les nerfs du lecteur, sans donner dans la surenchère pyrotechnique ou gore. Il préfère user des ressorts psychologiques de la paranoïa et de la folie, dans un contexte où la normalité s’effondre face aux assauts d’un phénomène au départ inexpliqué.

Si la thématique de Je suis une légende ressort du fantastique, son traitement relève de manière évidente de la science-fiction. Une autre grande réussite à ajouter au crédit de l’auteur américain. Il propose une explication rationnelle au vampirisme, livrant ainsi une variation intéressante de ce lieu commun du genre. Mais surtout, il conclut son récit sur une inversion de perspective magistrale et somme toute logique.

Au final, Je suis une légende ne dément pas sa réputation de classique incontournable. Malgré ses plus de 60 ans, le roman n’a pas pris une ride, se révélant même source d’inspiration pour George A. Romero (et la mode des zombies), Stephen King et Chris Carter. De quoi faire remonter L’Homme qui rétrécit dans ma PAL.

par delà la légendeJe suis une légende (I am Legend, 1954) de Richard Matheson – Réédition Folio SF, série XL, 2014 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Nathalie Serval)

Sur des mers plus ignorées…

Début du XVIIIe siècle dans les Caraïbes. John Chandagnac, un saltimbanque marionnettiste fauché, fait voile à bord du Vociferous Carmichael en direction de Kingston. Ce port n’est cependant qu’une escale dans le voyage qui doit le mener à Haïti, où il se fait fort de dénoncer son oncle planteur aux autorités, afin de récupérer l’héritage que celui-ci a détourné. Sur le point d’arriver à destination, le Carmichael est abordé par une goélette de pirates qui s’emparent du navire, quasiment sans coup férir, grâce à la complicité de quelques sorciers cachés parmi ses passagers. Après un bref duel à l’épée, John blesse le capitaine pirate d’une botte inattendue. Il est alors obligé de choisir — telle est la loi des frères de la côte — entre la mort immédiate ou l’enrôlement dans l’équipage des forbans sous une nouvelle identité : Jack Shandy Ainsi débutent les tribulations d’un candide — sacrement débrouillard quand même — au pays des créoles, de la piraterie, du vaudou et d’un autre mythe rajeunissant.

Après l’intermède post-apocalyptique de son roman Le Palais du déviant, Sur des mers plus ignorées… marque le retour de Tim Powers à la fantaisie historique — improprement qualifiée de steampunk — à laquelle il s’est déjà adonné avec ses deux compères, K. W Jeter et surtout James Blaylock. On Stranger Tides [sur des marées plus étranges] — reprenons le titre anglais, plus approprié —, rythmé et facétieux, fait la démonstration, s’il en est encore besoin, du talent de conteur de l’auteur californien. L’intrigue elle-même ne casse pas trois pattes à un canard. Pourtant, à force de rebondissements farfelus, d’allusions documentées au vaudou et à la piraterie, Powers arrive à capter l’attention, voire l’adhésion du lecteur, tout en évitant soigneusement le risque d’écrire une histoire totalement grotesque.

On Stranger Tides délaisse donc le contexte edwardien, les légendes urbaines londoniennes et les dieux de l’Égypte, pour aborder l’univers tumultueux de la mer des Caraïbes, tout aussi riche en légendes et magie qu’animé historiquement. Il invoque — ce verbe convient idéalement au propos — un beau ramassis de canailles dont il ressuscite, avec un souci de vraisemblance, la fraternité rugueuse, la camaraderie chamailleuse et versatile. Au passage, signalons la participation — que l’on aurait souhaité plus franche — de la figure la plus emblématique de cette coterie de malfaiteurs : Edward Barbe noire Teach (nommé Thatch dans le livre, ce qui correspond à une orthographe possible de son patronyme).

Néanmoins, cantonner ce roman à une banale reconstitution historique, c’est se mettre le crochet dans l’œil jusqu’au moignon. Dans On Stranger Tides, la connaissance historique joue un rôle tout aussi important que les stéréotypes et la magie. Pour la seconde, Tim Powers use du folklore vaudou pour lui donner corps. Il fait des lwas, bocors, vévé, poisons, sortilèges et amulettes, des éléments narratifs qui participent aussi naturellement à l’atmosphère et au déroulement du récit, que les personnalités et événements issus de notre Histoire. On pense à plusieurs reprises à l’imagerie de l’attraction disneyenne Pirates des Caraïbes, voire même à celle du jeu Monkey Island’s. Ce n’est évidemment pas du tout un hasard puisque Powers puise avec gourmandise aux mêmes sources ; celles de l’Histoire et de sa représentation mythifiée dans l’imaginaire collectif. Et puis, il y a peut-être aussi la volonté de déshabiller l’Histoire afin de la vêtir différemment, voire de l’embellir avec des artifices empruntés au fantastique et avec un humour délicieusement macabre. De toute manière, Tim Powers n’est pas avare lorsqu’il s’agit de dépenser son énergie pour amuser et s’amuser, comme en témoignent les citations en référence à sa propre œuvre qu’il insère au début de chaque partie : William Ashbless — dont un vers donne d’ailleurs son titre à la traduction française du roman — et Jack Shandy. Nulle cuistrerie dans cette démarche. Juste la volonté de brouiller davantage les frontières entre la réalité et la fiction. Juste la poursuite du jeu entamé, il y a longtemps, avec James Blaylock.

Bref, On Stranger Tides se révèle un récit fantaisiste joliment troussé ; un melting-pot à la gouaille réjouissante, sans doute pas un texte incontournable, mais au final nullement honteux.

mers-ignoreesSur des mers plus ignorées… (On stranger Tides, 1987) de Tim Powers – Réédition Bragelonne, 2011 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par France-Marie Watkins)

1177 avant J.-C. Le jour où la civilisation s’est effondrée

La fin de l’âge du bronze n’est sans doute pas un sujet en mesure de faire entrer les foules en émulsion. Eric H. Cline parvient pourtant à rendre l’étude de cette période passionnante. Il use pour cela d’un procédé imparable : l’analogie. L’historien et anthropologue ose en effet dresser un parallèle entre ce moment de l’Histoire de l’humanité et notre présent, trouvant des traits communs entre la Méditerranée orientale à cette époque et notre monde globalisé. Sans entrer dans le débat sur le bien fondé d’un tel procédé, une question très discutée, force est de constater qu’il nous remet en mémoire la phrase de Paul Valéry sur la mortalité des civilisations.

1177 avant J.-C. Plus de 3000 ans plus tôt, une bagatelle à l’échelle géologique. A cette époque, les États de la Méditerranée orientale ont connu un effondrement total en l’espace de quelques décennies, ouvrant la page aux âges obscurs. Les mondes grec, égyptien et proche-oriental ont sombré dans l’oubli de manière durable avant de connaître une renaissance laborieuse à l’âge du fer. De cette catastrophe d’une ampleur comparable à la disparition de l’Empire romain d’Occident, Eric H. Cline nous fait le récit, retraçant ses étapes et avançant ses arguments avec prudence pour tenter d’en cerner les causes.

L’enquête, au sens que lui donne Hérodote, s’avère à bien des égards stimulante. En croisant et questionnant les sources épigraphiques et archéologiques, l’auteur nous brosse le portrait documenté des trois derniers siècles de l’âge du bronze, ne négligeant pas de rappeler que nos connaissances sur le sujet restent parcellaires et disputées.

Par touches successives, Eric H. Cline dépeint ainsi une période prospère dominée par de grandes puissances qui organisent autour d’elles une sphère d’influence par des systèmes d’alliance et de vassalité. Dans ce monde, l’interdépendance n’est pas un vain mot. L’étain et le cuivre apparaissent comme des ressources convoitées par tous, à l’instar du pétrole à notre époque, donnant lieu à des échanges stratégiques ou à des guerres. D’autres denrées et produits alimentent un commerce international dont on retrouve des traces, pour les moins périssables, dans les épaves et sur les sites fouillés. Les idées et la culture circulent également beaucoup d’une civilisation à l’autre, entretenant légendes et mythes. Analysés à l’aune des vestiges archéologiques et des inscriptions épigraphiques, les récits de l’Exode et de l’Iliade révèlent ainsi leurs sources historiques probables, pendant que l’art de la Crète embellit l’Égypte. Bref, Eric H. Cline fait revivre sous nos yeux un espace guère éloigné de la globalisation actuelle, si l’on fait abstraction des avancées techniques.

Après avoir décrit l’apogée des trois derniers siècles de l’âge du bronze, l’historien s’attaque ensuite aux raisons probables de son effondrement. Un exercice délicat loin de faire consensus dans la profession. Longtemps, les invasions des Peuples de la Mer ont été considérées comme la principale cause de la disparition des civilisations de cette époque. Une hypothèse défendue par Gaston Maspero et suivie par de nombreux historiens après lui, mais désormais remise en question. Indépendamment des problèmes d’identification et de provenance pesant sur ces populations, d’aucuns préfèrent désormais voir leur irruption sur la scène méditerranéenne comme l’arrivée d’un groupe mélangé, en quête d’un nouveau départ sur une nouvelle terre. En somme, des réfugiés ne livrant pas forcément bataille pour soumettre les populations locales, mais qui, le plus souvent, venaient simplement s’installer parmi elles. Une image bien éloignée de celle d’envahisseurs ne cherchant qu’à détruire et piller.

Parmi les nombreuses autres causes avancées dont on peut dresser la liste (tempête sismique, changement climatique, famine, révoltes intérieures, rupture des routes commerciales, changement de paradigme sociopolitique), aucune ne semble pleinement satisfaisante. Plutôt que de se contenter d’abonder dans le sens d’un effondrement systémique, Eric H. Cline opte, après moult précautions oratoires, pour une explication passant par la théorie de la complexité. Pour cela, il se fonde sur plusieurs observations incontestables, déclinant les hypothèses qui en découlent.

En étudiant un ou plusieurs systèmes complexes afin d’expliquer le phénomène qui émerge d’un ensemble d’objets en interaction, la théorie de la complexité peut s’appliquer au cadre des différentes civilisations qui animaient la Méditerranée orientale à la fin de l’âge du bronze. Si l’on considère la Méditerranée comme un espace où cohabitaient des systèmes sociopolitiques dont la complexité allait en s’accroissant, rassemblant des civilisations interdépendantes aux relations commerciales, politiques et culturelles étroites, dont les agents actifs étaient pourvus de mémoire et de la faculté de rétroaction, on peut tirer profit de la théorie de la complexité pour expliquer l’effondrement. Et plutôt que d’imaginer une fin tragique et apocalyptique, peut-être est-il plus vraisemblable d’envisager une fin graduelle et chaotique, une décomposition progressive en plus petites unités, les futures cités-États du début de l’âge du fer.

Si la théorie de la complexité se révèle séduisante, Eric H. Cline n’oublie cependant pas de rappeler qu’elle repose sur une connaissance incomplète entachée de nombreuses zones d’ombre. Quant à savoir ce qu’il serait advenu de l’histoire de cette région du monde si l’effondrement ne s’était pas produit, la question reste un territoire en friches ouvert aux spéculations de l’uchronie. Avis aux amateurs…

11771177 avant J.-C. Le jour où la civilisation s’est effondrée (1177 B.C. The Year Civilisation Collapsed, 2014) de Eric H. Cline – Réédition La Découverte, collection poche, juin 2016 (essai traduit de l’anglais [États-Unis] par Philippe Pignarre)

Il est difficile d’être un dieu

Pour le commun des mortels, bourgeois comme boutiquiers, nobles ou simples vilains, don Roumata d’Estor se présente comme le rejeton fortuné d’une vieille famille aristocrate liée à la dynastie impériale ; un fin de race qu’une indélicatesse avec le gouvernement a contraint à l’exil dans le royaume féodal d’Arkanar. Côtoyant au plus près la sphère du pouvoir, il fréquente les puissants, fraye avec la pègre et toise les Gris, cette milice paramilitaire vulgaire dont la seule raison d’exister semble être de servir les desseins de don Reba, principal ministre du royaume. Mais pour la civilisation pan-humaine qui s’étend outre-espace, Roumata n’est qu’un nom d’emprunt, un rôle de composition joué par un agent de l’Institut d’histoire expérimentale de la Terre.

Depuis cinq années, Roumata endure avec fatalisme les mœurs barbares des autochtones et les complots de Cour. En interférant le moins possible, il observe les événements, car s’il est l’équivalent d’un dieu au regard des sujets de ce royaume, il ne doit surtout pas mettre à profit ses connaissances et ses capacités supérieures pour influencer trop ouvertement le déroulement de l’histoire, de peur de provoquer le chaos.

Durant ce lustre, il s’est acquitté efficacement de sa tâche. Mais maintenant que les Gris persécutent les savants, les poètes et les artistes, les événements semblent sortir dangereusement du cadre des prévisions de l’Institut. À ses yeux, le doute n’est plus permis : le fascisme prend pied à Arkanar. Un péril beaucoup plus grand qu’une intervention directe de l’Institut. Sa conscience et son cœur lui dictent d’agir, quitte à susciter la réprobation de ses pairs.

À la lecture de ce bref résumé, d’aucuns auront immédiatement fait la liaison avec le cycle de la Culture de Iain M. Banks, en particulier Inversions. Le parallèle s’impose à l’esprit tant le synopsis, les thématiques et l’atmosphère du roman des frères Strougatski sont ici proches de celles de l’écrivain britannique (*). Cependant, là où le second fait montre d’une ironie mordante, les premiers laissent libre cours à la noirceur teintée d’un fatalisme slave.

Le roman s’aventure clairement dans le domaine de la réflexion politique et traite au moins deux thématiques : le totalitarisme et l’interventionnisme. Les références au fascisme, sous toutes ses manifestations historiques, sont empruntées directement à notre passé. Ainsi, nazisme et théocratie fournissent-ils les éléments constitutifs du climat de terreur qui prévaut tout au long du roman. Toutefois, il est aisé de relever également des allusions à peine voilées à l’histoire violente de la Russie.

L’interventionnisme est aussi au cœur de l’intrigue des frères Strougatski. Empêtrés dans leurs principes moraux, et convaincus de la fiabilité de leur science historique, les membres de l’Institut refusent d’intervenir sur le cours naturel des événements à Arkanar. Leur inertie condamne Roumata à vivre dans sa chair et son esprit le cauchemar totalitaire. En écartant tout angélisme, les frères Strougatski présentent les avantages et les inconvénients du droit d’ingérence. Leur réponse apparaît radicalement pessimiste : ou ne rien faire ou recréer entièrement l’espèce humaine.

Il est difficile d’être un dieu est enfin le portrait émouvant d’un individu n’arrivant pas à se résoudre à demeurer le simple spectateur du désastre qui s’offre à ses yeux. Qu’il est difficile de vivre l’Histoire lorsqu’elle bégaie…

Au final, Il est difficile d’être un dieu est assurément un roman indispensable à lire, à la fois pour la teneur de son questionnement politique et éventuellement philosophique, mais également pour sa tonalité douloureusement mélancolique. À l’heure des guerres aux Proche et Moyen-Orient, la réflexion désabusée des frères Strougatski semble plus que jamais d’actualité. A suivre avec Stalker, L’Ile habitée et L’Escargot sur la Pente.

Notes : Le roman se rattache au cycle de « L‘Univers du Midi »(l’Univers-dans-lequel-nous-voudrions-vivre), une utopie ambigüe dont les thématiques parcourent plusieurs textes des frères Strougatski.

il-est-difficile-detre-un-dieuIl est difficile d’être un dieu (Трудно быть богом, 1964) de Arcadi et Boris Strougatski – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre » (roman traduit du russe par Viktoriya Lajoye)

Je suis le sang

Au Lyceum, la pièce Docteur Jekyll et Mr Hyde ravit le public, suscitant l’effroi des londoniennes pour le plus grand plaisir de Bram Stoker à l’origine de l’adaptation du roman de Robert-Louis Stevenson. La critique ne tarit pas d’éloges devant l’interprétation criante de vérité de son acteur principal. Mais, un autre monstre ne tarde pas à accaparer leur attention versatile. Dans les rues de l’East End, plus précisément dans le quartier de Whitechapel, on tue les prostituées. Trois d’entre-elles ont été retrouvées gisant dans la rue, le corps atrocement mutilé. L’opinion et la presse s’enflamment, dénonçant les échecs répétés de Scotland Yard, la meilleure police du monde… D’autant plus que le tueur semble se jouer de ses enquêteurs. Une milice se forme pour patrouiller dans les rues afin de calmer l’émotion populaire pendant que les journalistes, à l’affût des rumeurs, campent dans les pubs ou se déguisent en prostituées.

A la recherche d’un sujet pour le roman gothique qu’il projette d’écrire, son magnum opus, Bram Stoker espère puiser dans cette série de meurtres l’inspiration qui lui a fait jusque-là défaut. Il espère ainsi sortir de son rôle de régisseur du Lyceum et acquérir le statut d’auteur incontournable dans le milieu de la littérature britannique. Il ne se doute pas un instant que son souhait va le conduire dans l’intimité du monstre et l’amener à côtoyer le Mal dans sa plus stricte banalité.

Retour à Londres au XIXe siècle. Ludovic Lamarque et Pierre Portrait ne choisissent pas la facilité en s’intéressant à l’un des mythes contemporains les plus sanglants, mais aussi les plus rebattus, du cinéma et de la littérature, sans oublier la bande dessinée. Sur ce dernier point, on ne saurait trop recommander From Hell d’Eddie Campbell et Alan Moore.

Je suis le sang fait le lien entre la genèse du Dracula de Bram Stoker et la série de crimes la plus épouvantable du XIXe siècle. Le pari est audacieux mais au final réussi pour plusieurs raisons. D’abord, les auteurs usent habilement de leur documentation sans se montrer trop didactiques. La description de l’East End et de ses habitants sonne authentique conférant à Je suis le sang une atmosphère anxiogène, propice au développement de l’intrigue. Celle-ci repose entièrement sur la rencontre, a priori improbable, entre Jack et Bram Stoker. Pas encore connu pour son Dracula, l’auteur irlandais cherche le sujet du roman qui lui apportera la renommée à laquelle il aspire. Personnage ambitieux et un tantinet sans scrupules, il est amené à fréquenter cette figure du Mal qu’il tente en vain de créer. Une étrange relation s’établit entre le destructeur et le créateur, une sorte de connexion perverse où la fiction se nourrit du réel, le tueur faisant office de muse des ténèbres.

Enfin, Ludovic Lamarque et Pierre Portrait restituent avec talent les tensions sociales qui couvent dans cette ville-usine cosmopolite qu’est devenu Londres et prêtent leurs mots aux personnages historiques d’une façon très convaincante. On se laisse ainsi happer par cette énième variation autour de l’éventreur avec un grand plaisir.

je suis le sangJe suis le sang de Ludovic Lamarque & Pierre Portrait – Les Moutons électriques, 2016

Avis aux étourdis

Oyez oyez !

Deux ouvrages importants, nécessaires, indispensables viennent juste d’être réédités. Vous ne pourrez désormais plus dire que vous les avez ratés car ils s’offrent à vous dans toute leur splendeur. Et, je ne vous raconte pas le contenu. Ou plutôt si ! Les étourdis pourront en juger ici et .

Maintenant, allez en paix.

libertalia-les_historiens_de_garde-couv_web_rvbtrilogie_jehovah