Lavinia

laviniaRéédition chez l’Atalante du dernier roman de Ursula K. Le Guin paru dans nos contrées, si l’on fait abstraction des Chroniques des rivages de l’Ouest, un cycle au demeurant fort sympathique, mais destiné avant tout à la jeunesse. Voilà une bonne nouvelle pour le quidam qui n’aurait pas encore découvert cette merveille.

Avec Lavinia, Ursula Le Guin nous invite à un voyage dans le passé, quelque part entre mythe et réalité, en cette terre du Latium où naîtra la Rome républicaine puis impériale. Une pause enchanteresse et bucolique où s’exerce l’acuité redoutable du regard de l’ethnologue. Une parenthèse empreinte de poésie et de lyrisme. Une invitation à relire L’Enéide de Virgile, texte épique s’il en est, retraçant le périple d’Enée et les origines mythiques de la cité de Rome.

« Une fille lui restait, seule héritière de sa maison et de ses vastes domaines, déjà mûre pour le mariage, bien en âge de prendre un époux. Plusieurs princes du vaste Latium et de l’Ausonie toute entière briguaient son alliance. »

La place de Lavinia tient à peu de chose dans L’Enéide, son rôle consistant à devenir la femme du héros Enée, et par là même à sceller l’alliance entre les Troyens et les Latins. Ursula Le Guin choisit de faire de la jeune femme la narratrice et le personnage titre de son roman. Lavinia apparaît ainsi comme la réécriture, du point de vue féminin, d’une partie de l’épopée de Virgile. L’auteur mourant apparaît lui-même dans le récit, comme une apparition spectrale en provenance du futur, lorsque Lavinia se recueille dans le secret du sanctuaire de sa famille. Le dialogue noué entre les deux personnages — le réel et le fictif — se révèle très touchant, un des moments forts du roman. Le poète lui dévoile le passé — la guerre de Troie, le séjour en Afrique chez Didon — et le futur — l’arrivée d’Enée et la période augustéenne —, se faisant ainsi oracle. On le constate rapidement, ce dispositif narratif sert de prétexte à une réflexion sur la liberté et le destin, sur le réel et la fiction. Personnage anecdotique et pourtant capital de l’épopée — en elle, la lignée d’Enée fait souche —, Lavinia ne vit qu’au travers des écrits de Virgile. Ici, elle incarne la légende, restant consciente de son caractère fictif, en grande partie imaginaire, et interpellant avec régularité le lecteur à ce propos. Ce faux monologue impulse un sentiment de trouble. Il rend la jeune femme d’autant plus réelle. Lavinia incarne aussi un destin livresque et tente de l’accorder à sa liberté. Un destin pour ainsi dire gravé dans le marbre. Forcer la main à son père, s’opposer à sa mère, à sa famille et à son peuple. Epouser la cause de l’étranger, de l’exilé. Exister en tant que tel et non uniquement sous la plume d’un autre.

Lorsque le roman débute, Enée débarque avec armes et bagages. Lavinia assiste à l’événement annoncé par le spectre de Virgile. Puis, sans transition, l’histoire se décale dans le passé. Ursula Le Guin nous plonge au cœur du Latium archaïque. Immersion immédiate aux côtés de gens simples, petits paysans, esclaves, maisonnée du roi Latinus. La limpidité de la narration et l’authenticité de la reconstitution frappent aussitôt l’esprit. Une vie près de la nature, le sacré imprégnant par ses rites chaque geste du quotidien. Les couleurs, les odeurs, les sons, rien ne manque. Le cadre du drame à venir est dressé. Il ne reste plus aux événements qu’à se dérouler, fatidiques puisque déjà écrits. Alors en attendant, on fait connaissance avec Latinus, vieux roi fatigué désirant la paix. Avec son épouse Amata, rendue folle par le chagrin, avec Turnus, impétueux et jeune souverain de Rutulie, avec Drances, conseiller roublard de Latinus. Avec Enée enfin… On s’émerveille du traitement des personnages, de l’atmosphère envoutante tissée par Ursula Le Guin. Un tropisme dépourvu d’artifices et de fioritures. Tout l’art du conteur au service de la littérature.

« Comme Hélène de Sparte j’ai causé une guerre. La sienne, ce fut en se laissant prendre par les hommes qui la voulaient ; la mienne, en refusant d’être don-née, d’être prise, en choisissant mon homme et mon destin. L’homme était illustre, le destin obscur : un bon équilibre. »

A près de 80 ans, Ursula Le Guin démontre avec Lavinia que le meilleur de son œuvre n’est pas derrière elle. Loin de s’endormir sur son passé, elle écrit un roman tout bonnement époustouflant. Lavinia rappelle ainsi les titres les plus importants de sa bibliographie : Les Dépossédés ou La Main gauche de la nuit, pour n’en citer que deux.

ps : Autre avis ici

lavinia2Lavinia (Lavinia, 2008) de Ursula K. Le Guin – Éditions l’Atalante, collection « La Dentelle du Cygne », novembre 2016 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Marie Surgers)

Inflammation

« Pardon, Jean ! Pardon ! »

Jean Mourrat vient de perdre sa femme, disparue lors d’une crue pendant un orage. L’événement a mis un point final à une belle histoire d’amour. Depuis, l’artisan maçon, entrepreneur apprécié de tous dans la vallée, erre comme une âme en peine, délaissant l’éducation de ses deux enfants au profit de la bouteille et de ses souvenirs. Car Jean n’a pas compris le départ soudain de son épouse sous la pluie diluvienne. Il ne comprends d’ailleurs toujours pas son imprudence fatale. Et surtout son ultime appel désespéré, sur le téléphone portable de la maison. Des questions sans réponses qui pèsent sur sa conscience, rendant impossible son deuil, et auxquelles s’ajoutent d’autres interrogations. Jean connaissait-il vraiment Liz, son épouse ? Des quelques années vécues ensemble, il ne retient qu’un bonheur sans nuages, une complicité sincère se passant de mots.

Pourtant, un numéro griffonné sur un marque-page, les remerciements et les hommages adressés par le voisinage révèlent une facette de Liz dont il ne soupçonnait pas l’existence. Et plus il creuse, cherchant à élucider les zones d’ombre dans le passé de son épouse, plus les découvertes s’accumulent, conférant à ses faits et gestes une autre signification. Mais que cherchait-elle vraiment à se faire pardonner ?

inflammationAccroche classique et simple pour le nouveau roman d’Eric Maneval. Après Retour à la Nuit, réédité ces jours-ci en poche chez 10/18 (vous n’avez plus d’excuses pour le lire), l’auteur français rejoue une partition connue, du moins en apparence… Inflammation nous plonge dans l’intimité d’un couple, via le regard du mari. Un type banal, un peu dépassé par les événements, et dont on épouse la quête vitale. Car face à la mort de Liz, Jean Mourrat ne se résout pas à abandonner. Il explore toutes les pistes, animé par une foi ardente quoi qu’il s’en défende. Au fil des découvertes qui jalonnent son chemin de croix, il s’efforce de démêler les informations, refusant le renoncement offert par la boisson, même si l’oubli est tentant. Il lui préfère l’image idéale de son amour pour Liz, qu’aucune des révélations ne parvient à entacher définitivement.

« Pour simplifier, vous vous reprochez quelque chose, consciemment ou pas, et la maladie est une sorte de protection. Elle se développe pour dissimuler la réalité. Une fois que le patient est guéri, la vérité apparaît d’une manière extrêmement violente. Notre hypothèse centrale, Jean, c’est que les deux hypothèses n’en font qu’une. Totalité des effets secondaires activés et pleine conscience du traumatisme. Vous me suivez ? »

Retour à la Nuit jouait avec les codes du tueur en série, Inflammation s’amuse avec ceux du thriller complotiste. Eric Maneval manipule le lecteur, lui racontant une histoire en apparence simple. Il met à dure épreuve notre perception des faits, instillant le doute et un sentiment de malaise. Entre pharmacologie et alchimie, drame familial et complot ésotérique, le récit interroge les notions de réalité et de vérité. Ce qui paraît vrai est-il réel ? Le questionnement semble au cœur du propos de l’auteur. En parfait candide, Jean délaisse son jardin pour chercher la réponse à cette question. Il connaît ainsi une véritable apocalypse, le dévoilement brutal d’une vérité transcendant son expérience humaine sensible : la vie en société est une maladie nous protégeant de notre monstruosité, et son remède, c’est l’amour. Quant au lecteur, il voit sa faculté d’interprétation malmenée, constatant que sa perception de la vérité n’est qu’un aspect d’une expérience de pensée où la fiction le guérit du réel.

En 180 pages, d’une écriture dépourvue de toxines de surface, Eric Maneval nous balade dans l’esprit de son narrateur, se gardant bien de révéler toutes les clés de son histoire. Il flirte aux frontières de la folie, du mensonge et de la foi, sans jamais verser dans le mysticisme. Et sous sa plume, les spéculations les plus incroyables prennent ainsi corps, au point de paraître crédibles, même aux yeux du plus fervent rationaliste.

Parabole autour de l’alchimie de l’écriture, Inflammation se dévore avec passion. Un sentiment renforcé par l’atmosphère anxiogène distillée par un auteur s’amusant avec notre suspension d’incrédulité. Et, par miracle, ça fonctionne ! Sur-interprétation y compris.

inflammation2Inflammation de Eric Maneval – La Manufacture de livres, collection « Territori », novembre 2016

Le Roi Arthur – Un mythe contemporain

Mythe issu d’une œuvre composite, née elle-même de multiples écritures et réécritures, agrégation de personnages et de thématiques variés, les récits du roi Arthur appartiennent à cette catégorie d’œuvre dont tout le monde connaît intimement quelques épisodes, sans savoir pour autant à quelle époque ils remontent.

Le Roi Arthur – Un mythe contemporain s’attache ainsi à démêler le long travail d’appropriation et de réappropriation d’un légendaire mythique par des sociétés très différentes les unes des autres. Car la figure du roi Arthur et de la cour de Camelot sont devenus les vecteurs de problématiques qui ne leur correspondaient pas à l’origine, au point de se transformer en allégorie de questions politiques et sociales.

Contributeur du site Goliard[s], animateur des séances Bobines et Parchemins, William Blanc n’est pas seulement l’un des trublions vilipendant les historiens de garde, ces tenants du roman national. Il se révèle aussi un formidable passeur, ne rechignant pas à convoquer la culture populaire pour redéfinir l’Histoire dans ses méthodes et son champs d’étude. Avec cet ouvrage documenté citant abondamment ses sources et joliment illustré, il montre d’ailleurs sa grande connaissance du sujet avec une ouverture d’esprit exemplaire. Rien ne semble en effet échapper à sa recension, ni le roman historique ni la fantasy. Via le cinéma, le roman de genre, les comics et les jeux vidéos, il s’attache à toutes les occurrences d’un mythe dont les déclinaisons épousent les préoccupations des époques qui l’ont successivement réactivé.

percevalLe Roi Arthur commence naturellement par un rappel des origines de la légende. Sur l’histoire du personnage, on renverra les curieux vers l’excellent essai de Alban Gautier cité parmi les notes de William Blanc. Cette nécessaire évocation des sources permet de comprendre comment on est passé de la figure pseudo-historique du souverain brittonique, évoquée par Nennius dans son Historia Brittonum, au roi mythique de l’époque victorienne.

De simple chef de guerre brittonique, en lutte contre les Anglo-saxons, dont l’existence semble calquée sur des modèles puisés dans la Bible ou dans la culture antique, le personnage d’Arthur se mue en roi légendaire, incarnant dans les récits du Mabinogion une forme de revanche symbolique des peuples brittoniques. Mais, il faut attendre L’Histoire des rois de Bretagne de Geoffroy de Monmouth pour que le souverain britannique devienne un mythe européen. Traduit en langue d’oïl par Wace, ce récit fondateur de l’histoire britannique connaît un grand succès dans l’aristocratie, au point de donner naissance à ce que l’on a appelé la « matière de Bretagne », essaimant jusque dans le monde germanique avec le Parzival de Wolfran Von Eschenbach. La figure arthurienne y incarne l’image idéale d’un roi arbitre entourée d’une chevalerie d’abord courtoise, puis résolument chrétienne. Le mythe opère ainsi déjà un glissement pour correspondre aux attentes de la classe dominante. Récupérée par les Plantagenêts pour asseoir leur hégémonie et leur prétention à un pouvoir impérial, la légende s’anglicise ensuite avec Thomas Malory. Le Morte Darthur devient ainsi la matrice d’une identité nationale anglaise. Un terreau dans lequel le XIXe siècle va puiser sans vergogne, après l’éclipse des XVIIe-XVIIIe siècle, inspirant la poésie de Tennyson et la peinture préraphaélite.

Sujet apprécié jusque-là uniquement dans les milieux de l’aristocratie, la légende se popularise en traversant l’Atlantique, d’abord avec Mark Twain et son Yankee du Connecticut à la cour du Roi Arthur. L’auteur propose de Camelot une vision ambivalente, critiquant de manière féroce les idéaux passéistes de la noblesse, sans épargner les tendances monarchistes de la grande bourgeoisie d’affaires américaine. Si le roman de Twain connaît un succès retentissant, y compris en URSS, le mythe lui-même s’enracine aux États-Unis, se chargeant des valeurs propres à l’exceptionnalisme américain, via une sorte de translatio imperii. Décliné en édisonades, films, comics, pièces de théâtre, voire en publicité, le mythe d’Arthur devient un prétexte pour célébrer le génie américain et sa supériorité intrinsèque. Et pendant que la chevalerie épouse les combats de l’Amérique contre le nazisme, puis le communisme, le cow-boy devient le chevalier des temps modernes, vecteur des vertus de liberté et de civilisation.

T.H. White apparaît comme la deuxième influence notable dans le processus d’américanisation de la légende arthurienne. La tétralogie de l’auteur anglais propose en effet un modèle plus conforme à l’idéal démocratique et pédagogue prôné par Kennedy et ses successeurs démocrates. La chevalerie et ses valeurs sont tournées en ridicule au profit du savoir et de la connaissance. Le film Merlin l’enchanteur, adaptation au cinéma par Walt Disney du premier tome de l’œuvre de T.H. White témoigne de cette vision.

Pendant qu’aux États-Unis, on brode autour de l’idéal fantasmé de Camelot, le débat se focalise en Grande-Bretagne sur l’historicité du mythe. Un point de vue n’étant pas sans soulever quelques problèmes identitaires. Comment en effet encenser un résistant à l’invasion anglo-saxonne dans un pays où cette ethnie et cette culture sont désormais majoritaires ? Si l’historicité d’Arthur sert d’argument à la renaissance de l’identité celte, débouchant sur un tourisme arthurien en Cornouailles, au grand dam des autonomistes, du côté anglais, on préfère se contenter du roi légendaire. La synthèse se fait finalement autour d’une romanisation d’Arthur. C’est l’acte de naissance de Lucius Artorius Castus, général romain du IIe siècle originaire de Dalmatie. Si l’hypothèse paraît fragile, elle permet cependant de sortir la figure héroïque de la lutte identitaire dont elle faisait les frais. D’autres folkloristes s’empressent d’ailleurs de l’étoffer en évoquant une possible piste sarmate. Mais tout ceci reste assez hasardeux, faute de sources fiables pour le confirmer.

Avec l’essor de la fantasy, le mythe devient une composante de la culture de masse, échappant au Moyen-Âge fantasmé pour épouser des problématiques sociétales plus contemporaines. Camelot participe ainsi à une sorte de stratégie pour réenchanter le monde, faisant échos aux préoccupations de la contre-culture et alimentant en même temps une subculture qui s’exprime dans le rock, les romans de genre, les fêtes étudiantes, les jeux vidéo et les comics. Les récits arthuriens opèrent leur révolution sexuelle, les personnages féminins prenant davantage de place. Merlin, jusque-là un peu délaissé, devient un acteur majeur du mythe, profitant sans doute aussi du succès du Seigneur des Anneaux et de son personnage emblématique Gandalf.

Entamé avec les années 1960-70, le processus se poursuit jusqu’à aboutir à une dilution du mythe dans le creuset de la mondialisation, faisant notamment l’objet de nombreux détournements. Récit d’un monde finissant empreint de nostalgie, l’utopie de Camelot se fait aussi porteuse d’espoirs. De quoi inspirer de nouveaux artistes, en quête de motifs et de légendes à tisser. De quoi aussi nourrir d’autres études cherchant à retrouver dans les divers avatars du mythe des échos de nos préoccupations présentes.

Loin d’être exhaustive, la recension de William Blanc s’efforce de dévoiler les liens, même tenus, et les influences entretenus par la légende arthurienne et un imaginaire collectif gavé d’images et de sons par l’industrie du divertissement. Un foisonnement dont il reconnaît lui-même avoir négligé certains aspects, même s’il pousse n’écarte pas.

Plaisir apprécié de l’érudit, qui y trouvera sans doute matière à moult commentaires, l’essai de William Blanc se révèle également une œuvre de vulgarisation documentée sur un sujet dont on n’a pas fini de découvrir toutes les occurrences. En cela, il apparaît comme le compagnon idéal du Arthur de Alban Gautier, un tantinet frustrant sur ce point.

libertalia-le_roi_arthur-couv_web_rvbLe Roi Arthur – Un mythe contemporain de William Blanc – Éditions Libertalia, novembre 2016

Alternative Rock

Publié en 2014 chez Folio SF, l’anthologie Alternative Rock est parue à l’occasion d’une opération commerciale et thématique menée autour du Rock et de la Science-fiction. L’ouvrage accompagnait la réédition de Le Temps du Twist de Joël Houssin, Armageddon Rag de George R.R. Martin et Fugues de Lewis Shiner. Excusez du peu, on ne peut pas vraiment parler de perdreaux de l’année. Oscillant entre l’hommage besogneux, l’uchronie personnelle et la réinterprétation des mythes du Rock, Alternative Rock peine pourtant à convaincre, malgré un sujet excitant et au fort potentiel transgressif. Sur les cinq nouvelles, seules deux tirent en effet leur épingle du jeu, les autres ne suscitant au mieux qu’un ennui poli. Pas facile de composer une partition honorable avec cinq textes dépareillés.

En ouverture de l’anthologie, Stephen Baxter glose autour d’un douzième album des Beatles, objet improbable composé avec les morceaux provenant de leur carrière solo postérieure, manière pour l’auteur de sous-entendre que rien ne se perd rien se crée, tout se transforme. Une impossibilité dans l’univers des deux personnages du récit et a fortiori dans le nôtre, mais peut-être pas dans un univers parallèle… En dépit de tout l’amour que voue Baxter aux Fab Four, il échoue malheureusement, ne parvenant pas à transmettre une once d’émotion avec ce texte en forme de tracklist mollassonne et soporifique. Bref, « Le Douzième album » ne soulève pas les foules, encore moins celle des groupies en furie. Il aurait même plutôt tendance à les anesthésier.

Continuons avec « En tournée », nouvelle écrite à six mains par Gardner Dozois, Michael Swanswick et Jack Dann. Si l’atmosphère de ce texte ne manque pas d’intérêt, l’argument de départ pourrait tenir tout entier sur un timbre poste. Ressusciter trois icônes du Rock disparues tragiquement, pour les faire participer ensemble à un unique concert, paraît en effet pour le moins une idée bien maigre. Mais, la touche de fantastique un tantinet désuète, qui n’est pas sans rappeler le décor d’un épisode de la série Twilight Zone, fait passer la pilule. Un fait dont Gardner Dozois est lui-même bien conscient, entre deux déclarations d’autosatisfaction.

On monte un peu en puissance avec « Elvis le rouge » de Walter Jon Williams. Hélas, le soufflé retombe très vite, une fois la situation de départ posée. L’auteur américain ne parvient pas en effet à donner suffisamment d’épaisseur à son Working Class Hero pour que celui-ci incarne une version alternative du King convaincante. Et la pirouette finale ne réussit pas à redresser la situation.

Premier point d’orgue de l’anthologie, « Un chanteur mort » s’attaque à l’un des tropes du Rock : l’idole fracassée en plein succès. « Vivre vite, et mourir jeune » La formule semble désormais une belle connerie pour le fantôme de Jimi Hendrix, embarqué dans une road story entre Londres et l’Écosse, via le Yorkshire. Pour le guitariste gaucher, l’heure est désormais à la désillusion et à la nostalgie. Avec ce texte, Michael Moorcock acquitte bellement son tribut à Hendrix qu’il a croisé à Londres une ou deux fois lorsqu’il fréquentait le milieu. Les amateurs ne rateront d’ailleurs pas la petite allusion au groupe Hawkwind. Il se livre également à une démystification du discours naïf autour du show-business et de sa supposée conscience sociale.

« Snodgrass » de Ian R. MacLeod achève l’anthologie sur une touche de cynisme et de provocation impeccable. Dans cette nouvelle, les Beatles ont connu succès et longévité, mais sans John Lennon. Le bonhomme a quitté le groupe dès 1962 sur un coup de colère, refusant de se compromettre avec les pontes de l’industrie musicale. Trente ans plus tard, il ressasse ce mouvement d’humeur, entre amertume et ivrognerie, hébergé à Birmingham chez une prostituée compatissante. Jusqu’au jour où sa trajectoire vient croiser celle des Fab Four vieillissants, en tournée dans la cité pour jouer leur merde, et celle de Mark David Chapman. Avec ce portrait pathétique et rugueux de Lennon, Ian R. MacLeod accouche du meilleur texte du recueil. Dans une veine assez proche de Dan Fante, l’auteur anglais attaque au pic à glace l’icône du rock, parvenant à le rendre touchant dans son rôle de loser magnifique.

Au final, si Alternative Rock ne tient pas toutes les promesses esquissées par son sommaire, l’anthologie propose tout de même deux excellentes nouvelles justifiant à elles seules sa lecture. C’est toujours ça de pris.

A45831-Alternative rock.inddAlternative Rock – Anthologie de Stephen Baxter, Gardner Dozois, Jack Dann, Michel Swanwick, Walter Jon Williams, Mickael Moorcock et Ian R. MacLeod – Editions Folio SF, 2014 (recueil traduit de l’anglais par Jean-Pierre Pugi)

L’épée brisée

epee_brisee2Parmi les auteurs de l’âge d’or américain, Poul Anderson a longtemps souffert dans l’Hexagone d’un ostracisme tenace, au point d’être considéré par beaucoup comme un auteur mineur. On renverra les éventuels curieux à l’article de Philippe Boulier (in Bifrost n°75) pour approfondir les raisons de ce malentendu. Une injustice désormais réparée grâce en particulier au travail de Jean-Daniel Brèque et à la constance des éditions du Bélial’.

Avec L’Épée brisée, Poul Anderson fait sienne la matière des peuples du Nord, nous narrant une geste sauvage, pleine de bruit et de fureur, où les passions humaines teintées de magie se mêlent aux sombres desseins des dieux et des créatures de la féerie. A l’instar de la saga des Völsungar, le roman apparaît comme le récit d’un destin funeste, celui d’Orm le viking et de sa descendance. Pour venger sa maisonnée massacrée par le Danois, une sorcière anglo-saxonne conspire l’enlèvement de son premier-né. Remplacé par un changelin conçu à sa ressemblance par le duc des elfes Imric avec une princesse troll enfermée dans les geôles de son château, le nourrisson est élevé conformément aux coutumes d’Elfheim. Nommé Skafloc, il devient un guerrier redoutable, apte à manier le fer honni par les peuples de la féerie, pendant que son double, Valgard, tombe sous l’emprise de la sorcière saxonne et cause le malheur de sa famille adoptive.

Dans une veine assez proche de La Saga de Hrolf Kraki, roman plus tardif, L’Épée brisée retranscrit avec lyrisme le légendaire des peuples du Nord, scandinaves et celtes y compris. Il lui donne corps, restituant l’atmosphère et le souffle archaïque prévalant dans les sagas. On serait bien en mal de trouver un héros dans ce roman violent où les hommes demeurent jusqu’au bout les jouets de puissances occultes dépourvues de pitié ou de compassion. On ne décèlera pas davantage une once de romantisme pompier dans cette tragédie aux accents crépusculaires, où nul ne ressort indemne. Que ce soit Skafloc et son épée maudite, Valgard, meurtrier de sa propre famille, ou Freda, tiraillée entre sa foi chrétienne et son amour impie pour son frère, tous demeurent prisonniers de leur fatum.

Dans une préface dithyrambique, Michael Moorcock établit un parallèle entre ce roman et Le Seigneur des Anneaux, paru la même année. Que l’on me permette de nuancer le jugement de l’auteur anglais. Certes, les deux œuvres puisent leur inspiration dans le même légendaire, mais le rapprochement avec Le Silmarillion me paraît plus judicieux, en particulier la geste consacrée aux enfants de Hurin. Sans doute Moorcock s’est-il laissé aveugler par son admiration pour les destins tragiques de Skafloc et de Valgard dont on retrouve un écho évident dans le cycle d’ « Elric ».

Récit de vengeance et de malédiction, L’Épée brisée apparaît aussi comme celui de la fin d’un monde. Celui des elfes, des trolls et de toutes les créatures de la féerie. Celui des Ases, Jötuns et sidhes, amenés à renoncer à leur statut divin pour s’effacer devant la foi chrétienne et l’Histoire. Pas sûr qu’il faille le déplorer ou s’en réjouir. Sur ce point, l’auteur américain n’entretient guère le doute. Il préfère célébrer les plaisirs simples d’une existence humaine apaisée. Une philosophie de vie guère éloignée de celle des hobbits…

A bien des égards, L’Epée brisée s’impose comme une œuvre puissante, sans concession, très éloignée des recettes et de la platitude de la big commercial fantasy. Un roman d’un archaïsme qui le rend encore plus précieux.

epee_briseeL’Épée brisée (The Broken Sword, 1954) de Poul Anderson – Éditions Le Bélial’, novembre 2014 – Réédition au Livre de poche, 2016 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jean-Daniel Brèque)

Infinités

Vandana Singh n’est pas complètement une inconnue dans nos contrées, du moins si l’on a lu les numéros de Fiction et de la revue numérique Angle mort.

Écrivain d’origine indienne, elle cumule deux traits faisant d’elle un citoyen de seconde zone dans son pays natal : son goût pour la SF et son sexe. Car dans la plus peuplée des démocraties du monde, le chemin vers l’égalité demeure un vœu pieux quand il ne s’apparente pas à un chemin de croix (que Shiva me tripote). Certes, l’Inde fait partie des nations ayant porté au pouvoir une femme (appartenant au clan Gandhi, un détail comptant sans doute pour beaucoup dans ce choix), mais le fait ne doit pas escamoter ces milliers d’autres femmes victimes au quotidien, au mieux de harcèlement, au pire de viol. Il ne doit pas faire oublier aussi le poids de la tradition qui pèse comme un joug sur la liberté du sexe féminin.

Ce statut inférieur ressort dans la plupart des dix nouvelles publiées ici par Denoël. La majorité d’entre-elles se focalise en effet sur un personnage féminin, décrivant le carcan familial et sociétal qui s’oppose à la réalisation de ses désirs et projets personnels. À deux exceptions près, Infinités prend pour cadre l’Inde des classes moyennes vivant à Delhi, cette Shining India insolente, conquérante, optimiste et pourtant toujours enracinée dans le passé. Les tensions religieuses, les relations dans le couple, la famille, la barrière des castes et la misère omniprésente composent ainsi un portrait nuancé, coloré et au final très critique de l’Inde.

Si le fantastique et la science-fiction interviennent à la marge, Vandana Singh ne se montre toutefois pas avare avec les tropes du genre. Les univers parallèles, la physique quantique, le voyage dans le temps, l’exploration spatiale et les extra-terrestres servent d’arguments de départ dans plusieurs textes sans pour autant en constituer le cœur. On est loin des abîmes de sidération provoqués par l’irruption d’un novum science-fictif ou du techno blabla dans lequel trop d’auteurs semblent se complaire. L’auteure indienne reste résolument ancrée dans les registres de l’intime et de l’altérité qui, comme l’amateur le sait, demeurent une thématique privilégiée de la Science-fiction.

Si l’on devait faire un parallèle (soyons fou), on pourrait comparer Infinités à l’œuvre de Kate Wilhelm ou plus près de nous à Kelly Link (et j’en oublie sans doute), deux auteurs dont la plume très travaillée nous emmène très loin sur les pistes d’une poésie teintée de mélancolie et de fantastique.

Parmi les dix textes de ce recueil, je me permettrais juste de citer mes préférés, un choix très subjectif, je le concède. D’abord « La femme qui se croyait planète », texte dont la drôlerie et la cruauté du dénouement suscitent encore un ricanement nerveux lorsque je me le remémore. Bien entendu, je ne peux écarter la nouvelle titre, un récit subtil sur l’infinité des possibles et la triste prévisibilité de la nature humaine. Enfin, « Le Tétraèdre » me semble réussir l’équilibre parfait entre l’argument science-fictif et les préoccupations plus sociétale de Vandana Singh. Trois, ce n’est déjà pas si mal, même si « Delhi » rate de peu le podium.

Bref, Infinités se révèle un recueil tout en retenue et sensibilité, dont l’atmosphère imprègne pour longtemps l’esprit. Louons le choix de « Denoël Lunes d’encre » et réjouissons-nous de la qualité de la traduction de Jean-Daniel Brèque, sans oublier l’illustration d’Aurélien Police.

ps : En bonus, on trouvera également en fin d’ouvrage un court essai spéculatif et un glossaire fort instructif.

infinites-singh-couvertureInfinités [The Woman Who Thought She Was a Planet and Others Stories, 2008]de Vandana Singh – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », mai 2016 (recueil traduit de l’anglais [Inde] par Jean-Daniel Brèque)

Stalker

stalker2Ils sont venus sur Terre, ont semé la mort et la désolation, puis sont repartis. Se sont-ils seulement aperçus de la présence humaine ?

Autour des six zones qu’ils ont définitivement contaminées, l’ONU a organisé des camps, habités par des chercheurs chargés d’étudier les objets laissés par ces visiteurs d’outre espace. Elle a également mis en place leur surveillance étroite car l’existence de ces artefacts mystérieux n’a pas tardé à attirer la convoitise d’une faune interlope, les stalkers. Des individus sans scrupules, durs à la peine, prêts à toutes les compromissions pour prélever leur part de « grappe ». Ces pilleurs fatalistes ont forgé leur propres mythes autour des zones, développant un lexique imagé et leur propre culture.

Redrick Shouhart est un stalker plutôt doué. Cogneur, coriace et buveur invétéré, il est également pourvu d’une grande sensibilité intérieure. Causeur intarissable, il sait où se trouve son intérêt. Par son amour des mots et de la vodka, il semble incarner l’âme russe dans toutes ces facettes, se contentant de trouver le bonheur dans la souffrance. La Zone ne semble avoir aucun secret pour lui. Il ignore aucune des embûches truffant les lieux. Des pièges mortels dont les surnoms de « calvitie de moustique » ou encore de « gelée de sorcière » masquent de manière cocasse le caractère létal. Ce talent a fait de lui un stalker incontournable. Pour autant, il peine toujours à survivre et à faire soigner sa fille, un de ces enfants anormaux nés après la visite des extraterrestres. A moins qu’il ne décroche le Saint Graal des lieux ? Une boule dorée en mesure de réaliser tous les désirs.

Récit sobre et d’une confondante simplicité, Stalker fait partie des romans qui revisitent un lieu commun science fictif, au point de le transcender d’une manière définitive. De ce premier contact avec une espèce extraterrestre, les frères Strougatski ne retiennent que l’absence. Point de dialogue ou de guerre des mondes dans Stalker. Les aliens sont juste venus puis repartis, sans un mot, sans même avoir conscience de leurs torts. De toute façon, a-t-on l’idée de communiquer avec les fourmis à qui on abandonne les vestiges de son pique-nique ?

Bref, Stalker n’usurpe pas le terme de chef-d’œuvre. Il constitue même sans doute le point d’orgue de l’œuvre des frères Strougatski. A lire, relire et encore lire, avant de visionner l’adaptation de Tarkovski (très hermétique, je n’ai jamais réussi à la terminer) ou de se perdre dans les friches entourant l’ex-centrale de Tchernobyl.

stalkerStalker – Pique-nique au bord du chemin (Пикник на обочине, 1972) de Boris et Arcadi Strougatski – Éditions Denoël / Présence du futur, 1981