Le Seigneur des Ténèbres

« Tu es parti sur la mer, tu as accompli le voyage et te voilà au rivage ; descends maintenant. »

 

seigneur_tenebres-jpg1Issu d’une lignée ancienne de marins, Andrew Battell a toujours connu l’air salin de la Mer du Nord comme seul horizon. Dernier né d’une fratrie de gueux plus attirés par l’aventure que par l’entretien d’un alleu, il a préféré à son tour suivre la voie de ses frères et courir les océans avec les plus illustres corsaires de son temps, les Francis Drake, John Hawkins et autre Froshiber. La tête farcie de promesses de gloire, il embarque en l’an de grâce 1589 avec l’équipage de Abraham Cooke dans l’intention de piller le trésor des galions du Rio de La Plata. Mais, les rêves de château en Espagne ne durent pas longtemps. La réalité se charge vite de le ramener à la raison. Malmenée par des vents contraires, en proie aux avaries et au scorbut, l’expédition finit par atteindre le Brésil dans un bien piètre état. Fait prisonnier par les Indiens, Andrew est livré aux Portugais qui le réduisent en esclavage. Mais tout cela n’est qu’un prélude. Le marin anglais est bientôt déporté vers l’Angola où les circonstances vont le conduire au cœur du continent africain, en terra incognita. Vingt années à côtoyer les Portugais et à endurer les humiliations, le désespoir et un labeur incessant. Deux décades loin de sa terre natale, jusqu’à rencontrer l’indicible auprès de Imbé Calandola,  le roi impie des terribles Jaqqas.

Pendant longtemps, Robert Silverberg a voulu écrire un roman historique. Fruit d’une longue gestation, puisant ses racines dans un conte pour enfants et dans la lecture postérieure des récits de voyage des explorateurs du XVIe-XVIIe siècle, Le Seigneur des Ténèbres a bien failli ne jamais voir le jour. La faute à un marché américain très compartimenté, du moins à l’époque de sa parution, où il ne faisait pas bon sortir de sa niche éditoriale pour adopter un autre genre. Le présent objet a fini par paraître, contre la promesse de l’écriture d’une suite au Château de Lord Valentin, le plus grand succès commercial de Robert Silverberg. Un bon calcul puisque Majipoor a permis d’éponger le fiasco de ce voyage au cœur des Ténèbres, unique roman historique de l’auteur américain, si l’on fait abstraction de ses uchronies.

Le Seigneur des Ténèbres acquitte sa dette au roman de Joseph Conrad fort honorablement, même si l’influence de Edgar Rice Burroughs se fait également sentir, notamment dans la description des Jaqqas et de leur roi démoniaque. Dans une langue imagée, truffée d’expressions et de figures de style se voulant authentiques mais pas inintelligibles, ici traduite par Nathalie Zimmermann de manière remarquable, Robert Silverberg donne vie à une Afrique tenant davantage à l’imaginaire des explorateurs européens qu’à une étude ethnologique. Il dresse un tableau accablant de la colonisation, bien éloignée du lyrisme d’un José-Maria de Heredia, où les Portugais et leurs semblables apparaissent guère plus civilisés que les Jaqqas, n’hésitant pas à massacrer ou réduire la population noire en esclavage afin d’accroître leur richesse personnelle.

seigneur_tenebres-jpg1-jpg2Réduit à jouer le rôle du candide, Andrew Battell idéalise son pays natal pour mieux rejeter le milieu papiste dans lequel il se trouve immergé. Il dresse en effet un portrait guère reluisant des colons portugais, réduits à un ramassis de repris de justice dirigés par une aristocratie frivole et intrigante, la palme de la duplicité revenant à Dona Teresa, une métis dont Andrew s’entiche et qui lui fera payer chèrement son infidélité. C’est paradoxalement au contact des indigènes que l’anglais s’enrichit et, de cette altérité, il ressort grandi, acquérant auprès des sauvages une compréhension du monde détachée de sa naïveté initiale.

Bien loin de se cantonner à un exercice de relativisme sociétal, Le Seigneur des Ténèbres se révèle enfin un formidable roman d’aventures, certes un tantinet longuet au début, mais dont la progression dramatique ne se dément pas, atteignant son point d’orgue durant la confrontation avec les Jaqqas. Imbé Calandola apparaît en effet comme la figure du Mal absolu aux yeux de l’Européen. Un monstre imprévisible surpassant même en cruauté les Portugais. Pour autant, le personnage fascine l’Anglais, au point de le pousser à adopter ses coutumes infâmes, jusqu’à souhaiter voir se réaliser son rêve de destruction régénérateur. Au terme d’un véritable voyage au bout de l’enfer, Andrew aura au moins appris autant sur lui-même que sur ses compagnons, accomplissant des actes qu’il aurait réprouvé en d’autres temps.

Au final, Le Seigneur des Ténèbres se révèle une œuvre majeure de Robert Silverberg, un roman longuement mûri, où se dévoile son goût pour l’aventure et pour des thématiques plus sombres. Bien loin des fadaises de Majipoor, il déploie tout son talent d’écrivain dans un roman à la fois intense et intime. En somme, la marque des grands auteurs.

seigneur_tenebresLe Seigneur des Ténèbres (Lord of Darkness, 1983) de Robert Silverberg – Réédition Anne Carrière, mai 2016 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Nathalie Zimmermann

 

Hank Shapiro au pays de la récup’

pulp-o-mizer_cover_imageAvec cette deuxième participation au Défi Lunes d’encre, voici l’occasion de rappeler l’existence de ce roman injustement oublié.

Dans le jargon de son métier, Hank Shapiro est un roi de la récup’. N’allez pas voir dans cette activité un quelconque loisir pratiqué en dilettante. Au contraire, Hank est un fonctionnaire consciencieux et efficace du Bureau des Arts & Divertissements [le BAD] dont la raison d’être consiste à effacer les anciennes créations artistiques ou distractives, afin de laisser les nouveaux talents s’épanouir au soleil de la célébrité sans craindre l’ombrage des grands anciens. Car en ce XXIe siècle, les choses sont claires. Le gouvernement a décrété l’effacement, par vagues de proscriptions successives, des œuvres postérieures à 1900. Car, l’ennemi de l’artiste n’est pas la massification de la culture mais bien sa pérennisation. Nul prescripteur ne doit pouvoir trier le bon grain de l’ivraie. Ceci est trop compliqué et, en l’absence de critères incontestables, empreint d’une subjectivité malvenue. En conséquence, nulle exception ne doit exister. Tout doit disparaître. Dans ce contexte, Hank apparaît comme un rouage essentiel de la machinerie d’effacement. Il doit fonctionner, inflexible et sans état d’âme, accomplissant son devoir sans que rien ne vienne gripper son fonctionnement. Mais, le rouage est humain…

Depuis qu’il vit seul au domicile de sa mère décédée, Hank n’a pour seule compagnie que de sa chienne Homer. Lorsque celle-ci tombe malade, une maladie qui se révèle rapidement être une tumeur incurable, un premier pan de son existence conformiste s’écroule. Le deuxième pan de son univers s’effondre lorsqu’il s’attarde sur un album vinyl de Hank Williams, découvert au cours d’une saisie. La photo de la pochette lui rappelle irrésistiblement un père aux abonnés absents, dont il ne connaissait l’existence que par l’intermédiaire de sa défunte mère. En dépit des instructions du BAD, il met le disque de côté avant de finalement décider de l’écouter. Ne lui reste plus qu’à trouver un tourne-disque. Pour cela, il commence à fréquenter un Club de malfaiteurs (un lieu où on écoute et visionne clandestinement des œuvres prohibées), y côtoyant Henry, une documentaliste enceinte depuis huit ans dont le pull reflète l’humeur. Elle le met en contact avec Bob, un trafiquant susceptible de lui fournir l’objet. Au moment de le récupérer, un duo de tueurs débarque dans le club et mitraille à l’aveugle le public. Hank est blessé et, dans la confusion, Bob lui subtilise son disque, avant d’être liquidé par les tueurs. Voilà Hank contraint de partir à la poursuite du disque, plein Ouest, en compagnie de Henry, du cadavre de Bob et de Homer.

« Chacun de nous possède une chose qu’il garde et à laquelle il tient plus que tout. La vie n’est qu’un processus d’élimination qui sert à comprendre qu’elle est cette chose. Parfois, elle ne devient évidente qu’à la dernière minute, au moment où on la perd. Et encore, uniquement si on a de la chance. »

Sur un ton faussement léger, Terry Bisson aborde des questions essentielles. Qu’est-ce une œuvre artistique immortelle ? A l’aune de quel étalon juge-t-on l’immortalité ? Quelle autorité peut se targuer d’opérer le tri ? Ces questions sont d’autant plus importantes, qu’au regard des progrès des techniques de communication et de la saturation générée par le consumérisme, l’espace permettant à une œuvre d’exister tend à se restreindre comme une peau de chagrin.

Sans entrer dans un débat philosophique interminable et sans faire œuvre de militantisme réducteur, que celui-ci soit égalitariste ou élitiste, il faut convenir que le roman de Terry Bisson relève un point important : celui de l’échelle des valeurs. Si l’on se place du point de vue du récepteur, une œuvre d’Art s’estime au moins à trois niveaux. Sa valeur d’achat qui appelle une satisfaction à court terme, sa valeur esthétique qui fait appel à des éléments de comparaison – une Culture comme on dit dans les cercles bien éduqués mais peu partageurs – et sa valeur affective, critère non quantifiable puisque intime.

Entre la culture et la valeur affective, la société « futuriste » (précisons qu’à aucun moment, Terry Bisson n’indique une date précise) a choisi la rentabilité. Une culture de l’immédiateté sans aucune mise en perspective. Des œuvres jetables auxquelles il est déconseillé de s’attacher.

On peut évidemment regretter – c’est le seul bémol de ce roman – que l’auteur entremêle deux intrigues, une centrée sur le périple de Hank Shapiro et une autre procédant à un flash-back « historique » sur les tenants et les aboutissants de la procédure d’effacement. Ceci a tendance – c’est une impression personnelle, je le répète – à casser le rythme nonchalant et l’atmosphère qui mélange la dinguerie douce et la mélancolie. Heureusement, ceci n’affaiblit pas le propos qui reste plus que jamais d’actualité.

« Il n’y a pas de feu sans bibliothèque. De vie sans mort, de liberté sans prison, de commencement sans fin. […] Un Immortel n’est que quelqu’un à qui on offre une seconde chance. »

hank-shapiroHank Shapiro au pays de la récup’ (The Pickup Artist, 2001) de Terry Bisson – Éditions Denoël, collection Lunes d’encre, 2003 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Gilles Goullet)

Anno Dracula

Londres, 1888. La cité est en proie à la terreur. Celle du Prince consort Vlad Tepes dont les pals et les décrets d’internement frappent aveuglément la population. Mais depuis peu, un mystérieux tueur massacre les prostituées du quartier de Whitechapel, s’en prenant exclusivement à celles ayant subit la transformation. Surnommé Scalpel d’Argent, puis Jack, il les égorge, les éviscère puis les décapite avec une sauvagerie qui fait frisonner d’horreur jusqu’à la canaille des bas-fonds. Sommé d’arrêter le monstre, Scotland Yard fait appel à Geneviève Dieudonnée pour l’aider dans son enquête. Il ne faudrait pas en effet provoquer le Prince consort dont le mariage avec la Reine Victoria a déjà entraîné des troubles entre les non-morts et les sang-chauds. Un vampire à la tête de l’Empire où le soleil ne se couche jamais ! La situation a de quoi agacer et attiser la colère des plus rétifs. Déjà, tout ce que Londres compte comme agitateurs, esprits libres et radicaux recommence à s’agiter. La rumeur des méfaits de ce Jack inquiète également les membres du Diogene’s Club, au point de les faire dépêcher leur meilleur agent sur les lieux pour en explorer les zones d’ombre.

Anno Dracula a la saveur d’une madeleine de Proust pour l’amateur de littérature fantastique et policière, de roman feuilleton et de fantaisie historique. Kim Newman transforme la cité de Londres en un creuset foisonnant où des personnages fictifs et réels se côtoient avec le plus grand naturel. Il nous offre ainsi un précipité référencé et ludique, revisitant, un peu à la manière de Philip José Farmer, le mythe vampirique et quelques icônes littéraires classiques.

anno-dracula-weddingL’argument de départ du roman de l’auteur anglais a le mérite d’être simple. Le Comte Dracula n’ayant pas été vaincu par Van Helsing et ses sbires, il imagine que le voïvode maléfique a conquis le cœur de la Reine Victoria et le titre de Prince consort. Le vampirisme n’étant plus un mythe relevant du folklore passéiste, ses nombreux congénères s’affichent désormais sans complexe, des caniveaux de l’East End aux palais orgueilleux de l’Empire, suscitant de nombreuses conversions parmi les sang-chauds, au grand dam des fanatiques religieux qui pullulent dans la capitale britannique. Pourtant aux yeux des diverses lignées de non-morts, Vlad Tepes n’est qu’un parvenu. Un rustre décadent dont le sang vicié ne conduit qu’à la déchéance.

Pour autant, le vampirisme ne bouleverse pas la hiérarchie de la société. Embrasser la condition de non-mort ne permet aucune ascension sociale. L’alcoolisme continue de faire des ravages chez les vampires issus des plus basses couches de la population et les prostituées de l’East End proposent un autre genre d’extase, contre un peu de sang. Dans certaines ruelles, il est même habituel de voir des misérables promener leurs enfants en laisse, comme une confiserie offerte aux nosferatus en échange de quelques guinées. Mais surtout, le vampirisme ne garantit pas l’immortalité absolue. Un vampire peut mourir, tué par une balle en argent ou toute autre arme recouverte de ce métal. Il peut aussi trépasser très rapidement par imprudence, surtout dans les premières années de sa transformation. Enfin, le Baiser des ténèbres ne restaure pas la jeunesse. Il fige la personne à l’âge de son initiation, vices et mauvaise hygiène de vie (peut-être devrais-je dire de non-vie) y compris.

Sur cette trame inventive, Kim Newman déploie toute son érudition pour animer une intrigue tordue, fertile en rebondissements et fausses pistes. Il s’amuse beaucoup, distillant les clins d’œil et les allusions, sans oublier à aucun moment de garder une certaine cohérence, même s’il tire un tantinet à la ligne.

En dépit de ce léger bémol, on ne s’ennuie pas un instant en lisant Anno Dracula. Par son originalité et sa culture, le roman de Kim Newman se révèle une lecture sympathique et distrayante. De quoi éprouver quelques réminiscences agréables, en attendant de découvrir sa suite avec Le Baron rouge sang.

Additif : On recommandera aux éventuels curieux, l’édition augmentée d’un copieux paratexte et d’une nouvelle intitulée « Les morts voyagent vite ».

anno_draculaAnno Dracula (Anno Dracula, 1992) de Kim Newman – Réédition Livre de poche, avril 2014 (Roman traduit de l’anglais par Thierry Arson et Maxime Le Dain)

Furor

Avec Furor, roman d’aventure digne d’une série B, Fabien Clavel convoque sous les auspices de l’Histoire, la Grande, une vision à faire verdir le plus fervent défenseur du nucléaire. Certes, la classification en pur divertissement peut paraître défavorable pour un ouvrage dont l’auteur n’a pas à rougir. Mais, on va le voir, Furor ne se révèle être rien d’autre qu’une distraction plaisante dont les pages — selon la formule consacrée — se tournent toutes seules. Entrons maintenant dans le vif du sujet.
Ce siècle avait neuf ans. L’empire remplaçait la république, déjà Auguste perçait sous Octave… Pourtant, d’irréductibles Germains résistent encore et toujours à l’envahisseur. Trois légions, la fine fleur de Rome, sont envoyées pour les mater et assurer la Pax romana en des terres éloignées de tout, même des dieux civilisés. A leur tête, Varus, gouverneur de la province de Germanie et général expérimenté. Un proche d’Auguste. On connaît la suite…
Attirées dans un guet-apens par Arminius, un barbare ayant trahi son allégeance à Rome, les trois légions sont massacrées dans les bois de Teutobourg. Un désastre vengé par la suite par Germanicus — il y gagnera son surnom — et n’étant pas sans rapport avec l’abandon définitif du projet de grande province de Germanie.
Sur cette trame historique scrupuleusement respectée — les érudits apprécieront — , Fabien Clavel brode un thriller historique saupoudré de SF. En effet, une tension sourde, un sentiment de péril diffus imprègnent les pages de Furor. Immergé au milieu des légionnaires, on suit pas à pas leur marche vers la mort. Entouré par les arbres menaçants, les caliges engluées dans la boue, sous une pluie permanente, on assiste à la débâcle via les points de vue de quatre personnages. Marcus Caelius, centurion dont on apprend dans la postface qu’il s’inspire d’une stèle funéraire, par ailleurs seule source archéologique attestée sur la bataille de Teutoburg, Caius Pontius — futur Pilatus — , tribun issu de l’aristocratie équestre, le vénateur Longinus, et enfin la louve Flavia, unique élément féminin du récit, et accessoirement repos du guerrier, comme ses consœurs prostituées. Avec un regard n’étant pas sans rappeler celui de la série Rome, Fabien Clavel accomplit un impressionnant travail de reconstitution historique, usant de ses connaissances sur les us et coutumes romaines, sur l’organisation de l’armée impériale, sans trop se montrer didactique. Tout au plus peut-on lui reprocher un excès d’emphase.
Là où on se permettra de regimber, c’est sur la composante science-fictive de l’histoire. Clavel procède un peu par la bande, introduisant un élément anachronique — ici, un site de confinement de déchets radioactifs — dans le contexte antique. Problème : pourquoi expédier dans le passé, au cœur de ce qui deviendra plus tard l’une des régions les plus peuplées d’Europe, un site de stockage de déchets ultimes ? Le procédé manque un tantinet de logique. En tout cas, drôle de cadeau à des générations passées dont on sait que nous descendons. Une variante du meurtre du grand-père, peut-être ?
Assimilé au temple d’un dieu germain par les survivants des légions de Varus, ce lieu périlleux devient l’enjeu de toute la seconde partie du roman. Il sert de décor à une intrigue cousue de fil blanc, sous-tendue par un sentiment d’urgence et de danger quelque peu mollasson. Et ce n’est certes pas la pirouette finale, un tantinet parachutée, qui remet en question ce constat désenchanté.
Bref, Furor apparaît bien comme un demi-échec. Roman historique flirtant avec les mythes, il échoue sur son versant science-fictif, finalement assez anecdotique, ne suscitant à aucun moment la sidération escomptée par son argument de départ. Et l’on se surprend à sauter les pages. Déjà qu’elles se tournaient toutes seules…
furorFuror de Fabien Clavel – Réédition J’ai lu, 2013

L’amour au temps des dinosaures

pulp-o-mizer_cover_imageSelon l’expression consacrée, Owen Vannice est né avec une cuillère en argent dans la bouche. Unique héritier de la cinquième plus grosse fortune d’Amérique du Nord, le jeune homme se pique de paléontologie, au point de soustraire de son environnement natal un dinosaure du Crétacé. Car au XXIe siècle, le passé est devenu un gisement à exploiter pour les grandes transnationales. Certaines d’entre-elles proposent même des voyages pour explorer les multiples moments-univers composant le nuage formé par le continuum spatio-temporel. De quoi séduire le chaland désireux d’assister à l’un des événements cruciaux de l’Histoire humaine. D’autres ont ouvert le passé à la colonisation, bouleversant l’existence des Historiques, contraints de subir un choc au moins aussi déstabilisant que l’arrivée des Européens dans le Nouveau Monde. En dépit des esprits chagrins, tout le monde feint de considérer cela comme un moindre mal. Et de ce mal, Gene et son père essaient de tirer un bien, escroquant sans vergogne les voyageurs temporels fortunés, avec un art de l’esbroufe qui confine au génie. Jusqu’au jour où Genevieve tombe amoureuse d’Owen. D’un amour sincère, celui qui défie le temps.

Premier roman inscrit dans le défi « Lunes d’encre » initié par A. C. de Haenne, L’amour au temps des dinosaures se révèle une excellente surprise. Connu sous nos longitudes pour deux autres romans (Bonnes Nouvelles de l’espace et Lune et l’autre), John Kessel revisite le voyage dans le passé à l’aune d’un humour délicieux, flirtant avec le burlesque n’étant pas sans rappeler le meilleur de Connie Willis, d’ailleurs créditée dans les remerciements, en moins bavard.

L’amour au temps des dinosaures abonde en trouvailles drolatiques. Et, John Kessel n’a pas besoin de beaucoup forcer sur les effets pour nous arracher un sourire. À commencer par cette collision entre le passé et le futur, débouchant sur un melting-pot absurde et cruel qui voit Hérode regagner sa villa, où l’attend un jacuzzi réparateur, au volant d’un 4×4 rutilant et anachronique circulant sur une rocade construite entre les taudis de la Jérusalem de l’an 40. Et pendant que le prince goûte aux plaisirs des nouveaux riches, les légions romaines, armées de fusils d’assaut, répriment les révoltes endémiques de Juifs résolus à chasser l’occupant, qu’il soit romain ou voyageur temporel.

Car le passé, du moins certains moments-univers du passé, fait l’objet d’une exploitation acharnée de la part de grandes entreprises qui y voient un moyen d’accroître leurs profits. On importe ainsi des temps anciens les ressources désormais épuisées dans le présent. On enlève des personnages historiques célèbres pour mettre à profit leur talent, créant des situations cocasses ou dramatiques. On ouvre surtout l’Histoire au tourisme, déclinant une multitude de circuits pour une clientèle avide en divertissement. Et tout cela sans se soucier un seul instant de l’avis des Historiques, ou en préférant se convaincre avec hypocrisie que l’on agit pour leur bien.

John Kessel déroule ainsi un propos plus politique qu’il n’y paraît au premier abord, mêlant avec brio l’art de la facétie et l’ironie. Le futur qu’il imagine puise en effet ses racines dans notre présent, se contentant de décaler les problématiques issues de notre relation ambiguë avec le tiers-monde sur un plan science-fictif. Société des loisirs, manipulation de l’opinion publique par l’émotion, privatisation du vivant, hyper-médiatisation, l’avenir de John Kessel ne fait qu’extrapoler des faits qui sont déjà établis à notre époque. Fort heureusement, il le fait sans trop se montrer didactique, usant du registre de la comédie sentimentale pour faire passer ses idées. Et si l’histoire d’amour de Genevieve et Owen sert de ligne directrice au récit, elle n’occulte pas complètement le destin poignant de Simon le Zélote, dont l’existence et la foi ont été fracassées sur l’autel des manipulations temporelles. Un calvaire culminant au moment de son procès, évidemment retransmis sur tous les canaux d’information, qui voit Abraham Lincoln et Yeshu s’improviser accusateur et défenseur.

Bref, L’amour au temps des dinosaures se révèle un moments-univers réjouissant, empreint d’humour et d’une bonne dose d’humanité, happy-end y compris.

dinosaureL’amour au temps des dinosaures (Corrupting Dr. Nice, 1997) de John Kessel – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », 2002 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Patrick Marcel)

Pêcheur de la mer Intérieure

Les éditions ActuSF reprennent trois nouvelles extraites du recueil Pêcheur de la mer Intérieure chroniqué jadis par mézigue dans les pages de Bifrost, la revue de révérence. Profitons de l’occasion pour en rappeler l’existence, il le vaut bien.

Ursula K. Le Guin fait partie des auteurs n’ayant plus rien à prouver et dont on attend pourtant avec angoisse chaque publication. Les microéditions Souffle du Rêve, sises dans l’Orléanais, nous gratifient de huit nouveaux textes de l’auteure américaine. Nouveau au sens d’inédit dans l’Hexagone, car, à l’exception de « La Première pierre », déjà publié chez le même éditeur, les autres titres sont des inédits parus entre 1983 et 1994.

Après « Ailleurs & demain » puis l’Atalante, nous n’en finissons pas de découvrir et d’explorer l’œuvre d’un auteur s’aventurant avec un égal bonheur dans les domaines de la fantasy — le cycle de Terremer —, de la S-F — L’Ekumen —, et de la littérature générale. Un auteur à l’aise dans la forme courte comme longue.

Pêcheur de la mer Intérieure regroupe des textes illustrant le versant science-fictif de Le Guin. Le recueil révèle également un aspect de sa personnalité que d’aucuns ont trop souvent tendance à ignorer : l’humour. « Première Rencontre avec les Gorgonides » et « L’Ascension de la face nord » témoignent de cette veine et, dans le genre surprenant, la dame ne fait pas les choses à moitié. On se trouve en effet devant deux blagues dont on peut juger l’effet raté, surtout pour la seconde, mais donnant une image plus légère de leur auteur.

Les choses redeviennent plus habituelles et intéressantes avec « Le Sommeil de Newton ». Le titre de cette histoire fait référence à une phrase du poète William Blake mettant en garde les hommes contre le danger de la vision unique. On est immergé au sein d’une microsociété, quelque peu sectaire dans ses prémisses, dont les membres/adeptes se sont réfugiés dans l’espace pour échapper aux turpitudes terrestres d’une humanité qu’ils observent avec condescendance. Hygiénistes, technophiles et scientistes, les membres de cette communauté rejettent le sentimentalisme qui les rattache à la Terre. Mais, si le sommeil de la raison engendre des monstres, celui de Newton est hanté d’apparitions bien peu cartésiennes qui mettent à dure épreuve les certitudes de l’un d’entre eux. Au-delà du drame personnel, Ursula Le Guin écorche aussi quelque peu une certaine vision élitiste de la S-F. Si l’avenir de l’homme se trouve dans l’espace, il demeure toutefois une créature enracinée dans la boue de sa Terre natale.

Continuant dans l’excellence avec « La Première pierre », on touche cette fois-ci à la question de la rébellion, sujet récurrent dans l’œuvre de la dame. A l’université d’Obling, les nurolb sont les serviteurs. Ils préparent les repas, nettoient les bâtiments, les réparent à la fin des crues et rangent les objets que laissent traîner les obls, leurs maîtres. Ils subissent également leurs sévices, viol et violence, en silence, car il serait tout à fait inconvenant de se révolter. Bu vit pour servir les obls, accomplissant sa besogne avec zèle. Un jour, elle découvre que les galets, utilisés pour composer les mosaïques ornant les terrasses de l’université, dessinent un message coloré. Un message forcément écrit par les nurolbs l’ayant précédée puisque les olbs ne distinguent pas les couleurs. Mais avoir connaissance d’un tel secret, n’est-ce pas déjà chercher à s’émanciper ? Usant du procédé de la parabole, Ursula Le Guin évoque ici un sujet universel : celui de l’oppression et du processus qui mène à la révolution. Le tout avec une économie de moyens admirable. On en redemande.

Passons rapidement sur « Le Kerastion », court texte dramatique sur les méfaits du conformisme social, pour chroniquer plus longuement « L’Histoire des Shobies », « La Danse de Ganam » et « Pêcheur de la mer Intérieure », un trio se rattachant à « L’Ekumen ». En concevant ce cycle, Ursula Le Guin n’a suivi aucun plan ou schéma directeur préétabli. Planifier une histoire du futur de l’humanité n’a que peu d’intérêt à ses yeux. Elle préfère mettre en scène des destins individuels et des sociétés, optant pour un point de vue anthropologique. Visiteurs étrangers au monde qu’ils observent ou plus simplement autochtones en rupture de ban, les personnages de Le Guin sont les médiateurs d’une réflexion éthique, voire politique. Ils mettent en scène l’altérité et se frottent aux limites de la liberté. Une succession de romans et de nouvelles est ainsi née des efforts de l’auteur, comme une série de motifs brodés sur une trame générale. Un pseudo univers qui a des trous aux coudes, selon ses propres dires, mais jouissant au final d’une grande cohérence interne.

Ayant résolu la question de la communication, via l’ansible, un raccourci narratif pratique, Ursula Le Guin imagine avec « L’Histoire des Shobies » un moyen de voyage instantané. Une sorte de téléportation trichant avec la théorie d’Einstein et dénommée effet churten. Un équipage est réuni pour effectuer le premier transit. Les plans sont dressés, il ne reste plus qu’à expérimenter. Mais la transilience a une conséquence imprévue. L’équipage ne parvient pas à réintégrer la réalité consensuelle, une fois arrivé à destination. Confusion des sens, sentiment d’irréalité, l’expérience manque de lui être fatale. S’amusant beaucoup de la situation, Le Guin dénoue le drame d’une manière originale. En convoquant l’art du conteur plutôt que celui du scientifique. Une manière de dire que pour exister, il faut raconter son histoire à autrui. Une conclusion qui n’est pas sans rappeler le propos du Dit d’Aka.

« La Danse de Ganam » fait un peu penser à L’Homme qui voulut être roi de Kipling. Un groupe de Mobiles se rend sur un monde nouvellement contacté, via la transilience. Une planète morcelée entre plusieurs cités préindustrielles respectant le principe du matriarcat. Le groupe s’intègre sans faire de vagues, conformément à l’éthique de l’Ekumen, mais son meneur devient l’époux de la reine, position lui promettant un destin funeste. Sous couvert d’étude ethnologique, Le Guin traite surtout ici de la divergence des points de vue par rapport à un événement, ajoutant comme paramètre supplémentaire la disharmonie résultant du churten.

Point d’orgue du recueil, « Pêcheur de la mer Intérieure » s’impose comme un des textes majeurs de la dame. Finesse de la psychologie des personnages, usage subtil de métaphores encapsulées dans le récit, tension dramatique admirable et construction narrative impeccable, le texte conjugue de nombreux points forts. L’histoire prend place sur la planète O, un monde ayant déjà servi de décor à deux nouvelles figurant au sommaire du recueil L’Anniversaire du Monde (disponible au Livre de Poche). C’est l’occasion de goûter à nouveau au mariage sedoretu, union complexe à quatre personnes, et de voir Ursula Le Guin réaliser un vieux rêve : permettre à un de ses personnages de mener une double vie simultanément. Au final, on ressort impressionné par ce récit recyclant avec brio un des plus vieux thèmes de la S-F : le voyage temporel.

Par sa vitalité, son ampleur, la précision de son imagination, son aspect ludique, la richesse et la puissance de ses métaphores, le recueil Pêcheur de la mer Intérieure illustre idéalement le propos tenu par Ursula Le Guin dans la préface. Voici une lecture indispensable pour ceux appréciant la beauté des idées, des mots et des émotions.

pecheur-mer-interieurePêcheur de la mer Intérieure de Ursula Le Guin – Éditions Souffle du Rêve, 2011 (nouvelles traduites de l’anglais [États-Unis] par Anne-Judith Descombey)

Défi Lunes d’encre

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L’époque étant aux bonnes résolutions, allions l’utile à l’agréable. Voici ma première participation à un défi, une pratique courante de la blogosphère. N’étant pas un adepte de ce genre de choses, préférant Le droit à la paresse de Paul Lafargue à la lecture de Challenges, je cède à l’amicale pression des Murmures d’A.C. de Haenne V2 (non, ceci n’est une arme de destruction massive). Bon, je reconnais aussi que mon intérêt pour la collection Lunes d’encre n’est pas étranger à ce lâcher prise.

Voilà, c’est donc parti pour un an de labeur, de larmes et de sueur, avec fort heureusement aussi quelques livres issus de ma réserve personnelle à lire. En guise de teaser, sachez qu’il y aura du John Kessel, du Lewis Shiner, du Robert Holdstock, du Terry Bisson, du Rudy Rucker et on verra pour le reste.

En attendant, voici une petite rétrospective des titres déjà mis en ligne sur ce blog : Infinités, Il est difficile d’être un dieu, La Maison des derviches, La petite Déesse, Le Fleuve des dieux, Rites de sang, Trois oboles pour Charon, Talulla, Le Dernier loup-garouLa Chair et l’ombre, Les Affinités, Julian, Le Paradoxe de Fermi, Le livre de Cendres, Les Derniers jours du paradis, Morwenna.

Hasta la victoria siempre !

Soleil vert

Manhattan, 1999. La canicule sévit depuis quelques jours, faisant fondre le bitume des rues et attisant les tensions. Trente cinq millions d’habitants vivent dans une cité réduite à un conglomérat d’immeubles surpeuplés, en quête d’un peu d’ombre et de tranquillité. Une quête hélas vouée à l’échec dans un climat de violence latente où le chacun pour soi semble considéré comme la norme. Dans cette atmosphère délétère, la police a beaucoup de mal à maintenir le désordre à un niveau acceptable. Sans cesse, elle doit réprimer les émeutes pour protéger l’approvisionnement d’une ville affamée et assoiffée. Un quotidien dont Andy Rush se passerait bien pour pouvoir consacrer davantage de temps à ses enquêtes. Mais l’inspecteur est un privilégié. Il dispose d’un travail et d’un appartement. Deux pièces qu’il partage avec Sol, un vieux de la vieille qui a connu le monde d’avant. Aussi, préfère-t-il faire profil bas et avaler les couleuvres de sa hiérarchie sans sourciller.

En lisant Make Room ! Make Room ! (oublions le titre en français), on ne peut bien sûr s’empêcher de penser au film de Richard Fleischer, une œuvre qui, malgré les outrages du temps, conserve une certaine puissance visuelle. Je ne vous cache pas d’ailleurs qu’elle figure très haut dans mon panthéon personnel.

Une fois n’est pas coutume, l’adaptation paraît supérieure au roman dont elle tire sa substance. L’interprétation de Charlton Heston n’est sans doute pas étrangère à ce fait, mais il faut avouer aussi que Richard Fleischer a su donner vie à cette dystopie avec un rare talent. Certes, l’intrigue du film prend quelque liberté avec l’œuvre originale. Elle fait l’impasse sur l’aspect géopolitique et se cantonne strictement aux limites de Manhattan, oubliant au passage un personnage et inventant une ligne narrative qui n’existe pas dans le roman de Harry Harrison. Mais pour le reste, le film reste un bon cran au-dessus.

La faute à Andy Rush, un personnage dépourvu de charisme. Loin de l’image du dur-à-cuire des romans noirs, il paraît bien mollasson, s’enferrant dans une romance un tantinet ridicule avec Shirl, la jeune femme de compagnie pour riches, dont il s’amourache pendant son enquête. Et puis, il y a le personnage de Billy Chung, le raté de l’histoire, un gamin des rues poussé au meurtre par des circonstances malheureuses. Son histoire n’apporte pas grand chose à un récit qui aurait gagné à être plus resserré, par exemple autour du trio Rush/Shirl/Sol.

Le film ne trahit cependant pas le propos de Harry Harrison. La surpopulation et l’épuisement des ressources qu’elle provoque demeurent en effet au cœur des deux œuvres. La bombe P, amorcée pendant les Trente Glorieuses, atteint ici sa cible, une humanité aux abois, acculée dans ses ultimes retranchements. Certes, seize ans après le terme catastrophique de Make Room ! Make Room !, les spéculations démographiques de Harry Harrison paraissent désormais désuètes. Avec presque 325 millions d’habitants en 2016, les États-Unis ne sont pas devenus cette contrée cauchemardesque décrite dans son roman. Mais si l’échéance semble avoir été repoussée un peu plus tard, les problèmes posés par la surpopulation et la surexploitation des ressources terrestres restent plus que jamais d’actualité. Économie de la rareté, extinction massive de la faune et de la flore, réchauffement du climat et conflits pour le contrôle de l’eau figurent toujours au cœur des préoccupation de la science-fiction contemporaine, comme les romans et nouvelles de Paolo Bacigalupi viennent nous le confirmer.

Alors, Make Room ! Make Room ! roman noir d’un avenir dépassé ? Peut-être, mais les thèmes brassés par Harry Harrison n’ont rien perdu de leur acuité. Et puis, le roman fourmille de petites trouvailles amusantes qui font oublier la faiblesse du traitement des personnages.

Autre son de cloche ici.

soleil-vertSoleil vert (Make room ! Make Room !, 1966) de Harry Harrison – Réédition J’ai lu, 2014 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Sébastien Guillot)

Chat sauvage en chute libre

A l’occasion de la réédition de Chat sauvage en chute libre, je ressors de la naphtaline cette ancienne chronique. Avis aux amateurs.

Fan de Kenneth Cook, dont on peut lire ici et tout le bien que j’en pense, mon choix s’est naturellement porté vers un auteur australien. De Mudrooroo, on dira juste qu’il a publié ce premier roman en 1965 sous le nom de Colin Johnson, identité délaissée pour un pseudo plus en accord avec ses convictions et ses origines aborigènes. Des origines prêtant à controverse en Australie, le bonhomme étant tout sauf paisible.

Chat sauvage en chute libre comporte une bonne part autobiographique. Les maisons de redressement, la prison, la fréquentation des milieux bohèmes, c’est un peu toute la jeunesse de Mudrooroo. Il alimente le roman avec son expérience personnelle, inoculant juste ce qu’il faut de fiction pour éviter le documentaire.

Quid de l’histoire ? L’intrigue brille par sa simplicité et sa concision. On suit l’errance d’un jeune délinquant à peine sorti de prison où il vient de purger une longue peine. Retournera-t-il à l’ombre ? Le découpage du texte ne laisse planer aucun doute. Ce n’est pas le plus important, seul importe le cheminement intime et extérieur. Dans l’intervalle, le jeune homme s’interroge sur son avenir. Il est tenté de retrouver son ancienne bande de bodgies (les blousons noirs de l’époque), accoudé au comptoir du milk bar où il avait ses habitudes, alignant les bières et échafaudant des combines minables.

Mais une rencontre fortuite sur la plage lui offre l’opportunité de fréquenter les étudiants blancs. Loin d’être complètement abruti, il a mis à profit ses années de prison pour accumuler des connaissances et réfléchir sur sa condition. De cette analyse, il tire une philosophie de vie qui s’inspire en grande partie de l’existentialisme, de Camus, de Beckett et du jazz.

« Toutes les choses sont éloignées de moi. Je suis rejeté et par essence parfaitement seul. Rien n’est moi ni ne m’appartient, et je n’ai pas ma place dans ce monde ni dans le suivant. »

Roman nerveux et sans concession, Chat sauvage en chute libre impressionne par son style et son rythme. Porté par une narration fluide, on est immergé sans préambule dans le vécu d’un jeune désaxé. Mudrooroo se garde bien d’entrer dans les détails, préférant nous livrer les informations sur son passé au compte-goutte, sous forme de réminiscences. Une image, une parole, une situation suscitant un souvenir, ouun flash-back. Le procédé très cinématographique s’intègre parfaitement à la narration, entrant en résonance avec le propos.

Roman de combat, Chat sauvage en chute libre exprime aussi l’âme noire d’un peuple enraciné dans sa terre au point de faire corps avec elle. Une volonté d’émancipation, une volonté d’être tout simplement imprègne chaque page. Mudrooroo dénonce tous les poncifs, il vilipende le désir mou de reconnaissance de la culture aborigène qui commence à tarauder les blancs radicaux à cette époque. Près de quarante-cinq ans plus tard, son propos reste plus que jamais d’actualité. Bien au contraire, il n’a pas pris une ride.

Après Kenneth Cook, Mudrooroo rejoint illico mon best-of de la littérature des antipodes. M’est avis que je ne vais pas tarder à lire son autre roman paru en France.

chat-sauvageChat sauvage en chute libre (Wild Cat Falling, 1965) de Mudrooroo aka Colin Johnson, Réédition Asphalte, 2017 – roman inédit traduit de l’anglais (australien) par Christian Séruzier