Cameron Colley est devenu journaliste par idéalisme, pensant que le quatrième pouvoir ne pliait pas devant les autorités. Depuis, il végète en Écosse, contraint de réécrire ses articles quand ils n’ont pas l’heur de plaire à son directeur de rédaction ou lorsqu’ils froissent des intérêts privés. Pour oublier ce cul de sac, il passe le plus clair de son temps libre à écumer les pubs ou à jouer aux jeux vidéo sous l’emprise de la cocaïne. La situation ne vaut guère mieux pour son ami d’enfance, Andy Gould. Lui aussi voulait changer le monde, même si son origine sociale le plaçait plutôt dans le camp des nantis. Il s’y préparait d’ailleurs, persuadé que la population finirait par briser le cercle vicieux du travaillisme mollasson et du conservatisme consensuel. Par volonté de changement, il a fini par épouser la cause du thatchérisme, avide de liberté et de révolution… conservatrice. Un miroir aux alouettes comme les autres, un remède de choc sans doute pire que le mal qu’il était supposé soigner. Revenu de tout, il vivote désormais dans un hôtel délabré au fin fond des Highlands.
« On l’a faite, notre expérience ; nous avons eu un parti unique, une idéologie dominante, un plan exécuté jusqu’au bout, une cheffe à poigne – et son éminence grise – et de tout ça il ne reste que de la merde et des cendres. Le substrat industriel est ratiboisé jusqu’à l’os – plus, même : la moelle s’en écoule ; les anciennes structures socialistes qualifiées d’inefficaces ont été remplacées par des structures capitalistes encore plus vérolées, le pouvoir est complètement centralisé, la corruption institutionnalisée, et on a donné naissance à une génération qui ne saura jamais comment fracturer les portières de voiture avec un cintre et déterminer quel solvant défonce le mieux quand on se colle un sac en plastique sur la tête, avant de dégueuler ou de tomber dans les pommes. »
Ils croyaient changer le monde mais au final, c’est le monde qui les a changés. Bien des fictions, romans comme films, ont fait leur miel de ce constat désabusé, hélas guère contredit par la réalité. Avec Complicity (reprenons le titre de la version originale), Iain Banks aurait pu nous proposer une énième chronique des promesses non tenues. Il le fait, d’une certaine façon, mais à sa manière, mêlant la nostalgie à cette insolence qui fait de lui l’un de mes auteurs préférés.
Thriller à l’efficacité redoutable, Complicity n’usurpe pas le qualificatif de page turner. L’intrigue criminelle sous-tend un crescendo irrésistible, sur fond de lois d’exception et d’attentats de l’IRA, ne se relâchant qu’à l’extrême fin du roman, au moment où se dénoue la série de crimes et où se dévoile l’identité de son auteur. Certes, on la devine une soixantaine de pages avant la fin. Malgré tout, Iain Banks parvient à maintenir la tension, puisant dans les secrets d’enfance de Cameron Colley et Andy Gould les ressorts de la « croisade » du serial-killer, ici restituée à la seconde personne du pluriel. Un parti pris tout sauf gratuit qui fonctionne très bien, nous rendant en quelque sorte complice de ses méfaits.
Au-delà du thriller, Complicity solde une multitude de comptes. D’abord avec le thatchérisme, cette idéologie prédatrice et mortifère dont les choix ont contribué à ravager et paupériser la Grande Bretagne. Puis, avec le travaillisme à grand-papa et sa version édulcorée, la sociale démocratie. Il règle aussi ses comptes avec le progressisme de façade des nantis, trop attachés à leur confort pour véritablement remettre en question le système politique et social. Un consensus mou, préalable à tous les renoncements et trahisons auxquels le tueur s’attaque sans s’embarrasser avec la moralité. Mais, qu’est-ce que la moralité au regard d’un monde où la dignité humaine ne semble plus qu’une variable d’ajustement ? Ce n’est pas le moindre des mérites de Iain Banks que de poser cette question dérangeante et d’y apporter une réponse délicieusement provocatrice.
« Il est possible d’instaurer dès aujourd’hui une situation tout à fait acceptable – pas l’Utopie, mais un équilibre mondial relativement équitable, sans malnutrition, sans diarrhées mortelles, sans que personne ait à mourir de bêtes maladies comme la rougeole. Il suffirait de vouloir, si nous n’étions pas si cupides, si racistes, si sectaires, si fondamentalement égotistes. Bordel, même cet égotisme est d’une stupidité presque comique. »
Au final, Complicity relève d’un idéalisme désespéré et grinçant. Iain Banks adresse aux certitudes de ses contemporains un coup de pied salutaire et plus que jamais d’actualité. Rien que pour ce regard caustique, il nous manque…
Un homme de Glace (Complicity, 1993) de Iain Banks – Éditions Denoël, collection « Thriller », 1997 (roman traduit de l’anglais [Écosse] par Hélène Collon)