Ni vivants ni morts. Voici le sort de milliers de victimes frappées d’une sorte de Nacht und nebel planifié par le gouvernement mexicain. Pour Federico Mastrogiovanni, la responsabilité des autorités ne fait en effet guère de doute. Au terme d’une longue et éprouvante enquête, dont la disparition des 43 étudiants de l’École normale d’Ayotzinapa ne constitue que l’épisode le plus visible, il livre à l’examen de tous les tenants et aboutissants de ce qu’il faut bien nommer un crime d’État.
Interrogeant parents des victimes, experts et activistes, le journaliste italien retrace plus de quarante années d’une pratique politique ne disant pas son nom : la disparition forcée. Avec l’aide de l’armée et des différentes polices, le gouvernement a piétiné l’intérêt général pour le compte d’intérêts privés et familiaux. Il a œuvré à entretenir une guerre de basse intensité contre sa propre population, dans l’indifférence générale de la communauté internationale et avec la complicité des organisations criminelles.
Ces disparitions forcées apparaissent en effet comme un outil politique, utilisé pour faire taire la contestation sociale – une tradition mexicaine – mais aussi pour exproprier les communautés villageoises afin de libérer la place pour les projets très lucratifs des transnationales attirées par les ressources du pays. L’or des mines bien sûr, mais surtout le gaz de schiste, au mépris de la santé du voisinage. Car, si l’on achète, en les escroquant, le consentement des fermiers aux États-Unis, la même pudeur ne prévaut pas au Mexique où l’on trouve plus pratique d’exécuter les gêneurs, achetant la soumission au prix du sang.
Federico Mastrogiovanni décrit ainsi une situation hallucinante que l’on peine à concevoir dans nos sociétés européennes policées. Les chiffres donnent d’ailleurs le vertige. Plus de 30 000 disparus. Dans un pays en proie à une violence latente, où l’armée est utilisée comme une force de police, où des États entiers sont livrés à des cartels criminels, on ne s’embarrasse pas de l’existence humaine. Des hommes et des femmes, migrants ou Mexicains, disparaissent, un peu au hasard, arrêtés par la police ou l’armée. Ils sont vendus aux organisations criminelles, puis torturés, violés, exécutés arbitrairement ou rendus à leur famille contre rançon, quand ils ne sont tout simplement pas réduits en esclavage. Parfois, on retrouve leur cadavre, pendus à un pont autoroutier ou abandonné en pleine rue, comme un message adressé à l’organisation criminelle rivale. Mais le plus souvent, ils disparaissent sans laisser de traces, enterrés dans une fosse commune anonyme creusée en plein désert, ou le corps dissous dans un bain d’acide, laissant derrière eux une famille incapable de faire son deuil.
En lisant Ni vivants ni morts, on accomplit un voyage au bout de la nuit, l’esprit constamment hanté par les visions cauchemardesques que l’on perçoit entre les lignes des témoignages et par le cynisme du pouvoir politique et médiatique, capable de justifier l’innommable par le recours aux « faux positifs », procédé consistant à faire passer les victimes pour des criminels, histoire de gonfler les chiffres de la lutte contre les narcotrafiquants.
L’ouvrage relate aussi le combat individuel de simples citoyens, parents des victimes ou amis, militants des droits de l’Homme ou non qui, en dépit des menaces pour leur vie, se battent pour obtenir la justice et l’inscription des disparitions forcées dans le corpus législatif. Federico Mastrogiovanni est d’ailleurs convaincu que le salut viendra de la société civile. Son ouvrage n’a d’autre but que d’alerter, d’ouvrir les yeux de l’opinion pour susciter sa colère généreuse.
Ni vivants ni morts – La disparition forcée au Mexique comme stratégie de la terreur (Ni vivos ni muertos, 2014) de Federico Mastrogiovanni – Éditions Métailié, 2017 (traduit de l’espagnol [Mexique] par François Gaudry)