Le Seigneur des Empereurs

A la fin du précédent volume, le maître artisan mosaïste Crispin restaurait la coupole du sanctuaire de la Sainte Sagesse de Jad. Grâce à d’autres talents, il était également parvenu à se faire une place à la cour de l’Empereur, ayant capté la confiance du souverain et de son épouse. Bien entendu, il s’était également attiré quelques haines.

Changement de lieu. Le Seigneur des Empereurs s’ouvre en Orient, à la frontière avec l’Empire bassanide, annonçant un nouveau point de vue, celui du médecin bassanide Rustem. Cet anonyme et sans grade, appelé à vivre un destin extraordinaire au cœur de l’Histoire, vient se joindre aux autres personnages pour vivre les bouleversements et les rebondissements qui sont à l’œuvre dans l’Empire.

Dans le premier tome, le décalque historique semblait fort peu éloigné de la réalité telle que les historiens l’imaginent. Heureusement, Le Seigneur des Empereurs, tout en restant très documenté, notamment sur le rôle des factions bleues et des vertes dans la vie politique de la cité, s’écarte de cette fausse impression pour révéler tout son sens. Celui-ci apparaît dans la multiplication des points de vue qui finissent par donner sa substance au récit, faisant surgir l’Histoire via le récit intime et parcellaire de chaque personnage.

Guy Gavriel Kay a parfaitement compris que la vérité historique n’est que le hors-champ de l’Histoire. Et d’ailleurs, il n’est pas sans le rappeler à maintes reprises dans le roman par le biais du chroniqueur Pertennius, personnage complètement haïssable et manipulateur par ailleurs. Cette démarche rappelle celle adoptée, dans un tout autre domaine, celui de l’Uchronie, par Kim Stanley Robinson dans The Years of Rice and Salt. Le procédé s’inspire aussi de l’art de la mosaïque où la tesselle seule n’est rien, mais où son appariement avec les autres permet de révéler le tableau d’ensemble.

En conséquence, Le Seigneur des Empereurs prend une toute autre direction que celle que l’on pensait deviner à la lecture du précédent livre. Sarance devient le huis clos à la fois somptueux et sordide dans lequel les différents personnages assistent et participent au déroulement d’événements dont ils ne saisissent que les bribes et ne perçoivent que les facettes. Au lecteur d’en prendre connaissance et de les relier pour en faire émerger l’Histoire dans la multiplicité de ses visions.

Bref, au-delà de la Fantasy, « La mosaïque de Sarance » vaut donc d’être lue comme la démonstration brillante d’une réflexion sur l’Histoire. Une réflexion parfaitement maîtrisée et assumée jusqu’au bout.

Le Seigneur des Empereurs – La mosaïque de Sarance 2/2 de Guy Gavriel KAY (The Sarantine Mosaïc, 2000)]  – Réédition J’ai lu, octobre 2005 (roman traduit de l’anglais [Canada] par Elisabeth Vonarburg)

Latium

Que les muses me tripotent, voici la 23e contribution pour le challenge Lunes d’encre. Alea jacta est.

Le lieu : Au cœur du bras d’Orion s’étend la sphère épanthropique, portion d’espace englobant quelques milliers de mondes et d’étoiles parcourue par des nefs conscientes. Placée sous la férule de l’Urbs, la sphère apparaît hélas comme une puissance assiégée dont l’Imperium vacille face à la menace grandissante des peuples barbares, des intelligences biologiques étrangères à l’humanité.

Le temps : Depuis l’Hécatombe à laquelle aucun homme n’a survécu quatre millénaires auparavant, les automates, Intelligences artificielles et autres machines, montent la garde, au service de leurs créateurs, seigneurs et maîtres défunts, prêt à protéger leur pré-carré. Une tâche rendue quasi-impossible par le Carcan, une contrainte interne leur enjoignant de servir l’Homme et de ne causer aucun tort à un être biologique intelligent sous peine de basculer dans la folie. Faute de mieux, ils ont donc nettoyé leurs frontières, créant Les limes, un vaste espace débarrassé de ses planètes et soleils, ralentissant ainsi la progression des barbares, limités dans leur migration par leur méconnaissance du déplacement instantané. Désormais inutiles, les automates intelligents ont essayé de chercher un but à leur existence, ne tardant pas à succomber au jeu de la politique. Certains ont préféré le suicide à l’intolérable solitude de l’immortalité. D’autres ont commencé à explorer de nouvelles voies, quitte à s’affranchir du Carcan.

L’action : Aux bordures de la sphère épanthropique, auprès des Limes, Plautine, une de ces créatures computationnelles, sommeille, dans l’attente d’un signal, un signe hypothétique qui révélerait le retour de l’Homme. Depuis deux millénaires, elle ne veille que d’un œil, un noème engourdi par l’inaction mais à l’écoute des pulsations les plus infimes et les plus significatives qui traversent l’univers. Scrutant l’espace, le dispositif dissèque les émissions de neutrinos pour déterminer la probabilité qu’elles ne correspondent à la manifestation d’une activité humaine. Sans succès, jusqu’au jour où l’impossible finit pas se produire, rompant la routine de ses automatismes. Alertée, Plautine sort alors du sommeil et convoque les différents aspects de sa conscience partagée. Elle envoie également un message à son ancien allié, le proconsul Othon, qui vit désormais en exil loin de l’Urbs. Une intelligence dont la duplicité n’est plus à prouver.

Romain Lucazeau ne déroge pas aux conventions du genre théâtral, du moins sous sa forme classique, transposant ses ressorts dans la forme romancée d’une épopée aux dimensions cosmiques. Diptyque de près de 1000 pages, Latium conjugue également la flamboyance du space-opera aux spéculations de l’uchronie, même si celle-ci demeure un arrière-plan décoratif. Le récit incite au dépaysement, titillant le sense of wonder du lectorat. Mais, il suscite aussi le vertige, flirtant avec des notions philosophiques, voire métaphysiques, tels le libre-arbitre et son corollaire le déterminisme, ici transposé sous le terme de destin.

« Les Intelligences névrosées de ce monde pouvaient, inlassablement, justifier de leurs turpitudes en les raccrochant, par une chaîne logique complexe, au Carcan. »

Latium propose un point de vue original, celui d’un univers où la mort de l’Homme a laissé orphelines les machines conscientes soucieuses de son bien-être. Celui d’un univers où la civilisation gréco-romaine a perduré, étendant son Imperium sur l’ensemble de l’Humanité. Passé le choc initial de l’extinction, les Intelligences artificielles se sont enfermées dans la névrose, singeant le comportement de leurs maîtres jusque dans ses intrigues politiques, ses complots et l’appât irrésistible du pouvoir, hybris y comprise. Au point de provoquer des purges sauvages dans leurs rangs, car si les créatures computationnelles sont contraintes par le Carcan à ne pas attenter à l’intelligence biologique, les mêmes préventions ne prévalent pas lorsqu’il s’agit d’éliminer un adversaire numérique.

Pour son substrat, Latium tire sa matière de la civilisation gréco-romaine. Loin d’être égalitaire, le monde épanthropique se révèle en effet un décalque du monde latin, avec une organisation sociale inégalitaire, un décorum emprunté à l’Antiquité et une géopolitique inspirée de l’Empire romain. Un Imperator règne sur l’Urbs, capitale du Latium, conseillé dans sa tâche par un triumvirat de magistrats. Ils dominent une cour d’intrigants, aristocrates certes redoutables, mais imbus de leur puissance de calcul au point de se neutraliser les uns les autres. Tous entretiennent le culte de l’Homme, tout en nourrissant l’espoir secret de s’affranchir du Carcan qui limite leur pouvoir, les empêchant également d’éradiquer la menace barbare sur leurs frontières. Ces Optimates exploitent une Plèbe composée d’Intelligences numériques secondaires, routines automatisées, noèmes ou noèses serviles et autres mécaniques asservies. Une domination n’étant pas sans susciter le mécontentement et l’envie de justice.

Pour son intrigue, Latium emprunte beaucoup au théâtre classique, principalement à l’Othon de Pierre Corneille, mais également à la science-fiction. Dans la longue liste des réminiscences, on me permettra de ne retenir que Dan Simmons pour les emprunts à la culture gréco-romaine (Illium), Iain M. Banks pour les Nefs conscientes (les mentaux du cycle de la Culture) et Isaac Asimov pour les Trois Lois de la Robotique. Ces diverses influences composent le socle d’un récit ne négligeant pas les ressorts héroïques de l’épopée et du space-opera pour le plus grand plaisir de l’amateur de grand spectacle, mais aussi pour celui de l’adepte des dilemmes moraux.

D’aucuns ont reproché la profusion des notes explicatives en bas de page, parfois redondantes, et le style ampoulé du récit. S’il est vrai que la langue se révèle très travaillée, mêlant techno-blabla et termes empruntés au grec classique, cela n’entrave en rien l’alchimie de l’histoire, contribuant même à ancrer le roman dans la tradition littéraire européenne, sans pour autant charger d’une valeur négative les transformations impulsées par la modernité.

Péplum aux dimensions cosmiques, épopée héroïque pleine de bruit et de fureur, fresque flamboyante et roman philosophique flirtant avec la métaphysique, Latium dresse les contours d’un vaste livre-univers qui ne demande qu’à se révéler sous ses multiples facettes. Un coup d’essai dont je suis désormais impatient de découvrir les futurs développements.

Latium de Romain Lucazeau – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », septembre 2016

Jusqu’à la bête

CLAC !

L’usine.

Elle hante l’esprit de Erwann, dictant sa routine jusque dans les actes du quotidien. Pour le planton du frigo, comme le surnomme le directeur commercial de l’entreprise, la vie se réduit à un éternel recommencement, avec comme seul horizon une retraite lointaine. Dans un froid constant, avec en guise de fond sonore le claquement sec de la chaîne de production, il trie les carcasses sanglantes suspendues à leur crochet. Un défilé continu de quartiers de viande, destiné au découpage puis à la grande distribution.

CLAC !

A son arrivée, on lui a présenté l’usine comme une merveille industrielle, hygiénique, efficace, soucieuse de donner la mort sans souffrance ni stress. Bien loin des conditions déplorables prévalant dans les abattoirs municipaux. On s’est moins soucié des hommes, contraints de patauger dans le sang poisseux au milieu des effluves de mort. Un sous-prolétariat s’épuisant à la tâche, obligé de suivre la cadence inhumaine de la chaîne, le corps usé par les gestes répétitifs.

CLAC !

Mais tout ceci relève du passé pour Erwann. Il a quitté l’usine pour un autre univers, celui d’une cellule. Et cet individu, d’ordinaire taiseux, raconte désormais l’enchaînement inexorable des faits qui l’ont conduit là. Par bribes, dans le désordre le plus total, des fragments de souvenirs défilent dans sa caboche. Une enfance banale au cœur d’un lotissement pavillonnaire, un parcours scolaire chaotique, un père tyrannique et une mère éteinte, un amour passager avec une stagiaire venue travailler là pour l’été, et des relations sociales avec les collègues réduites aux remarques salaces et aux blagues racistes. Heureusement, il reste sa belle-sœur, son frère et leurs petites filles. Mais toute leur affection n’a pas suffit pour s’opposer au surgissement de la bête, dépouillée de son humanité.

Jusqu’à la bête se lit d’un seul trait. Le nouveau roman de Timothée Demeillers confine à la scansion, une longue poésie en prose, brute, douloureuse, centrée sur un individu que l’on voit peu-à-peu perdre pied. Le récit décrit avec force détails la lente déshumanisation d’un homme, littéralement dévoré par un travail harassant dont il ne constitue que le maillon (faible), laminé par les échecs, tant scolaires que familiaux ou affectifs. Un homme qui, à force de frustrations, d’humiliations, en vient à commettre l’irréparable.

Timothée Demeillers met en scène une tragédie, démontant ses rouages, éclairant ses zones d’ombre et rappelant si nécessaire la pérennité de l’opposition entre classes sociales. Il rend visible l’indicible, l’aliénation résultant du travail dans un abattoir où les êtres vivants, animaux comme humains, ne sont finalement que les pièces d’une machinerie, les uns destinés à nourrir les autres. Un cercle vicieux, entretenu par un processus industriel standardisé que l’on considère comme un progrès indépassable.

A la lecture de Jusqu’à la bête, on se surprend à penser à Pierre Pelot ou à Pascal Dessaint, dont les romans évoquent la désespérance, l’acculturation d’un prolétariat livré à lui-même, y compris ses pires démons. On se remémore également les réflexions de Jacques Ellul sur la technique et l’aliénation.

Indépendamment de ces références, le roman de Timothée Demeillers nous pousse à reconsidérer notre mode de vie et de consommation, rappelant que les damnés de la terre n’ont pas été effacés par le progrès. Ils ont juste changé de fonction, troquant une vie de misère contre une existence monotone, dépourvue de sens, sans véritable perspective d’avenir.

Jusqu’à la bête de Timothée Demeillers – Éditions Asphalte, 2017

Le Chemin de Sarance

Avec « La mosaïque de Sarance » se pose une question quasi-existentielle. Guy Gavriel Kay ne commencerait-il pas à se répéter, déclinant une rengaine entêtante où l’invention décroît au profit d’une trame historique à peine réécrite ? Voilà de quoi tester un procédé validé ici-même : la traduction historique simultanée.

« La mosaïque de Sarance », dont Le chemin de Sarance compose la première partie, s’inscrit en effet dans l’Histoire décalée initiée par Les lions d’Al-Rassan, voire avec son précédent roman La Chanson d’Arbonne. Le diptyque s’inspire de manière évidente de l’Empire byzantin tel qu’il existait au VIe siècle.

Suite à un quiproquo (Errare humanum est), Crispin, un talentueux mosaïste de Varèna (Ravenne) en Batiare (Italie), reçoit une convocation de l’empereur de Sarance (Byzance) destinée à son vieux maître Martinien. Le souverain de la Nouvelle Rhodias (Nouvelle Rome) Valérius II (Justinien Ier) l’invite à prendre part à la reconstruction du sanctuaire de la Sainte Sagesse de Jad (Haggia Sophia/Sainte-Sophie), détruit par un incendie déclenché au cours d’une sanglante émeute (sédition de Nika), deux années plus tôt. Nul ne pouvant s’opposer à la volonté de l’empereur, le jeune homme accepte de partir pour l’Orient, investi de surcroît d’une mission secrète consistant à trouver un mari à la reine Gisèle, fille du défunt Hildric (Théodoric Le Grand), roi des Antae (Ostrogoths), le peuple barbare dominant désormais la péninsule. La jeune princesse espère sauver sa vie en proposant à l’empereur de récupérer la souveraineté sur la Batiare, reconstituant ainsi l’intégrité de l’Empire rhodien (l’Empire romain, vous suivez ou non ?). Mais, Valérius II est déjà marié à Alixana (Théodora), une ancienne danseuse (prostituée), très belle et intelligente (bah oui !). Pour Crispin, habitué à la sécurité de son atelier, commence alors une grande aventure. Accompagné d’un oiseau mécanique à la langue bien pendue, seul ingrédient relevant vraiment de la Fantasy dans le roman, il se met en route vers Sarance (Byzance). Et, l’on se doute bien qu’il ne va pas être question uniquement de mosaïques…

A la lecture du premier tome de la « La mosaïque de Sarance », force est de constater que le décalque avec l’Histoire réelle paraît de plus en plus transparent. On retrouve d’ailleurs, à l’occasion, les mêmes termes que dans les livres historiques. A quoi sert alors le prétexte de la Fantasy ? Pourquoi ne pas écrire un roman historique teinté de fantastique ? A ce stade de ma réflexion, la lecture du Roi d’Août de Michel Pagel me souffle une réponse désagréable à l’esprit.

A sa décharge, je dois reconnaître que Guy Gavriel Kay propose un récit accrocheur dont l’intérêt est entretenu habilement grâce à de vrais morceaux de bravoure, notamment une course de chars dans l’hippodrome de Byzan…, pardon de Sarance. Une scène très documentée et cinématographique, dotée de surcroît d’un suspense digne d’intérêt (le même que dans le film Ben Hur). Quant aux personnages, ils sont suffisamment bien construits pour que l’on ait envie de les suivre, du moins pour que l’on ait envie de les voir survivre aux intrigues byzantines de la cour de Sarance.

En conclusion, Le chemin de Sarance est une lecture fort distrayante qui augure des développements prometteurs. Cependant, rien de bien nouveau sous le soleil de la Fantasy historique.

Le chemin de Sarance – La mosaïque de Sarance 1/2 de Guy Gavriel Kay (The Sarantine Mosaïc, 1998) Réédition J’ai Lu, 2005

Le Regard

Devenue une détective dure-à-cuire par le truchement de ses bio-améliorations, Ruth Law traîne également une solide réputation d’efficacité auprès de ses clients. D’abord, il y a le Régulateur, un dispositif enfiché sur son système limbique afin de filtrer ses émotions qu’elle laisse fonctionner 23 heures sur 24, au risque de se griller les neurones, comme une sorte de camisole électronique pour contenir les mauvais souvenirs. Et puis, elle est équipée de toute une panoplie de gadgets, aux limites de la légalité, pistons pneumatiques dans les jambes, tendons composites, batteries pour stimuler ses muscles et os renforcés, faisant de sa personne un cyborg. Et tout cela, pour oublier un drame personnel, vécu au temps où elle travaillait encore dans la police. Confrontée au meurtre d’une jeune prostituée, elle voit là une opportunité de se racheter et de retrouver la paix, peut-être.

Neuvième volume d’« Une Heure-Lumière », Le Regard confirme l’intérêt porté par les éditions du Bélial’ à Ken Liu dont voici la seconde novella traduite dans cette collection. Roman noir de l’avenir, le récit flirte avec le cyberpunk et la littérature policière d’une manière empreinte d’un indéniable classicisme. Sur ce point, Ken Liu respecte à la lettre les conventions du genre : détective se définissant par ses actes et non par ses états d’âme, tueur sadique, pègre impitoyable et policiers fatigués, le tout immergé dans un univers urbain où tout se marchande. Rien ne manque dans ce qui s’apparente à un polar solide.

Et pourtant, Ken Liu parvient à tirer son épingle du jeu. D’abord, en introduisant un personnage féminin blessé à la place du sempiternel privé désabusé. Ensuite, en usant de manière mesurée de la technologie et des poncifs du genre. Enfin, en distillant ses informations petit-à-petit sans chercher à se montrer trop démonstratif. Certes, comparé à L’Homme qui mit fin à l’histoire, Le Regard se situe un bon cran en-dessous d’un point de vue strictement spéculatif. On peut regretter que les motivations du Surveillant, la Némésis de Ruth, ne soient pas davantage développées. On peut s’agacer aussi du caractère prévisible du dénouement et de la linéarité d’une intrigue où l’on ne frissonne guère.

En dépit de ces remarques, Le Regard reste une novella efficace, tant par son atmosphère que pour l’intégration des technosciences dans la trame classique d’un roman noir. Bref, voici un texte mineur, mais cependant bien maîtrisé.

Le Regard (The Regular, 2014) de Ken Liu – Éditions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », avril 2017 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Pierre-Paul Durastanti)

L’équilibre des paradoxes

Retour au défi Lunes d’encre avec un excellent morceau de littérature populaire.

Réédition du roman éponyme paru au Fleuve noir dans la collection « SF métal », L’équilibre des paradoxes nous propose également la nouvelle « L’étranger », déjà présente au sommaire du recueil Futurs antérieurs dirigé par Daniel Riche. Manière pour « Lunes d’encre » de nous rappeler qu’avant Pierre Pevel, un autre auteur français avait déjà réunit une équipe de détectives amateurs, les confrontant à des phénomènes apparemment inexplicables dans un décor de la Belle Époque.

Ne tergiversons pas, la nouvelle « L’étranger » se révèle être un amuse-gueule divertissant, précédant le plat de résistance composé par le roman L’équilibre des paradoxes. Nous y faisons connaissance avec un trio de détectives amateurs : le journaliste socialiste Raoul Corvin, le commandant républicain Armand Schiermer, bouffeur de Prussiens car Alsacien de naissance, et son épouse Amélie, un tantinet féministe. Nos trois amis sont conviés à une séance de spiritisme chez le député Debien, à l’instigation de son épouse frivole. Cette réunion mondaine, bien à la mode de l’époque, sert en fait de prétexte, le trio ayant l’intention d’y démasquer un cambrioleur redoutable dont les méfaits défraient la chronique. Entre démons intérieurs et ectoplasmes baladeurs, la petite séance révèle son lot de surprises, tout en permettant à Raoul Corvin d’y rencontrer l’amour en la personne de Gilberte Debien. Commencée à la manière d’un Maurice Leblanc et s’achevant comme du H.G. Wells, « L’étranger » témoigne également du talent de l’auteur français à se fondre dans l’air du temps d’une époque.

Après le vertige de l’espace, Michel Pagel nous entraîne dans les méandres du temps. Avec L’équilibre des paradoxes, nous retrouvons notre fine équipe dont l’effectif se gonfle de quelques égarés dans le temps parmi lesquels figurent une princesse russe du XVIIIe siècle, un soldat perdu provenant du futur, une cyborgue issue de l’année 2232 et sa cible, le savant inventeur de la machine à voyager dans le temps, un extra-terrestre pacifique et pacifiste et enfin une adolescente délurée des sixties en fugue…temporelle, ce qu’elle n’avait pas prévu initialement. Ils ne seront pas de trop afin d’éviter le déclenchement de la Grande Guerre en 1905 et non en 1914 comme en atteste l’Histoire, mais aussi pour contenir des dérèglements uchroniques et paradoxes temporels en pagaille.

On ne retiendra pas L’équilibre des paradoxes pour le vertige des spéculations temporelles, les paradoxes fournissant tout au plus la matière à de fructueux rebondissements. Non, bien au contraire, on louera surtout le roman pour le ton amusant, voire truculent, adopté par Michel Pagel lorsqu’il met en scène le choc des cultures entre les mentalités, même progressistes, de la Belle époque et le caractère frondeur d’une gamine des sixties.

Michel Pagel ressuscite aussi avec talent le charme désuet de cette période historique, restituant ses enjeux géopolitiques, source de la plupart des malheurs du XXe siècle, sans alourdir pour autant le récit de digressions inutiles, voire superfétatoires.

Bref, voici de quoi se divertir sans honte, mais également sans s’ennuyer.

L’équilibre des paradoxes de Michel Pagel – Réédition Denoël, collection « Lunes d’encre », 2004

Bagdad, la Grande évasion

« Je suis très mal, là, maintenant, geignit Hoffman. Ce n’est pas juste. Qui irait empoisonner un étranger innocent ?

– Vraiment ? Rétorqua Sabeen. Et qui inventerait des mensonges ridicules sur un pays au hasard, pour l’envahir, détruire ses institutions civiles, accuser tous ses citoyens de terrorisme, provoquer une guerre civile et prétendre ensuite que tout va bien ? »

Bagdad, 2004. Dans une ville en proie au chaos après la défaite de Saddam Hussein, trois hommes cherchent à se rendre à Mossoul pour y retrouver le bunker secret de Tarek Aziz qui abriterait, selon la rumeur, un fabuleux trésor. Un trio improbable, de surcroît aux abois, composé de Dagr, un ancien professeur de mathématiques au profil de trouillard n’ayant pas encore fait le deuil de sa femme et de sa fille, de Kinza, un trafiquant d’armes animé d’une haine inextinguible contre le genre humain, et de Hamid, un ancien colonel de la Garde républicaine s’étant illustré comme tortionnaire à l’époque du baasisme triomphant.

Entre checkpoints contrôlés par la nouvelle armée irakienne et quartiers défendus par des milices chatouilleuses de la gâchette, Dagr, Kinza et Hamid jouent au chat et à la souris avec leurs poursuivants. D’abord Hoffmann et son unité spéciale de l’armée américaine, un ramassis de bras cassés souffrant de stress post-traumatique. Et puis un chef de milice chiite fanatique cherchant à venger la mort de son fils. Enfin, le plus dangereux de tous, un mystérieux vieil homme qui, du fond de son repaire, manipule les uns et les autres afin de gagner la guerre millénaire menée entre sa faction et les initiés de la secte druze. Un authentique dur à cuire qu’il est impensable d’acheter avec une poignée de Skittles, du détergent et des brochettes à barbecue.

Sur l’échelle de Groucho Marx, une échelle ouverte à tous les délires comme tout le monde le sait, Bagdad, la Grande évasion place la barre très haut. Le roman de Saad Z. Hossain confirme ainsi que l’humour reste la politesse du désespoir, a fortiori dans un monde absurde gagné par une entropie irrésistible.

Le récit échevelé de l’écrivain bengali conjugue en effet la satire à la dinguerie, mais aussi la tragédie à la chasse au trésor d’un trio de pieds nickelés. Entre alchimie et génétique, Saad Z. Hossain se livre à une greffe fertile entre la science, une certaine philosophie de vie et la mythologie, se défoulant sans n’épargner personne avec une verve caustique communicative, un mauvais esprit assumé et une certaine tendresse pour ses personnages. Des individus moyens à l’existence sacrifiée sur l’autel de la géopolitique, que l’on cite habituellement à la rubrique dégâts collatéraux.

« Hamid, sais-tu scalper ?

– Pardon ?

– Sais-tu éplucher les crânes ?

– Pas trop mal. On s’entraînait à la fac de médecine.

– Vous avez fait fac de médecine ? (Dagr eut l’air sceptique.)

– Si l’on veut, dit Hamid. Enfin, pas celle à laquelle vous pensez. »

Sans se départir de son regard grinçant, Saad Z. Hossain dresse aussi un portrait décalé de Bagdad, entre zone verte et quartiers ravagés par les bombardements ou gangrenés par les haines religieuses, mélangeant la triste réalité du présent aux mystères d’un Orient en partie fantasmé, où coexistent les mythes hérités de l’Antiquité ou du melting-pot islamique, druzes, chiites, sunnites, djinns, sorcières et djihadistes y compris. Un cocktail détonnant n’étant pas sans rappeler les pages les plus surprenantes d’Edward Whittemore et de son quatuor de Jérusalem.

Bref, vous l’aurez compris, Bagdad, la Grande évasion est assurément un coup de cœur. Le genre de bouquin fou et foisonnant qui vous fait aimer les armes de dérision massive.

« On est tous pareils, désormais. Des bouts de liens décousus qui errent dans le temps. Des fantômes en embuscade. Dieu nous a repris les quelques grâces qu’il nous avait faites. Bannis de la tribu des hommes, nous piétinons sans but. »

Bagdad, la Grande évasion (Escape from Baghdad !, 2013) de Saad Z. Hossain – Éditions Agullo, 2017 (roman traduit de l’anglais [Bangladesh] par Jean-François Le Ruyet)

Tigane

L’Histoire reste une source inépuisable d’inspiration quoi qu’en disent les idéologues sur sa prétendue fin. Les littératures de l’Imaginaire, en particulier la fantasy, en sont une manifestation indéniable. Steampunk, uchronie, anticipation (parce qu’elle cherche à prédire l’Histoire)… On ne compte plus les auteurs qui puisent ouvertement ou non dans ce patrimoine commun de l’Humanité. Guy Gavriel Kay s’inscrit dans cette veine, nous proposant avec Tigane un roman qui lorgne très clairement vers la péninsule italienne, aux alentours de la Renaissance.

« Tigane, que le souvenir que j’ai de toi soit comme une épée dans mon âme. »

A l’instar de l’Italie du XVe siècle, la péninsule de la Palme est partagée en provinces attachées à leur liberté et à leur indépendance. Une culture brillante s’appuyant sur le commerce des cités marchandes et la politique de princes agissant en mécènes s’est développée attirant la convoitise de ses voisins, l’Empire de Barbadior et le royaume d’Ygrath.

Comme sa copie historique, la Palme a subit l’invasion et l’infamie d’une occupation tyrannique. Le roman s’ouvre d’ailleurs par la défaite de la Tigane, la plus fière des neuf provinces qui a refusé en dépit de tout de s’incliner devant l’envahisseur. Comme Carthage, la Tigane doit être détruite car sa résistance a entraîné la mort du fils préféré du roi d’Ygrath et, comme celui-ci est magicien, il choisit de parachever sa vengeance en effaçant de la mémoire et de l’Histoire l’existence même de cette province. Désormais, c’est non seulement pour leur liberté que luttent les rescapés de la Tigane mais également pour leur identité.

Au-delà de l’intrigue dramatique, Tigane se révèle un roman habile autour de la mémoire. Il nous permet de comprendre qu’une civilisation ne se définit pas uniquement par sa puissance matérielle, mais également par l’image qu’elle transmet aux autres et par le rayonnement de ses réalisations passées. Même si le récit peut sembler un peu paresseux, la chute inattendue compense largement l’attente du lecteur.

Bref avec Tigane, Guy Gavriel Kay nous livre sans doute un de ses meilleurs romans, même si un cran au-dessous des Lions d’Al-Rassan.

Tigane (Tigana, 1990) de Guy Gavriel Kay –   Réédition J’ai lu, 2003