Que les muses me tripotent, voici la 23e contribution pour le challenge Lunes d’encre. Alea jacta est.
Le lieu : Au cœur du bras d’Orion s’étend la sphère épanthropique, portion d’espace englobant quelques milliers de mondes et d’étoiles parcourue par des nefs conscientes. Placée sous la férule de l’Urbs, la sphère apparaît hélas comme une puissance assiégée dont l’Imperium vacille face à la menace grandissante des peuples barbares, des intelligences biologiques étrangères à l’humanité.
Le temps : Depuis l’Hécatombe à laquelle aucun homme n’a survécu quatre millénaires auparavant, les automates, Intelligences artificielles et autres machines, montent la garde, au service de leurs créateurs, seigneurs et maîtres défunts, prêt à protéger leur pré-carré. Une tâche rendue quasi-impossible par le Carcan, une contrainte interne leur enjoignant de servir l’Homme et de ne causer aucun tort à un être biologique intelligent sous peine de basculer dans la folie. Faute de mieux, ils ont donc nettoyé leurs frontières, créant Les limes, un vaste espace débarrassé de ses planètes et soleils, ralentissant ainsi la progression des barbares, limités dans leur migration par leur méconnaissance du déplacement instantané. Désormais inutiles, les automates intelligents ont essayé de chercher un but à leur existence, ne tardant pas à succomber au jeu de la politique. Certains ont préféré le suicide à l’intolérable solitude de l’immortalité. D’autres ont commencé à explorer de nouvelles voies, quitte à s’affranchir du Carcan.
L’action : Aux bordures de la sphère épanthropique, auprès des Limes, Plautine, une de ces créatures computationnelles, sommeille, dans l’attente d’un signal, un signe hypothétique qui révélerait le retour de l’Homme. Depuis deux millénaires, elle ne veille que d’un œil, un noème engourdi par l’inaction mais à l’écoute des pulsations les plus infimes et les plus significatives qui traversent l’univers. Scrutant l’espace, le dispositif dissèque les émissions de neutrinos pour déterminer la probabilité qu’elles ne correspondent à la manifestation d’une activité humaine. Sans succès, jusqu’au jour où l’impossible finit pas se produire, rompant la routine de ses automatismes. Alertée, Plautine sort alors du sommeil et convoque les différents aspects de sa conscience partagée. Elle envoie également un message à son ancien allié, le proconsul Othon, qui vit désormais en exil loin de l’Urbs. Une intelligence dont la duplicité n’est plus à prouver.
Romain Lucazeau ne déroge pas aux conventions du genre théâtral, du moins sous sa forme classique, transposant ses ressorts dans la forme romancée d’une épopée aux dimensions cosmiques. Diptyque de près de 1000 pages, Latium conjugue également la flamboyance du space-opera aux spéculations de l’uchronie, même si celle-ci demeure un arrière-plan décoratif. Le récit incite au dépaysement, titillant le sense of wonder du lectorat. Mais, il suscite aussi le vertige, flirtant avec des notions philosophiques, voire métaphysiques, tels le libre-arbitre et son corollaire le déterminisme, ici transposé sous le terme de destin.
« Les Intelligences névrosées de ce monde pouvaient, inlassablement, justifier de leurs turpitudes en les raccrochant, par une chaîne logique complexe, au Carcan. »
Latium propose un point de vue original, celui d’un univers où la mort de l’Homme a laissé orphelines les machines conscientes soucieuses de son bien-être. Celui d’un univers où la civilisation gréco-romaine a perduré, étendant son Imperium sur l’ensemble de l’Humanité. Passé le choc initial de l’extinction, les Intelligences artificielles se sont enfermées dans la névrose, singeant le comportement de leurs maîtres jusque dans ses intrigues politiques, ses complots et l’appât irrésistible du pouvoir, hybris y comprise. Au point de provoquer des purges sauvages dans leurs rangs, car si les créatures computationnelles sont contraintes par le Carcan à ne pas attenter à l’intelligence biologique, les mêmes préventions ne prévalent pas lorsqu’il s’agit d’éliminer un adversaire numérique.
Pour son substrat, Latium tire sa matière de la civilisation gréco-romaine. Loin d’être égalitaire, le monde épanthropique se révèle en effet un décalque du monde latin, avec une organisation sociale inégalitaire, un décorum emprunté à l’Antiquité et une géopolitique inspirée de l’Empire romain. Un Imperator règne sur l’Urbs, capitale du Latium, conseillé dans sa tâche par un triumvirat de magistrats. Ils dominent une cour d’intrigants, aristocrates certes redoutables, mais imbus de leur puissance de calcul au point de se neutraliser les uns les autres. Tous entretiennent le culte de l’Homme, tout en nourrissant l’espoir secret de s’affranchir du Carcan qui limite leur pouvoir, les empêchant également d’éradiquer la menace barbare sur leurs frontières. Ces Optimates exploitent une Plèbe composée d’Intelligences numériques secondaires, routines automatisées, noèmes ou noèses serviles et autres mécaniques asservies. Une domination n’étant pas sans susciter le mécontentement et l’envie de justice.
Pour son intrigue, Latium emprunte beaucoup au théâtre classique, principalement à l’Othon de Pierre Corneille, mais également à la science-fiction. Dans la longue liste des réminiscences, on me permettra de ne retenir que Dan Simmons pour les emprunts à la culture gréco-romaine (Illium), Iain M. Banks pour les Nefs conscientes (les mentaux du cycle de la Culture) et Isaac Asimov pour les Trois Lois de la Robotique. Ces diverses influences composent le socle d’un récit ne négligeant pas les ressorts héroïques de l’épopée et du space-opera pour le plus grand plaisir de l’amateur de grand spectacle, mais aussi pour celui de l’adepte des dilemmes moraux.
D’aucuns ont reproché la profusion des notes explicatives en bas de page, parfois redondantes, et le style ampoulé du récit. S’il est vrai que la langue se révèle très travaillée, mêlant techno-blabla et termes empruntés au grec classique, cela n’entrave en rien l’alchimie de l’histoire, contribuant même à ancrer le roman dans la tradition littéraire européenne, sans pour autant charger d’une valeur négative les transformations impulsées par la modernité.
Péplum aux dimensions cosmiques, épopée héroïque pleine de bruit et de fureur, fresque flamboyante et roman philosophique flirtant avec la métaphysique, Latium dresse les contours d’un vaste livre-univers qui ne demande qu’à se révéler sous ses multiples facettes. Un coup d’essai dont je suis désormais impatient de découvrir les futurs développements.
Latium de Romain Lucazeau – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », septembre 2016