Aux poubelles les bilans, compilations et autres top machin. S’il ne faut retenir qu’un seul roman pour l’année 2017, le voici.Voilà. Vous pouvez retourner aux soldes en paix. A l’année prochaine. Mille diables ! Tout cela ne nous rajeunit pas !!
Archives mensuelles : décembre 2017
Mother London
Pour l’ultime chronique du challenge « Lunes d’encre », il fallait un final à la mesure d’une année menée à un rythme d’enfer. C’est chose faite avec un sommet livresque dans l’œuvre de Michael Moorcock.
Mother London est à bien des égards un choc pour le lectorat habitué aux errements médiocres du Champion éternel dans les dimensions gigognes du multivers. Rien n’est plus éloigné en effet de cette littérature alimentaire et un brin immature que ce roman tenu par de nombreuses sommités comme le chef-d’œuvre de Michael Moorcock. Sur ce point, j’avoue m’incliner devant leur avis.
« Nos mythes et nos légendes nous rappellent ce que nous valons et qui nous sommes. Sans eux, nous sombrerions dans la folie. »
Roman monstre, roman somme, Mother London condense en ses pages près de cinquante ans d’histoire de la capitale anglaise. Centre de l’Empire, incarnation d’Albion, matrice de multiples fantasmes et légendes nourrissant l’imaginaire des milieux populaires, Londres se trouve au cœur du roman de Michael Moorcock. De cette cité millénaire ravagée par Boudicca, la peste noire, le grand incendie de 1666, le Blitz, le rock, le punk et la Dame de fer (un autre genre de blitz), sans oublier le chaos urbain ou à la dépression économique, l’auteur anglais dresse un portrait pointilliste. Il en explore la géographie et les différentes strates de l’histoire à l’aune du destin de trois personnages. Un trio de télépathes manifestant une certaine empathie pour son voisinage et ses pensées. La voix de la cité, un magma confus et désordonné venant parasiter leur esprit et les faisant passer pour des fous.
Mary Gasalee a survécu au Blitz, à sa maison ravagée par une bombe incendiaire, perdant son jeune époux venu passer quelques jours de permission auprès d’elle. Rescapée du désastre, elle a longtemps végété au pays des rêves, plongée dans un coma inexplicable lui ayant épargné l’outrage du temps. À son réveil, elle se retrouve tiraillée entre sa fille, désormais presque adulte, le retour à la vie normale et une fringale de sexe irrésistible. Elle croise la route de Josef Kiss, interné dans le même hôpital psychiatrique. Ex-saltimbanque et star ratée du music-hall, le bonhomme a pour ainsi dire une connaissance intime de Londres. Il a connu son heure de gloire durant la Seconde Guerre mondiale, dans la défense passive. Héros décoré, il a en effet sauvé des dizaines de vie, localisant sous les décombres les survivants des bombardements. Mais ses troubles psychologiques, notamment lorsqu’il s’est mis à parler aux bombes non explosées pour les désamorcer, l’on poussé à l’internement. Le couple côtoie David Mummery, autre patient de l’institution. Ce jeune membre de la gentry, journaliste et écrivain né d’une fille-mère dont la famille fréquente les cercles du pouvoir, se passionne le bizarre et les créatures vivant dans les soubassements de Londres.
Ces trois destins ne forment pas pour autant le socle d’un récit classique. Michael Moorcok opte en effet pour une narration éclatée, dépourvue d’intrigue. Une collection d’anecdotes et de morceaux de bravoure dont les éléments s’ajustent à la manière d’un puzzle complexe. On saute ainsi d’une période à l’autre dans un désordre déconcertant, pour retrouver les personnages à différents moments de l’histoire de Londres. Car la capitale reste le foyer autour duquel gravitent Gasalee, Kiss et Mummery. De 1940 à 1985, du Blitz aux années Thatcher, on en épouse les mutations. Avec une incroyable minutie, un sens du détail monomaniaque, l’auteur anglais arpente les rues et boulevards de la ville, dévoilant ses facettes les plus secrètes. On suit aussi l’évolution des styles musicaux et l’inexorable transformation des quartiers populaires en vitrine bétonnée du néo-libéralisme. Une gentrification assumée, la ville perdant son âme cosmopolite au profit d’un superficialité clinquante.
Fresque romanesque dont le personnage principal n’est pas celui que l’on croit, Mother London se révèle surtout comme un portrait pointilliste et immersif de la capitale anglaise. Une cité monde n’étant pas sans rappeler la Jérusalem d’Alan Moore, roman dédié à sa ville natale de Northampton. Lecture ardue et labyrinthique, Mother London se révèle comme une invitation à prendre son temps pour goûter à ses subtiles nuances.
Mother London (Mother London, 1988) de Michael Moorcock – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », mars 2002 (roman traduit de l’anglais par Jean-Pierre Pugi)
La Magnificence des oiseaux
Pour mon avant-dernière contribution au Challenge Lune d’encre, déplaçons-nous du côté de l’Orient, dans une Chine qui n’a jamais été.
Oyez oyez !
Dans une Chine légendaire, gouvernée par des empereurs mythiques, œuvrait un duo de héros improbables. La mémoire a retenu malgré tout leur nom : maître Li et Bœuf Numéro Dix. Redresseurs de torts, sans peur mais pas sans reproche, maître Li succombant parfois à l’ivrognerie et appréciant escroquer les riches marchands pour mener grand train, ces deux personnages ne prisaient guère l’injustice. À l’instar de Fafhrd et du Souricier gris, le duo ne se souciait guère des convenances, préférant sauver l’humble et malmener le puissant. Rusé et sage, Maître Li usait de son âge pour influer sur l’éducation à la vie du sensible et honnête Bœuf Numéro Dix, comptant sur sa force pour le soutenir dans les épreuves.
Les circonstances de leur rencontre prirent naissance dans le village de Kou-Fou, paisible communauté campagnarde frappée par un malheur le jour où deux aigrefins, Fang le prêteur sur gages et Ma le Grigou, empoisonnèrent les enfants âgés entre huit et treize ans. Le cœur de Bœuf Numéro Dix fléchit face aux cris et pleurs de leurs parents. Prenant la route vers la capitale, ses pas le portèrent jusqu’à l’officine où croupissait Li. Cachant son jeu derrière une ivresse non feinte, le vénérable vieillard ne tarda pas à trouver l’origine du mal, et ensemble, ils se mirent en quête de La Grande Racine de Pouvoir, seul remède en mesure de guérir l’empoisonnement des enfants. Une tâche qui les conduisit à affronter La Grande Ancêtre, La Main que Nul ne Voit, le terrible duc de Ch’in et bien d’autres périls. Mais, n’en disons pas plus…
À la lecture de La Magnificence des oiseaux, on ne peut manquer d’être immédiatement dépaysé. Le cadre, le ton employé par le narrateur, Bœuf Numéro Dix lui-même, et l’humour subtil dont fait montre Barry Hughart happent l’attention, nous propulsant en un autre monde et un autre temps. Un univers dont les composantes empruntent davantage à la légende qu’à la réalité historique, même si celle-ci n’est pas totalement absente. La Chine de La Magnificence des oiseaux est une Chine fantasmée à partir de l’imaginaire occidental. Un empire du milieu où les pensées de Confucius côtoient les supplices de potentats cruels et où la magie se mélange aux mythes protohistoriques.
Barry Hughart brode ainsi une fantaisie empreinte de légèreté et de folie douce, entrelaçant drame et comédie. Un florilège de contes enchâssés jalonne les tribulations du duo formé par Maître Li et Bœuf Numéro Dix, lui permettant de collecter les indices nécessaires à la résolution de l’énigme de La Grande Racine de Pouvoir, aka le Ginseng, cette plante dont la racine anthropomorphique joue un rôle important dans la pharmacopée asiatique.
L’intrigue flirte avec les ressorts du roman initiatique, mais également avec l’enquête, fournissant le socle à des rencontres rocambolesques ou effrayantes, avec toute une galerie de personnages truculents ou monstrueux. Sur ce point, Barry Hughart ne ménage pas sa peine, entre l’ex-souveraine douairière, auprès de qui la Reine de Cœur du Pays des Merveilles paraît bien débonnaire, un duc immortel et sanguinaire, un vieux sage de la Montagne énigmatique, une main invisible meurtrière, un lapin aux clefs émotif et toutes une ribambelle de fantômes, les aventures de Maître Li et de Bœuf Numéro Dix n’engendrent pas la mélancolie. Bien au contraire, elles inspirent moult facéties, le récit oscillant constamment entre farce et horreur, un tantinet grand-guignolesque.
Ne s’encombrant guère de vraisemblance, La Magnificence des oiseaux se révèle au final un conte amusant, riche en images poétiques, dont on suit avec beaucoup de plaisir les péripéties, partagé entre l’émerveillement et la stupeur. A suivre avec La Légende de la pierre.
La Magnificence des oiseaux : une aventure de Maître Li et Bœuf Numéro Dix (Bridge of Birds, 1984) de Barry Hughart – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », 2000 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Patrick Marcel)
Kane , l’intégrale 3/3
Mettons les bouchées doubles avec cette 34e chronique du Challenge « Lunes d’encre ». Ouch !
Avec ce troisième volet de l’intégrale consacrée à l’anti-héros wagnérien, nous retrouvons Kane dans neuf nouvelles, dont sept inédites, pour certaines proches du format de la novella. Le complétiste se réjouira également de la présence d’un poème, d’une version de jeunesse de « Lynortis » (écrite à seize ans, excusez du peu), d’un fragment de roman, pour lequel on ne peut dire grand chose, et d’un article de l’auteur lui-même sur sa créature. Bref, de quoi renouer et en finir en beauté avec un personnage que l’on a aimé détester.
Si tous les textes du présent volume ne figurent pas parmi les meilleurs du cycle, l’ensemble exhale cependant toujours l’aventure rugueuse et cet état d’esprit amoral qui a fini par me conquérir. À tel point que j’ai pris grand plaisir à le retrouver, renouant avec les tribulations d’un personnage toujours aussi retors. Et je pressens déjà qu’il me manquera.
Le caractère hétérogène des textes se révèle le premier trait marquant de ce troisième opus des aventures de Kane. Si l’on fait abstraction de l’article de Karl Edward Wagner, forcément à part compte tenu de sa nature para textuelle, du fragment de roman (« Dans le sillage de la nuit »), à peine quelques pages sur lesquelles on ne peut émettre aucun jugement, et de la version plus nerveuse et juvénile de « Lynortis », les nouvelles rassemblées ici forment deux ensembles, séparés par « Le soleil de minuit », court poème aux accents lyriques un tantinet forcés. Deux parties et deux époques, puisque avec « Lacunes », « Dans les tréfonds de l’entrepôt Acme » et « Tout d’abord, juste un spectre », Karl Edward Wagner projette son anti-héros dans un univers contemporain, plus précisément à Londres à l’époque du punk. J’avoue d’emblée avoir été déboussolé par le changement d’atmosphère et de registre, les deux premiers textes adoptant de surcroît une coloration pornographique. Fort heureusement « Tout d’abord, juste un spectre » apporte une conclusion mémorable au cycle, rappelant s’il est encore nécessaire de le faire que Kane, en parfait héraut du chaos donc du changement, ne combat pas pour le bien, mais contre le pire. À ceci s’ajoute un aspect autobiographique puisque l’on comprend assez vite que le Cody Lennox du récit, américain en voyage à Londres pour participer à une convention de Science-fiction, est un peu l’alter-ego de Wagner lui-même.
Compte tenu de mon goût pour la Sword and sorcery, il n’est cependant guère étonnant que la première partie m’aie davantage convaincu. On y découvre un Kane plus souvent qu’on ne le pense aux abois, en proie à la dépression, contraint de fuir devant ses ennemis, et ne pouvant compter que sur ses propres ressources pour survivre.
C’est le cas avec « Le nid du corbeau », où l’anti-héros wagnérien est traqué par une troupe de mercenaires acharnés à sa perte. Blessé gravement, entouré par quelques survivants de sa bande de desperados, il ne trouve le salut qu’à l’abri d’une auberge perdue dans les montagnes, lieu qu’il a jadis visité et mis en coupe réglée, violant au passage la fille du propriétaire. De ce récit de vengeance, je retiens surtout la découverte de sa progéniture, jouet d’une vengeance maléfique, et sa rencontre avec un prince démon sur un coin de corniche en pleine nuit.
Plus marquant à mon goût, « Réflexion pour l’hiver de mon âme » rejoint illico mes textes préférés. De ce huis clos en pleine tempête de neige, assiégé par une meute de loups dont la rage semble animée par un sortilège, j’ai beaucoup apprécié la tension extrême et la sauvagerie des affrontements. L’atmosphère anxiogène et le soupçon confère à ce récit un petit aspect whodunit. Un dix petits nègres polaire, avec un loup garou en guise de meurtrier caché.
Passons rapidement sur « Mirage » et « L’autre », deux nouvelles classiques mais sans véritable éclat, pour nous attaquer à « La touche gothique », formidable crossover avec l’univers de Michael Moorcock. Ce texte se révèle comme LE moment fort de l’intégrale, non par son caractère épique, mais du fait de son insolence et du ton sarcastique adopté par l’auteur américain. On se réjouit en effet de voir le géant roux manipuler le prince albinos pour l’entraîner dans ses manigances et on se dit que Karl Edward Wagner a pris un malin plaisir à faire d’Elric le jouet de Kane.
Au final, le personnage de Kane n’usurpe en rien son statut de salopard amoral et sans scrupules. L’anti-héros wagnérien me semble même être un adversaire de poids face au Conan de Robert E. Howard, du moins en matière de libre-arbitre et de comportement dépourvu de tout état d’âme. Assurément, voici un divertissement âpre, à ne pas louper dans le registre séminal de la Sword and sorcery.
Kane : L’intégrale 3/3 de Karl Edward Wagner – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », mai 2009 (romans traduits de l’anglais [États-Unis] par Patrick Marcel)
La Fille dans le verre
Parmi les titres de la collection « Lunes d’encre », j’avoue entretenir une préférence coupable pour ce roman de Jeffrey Ford. Merci au Challenge de A.C. de haenne de me procurer l’occasion d’en reparler.
Jeffrey Ford se fait rare dans nos contrées. À vrai dire depuis la parution de La Fille dans le verre, il a tout bonnement disparu des tables des libraires. Sur ce blog, je ne cache pas mon intérêt pour cet auteur dont la plume et l’imaginaire m’ont plus d’une fois ravi. Les éventuels curieux n’ont qu’à lire Le Portrait de Madame Charbuque (chef-d’œuvre !) ou le cycle « Physiognomy » (aka le cycle de « La Cité impeccable »), voire ses nouvelles (je garde de « Exo-Skeleton Town » un souvenir inoubliable) pour en juger. Et plus vite que cela ! Hélas, pour pouvoir le lire, il faut désormais dénicher ses textes dans des revues pour le moins confidentielles. Un fait qui ne s’est pas arrangé à la disparition de Fiction, grand pourvoyeur de ses nouvelles.
Comment expliquer ce manque de visibilité dans l’hexagone ? Peut-être pour la simple raison que l’auteur flirte avec le fantastique, la science-fiction, sans vraiment s’y engager complètement, préférant produire une œuvre plus personnelle. Ça et le fait qu’il n’a écrit surtout que des nouvelles, format pour lequel on manque d’éditeurs prêts à publier des recueils (une idée à creuser ?). Bref, que ceci ne nous empêche pas de parler de La Fille dans le verre, excellent roman paru en « Lunes d’encre » il y a maintenant, pfff ! Dix ans.
Jeffrey Ford nous convie à une immersion dans les années 30, en 1932 pour être plus précis, en compagnie d’un trio pour le moins bizarre. Schell, Diego et Antony Cleopatra forment une équipe d’arnaqueurs plutôt efficaces. Leur domaine de prédilection flirte avec l’irrationnel puisque qu’ils proposent des séances de spiritisme, faisant parler les défunts de riches gogos prêts à avaler n’importe quelle mensonge contre un peu de baume au cœur. Schell dirige le trio, déployant un art de l’illusion et un sens de l’observation admirable. Il sert également de mentor à Diego, jeune mexicain orphelin devenu fakir d’opérette, lui payant une éducation convenable et lui offrant sa protection à une époque où l’on renvoie les Latinos par tombereaux de l’autre côté de la frontière, histoire de calmer l’agitation sociale provoquée par la Grande Dépression. Quant à Antony, sa qualité d’ancien Hercule de foire lui permet de jouer les hommes de main avec bonhomie. Vivant de combines et d’arnaques, le trio s’assure un train de vie confortable sur Long Island. Jusqu’au jour où, au cours d’une séance de spiritisme chez un riche nabab, Shell a une vision. Une gamine aperçu dans le verre d’une porte-fenêtre. Un reflet fantomatique dont il décide de résoudre l’énigme.
« Chaque fois que la veuve Morrison pleurait, elle pétait, longue et grave flatulence évoquant un appel d’outre-tombe. »
Ne tergiversons pas. La Fille dans le verre ne fait que flirter avec le fantastique, les fantômes, spectres et autres ectoplasmes. L’argument de départ n’est qu’un vernis recouvrant une peinture de Long Island à l’époque de la Grande Dépression et de la Prohibition. Le KKK, les bootleggers, le goût pour l’au-delà et les arnaqueurs gravitant autour des milieux crédules ne composent qu’un arrière-plan documenté, un décor historique posé par Jeffrey Ford, histoire de brouiller les pistes. Mêlant les ressorts de l’enquête et du roman d’apprentissage, l’auteur révèle surtout un angle mort de l’histoire américaine. Un monstre froid qui donnera sa pleine mesure pendant la Seconde Guerre mondiale. On a peine en effet à imaginer que les États-Unis ont été un foyer propice pour les thèses eugéniques. Des pratiques entretenues et encouragées par certains milieux scientifiques persuadés que la pureté se préserve en écartant les lignées humaines considérées comme nuisibles. Émigrants, Latinos, nègres, Juifs, handicapés et autres tarés pour reprendre la terminologie d’usage dans les cercles WASP, une fraction non négligeable de l’humanité devait ainsi être écartée pour ne pas souiller le sang de la race supérieure, forcément bénie par Dieu. De quoi faire passer le racisme nazi pour une contrefaçon vulgaire des préjugés de la bonne société américaine.
Si l’Histoire constitue l’un des aspects, et non des moindres, de La Fille dans le verre, Jeffrey Ford n’oublie pas pour autant qu’il fait œuvre de romancier. Convoquant un trio insolite, une bande de marginaux issus du monde des saltimbanques, forains ou non, il impulse à son récit une direction originale. Enquêteurs improvisés, Schell, Diego et Antony se montrent fins limiers, jamais à cours de ressources pour élucider les mystères. Guère enclins au respect de la loi, ils font montre pourtant de générosité lorsque les circonstances les y poussent. En compagnie de l’homme chien, de la femme caoutchouc et d’autres freaks de leur réseau amical, on se réjouit de les voir prendre leur revanche sur les parangons du sang pur. Mais, comme dans tout roman noir, il ne s’agit bien sûr que d’une victoire passagère. Pas d’une véritable transformation de la société et de son regard sur les monstres.
Jalonné de trouvailles réjouissantes, oscillant sans cesse entre le drame et humour, La Fille dans le verre est un formidable roman d’atmosphère où on ne se peut s’empêcher d’éprouver une forme d’empathie pour les personnages, en particulier l’affection paternelle entre Schell et Diego. Un récit qui hélas donne l’impression que l’Histoire se répète, encore et encore.
La Fille dans le verre (The Girl in the Glass, 2005) de Jeffrey Ford – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », 2007 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Gilles Goullet)
Ptah Hotep
32e chronique pour le Challenge Lune d’encre. On ne lâche rien !
Œuvre hybride lorgnant à la fois vers la Fantasy et le mysticisme, fiction autant que relation à une autre réalité, Ptah Hotep a les apparences aguichantes de l’OLNI.
Délaissant le style direct de l’Heroic-fantasy bas de plafond et les stéréotypes inhérents au genre, le roman de Charles Duits se révèle une quête initiatique cosmopolite, nous submergeant de sensations visuelles, olfactives, sonores exotiques et nous immergeant dans un univers aux références paradoxalement familières et étrangères. Que le voyage commence…
Ptah Hotep, fils de Ptah Lucinius le duc héréditaire de Ham, coule des jours paisibles dans la cité de Hagaptah, terminant ses études et lutinant à l’occasion quelques courtisanes aux attentions tarifées, lorsqu’un serviteur de sa maison vient l’informer de la maladie de son père. Incontinent, il abandonne études et maîtresses pour rejoindre la demeure familiale sise en la terre de Ham. Las, ce n’est que pour assister au trépas de son père, emporté par un mal aussi mystérieux que fatal. Convié à porter le deuil, il reprend son existence de dilettante, jouissant de la faveur d’Aset, sa muse et son amante, et déléguant ses responsabilités de chef de maison aux serviteurs de son défunt père. Entièrement concentré sur les plaisirs que lui procure la courtisane, il ne déjoue pas le complot qui se trame dans l’ombre et dont son père n’a été qu’une des premières victimes. Échappant miraculeusement au poison, ce qui n’est pas le cas de sa concubine, il est déchu de son titre et se trouve contraint d’entreprendre un voyage vers l’Occident afin de demander justice à l’empereur. Un itinéraire qui sera en fin de compte plus spirituel et sensuel qu’épique et guerrier.
Avec Path Hotep, Charles Duits donne substance à un univers étrange et baroque qui laissera bon nombre de lecteurs sur le carreau, partagés entre le sentiment d’un ennui cosmique et la plus complète incompréhension. Toutefois pour ceux qui s’accrocheront, le voyage comblera amplement tous leurs désirs.
Écartant les conventions littéraires sans doute trop étriquées pour lui, Charles Duits enrichit son récit en puisant dans l’Histoire et dans la mythologie. Il convoque l’antiquité gréco-romaine et égyptienne, les civilisations chinoise, persane, indienne pour colorer le périple de son héros d’un foisonnement de détails renforçant la vraisemblance. Cette authenticité s’avère trompeuse car l’univers mis en place n’emprunte à la réalité que des bribes. Il en résulte un monde surréaliste, onirique, une chimère au sens littéral du terme, évoquant à la fois l’érotisme du Kama sutra et les pages les plus merveilleuses des contes des Mille et unes nuits.
Luxuriance étouffante des descriptions, profusion des « car », « et » ou « or », multiplication des phrases à rallonge, abondance de répétitions que l’on peut juger agaçante, préciosité du vocabulaire, Path Hotep aligne tous les défauts d’une écriture surchargée, tel un portail rococo. Pourtant, par un lent et irrésistible phénomène d’imprégnation, l’attention se trouve submergée par le déferlement de l’imagination de Charles Duits. On est successivement ballotté, déconcerté, envoûté par une expérience textuelle livrée brute de décoffrage par un auteur que l’on sent sous l’emprise d’une vision transcendantale, en grande partie dictée par la consommation de peyolt…
Bref, l’univers de Path Hotep semble frappé du sceau de l’authenticité, quoi qu’en pense notre logique cartésienne. Une raison toute simple explique cela : Charles Duits croit à cet univers qu’il déploie sous nos yeux ébahis. Il est convaincu de son existence, mille fois préférable à ses yeux à celle « des hideuses illusions au sein desquelles se débat l’humanité. » Aussi Path Hotep s’avère davantage un texte initiatique censé nous mener vers une illumination.
À défaut d’être illuminé, reconnaissons à Charles Duits d’avoir écrit un roman fascinant. Une œuvre inclassable, dans la plus positive acception du terme.
Lecture exigeante, déroutante et au final envoûtante, Ptah Hotep atteint pleinement l’objectif fixé par son auteur : emmener le lecteur ailleurs, lui révéler une réalité autre dont le romancier se fait le secrétaire fidèle.
Ptah Hotep de Charles Duits – Réédition Denoël, collection « Lunes d’encre », 2009
Kane, l’intégrale 2/3
Challenge « Lunes d’encre », avec cette 31e chronique, retrouvons Karl Edward Wagner dans ses œuvres. Ça va charcler !
« Kane était un des premiers hommes véritables, né dans un monde hostile d’étranges êtres anciens. En ce monde de l’aube de l’humanité, il a défié le dieu dément qui avait créé sa race – une expérience qui avait abouti bien au-delà des attentes du créateur. Ce dieu ancien, fou, cherchait à créer une race d’êtres sans esprit dont existence servirait qu’à l’amuser et à le distraire. Il faillit réussir, jusqu’à ce que Kane se rebelle contre cet étouffant paradis et pousse la jeune race à gagner son libre arbitre. Il tua son propre frère, qui voulait s’opposer à son hérésie, apportant ainsi à l’humanité naissante la mort violente, en sus de la rébellion. Furieux de l’échec de ses plans dépravés, le dieu abandonna sa création. Et, pour son acte de défi, Kane reçut en malédiction l’immortalité – une condamnation à parcourir ce monde sous l’ombre de la violence et de la mort. La malédiction de ses errances ne cessera que lorsqu’il sera lui-même détruit par la violence qu’il fut le premier à exprimer. Et pour placer Kane à part du reste de l’humanité qu’il a répudié, il a ses yeux infernaux – les yeux d’un tueur – , la marque de Kane ! »
Revenons à l’univers de Kane avec ce deuxième tome de l’intégrale initiée par la collection « Lunes d’encre », un fort volume réunissant un roman (Le Château d’outrenuit), un poème et six nouvelles. Bref, de quoi se replonger avec délectation dans les aventures de l’âme damnée imaginée par Karl Edward Wagner.
Maudit, Kane l’est à plus d’un titre. À l’instar du Caïn biblique (jamais l’homophonie n’a résonné plus justement), il traverse les siècles et le monde, contribuant à la naissance et à la destruction des empires. Une vie marquée du sceau de la violence car Kane affectionne la sauvagerie, les noirs desseins et les complots tramés par les tyrans, potentats dépravés ou sorcières assoiffées de vengeance. Guerrier impitoyable, brute épaisse dépourvue d’état d’âme, stratège redoutable, être légendaire, connaisseur d’un savoir impie et maître en matière de duplicité, il bénéficie d’une aura maléfique auprès de ses pairs, inspirant la crainte et l’envie.
Le monde de Kane est archétypal à plus d’un titre, illustrant à merveille la Sword and sorcery chère aux lecteur de Robert E. Howard, de Fritz Leiber ou de Michael Moorcock. Monde à la fois jeune et ancien où les des empires humains, oscillant entre barbarie et raffinement, côtoient les ruines cyclopéennes de civilisations préhumaines dotées de technologies assimilées à de la magie par les hommes. Entre cités tentaculaires et déserts poussiéreux, Kane évolue avec aisance en ces lieux, faisant et défaisant les puissants au gré de sa volonté.
Le Château d’outrenuit apparaît comme la pièce maîtresse de ce deuxième tome des aventures de Kane. Ce récit d’inspiration horrifique, lorgnant du côté de Lovecraft mais peut-être aussi plus certainement du côté de William Hope Hodgson, est pétri d’une atmosphère de violence et d’angoisse latente. On y découvre l’antihéros wagnerien à la tête d’une armée, à l’assaut de l’Empire de Thovnos pour le compte de Efrel, une sorcière défigurée, à demi-folle, le corps ravagé par les plaies mal cicatrisées, vestiges du supplice inachevé auquel l’a condamné Nétisten Maril. Dévorée par la haine, l’ensorceleuse semble avoir noué une alliance avec les Scyleds qui hantent les profondeurs marines de l’archipel, usant de son ascendance secrète pour obtenir leur soutien dans le conflit qui l’oppose à l’Empire. Face à ces puissances, Kane ne renonce pas pour autant à son goût pour le complot, escomptant rafler le pouvoir une fois les forces des belligérants épuisées.
Fertile en rebondissements et coups de théâtre, Le Château d’outrenuit recèle quelques personnages secondaires mémorables, notamment le philosophe assassin Arbas. Mais, c’est surtout le personnage d’Efrel qui marque l’esprit, tant par sa folie et ses imprécations hallucinantes que par le caractère blasphématoire de son existence. Avec Efrel, Kane semble avoir trouvé une âme damnée à la mesure de sa malignité.
Si Le Château d’outrenuit compose la moitié du deuxième tome de l’intégrale, l’ouvrage recèle également quelques pépites montrant que Karl Edward Wagner ne démérite pas dans la forme courte de la nouvelle. Parmi celles-ci, « Lames de fond » se distingue par sa narration et son atmosphère tragique. Certes, même si on devine assez rapidement son dénouement, cela n’amoindrit pas l’émotion qui traverse cette nouvelle, où Kane n’apparaît au final qu’à l’arrière-plan. Deuxième coup de cœur, « Le dernier chant de Valdèse », se révèle le récit d’une vengeance dont la chute attendue confine à une sorte de happy-end, un tantinet pervers quand même. Pour une fois que la qualité d’âme damnée de Kane provoque un heureux dénouement… Avec Lynortis, l’auteur américain se surpasse en nous livrant un texte dont le décor mortifère, un champ de bataille hanté par les massacres passés, et le propos empreint de noirceur, n’est pas loin de susciter la dépression, voire un certain fatalisme. Kane y apparaît à contre-emploi, témoin et acteur d’événements illustrant l’inanité et l’absurdité de la guerre. A posteriori, je me demande si cette nouvelle n’est pas ma préférée.
Pour le reste, « Deux soleil au couchant », « La muse obscure » et « Miséricorde » apparaissent moins marquants du fait du classicisme de leur intrigue, voire par leur simplisme. Kane y côtoie démon nocturne et géant nostalgique, s’embarquant dans un quête digne d’un scénario de jeu de rôle, puis exauçant le souhait d’un poète maudit en mal d’inspiration, enfin accomplissant la basse besogne d’assassin pour le compte d’une aristocrate déchue.
Au final, le deuxième volet des aventures de Kane tient toutes ses promesses et bien davantage. Reste à conclure la lecture du cycle, histoire de prolonger un plaisir évidemment régressif, je le conçois, mais quand même très recommandable. Avis aux amateurs.
Additif : Je me rends que je n’ai rien dit de l’illustration de Guillaume Sorel, un dessin sublime convenant idéalement au personnage de Kane.
Kane : L’intégrale 2/3 de Karl Edward Wagner – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », juin 2008 (roman et nouvelles traduites de l’anglais [États-Unis] par Patrick Marcel)
La fille du roi des Elfes
Retour à un classique de la Fantasy, toujours pour plaire au challenge Lunes d’encre.
Il était une fois… La rengaine est connue de tous. Inutile de tergiverser, le roman de Lord Dunsany est ni plus ni moins un conte. Oui, vous savez bien, ce genre de récit où le héros se marie à la fin et engendre une descendance prolifique et heureuse. Sauf que très rapidement à la lecture de La fille du roi des Elfes, on se rend compte (sans vouloir faire de jeu de mots) que l’auteur abrège l’étape qui précède le dénouement édifiant. Ce roman est donc un conte sur ce qui se déroule après le mariage et la nuit de noce. Les époux seront-ils heureux ? Auront-ils la joyeuse descendance promise ? En attendant la réponse à ces questions – il vous faudra lire ce livre pour cela -, voici quelques indications pour patienter.
« Nous voulons être gouverné par un prince enchanté. »
Telle est la demande du Parlement des Aulnes à son roi lorsque commence le roman. Aussitôt, le monarque dépêche son fils Alvéric vers le pays enchanté, cette contrée magique dont les riverains ignorent volontairement l’existence, leurs demeures n’offrant qu’un mur aveugle à sa vue pour éviter les tentations. Muni d’une épée forgée par la sorcière sur la colline grâce à des flèches de foudre, le jeune héros franchit la frontière floue du pays enchanté, combat une forêt envoûtée et séduit la fille du roi des Elfes qu’il ramène quelques années plus tard dans son royaume, car évidemment le temps s’est écoulé beaucoup plus rapidement dans le monde réel.
Les souhaits de tous semblent alors comblés. Les amoureux s’aiment tendrement, le prince a accompli des prouesses et il succède à son père, mort entretemps. Le peuple du pays des Aulnes accueille avec joie la nouvelle de la naissance d’un héritier qui aura sans doute quelques talents magiques. Le lecteur croit que tout est terminé mais en fait le conte ne fait que commencer.
Ainsi résumée, l’histoire de La fille du roi des Elfes évoque irrésistiblement Stardust de Neil Gaiman. Le parallèle n’est pas complètement erroné mais c’est faire abstraction de l’intervalle temporel qui sépare Gaiman de son noble prédécesseur. En effet, Edward Moreton Drax Plunkett (1878-1957), plus connu sous son titre de Lord Dunsany, figure au rang des auteurs historiques de la Fantasy contemporaine. On a peut-être tendance à l’oublier face à l’invasion des clones de J.R.R. Tolkien qui domine le marché de la Big Commercial Fantasy. Pourtant, cet aristocrate né dans une vieille famille irlandaise qui puise ses racines presque à l’époque de la conquête normande, est considéré comme un précurseur dans le domaine du fantastique épique, à l’instar de William Morris. Son influence s’est exercée sur des auteurs tels que Lovecraft, Robert E. Howard, Clark Asthon Smith et bien d’autres. Il est donc l’arrière grand-père de la Fantasy et peut, de surcroît, s’enorgueillir de beaux restes. Cependant qui s’en souvient de nos jours…
La fille du roi des elfes, qui est considéré comme son chef-d’œuvre, appartient à une veine plus merveilleuse qu’épique. C’est un roman qu’il convient de lire devant une bonne flambée durant une veillée d’hiver, ou allongé dans la prairie un soir d’été éclairé par les étoiles. A vrai dire, toute autre ambiance propice à la nostalgie est la bienvenue.
On ne peut nier le charme qui se dégage de la prose fleurie et contemplative de Lord Dunsany et l’on se surprend plus d’une fois à sourire des péripéties suscitées par l’irruption envahissante de la magie dans le monde des mortels. Ajoutons que la langue ampoulée de l’auteur convient idéalement à la thématique du récit où présent et passé interagissent par le biais de la mémoire. Tiraillés par des sentiments contradictoires, les personnages recherchent un équilibre impossible entre le merveilleux et le naturel, entre les souvenirs et l’oubli.
Pour toutes ces raisons, la réédition de La fille du roi des Elfes fait œuvre utile. C’est une lecture que l’on peut recommander autant pour son aspect fondateur d’un genre que pour le plaisir fugace qu’elle procure… à la condition d’aimer les contes.
La fille du roi des Elfes (The King of Elfland’s Daughter, 1924) de Lord Dunsany – Réédition Denoël, collection « Lunes d’encre », 2006 (roman traduit de l’anglais par Brigitte Mariot)
La Bibliothèque de Mount Char
Challenge « Lunes d’encre » toujours et encore, avec un premier roman un tantinet en roue libre, mais follement amusant.
Alors qu’il coulait des jours paisibles, entre son bar préféré et un domicile où ne l’attend que Petey, son épagneul fidèle, Steve est abordé par une jeune femme au look pour le moins improbable. Parfaite inconnue à ses yeux, elle ne tarde pourtant pas à dévoiler des détails sur sa vie et sur son passé. Des faits pour lesquels il pourrait être condamné et sur lesquels il a décidé de tirer un trait en embrassant le métier de plombier. D’abord méfiant, Steve refuse la proposition de cambriolage qu’elle lui soumet, préférant changer de conversation. Mais face à son insistance et à la promesse d’une récompense mirobolante, il finit par céder à la facilité. Hélas, les événements prennent une sale tournure lorsque le propriétaire de la maison, où ils sont entrés par effraction, revient de manière imprévue. Steve est tué. Puis, il se réveille en prison, accusé du meurtre du propriétaire, un détective bien connu du voisinage, avec un trou de mémoire en guise d’alibi. Pas de quoi adoucir le jury comme le laisse entendre son avocat. Mais l’irruption d’un colosse dans le centre de détention où il croupit vient bouleverser la donne. Un type sans état d’âme, vêtu d’un accoutrement ridicule – gilet pare-balles et tutu rose, qui massacre tout ceux qu’il rencontre, à l’exception d’un visiteur venu pour prendre son témoignage et qui semble en savoir plus long que lui sur cette histoire bizarre.
« Vous êtes bouddhiste ? Non. Je suis con. Mais je m’obstine. »
Ne tergiversons pas. J’ai beaucoup aimé La Bibliothèque de Mount Char. Passé les cinquante premières pages, un tantinet laborieuses et foutraques, le récit prend son rythme de croisière, ne relâchant à aucun moment l’impression de dinguerie qui affleure tout au long de ce qui s’apparente à une version décalée de l’Armageddon. À tel point que j’ai fini par lâcher prise, m’amusant beaucoup des péripéties et des saillies drolatiques qui parsèment le roman.
Car en dépit de la tournure dramatique des événements, une longue liste de faits sanglants et épouvantables, je ne suis pas parvenu à me départir de mon sourire, gloussant plus d’une fois devant la décontraction avec laquelle Scott Hawkins égraine les calamités. À vrai dire, bien peu de personnes ou de lieux communs échappent au regard caustique de l’auteur américain, que ce soient les militaires, le gouvernement, l’American way of life et j’en passe. Il se moque et malmène ses concitoyens, tout en manifestant une certaine tendresse pour leur caractère faillible et leur conformisme.
Si l’univers dévoilé par Scott Hawkins ne brille pas pour son originalité, on pense d’ailleurs beaucoup à Charles Stross pour le jeu autour de la réalité (le cycle de « La Laverie ») et à Neil Gaiman pour les emprunts à la mythologie, il se distingue cependant de ses devanciers par son caractère anticonformiste et le jusqu’au boutisme de son propos. Oubliez en effet tout ce que vous savez sur la réalité. Nous ne sommes que les jouets de puissances occultes qui se font la guerre depuis des milliers d’années, voire des millions. Les Pelapi, des entités immortelles détenant un savoir si immense qu’il paraît magique à nos yeux. Douze apprentis bibliothécaires, détenteurs d’une partie du savoir des catalogues entreposés dans une maison appartenant au lotissement de Garrison Oaks. Ils y approfondissent leur domaine d’expertise sous la férule cruelle de Père, leur mentor et maître. Jadis enfants de ces banlieues pavillonnaires américaines, ils semblent avoir oubliés jusqu’à leur humanité. Jouant au chat et à la souris avec les autorités, manipulant le tout venant sans scrupules, ils protègent la fameuse bibliothèque dont le contenu détermine la nature de la réalité et la conduite du monde, tel que nous le connaissons. Rien de moins.
Bref, avec ce premier roman, Scott Hawkins ne suscite pas l’indifférence. Et même si tout ceci ne paraît guère novateur, les sarcasmes, l’atmosphère empreinte de noirceur et d’une touche de tendresse emportent l’adhésion, contribuant à faire de La Bibliothèque de Mount Char une lecture divertissante et rafraichissante.
La Bibliothèque de Mount Char (The Library at Mount Char, 2015) de Scott Hawkins – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », 2017 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jean-Daniel Brèque)
Roi du matin, reine du jour
Challenge Lunes d’encre. Ça commence à sentir l’écurie, raison de plus pour mettre les bouchées doubles.
Nous vivons des temps merveilleux… Pendant que la Big Commercial Fantasy continue de ressasser les mêmes motifs, alternant cycles manichéens interminables et quêtes initiatiques follement aventureuses, des fans toujours plus nombreux plébiscitent ces titres tel le Veau d’or. Le corollaire de cet engouement est hélas une période de vache maigre pour le lecteur soucieux de fantasy exigeante et différente. Toutefois, il arrive parfois qu’émerge, au milieu de l’avalanche, un joyau d’une finesse fascinante. A vrai dire, les termes sont faibles pour décrire, ne serais-ce que sommairement, le sentiment qui prédomine, une fois la lecture de ce Roi du matin, reine du jour achevée. Le titre rappellera sans doute quelques souvenirs aux éventuels soutiens de la cause de l’auteur britannique. Qu’ils se rassurent, la nouvelle éponyme qui figure au sommaire du recueil Empire Dreams (traduit sous le titre État de rêve dans nos contrées), ne correspond finalement qu’à une infime fraction de la première partie du roman.
Trois générations de femmes irlandaises traversent ce roman choral de Ian McDonald. Folles aux yeux de certains, sorcières pour d’autres, elles ne renoncent pas, malgré les obstacles, à aller jusqu’au bout de leur destin.
La première fréquente les lutins des bois quand son père astronome essaie de communiquer avec des extraterrestres. La deuxième, Dublinoise mythomane, se réfugie dans ses mensonges parce que la vérité est sans doute trop dure à supporter. Quant à la troisième, katana à la main, elle mène un combat secret contre des monstres venus d’on ne sait où…
« Le Migmus est moins un lieu, un rapport spatio-temporel, un domaine géométrique quasi euclidien qu’un état. »
On pourrait entamer la chronique de Roi du matin, reine du jour de la même façon que pour un roman de Robert Holdstock tant la parenté entre l’univers de cet écrivain et celui de Ian McDonald paraît ici évidente. En effet, Roi du matin, reine du jour explore une thématique très semblable à celle abordée dans Mythagos Wood et dans La Chair et l’Ombre. On y retrouve ce mélange subtil de fantastique (le surnaturel faisant irruption dans un contexte réaliste datable) et de fantasy, légitimée par une explication psychanalyco-scientifique. Toutefois, Ian McDonald se distingue de son devancier par une plus grande aisance dans les passages didactiques et par un talent de conteur époustouflant. Le Migmus n’apparaît pas comme une matrice figée strictement cérébrale. C’est un puits psychique dans lequel se déverse un imaginaire collectif en prise directe avec les courants de l’Histoire et les passions des êtres qui en composent l’ossature. L’imagerie convoquée en ressort dépouillée de ce classicisme pesant que l’on peut ressentir parfois à la lecture de l’œuvre de Robert Holdstock. Elle paraît moins primitive et plus en phase avec son époque, même si les ressorts qui l’animent, restent ceux de l’inconscient humain. Mais, ce ne serait pas faire justice à Roi du matin, reine du jour que de le réduire à une comparaison sans doute maladroite. En effet, le roman de Ian McDonald est aussi (et surtout) le portrait de trois femmes aux personnalités singulières et attachantes : Emily, Jessica et Enye.
On commence tout doucement avec Craigdarragh, première partie dont la narration emprunte la forme du roman épistolaire. Le récit se présente comme une succession de lettres, d’extraits du journal intime d’Emily et d’articles de presse, ce qui nous permet d’adopter la position de l’observateur omniscient. De ce fait, on épouse les points de vue du père, de la mère, de la fille et de l’environnement plus ou moins proche de la famille. Cependant, c’est le point de vue d’Emily qui s’impose ; celui d’une adolescente délaissée par ses parents. Peu à peu, les événements étranges se multiplient et elle s’enferme dans son univers ; un monde peuplé d’elfes, de fées et autres esprits élémentaires que l’on croirait échappés des pages de Yeats, et qui ne demandent qu’à s’incarner réellement. Écrit comme il se doit dans un langage suranné, le texte côtoie l’exercice de style. Il parvient pourtant à susciter une multitude de réminiscences allant de l’affaire des fées de Cottingley, défendue en son temps par Conan Doyle, à une imagerie empruntant au préraphaélisme.
Avec l’histoire de Jessica, le traitement se modernise. Ian McDonald nous livre un superbe portrait de femme à la recherche de l’accomplissement personnel mais qui, pour cela, doit se dépouiller, comme d’une mue, d’un passé encombrant. Ce passé, c’est celui de sa véritable mère naturelle. C’est aussi celui de son pays natal qui, au milieu des années 1930, se relève à peine d’une guerre d’indépendance aggravée par une guerre civile. Combinant gouaille ravageuse et trouvailles descriptives réjouissantes, cette deuxième partie, intitulée Le front des mythes, n’est pas loin d’être le point culminant du roman. Ici, l’imaginaire convoqué rappelle à la fois James Joyce et Samuel Beckett.
Après une telle réussite, on nourrit quelques craintes quant au troisième volet du roman. Fort heureusement, on n’est pas déçu. Shekinah nous immerge dans le Dublin de la fin du XXe siècle aux côtés d’une jeune femme active et indépendante. En effet, Enye est une femme de tête, bien de son époque, employée dans une boîte de publicité. Mais la nuit venue, elle prend une bonne dose de drogue pour affûter ses sens et arpente les rues avec deux sabres pour traquer des bizarreries pourvues de multiples pattes, griffes et crocs. Dans son combat contre ces nombreux avatars d’un imaginaire collectif passablement névrosé, il n’est pas rare qu’elle reçoive l’aide de M.I.B., quelque peu bouffons, ou de chimères clochardisées. Nouvelle rupture de ton et de tropisme. L’époque est désormais à la modernité, à la vivacité, à la réactivité et à l’ouverture sur de nouveaux horizons. De nouvelles mythologies viennent se greffer aux ancestrales marottes irlandaises. Le récit est apparemment foutraque mais, en fait, totalement maîtrisé. Et ce syncrétisme païen et paillard finit par emporter l’adhésion jusqu’au dénouement joliment cyclique et touchant.
Bref, il est vivement conseillé de se procurer Roi du Matin, reine du jour afin de renouer avec une Fantasy à la fois inventive et respectueuse de la tradition. Un melting-pot de modernité et de tradition bienvenue, où se détache un trio féminin vraiment marquant.
Roi du matin, reine du jour (King of Morning, Queen of Day, 1991) de Ian McDonald – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », janvier 2009 (roman traduit de l’anglais [Irlande] par Jean-Pierre Pugi)