Le dernier chant d’Orphée

Parmi les mythes hérités de la culture gréco-romaine, celui d’Orphée fait sans doute figure de vedette. Qui n’a en effet pas entendu parler, au moins une fois dans sa scolarité, voire en d’autres circonstances, de cette histoire d’amour contrariée par la mort, du périple aux Enfers d’Orphée et de son dénouement tragique ?

Je vous le demande ! Qui ?

Même moi, qui n’est pourtant pas un rat de bibliothèque cacochyme hantant les rayonnages consacrés à la Grèce antique, j’en conserve un souvenir ému sans jamais avoir vraiment lu le texte d’Ovide, du moins dans sa traduction française. Pour tout dire, je crois l’avoir effleuré pour la première fois en lisant un épisode de Thorgal. À une époque où j’avais encore le poil vif et frétillant. Mais baste, passons sur ces considérations nombrilistes. Je sais, nous sommes sur un blog, mais quand même…

Cela faisait belle lurette que je n’avais pas lu un texte de Robert Silverberg. La faute à une succession de mauvaises expériences avec ses derniers romans (et je ne parle même pas de ce truc anecdotique, paru aussi chez ActuSF, censé rendre hommage à l’âge d’or de la SF américaine, et s’intitulant Hanosz Prime s’en va sur Terre). La faute aussi au monsieur, guère prolixe textuellement puisque n’ayant plus vraiment besoin de prouver quoi que ce soit… Pour ces raisons, je confesse avoir nourri quelques craintes avant de commencer ce Dernier chant d’Orphée. Eh bien, que nenni ! Je me suis régalé du début jusqu’à la fin avec cette réécriture du mythe, assez semblable dans sa manière, à celle de l’épopée de Gilgamesh (Gilgamesh, roi d’Ourouk).

Peut-être paraît-il superflu de résumer l’histoire d’Orphée ? Dans le doute, ne nous abstenons pas. Fils supposé du roi Oeagre de Thrace et de la muse Calliope, Orphée reçoit en cadeau du dieu Apollon, dont il devient ainsi le protégé, une lyre divine. Musicien émérite, aède réputé, on le dit capable de charmer les animaux et d’émouvoir jusqu’aux éléments de la nature. Bref, Orphée a toutes les caractéristiques de l’archétype. Jusque dans les péripéties de ses errances dont le voyage aux Enfers n’est qu’une aventure parmi d’autres.

«  Ce sera mon dernier chant. Il est pour toi, Musée, mon fils. Il te dira tout ce qu’il y a à savoir sur ma vie. Mon dernier chant, mais aussi le premier, car la fin est le commencement et, pour moi, il n’y a ni fins ni commencements ; seulement le cercle de l’éternité. »

Le dernier chant d’Orphée conjugue à la fois le mythe, le voyage et la mort. Trois des principaux thèmes traversant l’œuvre de l’auteur américain, comme le rappelle l’excellente courte préface de Pierre-Paul Durastanti.

Héros voyageur, souverain respecté de ses sujets, argonaute courageux mais dont la lucidité n’obscurcit pas le jugement lorsqu’il s’agit d’évoquer les exploits de ses compagnons, poète révéré dont on loue la science secrète, la figure d’Orphée traverse plusieurs récits, nourrissant au passage une sorte de dévotion à mystères.

De ce personnage, Robert Silverberg fait quelqu’un de conscient de sa condition, convaincu qu’il ne peut guère influer sur son destin puisque tout est écrit à l’avance. Il réécrit le mythe, ajoutant sa propre vision aux précédentes versions.

Il restitue ainsi, à la première personne, le périple du héros thrace, entre son royaume natal, les Enfers ténébreux, l’Égypte mystérieuse et la lointaine Colchide, redistribuant les épisodes selon ses propres choix narratifs. Et pourquoi s’en priver d’ailleurs ? Un mythe n’est-il pas la réécriture de motifs anciens dans un dessein précis ?

Sous la plume de l’auteur américain, les aventures d’Orphée semblent marquées par le sceau de la fatalité, le fatum grec, ou de sa variante judéo-chrétienne : la prédestination. Qui sait, peut-être même peut-on déceler dans son récit une part de stoïcisme. Car, à l’instar de Zénon de Cition, Orphée ne craint pas le destin. Il considère appartenir à un projet cosmique et rationnel, où tout ce qui est et tout ce qui sera demeure régi par une loi nécessaire excluant le hasard et se répétant éternellement.

Évidemment, l’exercice paraîtra peut-être vain aux connaisseurs du mythe. Il faut bien avouer que Le dernier chant d’Orphée ne recèle pas des trésors d’inventivité ou d’exubérance. Toutefois, on peut y voir aussi un exercice de style parfaitement maîtrisé, non dénué d’humour.

Et puis, au crépuscule de sa carrière et de son existence, Robert Silverberg n’est-il pas un peu comme Orphée, conscient d’avoir charmé du mieux qu’il pouvait des foules de lecteurs désormais dévoués aux louanges et à l’interprétation de ses écrits ? C’est un secret qu’il se garde bien de nous révéler.

Un dernier mot pour dire qu’Eric Holstein a bien eu du courage d’interviewer Robert Silverberg. Les réponses laconiques de l’auteur le confirment, s’il le fallait encore, mieux vaut se contenter de lire ses romans et nouvelles…

Le dernier chant d’Orphée [The Last Song of Ophéus, 2010] de Robert Silverberg – Éditions ActuSF, collection Perles d’épice (novella inédite traduite de l’anglais [US] par Jacqueline Callier et Florence Dolisi)

Les Marches de l’Amérique

Parce qu’il n’a pas eu le courage de reprendre la ferme familiale, après la mort de sa femme, Pigsmeat Spense a tout abandonné, préférant s’aventurer sur la Frontière, histoire d’y prendre un nouveau départ. Après tout, l’Ouest n’est-il pas le territoire de toutes les promesses pour les déclassés et les marginaux, mais aussi pour le gouvernement américain, de plus en plus soucieux de l’intégrer dans l’Union afin de le découper en petits morceaux pour le vendre au plus offrant. Pour Tom Hawkins, la Frontière apparaît comme un refuge, un lieu où échapper à une carrière de tueur, inaugurée par le meurtre de son père. Amis depuis l’enfance, les deux hommes parcourent les terres encore vierges de l’Ouest américain, vivant de petits boulots sans parvenir à se fixer définitivement quelque part. Poursuivis par leurs nombreux crimes, ils désespèrent d’échapper à leur destin.

Jusqu’au jour où leur chemin croise celui de Flora, une esclave métisse, prostituée par le fils de son propriétaire. La belle leur offre l’opportunité de racheter leur existence criminelle, en accomplissant sa vengeance.

« Tu te souviens d’eux inquiets en permanence. Ils avaient peur de se perdre, puis ils avaient peur de se retrouver ailleurs que là où ils voulaient aller. Ils avaient peur du pays devant eux – l’immense horizon rouge sang vers lequel ne s’étendait rien d’autre que de l’herbe et un ciel si bleu qu’il leur faisait mal – mais ils continuaient à marcher, et toi, qui était si jeune, tu marchais avec eux.

Tu te souviens encore de ce ciel implacable. Parfois morcelé par des nuages et parfois non. Tu te souviens de ce vaste désert d’herbe qui n’était même plus l’Amérique, mais quelque autre pays, tu te souviens que le vent était sans saveur, et tu ne te souviens pas de grand-chose d’autre. Des étoiles la nuit, peut-être. »

La Frontière appartient aux mythes fondateurs, creuset de l’identité américaine. Déclinée sous diverses formes au cinéma et dans la littérature, elle a longtemps contribué à cette image de liberté incarnée par la jeune nation, fondée au départ sur la côte Est. Au point de masquer la réalité et ses angles morts, guère reluisant. Mais, que voulez-vous, quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende.

Avec Les Marches de l’Amérique, second roman de l’auteur paru en France, Lance Weller écorne quelque peu la légende. Délaissant le champs de bataille de la Wilderness, il porte son regard sur les étendues encore vierges de l’Ouest américain. Une immensité loin d’être encore complètement cartographiée, recelant des dangers de toutes sortes, maladie, déserts hostiles, cimes enneigées, indiens et desperados. Une terre de dispute, entre Mexicains et Américains, sillonnées par des bandes ensauvagées de chasseurs de scalps, par des prostituées, des trappeurs et autres ermites fuyant la « civilisation », toute une foule de va-nu-pieds à l’existence sordide. Un espace de conquête où débarque un flot continu de colons bien mal armés pour y survivre. Des pauvres gens, durs à la peine, portant dans leurs maigres bagages l’espoir de recommencer une existence sur des bases meilleures, avec comme seul avenir une vie de labeur et la certitude de finir enterré dans ce sol qu’ils convoitent tant.

Cette thématique traverse Les Marches de l’Amérique, comme un arrière-plan en technicolor, fournissant les composantes du destin de Tom, Pigsmeat et Flora. Une destinée implacable que le trio s’efforce de faire mentir et qui pourtant finit par les rattraper. Car en effet, à l’instar de Méridien de sang de Cormac McCarthy, l’Ouest de Lance Weller n’a rien d’un décor en carton pâte, posé là pour faire joli. La majesté de ses paysages s’oppose au triste spectacle de l’humanité, dont les manifestations composent les chapitres violents de l’histoire de sa conquête. Un récit bien éloigné de l’imagerie naïve du légendaire de la Frontière.

Déconstruction critique du mythe de la Frontière, Les Marches de l’Amérique se révèle un récit empreint d’un fatalisme dépourvu de toute nostalgie, et pourtant, au-delà de la flamboyance des faiseurs de légende et des politiques, le roman de Lance Weller dévoile des trésors d’humanité. Et, pas toujours là où on le croit.

« Je suis en train de te dire qu’un homme qui va là-bas, dans l’Ouest, maintenant, il pourrait y prendre un bon départ dans la vie. Ou y prendre un nouveau départ. Un homme pourrait laisser derrière lui tout ce qu’il était. Peut-être se faire un jardin dans tout ce désert. Pars pour l’ouest. Et raconte-toi une nouvelle petite histoire sur toi-même. »

Les Marches de l’Amérique (American Marchlands, 2017) de Lance Weller – Éditions Gallmeister, collection « Nature Writing », 2017 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par François Happe)

Lovestar

Dans un monde déboussolé, où mêmes les sternes arctiques et les papillons monarques ont perdu leurs repères, LoveStar a fait fortune grâce à l’invention de l’homme moderne et sans fil, capitalisant sur les ondes émises par les animaux migrateurs. Il en résulte une société un tantinet dystopique où l’humanité a renoncé à son libre-arbitre pour adopter la marchandisation de son existence, asservie aux trouvailles marketing du créateur de la multinationale. Contre quelques milliers de couronnes, InLove calcule votre âme sœur, LoveMort fait de vos funérailles un moment festif et ReGret vous conforte dans vos choix. Pour financer ces applications coûteuses, rien de plus simple : il suffit d’aboyer des slogans publicitaires ou d’héberger des messages subliminaux à destination de vos proches.

Dans ce meilleur des mondes possibles, Indriði et Sigríður vivent leur amour sans se soucier d’autrui. Une relation fusionnelle et absolue. Jusqu’au jour où InLove calcule l’âme sœur de Sigríður. Et celle-ci n’est pas Indriði. Contre tout et contre tous, le couple refuse l’évidence s’exposant au harcèlement, à l’intimidation et au déclassement…

« Lorsqu’une idée voit le jour, l’homme dont elle s’empare se vide. »

LoveStar fourmille d’idées, toutes plus baroques, incongrues, bizarres, poétiques… que les autres. Andri Snær Magnason ne semble d’ailleurs pas en manquer pour mettre en scène un monde absurde, à la fois ultra-capitaliste, hyper-technologique et chimérique. Mais, il faut s’accrocher et accepter de doper sa suspension d’incrédulité (personnellement, j’ai rapidement échoué). D’aucuns trouveront les idées de l’auteur islandais amusantes, ironiques ou déjantées. Personnellement, ce foisonnement m’a assommé, me faisant frôler l’indigestion. Je crois qu’il y a ici un état d’esprit auquel je n’adhère pas du tout. A ce propos, la quatrième de couverture convoque les mânes de Boris Vian pour louer les qualités de l’univers de LoveStar. J’y ai décelé également du Antoine de Saint-Exupéry, en particulier Le Petit Prince, conte que je déteste. Ceci explique cela… Toujours est-il que j’ai décroché très vite, me désintéressant de sa critique sous-jacente du capitalisme consumériste et de la société du spectacle. Sur ce sujet, autant revenir aux classiques : lisez le caustique Planète à gogos, bordel !

Mais, ce sont surtout les choix narratifs de l’auteur qui me laisse dubitatif. Tout d’abord, sa propension à vouloir tout expliquer au lieu de suggérer, des pages et des pages qui font passer l’histoire d’amour de Indriði et Sigríður au second plan. Sur ce point, je dois reconnaître avoir trouvé aussi la relation du couple particulièrement nunuche. Et puis, malgré quelques trouvailles hilarantes, comme le rembobinage des enfants où le conditionnement à aboyer ou héberger des publicités, LoveStar n’incite guère à l’empathie. Le traitement demeure froid, clinquant et dépourvu de véritable horizon d’attente. Bref, je me suis bien ennuyé.

LoveStar a recueilli les suffrages de la majorité des jurés du Grand Prix de l’Imaginaire en 2016, comme en atteste le bandeau. Personnellement, il rejoint illico mon palmarès des rendez-vous manqués.

Lovestar (Lovestar, 2002) de Andri Snær Magnason – Réédition J’ai lu, 2017 (roman traduit de l’islandais par Eric Boury)

Les Nuits du Boudayin

Un temps projetée chez Denoël, dans la collection Lunes d’encre, puis abandonnée au profit de titres plus faisables, l’intégrale des aventures du privé Marîd Audran paraît finalement chez Mnémos. Un livre massif, relié, à la couverture rigide cartonnée, mais malheureusement gâchée par une illustration que l’on qualifiera poliment de moche. Même si les trois romans de la série demeurent disponibles en poche, on peut se réjouir de trouver désormais dans nos contrées l’ensemble des aventures du personnage créé par George Alec Effinger. Les nouvelles rassemblées dans le recueil posthume Budayeen Nights figurent en effet au sommaire de cet ouvrage, à l’exception cependant de «  Marîd Changes his Mind  ». Mais, ceci n’est pas bien grave vu qu’il s’agit des six premiers chapitres du roman Privé de désert. Par contre, on peut déplorer que la traduction de Jean Bonnefoy, surtout les calembours piteux des titres, n’ait pas été un tantinet remaniée. Tant pis  !

À la croisée de la science-fiction et du roman noir, le quartier du Boudayin s’apparente à un coupe-gorge fréquenté par quelques touristes téméraires, en quête de frisson ou d’autres activités beaucoup plus illicites. Pour les habitués, prostituées, souteneurs et michetons, sexchangistes, policiers véreux et autres ruffians prompts au maniement du couteau ou du pistolet à aiguilles, ce lieu représente un havre de tranquillité pour mener à bien leurs combines. À la condition de respecter la hiérarchie criminelle et les règles établies par Friedlander bey, aka Papa, le caïd des caïds de la Cité. Dans ce futur balkanisé, où les anciennes nations ont cédé la place à une multitude d’entités politiques en conflit perpétuel, où la civilisation musulmane semble avoir pris le dessus, où les modifications corporelles ont pignon sur rue, se faire câbler le cerveau est devenu une opération banale si l’on possède les fonds nécessaires à l’intervention. Ceci permet d’accroître considérablement ses capacités ou de bénéficier d’autres personnalités. Ainsi, il suffit de brancher sur son implant un MAMIE (module mimétique enfichable) pour devenir quelqu’un d’autre, personnage réel ou fictif. Et si l’on ajoute un PAPIE (périphérique d’apprentissage intégré), on gagne des connaissances supplémentaires, voire une résistance accrue à la douleur, la faim ou les retours de beuverie. Bref, on flirte avec une sorte de posthumanité.

Si Les Nuits du Boudayin s’inscrivent dans les archétypes du roman noir, le contexte science-fictionnel rappelle bien entendu celui du courant cyberpunk. Dans le futur de George Alec Effinger, le changement de sexe n’exige qu’une opération chirurgicale pour adapter son anatomie. Le câblage neuronal apparaît monnaie courante, permettant toutes les fantaisies. La consommation de drogues adoucit la dureté de la vie et des cuites. Mais, l’esthétique cybernétique est ici teintée de culture musulmane. Le décalage apporte un zeste d’exotisme propice au dépaysement, même si le récit demeure ancré dans le registre hard boiled.

Au cours de ses pérégrinations livresques, le lecteur s’attache aux pas de Marîd Audran, sorte de Philip Marlowe avec keffieh, dans un décor des mille et une nuits de la déglingue. Dans Gravité à la manque, le bougre doit affronter un dangereux tueur, aux MAMIES multiples, sur fond de machination politique. Ce volet des enquêtes d’Audran se détache très nettement du lot, car si Privé de désert et Le Talion du Cheikh comptent quelques épisodes amusants, on n’y retrouve hélas pas la même fraîcheur. Devenu en effet l’homme de main de Friedlander bey, Marîd change de statut n’évoluant plus qu’à la marge du quartier du Boudayin.

À l’exception des trois textes déjà parus en France, les huit nouvelles ne sont que fonds de tiroir frustrants et histoires fragmentaires, inachevées du fait de la mort d’Effinger. En conséquence, on retiendra surtout «  La ville sur le sable  », matrice du Boudayin et récit teinté d’uchronie baignant dans la solitude, l’alcool et les regrets, mais aussi «  Le cyborg sur la montagne  » et «  Le Chat de Schrödinger  », intéressante variation sur le thème des univers multiples. Parmi les inédits, on se contentera de signaler l’excellent «  Le vampire du Boudayin  » où l’on retrouve le décalage jubilatoire de Gravité à la manque.

On le voit, toutes les nouvelles rassemblées dans cette intégrale ne semblent pas indispensables, loin s’en faut. Certes, le fan de Marîd Audran y trouvera sans doute de quoi contenter sa curiosité, notamment en découvrant les premiers chapitres du quatrième roman de la série et un texte fragmentaire, situé bien après l’action de la trilogie, à une époque où les PAPIES et les MAMIES ont été supplantés par une technologie plus moderne. Mais, tout cela procure également un sentiment de tristesse. Celui des projets inaboutis.

Les Nuits du Boudayin – L’intégrale des enquêtes de Marîd Audran de George Alec Effinger – Éditions Mnémos, 2015 (Omnibus traduit de l’anglais [États-Unis] par Jean Bonnefoy, Denise Hersant, Pierre-Paul Durastanti, Jean-Pierre Pugi et Adeline Durand, se composant des romans Gravité à la manque, Privé de désert, Le Talion du Cheikh et de huit nouvelles)

Les Milles automnes de Jacob de Zoet

Le lent cheminement des explorateurs européens les amène au Cipangu de Marco Polo en 1543. Les premiers navires à fréquenter les côtes de l’archipel sont d’abord ceux des Portugais, puis des espagnols, des anglais et enfin des Néerlandais. Commencent alors des échanges entachés par la méfiance puis la défiance, avant la rupture et une politique d’isolationnisme pendant la période d’Edo, les shoguns n’appréciant guère les menées des ordres religieux chrétiens.

Seuls les Néerlandais de la Vereenigde Oost-Indische Compagnie conservent le droit de commercer avec le Japon, mais dans des conditions draconiennes. Interdits de séjour sur le sol de l’archipel, les agents de la compagnie vivent confinés sur l’îlot de Dejima, près de la cité de Nagasaki, leurs mouvements et leurs biens étant strictement contrôlés par des gardes afin d’éviter tout éventuel prosélytisme. Cet établissement perdure pendant deux siècles, jusqu’à l’irruption des Américains, prélude à l’ère Meiji qui voit le Japon s’industrialiser afin de se protéger de la colonisation au XIXe siècle.

Lorsque Jacob de Zoet découvre les lieux en 1799, le comptoir n’est plus que l’ombre de lui-même. Tombé en déshérence et victime de la mauvaise gestion de ses agents, l’établissement végète, objet de curiosité pour les Japonais. Mais le plus grave reste à venir. La Compagnie s’apprête à faire faillite, les comptes plombés par la duplicité de ses dirigeants et par l’occupation française de la mère-patrie. Chargé d’assainir la situation, le supérieur de Jacob compte sur l’honnêteté de son subordonné pour traquer les malversations. Mais pour le jeune homme, il ne s’agit que d’un voyage de courte durée, une ou deux saisons, le temps d’obtenir fortune et expérience. De quoi se forger une situation sociale sérieuse aux yeux de son futur beau-père.

Roman historique, Les Mille automnes de Jacob de Zoet se veut une reconstitution documentée du Japon de la fin de l’ère Edo, au moment où les Européens s’apprêtent à coloniser le monde. On est ainsi immédiatement immergé à la fin du XVIIIe, au cœur du milieu des marchands néerlandais de cette époque et de leurs relations avec les autorités japonaises, même si David Mitchell opte pour une langue moderne, aisément lisible. Mais, le roman est loin de se contenter de cela, déroulant une intrigue qui lorgne du côté de l’aventure, avec notamment un couvent montagnard où l’on pratique des rites impies et un affrontement naval captivant, en guise de point final. Il faut cependant accepter une certaine lenteur, un goût pour les descriptions détaillées, dignes d’un miniaturiste, sans oublier le rythme dicté par l’idylle impossible entre Jacob de Zoet et Orito Aibagawa, la sage-femme au visage brûlé, source de son ravissement irrésistible.

En creux se dessine le portrait de la fin du XVIIIe siècle, période en proie aux changements impulsés par l’universalisme des Lumières et de la Révolution, mais aussi par les progrès de la pensée scientifique et des nationalismes. Face aux « barbares » étrangers, les Japonais paraissent bien démunis, se rendant compte progressivement que le statut-quo entretenu depuis le XVIIe siècle n’est plus tenable et qu’ils devront, à plus ou moins court terme, adopter le modèle occidental pour préserver leur indépendance. Un changement de paradigme que tous ne semblent pas prêts à accepter.

De leur côté, en se frottant à l’altérité, les Européens appréhendent d’autres façons de vivre, de se comporter ou de croire. De quoi les confronter à leurs contradictions et préjugés, en témoigne le débat autour de l’esclavage ou le regard porté sur les civilisations extra-européennes, jugées encore avec un racisme décomplexé.

« L’esclavage engendre peut-être quelques injustices commises à l’endroit de certains, commente van Cleef, il n’en reste pas moins que tous les empires ont été bâtis sur la base de cette institution. »

Bref, Les Mille automnes de Jacob de Zoet témoigne d’une subtile alchimie, entre fresque historique et aventure exotique, où le charme opère progressivement débouchant sur une œuvre envoûtante, matinée de visions déviantes flirtant avec les mauvais genres.

Les Mille automnes de Jacob de Zoet (The Thousand Autumns of Jacob de Zoet, 2010) de David Mitchell – Réédition Points, collection « Grand romans », 2013 (roman traduit de l’anglais par Manuel Berri)

Roma Aeterna

Roma Aeterna se compose de dix textes (nouvelles, novelettes et novellas) parus dans plusieurs revues et anthologies sur une période de treize années (le premier, « Vers la Terre promise », remonte à 1989). En France, c’est en 2004 dans la collection Ailleurs & Demain que le lectorat a pu découvrir dans son intégralité Roma Aeterna. Cependant il ne lui aura peut-être pas échappé que deux textes issus de ce livre étaient déjà disponibles en français : « Une fable des bois véniens » qui figure au sommaire du recueil Le nez de Cléopâtre, et « Se familiariser avec le Dragon », novelette aperçue dans l’anthologie Horizons lointains.

Roma Aeterna est, pour reprendre la terminologie de Eric B. Henriet, une pure uchronie. Ici, pas de paradoxe généré par un voyage temporel, ni d’univers parallèle. La ligne historique résultant de la divergence est la seule existante. Comme l’exprime le court prologue – un dialogue entre deux historiens romains – les Hébreux n’ont pas accompli leur exode vers la Palestine. Ceux-ci sont demeurés en Égypte et le judaïsme n’a pas donné naissance par la suite au christianisme. Nous nous trouvons donc devant un Empire romain qui a perduré au-delà du terme historique dont nous avons connaissance par ailleurs. Et si les Hébreux avaient émigré, quelle voie aurait emprunté l’Histoire ? Cette conjecture, hautement improbable aux yeux de nos deux historiens, d’autant plus que leur dialogue prend place en 1203 AUC (Ab Urbe Condita, retranchez 753 années pour retrouver notre datation habituelle) leur paraît tout juste bonne à stimuler l’imagination d’un plumitif œuvrant dans le domaine de la littérature plébéienne. Cette divergence ne doit évidemment rien au hasard. Elle s’inspire d’une œuvre majeure de la culture historique classique anglo-saxonne, l’essai de l’historien Édouard Gibbon (1737-1794) : Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain. Pour l’auteur britannique, il ne fait aucun doute qu’une des raisons déterminantes de la décadence de l’Empire romain est imputable au christianisme. Il considère que celui-ci a contribué à détourner la population romaine de la défense de l’Empire et du consensus civique, au profit des récompenses du paradis. Les empereurs ont ainsi laissé l’armée se barbariser pendant que la classe dirigeante s’amollissait, troquant ses vertus civiques contre des vertus chrétiennes inappropriées au maintien de la cohésion de l’Empire. L’essai de Gibbon a bien entendu été la cible de nombreuses critiques, en particulier de la part de l’Église chrétienne. Pourtant celui-ci reste un modèle d’analyse historique doté de surcroît d’une grande qualité d’écriture.

Il n’est pas exagéré d’affirmer que Roma Aeterna, est plus convainquant que « La porte des mondes ». Il se dégage de ce titre tardif une véritable réflexion sur l’Histoire alors que dans l’uchronie juvénile de l’auteur, la divergence n’offrait qu’un prétexte à des aventures tout au plus distrayantes. Robert Silverberg balaie mille cinq cents années de Pax Romana en se focalisant volontairement sur quelques instants cruciaux de cette Histoire alternative. Il instaure un dialogue entre les œuvres vives de l’Histoire – ce temps long des permanences mentales et structurelles délimité par l’historien Fernand Braudel – et le tressautement éphémère de l’existence humaine. De cet échange résulte, non une révision de l’Histoire, mais une variante et on se rend compte que si l’Histoire a bifurqué, ce n’est pas pour emprunter un sentier radicalement différent. Pour s’en convaincre, il suffit de dérouler le fil des événements relatés dans Roma Aeterna. On y retrouve globalement et jusque dans les dates – une fois la conversion faite dans le calendrier chrétien – une ligne historique qui correspond à la nôtre.

On peut évidemment avancer quelques bémols. L’approche historique de Silverberg privilégie le point de vue des puissants. L’auteur s’écarte très rarement du milieu de l’aristocratie et délaisse les petites gens, cette plèbe ravalée au rang de prolétariat laborieux et dangereux. C’est également une approche très politique qui remise en arrière plan l’évolution des arts, des sciences et des techniques. A l’exception des textes « Avec César dans les Bas-Fonds » et « Une fable des bois véniens », on relève l’absence de ce souffle vital qui anime les plus belles réussites de l’auteur. La reconstitution historique est impeccable de vraisemblance mais on aurait souhaité davantage de chaleur humaine et de passion ; tout ce qui finalement fait le sel de l’Histoire et distingue le roman de l’essai académique.

Néanmoins malgré ces quelques réserves, Roma Aeterna demeure un modèle d’uchronie dont la cohérence suscite l’admiration.

Additif : la pudeur me fait mettre la couverture de l’édition américaine plutôt que les immondes tentatives des éditions grand format et poche en France.

Roma Aeterna de  Robert Silverberg – Robert Laffont coll. « Ailleurs & Demain », septembre 2004 (roman en partie inédit traduit de l’anglais [US] par Jean-Marc Chambon)

 

Le Dit de la Terre plate

Une multitude de royaumes prospèrent sur la Terre plate, affichant toutes les stigmates de la décadence : richesse tapageuse, misère fort réjouissante au regard, cruauté gratuite, luxure et concupiscence à tous les étages. Souvent, ils s’affrontent, des conflits progressant comme un feu de paille sous le souffle de souverains conquérants. Sous des cieux habités de dieux aux abonnés absents, les hommes vivent et meurent dans l’insatisfaction permanente. Une constante demeure toutefois : l’humanité offre aux démons une source intarissable de distractions. De cette époque témoignent un faisceau de contes réunis ici en deux épais volumes et intitulés Le Dit de la Terre plate.

À l’orée des années 1980, OPTA puis Presses-Pocket éditent Le Dit de la Terre plate, une des pièces maîtresses de l’œuvre de l’auteur britannique Tanith Lee. Rude épreuve pour les lecteurs de l’époque, accoutumés à son autre cycle La Saga d’Uasti, que cette série de contes aussi sucrés et entêtants qu’une armoire normande parfumée à l’Angel de Thierry Mugler. Sévère punition également que la lecture des deux forts volumes – deux vrais briseurs d’étagères – réédités par Mnémos, éditeur fort actif en ce début d’année 2010.

À l’instar de l’âge hyborien, Le Dit de la Terre plate se déroule à une époque antique si lointaine qu’elle en est devenue mythique. À la fois aire géographique clairement délimitée, trois mondes superposés – un Ciel, une Terre, un Enfer –, et ère temporelle dilatée dans une impression d’éternité figée, la Terre plate procure un vaste décor à une succession de contes empruntant autant à l’Orient – on pense plus d’une fois aux Mille et Une Nuits – qu’à des auteurs plus contemporains, tels Charles Duits ou Roger Zelazny. Même si ce parallèle apparaît totalement injustifié, une même communauté d’inspiration semble pourtant guider leurs plumes.
Dans cette période antédiluvienne, les monarques évidemment mégalomanes s’entichent de chimères pendant que les démons s’amusent de leurs vaines gesticulations. Malédiction, extermination, vengeance, jalousie et parfois amour sincère constituent le sel de l’existence pour les puissants comme pour les faibles. Un sel souvent pimenté de magie noire, la meilleure, du moins la plus apte à générer la tragédie. Une profusion de porphyre, de lapis-lazuli, d’onyx rutile sur les façades et les dômes des palais cyclopéens pendant que l’encens sature un air où l’on sent toutefois affleurer les relents de la charogne. On est dans le trop-plein, la démesure, la sensualité exacerbée, la plus totale décadence… L’orgueil précède la chute ?
Dans une familiarité teintée de crainte, l’humanité côtoie des animaux doués de parole, des créatures monstrueuses – dragons et autres chimères enchantées – et une multitude de démons en goguette. Attirés par les activités humaines, par l’hubrys des souverains, Drin, Eshva et Vazdru se jouent des passions et des désirs, récompensant ceux-ci souvent bien cruellement. Parmi eux, Ajrarn est le plus rusé. Il n’usurpe pas son titre de Prince des princes parmi les démons et de protégé de Tanith Lee, un traitement de faveur qui lui vaut même d’être ressuscité.

Organisé comme une série de contes enchâssés dans une trame générale, « Le Maître des Ténèbres » permet de lier connaissance avec le préféré de Tanith Lee. Mais ce grand seigneur parmi les démons ne se contente pas d’apparaître dans ce seul livre. Il se manifeste dans les autres volets du cycle, au point même de ravir la vedette aux autres princes démons. Rien ne réjouit davantage Ajrarn que de briser, par simple caprice, la destinée des mortels, modestes comme puissants. Et s’il ne peut obtenir ce qu’il désire, il le détruit. On suit ainsi quelques-uns de ses méfaits, plus ou moins captivé par les descriptions et les intrigues. Adoptant un orphelin de mortel, Ajrarn le fait élever dans sa cité souterraine de Druhim Vanashta, avant d’en faire son amant. Ayant eu connaissance de ses origines, le jeune homme est irrésistiblement attiré par la surface du monde. Ajrarn multiplie les artifices pour le détourner de ce tropisme avant finalement de lui céder, accordant une journée de liberté auprès des siens. Jalousie, vengeance, tout cela se termine évidemment très mal.

Le second conte est un récit classique de collier ensorcelé semant la convoitise, la discorde et la mort pour le plus grand plaisir du seigneur démon. Lui succède une histoire d’amour sans véritable éclat puis à nouveau un récit de vengeance, certes plus copieux puisque se poursuivant sur plusieurs générations (un procédé récurrent dans Le Dit de la Terre plate). Là encore, le rendu de l’atmosphère et l’écriture somptueuse font oublier la banalité des ressorts et la platitude des personnages, sagement cantonnés dans leur statut d’archétype. La troisième et dernière partie vient heureusement rehausser l’ensemble. Intitulé « L’attrait du monde », ce dernier conte s’avère plus convaincant, même si très prévisible dans son déroulement. L’histoire révèle une facette inédite du prince démon : sa faculté au sacrifice, certes un peu tempérée par son besoin de l’humanité, à l’instar de l’araignée et de la mouche. Au final, l’impression de lire un ouvrage composite et un peu répétitif l’emporte, malgré toute la bonne volonté déployée. Que nous réserve le livre suivant : du meilleur, on l’espère…

À la différence du volume précédent, « Le Maître de la Mort » se distingue par son statut de roman complet. Il s’agit même du plat de résistance du premier livre de la réédition Mnémos. Pour résumer sommairement l’intrigue, disons juste que l’on suit la croisade menée par un jeune hermaphrodite (changeant de sexe selon les circonstances) contre la Mort, incarnée ici dans le personnage du seigneur Uluhmé. Au fil du récit, Tanith Lee nous gratifie d’un chassé-croisé amoureux, sensuel comme il se doit. Le motif de l’immortalité, déployé ici sur plusieurs générations, avec moult digressions et micro-histoires encapsulées dans la trame générale, est animé d’une multitude de traîtres, de seconds couteaux semblant coulés dans le même moule, mais c’est la loi du conte. Récompensé par le British Fantasy Award en 1980, « Le Maître de la Mort » souffre toutefois d’un gros défaut : sa longueur. On a tendance à s’essouffler dans les tours et les détours d’un récit interminable (il pèse pourtant à peine plus de 300 pages). Bref, on reste tiraillé entre déception et insatisfaction.

Hélas, les choses sont loin de s’améliorer avec le volume suivant. En effet, on replonge avec « Le Maître des Illusions » dans l’ennui, même si l’entrée en scène d’un troisième larron, Chuz, prince de la folie, laisse espérer un peu de nouveauté. En fait, Tanith Lee reprend exactement les mêmes procédés que dans les deux premiers volets. Elle déroule ainsi un récit ne brillant pas vraiment par son originalité. Et ce ne sont pas les allusions à des épisodes narrés dans les romans précédents qui viennent relancer l’intérêt ou rehausser une intrigue mollassonne se cantonnant aux mêmes tours de passe-passe et ressorts. Fort heureusement, le calvaire ne dure que 160 pages, même si on a l’impression de lire le double.

Au terme de ce premier livre, un premier bilan s’impose. Ce qui semble constituer l’unique attrait du Dit de la Terre plate – les motifs empruntés aux contes, les procédés narratifs calqués sur Les Mille et Une Nuits, la préciosité du langage –, tous ces éléments lassent davantage qu’ils ne fascinent. On se surprend même à tourner les pages, à sauter des passages entiers, pendant que la lassitude s’installe, pesante comme un cheval mort. Reste tout de même un livre à découvrir, soit deux romans complets.

« La Maîtresse des Délires » pourrait être sous-titré « les amours contrariés de Ajriaz et Chuz ». En effet, le prince de la folie, contraint de fuir l’ire d’Ajrarn, le père d’Ajriaz qui l’accuse de la mort de sa femme mortelle, ne peut vivre son amour paisiblement avec la fille du Prince des princes. L’histoire évoque une vraie sitcom familiale, égayée d’à peine un conte enchâssé intéressant – un récit de cité vampire.
Les choses ne s’améliorent guère avec « Les Sortilèges de la Nuit », présenté d’emblée comme une succession de contes supplémentaires se déroulant à la même époque que « La Maîtresse des Délires ». Le procédé fleure le tirage à la ligne, pour ne pas dire le foutage de gueule, ce que confirme pleinement la lecture de ce roman inintéressant et sans éclat. À réserver aux fans hardcore du cycle, mais il faut quand même aimer perdre son temps et apprécier la guimauve.

Arrivé au terme de cette longue chronique, il faut confier le profond ennui suscité par la lecture de cette intégrale. On ne niera toutefois pas l’intérêt de la réédition de deux des romans du cycle. Mais le caractère répétitif des archétypes, le recours systématique aux ressorts du conte, la luxuriance de l’écriture éprouvent la patience et finissent par l’user.

Pour être plus attrayant, Le Dit de la Terre plate mérite incontestablement d’être allégé de ses toxines de surface.

Le Dit de la Terre plate de Tanith Lee – Réédition Mnémos, collection « Icares », avril 2010

L’Apprentie du philosophe

De toute urgence, braquons les projecteurs de ce blog interlope vers James Morrow, écrivain que j’ai trop longtemps délaissé. A ma décharge, étant un adepte indécrottable du bonhomme et ayant épuisé quasiment tous ses livres, je m’étais résigné à lire les inédits avec parcimonie, histoire de faire durer le plaisir. Mais comme L’Arche de Darwin vient de paraître récemment, je peux enfin entamer L’Apprentie du philosophe que je gardais précieusement en prévision des jours de disette livresque. Ouf !

« La Science est capable de nous décrire un phénomène mais elle ne pourra jamais nous en révéler le dessein. La question majeure Pourquoi ?, continue de résider dans le domaine philosophique. »

Penseur darwiniste et athée, Mason Ambrose s’apprête à défendre sa thèse devant le comité d’examen chargé de la valider. Mais au moment de croiser le fer avec l’un des membres du jury, un théiste notoire, alors que l’auditoire rassemblé dans l’auditorium pour voir le sang couler retient sa respiration, il opte pour un repli prudent, sabordant par la même occasion sa carrière et son avenir. L’ex-thésard n’a cependant guère le temps de se lamenter sur son sort. Contacté par un intermédiaire, il accepte de faire l’éducation morale de Londa, fille de Edwina Sabacthani, célèbre et riche généticienne. Le défi lui paraît être à la mesure de son ambition, d’autant plus qu’il est assorti d’une enveloppe d’argent plus que substantielle, sans oublier le vivre, le gîte et le couvert, toute la durée de sa sinécure sur Isla de Sangre, au Sud de Key West.

Pourtant, arrivé sur place, Mason sent que cet univers paradisiaque cache quelque chose d’inavouable. Au cours de son exploration de l’île, il découvre ainsi que Londa a deux sœurs dont elle ne connaît pas l’existence, elles-même faisant l’objet d’une éducation à l’éthique assurée par d’autres professeurs. Toutes trois sont issues des ovules de leur mère, fécondés et élevés artificiellement avant de voir leur croissance accélérée jusqu’à l’âge choisi grâce à l’invention de l’ontogénérateur. Le procédé doit permettre à Edwina, très occupée par ses recherches, de profiter de la joie d’avoir des enfants avant de mourir, emportée par une maladie dégénérative qu’elle a malheureusement contracté.

Ne goûtant guère sa participation à une expérience qu’il juge égoïste et dont le déroulement lui rappelle les manipulations sinistres d’un Dr Moreau, Mason n’en poursuit pas moins l’éducation de Londa jusqu’à son achèvement. Il coupe ensuite les ponts, pensant profiter de son pactole tranquillement en devenant libraire. Mais dix ans plus tard, l’expérience vécue à Isla de Sangre se rappelle à lui.

« Homme corpulent, dont la tête petite et la silhouette bulbeuse évoquaient une quille de bowling menaçant de tomber, Enoch Anthem passa les trois semaines suivantes à attaquer l’opération Redneck à coups de mails, de blogs et des douzaines d’apparitions sur ce que Natalie appelait le réseau trèslaidvangélique. »

Paru Au diable vauvert et toujours pas réédité en poche, L’Apprentie du philosophe ne déroge pas à la manière de James Morrow. Pétillante de malice et d’intelligence, l’intrigue flirte avec la science-fiction, la philosophie et le burlesque, pour susciter moult réflexions et sourires en une synergie salutaire. Grand connaisseur de la philosophie, l’auteur américain vulgarise avec talent l’épicurisme, le stoïcisme, l’hédonisme et d’autres concepts relevant de l’éthique philosophique, convoquant au passage Socrate, Heidegger, Kant, Jésus Christ (!) et bien d’autres. À l’instar de Sinouhé, le personnage principal du péplum L’Egyptien, il s’interroge ainsi sur les problèmes éthiques soulevés par la science et les technologies et, en continuateur des Lumières, il réaffirme la nécessité d’une éducation à la raison.

Le narrateur de L’Apprentie du philosophe semble un double de James Morrow, projetant un regard tour à tour moqueur, provocateur ou ému sur le spectacle de la comédie humaine. Non sans un certain sens du burlesque d’ailleurs, comme l’auteur américain nous a accoutumé à le faire. Sur ce point, le roman recèle des morceaux de bravoure hallucinants. Des scènes surréalistes et baroques, jalonnées de trouvailles hilarantes ou effrayantes. L’assaut de Thémisopolis, l’utopie féministe et féminine fondée par Londa, par des hordes de fœtus avortés, ressuscités et amenés à maturité par l’ontogénérateur en fait partie. Une chair à canon téléguidée par une secte chrétienne dirigée par un télévangéliste monté en chaire. Mais, le projet prévoyant de faire sauter les automobilistes réactionnaires, en usant du subterfuge de joggeurs androïdes transformés en bombes ambulantes, portant des tee-shirts revendiquant la liberté d’avorter, de se marier entre personnes du même sexe ou l’évolution biologique, inspire également un ricanement nerveux. Bref, les piques de l’auteur américain font mouches et ses spéculations fournissent à l’esprit la matière à un questionnement dont les réponses enrichissent la raison.

Science sans conscience n’est que ruine de l’âme disait Rabelais. Loin de se cantonner à la formule incantatoire, James Morrow en explore les différents aspects, via l’éthique et la philosophie. Une démarche incontournable, de crainte d’abandonner le terrain à la religion et aux pseudo-théories New Age. Le sujet n’est d’ailleurs pas qu’américano-américain. Il traverse les opinions de nombreux pays, remettant par exemple en cause la théorie de l’évolution, par le truchement du dessein intelligent, ou cherchant à influer sur les applications pratiques de la science, par exemple en proscrivant l’avortement, voire la contraception. Tout ceci témoigne de la volonté sans cesse renouvelée des agités du culte à contrôler la vie d’autrui, en particulier celle de la femme, mais également de la nécessité du combat des rationalistes athées contre toutes les fariboles.

L’Apprentie du philosophe est une satire brillante et jubilatoire, prodiguant intelligence et ironie, mais également empathie et tendresse. Roman curieux de tout et malicieux, il apparaît comme le parfait remède contre les germes mortifères de l’obscurantisme, plus que jamais à l’œuvre aux États-Unis et dans le monde en 2018.

L’Apprentie du philosophe (The Philosopher’s Apprentice, 2008) de James Morrow – Éditions Au diable vauvert, 2011 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Philippe Rouard)