Hammerfall

Les lecteurs de ce blog savent ô combien l’aventure viking, l’univers des sagas et la société scandinave me passionnent. Certes, pas au point de me laisser pousser la barbe et de sacrifier à quelque culte païen. Une passion ne se cantonnant pas uniquement aux terres nordiques, mais me faisant embrasser un vaste espace civilisationnel (barbarisme de rigueur), entre Baltique et Méditerranée, entre mythe et Histoire, voire entre monde païen et Chrétienté. Bref, comme l’escomptent les lecteurs de ce blog, je crains avoir perdu une fois de plus tout sens critique…

Bande dessinée issue des œuvres de Talijantic et Runberg, Hammerfall est ancré de plain-pied dans cette période. Du premier, la quatrième de couverture m’apprend qu’il a scénarisé « Orbitales », une série de S-F au graphisme attrayant dont les aventures ne sont pas sans rappeler un tantinet celles du duo Valérian et Laureline. Le second, je ne connaissais pas. Mais je dois confesser avoir été séduit par son trait inspiré de l’école franco-belge, je pense ici en particulier à la série « Les Héros cavaliers », lorsque Michel Rouge œuvrait au dessin. Dupuis ayant réédité les quatre épisodes de la série dans une intégrale bénéficiant d’un traitement de qualité et de quelques croquis dénotant d’effets de stylisation assez réussis, j’ai donc succombé sans coup férir.

Quid de l’histoire ? Fin du VIIIe siècle. Un raid des hommes du Nord aboutit au vol de reliques précieuses, jusque-là conservées précieusement au monastère de Jarrow. Ce forfait est le point de départ d’une saga épique, mettant en scène Charlemagne, un clan viking, sans oublier les dieux du panthéon nordique, scandinaves et germains confondus, et pour cause… On suit ainsi deux trames, l’une en terre scandinave, l’autre dans le royaume franc, où Charlemagne est confronté à une énième révolte saxonne.

Autant le dire tout de suite, je considère Hammerfall comme une grande réussite. Le fond comme la forme, l’Histoire comme la fiction, les deux auteurs restituent l’époque avec vraisemblance et talent. S’ils se veulent les plus proches possibles du fond historique (pas ou peu de fantasmes sur les vikings, les Saxons et les Francs), Runberg et Talijantic n’en oublient pas pour autant la forme, celle de la saga. Récit aventureux animé par la vengeance, les actes héroïques et une bonne dose de fatalisme, Hammerfall ne ménage que peu de répit au lecteur, laissant libre cours à une fantasy inspirée des mythes nordiques.

Ainsi, les divers acteurs historiques, mythiques et fictifs de cette série accomplissent-ils leur destin, leur propre récit se mêlant, voire se confondant, avec celui de la Grande Histoire. Seul bémol pour tempérer mon enthousiasme : un dénouement un tantinet bâclé. Pourtant, la matière ne manquait pas pour conférer à l’histoire de Runberg et Talijantic l’ampleur dramatique lui faisant défaut.

Hammerfall de Boris Talijantic et Sylvain Runberg – Editions Dupuis, mars 2012

Oniromaque

Alors que la Grèce s’apprête à basculer dans la guerre civile, le jeune Jordi rejoint les Brigades internationales qui commencent à se former aux frontières de l’État grec. Venus pour lutter contre les colonels putschistes, derrière lesquels se dessine l’influence de la Ligue Hanséatique, ces combattants issus de diverses nations se rassemblent, prêts à en découdre avec l’ennemi. Mais, on leur propose une autre sorte de combat, où la capacité à rêver importe davantage que les compétences guerrières.

Inédit jusqu’à sa publication par les éditions Armada, Oniromaque est une œuvre posthume sans prétention à laquelle on prend plaisir sans vraiment s’enthousiasmer. Écrit par Jacques Boireau, auteur dont la bibliographie confidentielle se limite à quelques nouvelles, dont une auréolée d’un prix Rosny aîné en 1980, le roman évoque par sa thématique les univers divergents de Philip K. Dick. On pense en effet beaucoup à Le Seigneur du Haut-château en lisant cette uchronie faussement personnelle, mais aussi à L’œil dans le ciel, tant les effets de l’oniromaque rappelle les univers subjectifs des personnages de Dick, même si ici les rêveurs semblent en mesure d’interagir avec la réalité au point d’en modifier les paramètres historiques.

Jacques Boireau s’y connaît en matière de doute sur la réalité. Il brouille astucieusement les pistes, semant avec parcimonie les indices pour dévoiler petit-à-petit une uchronie où les différentes réalités et temporalités s’enchâssent à la manière de poupées gigognes dont les parois finissent par se fondre en un continuum parallèle.

A ce procédé vertigineux, l’auteur ajoute un goût manifeste pour le pastiche, l’exercice de style et le détournement d’œuvres littéraires bien connues. L’amateur s’amusera ainsi à retrouver parmi les hommages de l’auteur une version alternative du Désert des Tartares avec un Dino Buzzati mutique, du Céline dans le texte, André Malraux en brigadiste convaincu, une utopie urbaine inspirée de Claude-Nicolas Ledoux, des zeppelins menaçants et bien d’autres visions oniriques, inquiétantes ou poétiques.

Bref, si en matière de mise en abîme de la réalité Oniromaque n’atteint pas les sommets des romans de Michel Jeury ou de André Ruellan, il se révèle toutefois comme une petite curiosité à l’atmosphère rétro pas désagréable, avec comme seul bémol une intrigue un tantinet mollassonne, répétitive et convenue.

Oniromaque de Jacques Boireau – Réédition Hélios, août 2015

Votre fumée montera vers le ciel

Bien connu dans le milieu du polar pour ses nombreux romans, Joseph Bialot est aussi un ancien déporté du camp d’Auschwitz. Une destination qui ne lui a pas été fatale, même si le système concentrationnaire s’est efforcé de l’effacer comme ses nombreux autres coreligionnaires. Arrêté à Grenoble en juillet 1944, puis déporté en Pologne le 11 août, il reste interné jusqu’à la libération du camp en janvier 1945, échappant à la mort par miracle. De cette expérience traumatisante, il tire C’est en hiver que les jours rallongent, témoignage à hauteur d’homme, écrit pour conserver la mémoire de l’événement, même s’il confie dans la préface n’entretenir guère d’illusion quant aux leçons de l’Histoire… Il a lui-même attendu plus de cinquante ans pour le faire, après une longue période de résilience et de reconstruction personnelle, conscient qu’il n’existe pas de mots pour décrire l’horreur concentrationnaire. Une impression confirmée par la préface de la seconde édition de l’ouvrage, publié par les éditions de l’Archipel en 2011, sous le titre Votre fumée montera vers le ciel.

« Je crois que ma mère a, peut-être, pressenti le vide sidéral dans lequel ont vécu les déportés. (…) elle fêtait mon anniversaire deux fois par an, le 10 août pour l’état civil, lorsqu’elle m’a mis au monde, et le 27 janvier, jour de ma libération, date de ma sortie du monde. Elle n’a jamais posé de questions mais restait, les yeux mi-clos, totalement silencieuse, s’imprégnant de mes pauvres mots de tous les jours (…).»

Votre fumée montera vers le ciel (C’est en hiver que les jours rallongent) propose une collection d’instantanées. Des clichés issus de la mémoire de Joseph Bialot et dont le dégradé de gris n’incite guère à la mélancolie. Bien au contraire, il dévoile le quotidien concentrationnaire des kommandos, cette main-d’œuvre vouée à l’effacement, avec la mort comme unique perspective d’avenir. Une paire de chaussures, les brimades des kapos, les humiliations, le travail éreintant, la menace permanente de la sélection, mais aussi l’absurdité d’un système qui fait dresser un sapin sur la place d’appel pour fêter Noël. Et, la faim omniprésente qui ravale l’être humain à un paquet de réflexes, tiraillé par l’instinct de survie. En quelques mots et anecdotes, il reconstitue l’ordinaire du déporté, tentant d’en livrer un aperçu forcément atténué, même s’il demeure poignant.

Oscillant sans cesse entre la période de son internement à Auschwitz, sa libération en 1945 et sa difficile résurrection, l’ouvrage révèle aussi le douloureux processus de résilience de Joseph Bialot. Un processus qu’il n’est jamais parvenu à mener à son terme, restant une ombre parmi les autres, mais échappant au suicide comme ultime tentative pour échapper à la culpabilité d’avoir survécu.

Et après… Le titre de la préface de la réédition de 2011 résonne de manière sinistre. Joseph Bialot y livre quelques réflexions désabusées sur l’humanité. Des hommes et femmes qui ne semblent avoir tirés aucun enseignement du génocide, s’enferrant dans le cortège de mauvais augure du sectarisme, du nationalisme, de l’antisémitisme, du racisme et de l’intolérance, en général. Un terreau fertile pour les charniers du futur. Les libérateurs d’hier sont ainsi devenus les complices des nouveaux génocidaires, voire les bourreaux. In girum imus nocte ecce et consumimur igni.

A la fois témoignage et hommage aux survivants n’ayant pu surmonter leur traumatisme, Votre fumée montera vers le ciel (C’est en hiver que les jours rallongent) est l’œuvre d’un homme hanté qui n’est jamais vraiment sorti des camps, marqué à la fois dans sa chair et son esprit par une expérience indicible. Bref, voici une œuvre indispensable pour ne pas oublier la Shoah, cet événement à l’aune duquel on évalue désormais toutes les tueries.

« Les SS ont gagné parce que, après Auschwitz, les Juifs seront assimilés au conformisme général et uniformisés par la nationalité, la conversion ou Eretz Israël, et voilà pourquoi le Lager termine une épopée de quarante siècles. Mais le triomphe de l’Ordre noir tient surtout dans le fait qu’il a relativisé le meurtre, fait de l’assassinat une statistique, banalisé la torture, le crime collectif, inventé la mort globale, celle des hommes et de leur culture. Et ça, les humains ne l’oublieront pas, ça leur plaît ! Trop ! Beaucoup trop ! Voir les informations du jour… »

Votre fumée montera vers le ciel (C’est en hiver que les jours rallongent) de Joseph Bialot – Réédition Pocket, novembre 2016.

Le Complot contre l’Amérique

Chronique publiée en hommage à Philip Roth, bien entendu.

« C’est la peur qui préside à ces Mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n’y a pas d’enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif si nous n’avions pas eu Lindbergh pour président, ou si je n’étais pas né dans une famille juive ? »
Les enfants adorent se faire peur. Dans Le Complot contre l’Amérique, Philip Roth transpose sur le papier une crainte enfantine à l’aide de l’uchronie. Et si Charles Lindbergh, le sympathique et réputé aviateur états-unien, avait battu Franklin Delano Roosevelt au cours de l’élection présidentielle de novembre 1940 ? Quel aurait été le devenir de la démocratie américaine et le destin d’un monde en guerre ? Et si ce héros américain emblématique, marqué par un deuil éprouvant, celui de son enfant enlevé et assassiné en 1932, était devenu le trente neuvième président des États-Unis, quelle aurait été la vie du jeune Philip Roth et de sa famille ?

La question est d’importance, surtout lorsque l’on sait que Lindbergh exprimait des idées franchement puantes qui suscitaient un écho favorable dans l’opinion publique de son époque. Militant charismatique au sein de l’organisation isolationniste America First, l’Aigle solitaire, comme on le surnommait, s’était laissé aller, et pas qu’une fois, à affirmer sa sympathie pour Adolf Hitler : « C’est sans doute un grand homme, et je suis convaincu qu’il a fait beaucoup pour le peuple allemand. » Le même Lindbergh décoré par le régime nazi, une décoration qu’il ne reniera jamais, sans même parler de la rendre… Enfin, ce Lindbergh auteur de propos racistes, pour le moins : « Nous devons nous protéger des attaques des armées étrangères, et de la dilution par les races étrangères… ainsi que de l’infiltration d’un sang inférieur », et indéniablement antisémites : « Il n’y a que trop de Juifs à New York dans l’état actuel des choses. En petit nombre, ils donnent de la force et du caractère à un pays, mais quand ils sont trop nombreux, ils engendrent le chaos ; or il nous en arrive trop. » Tout ceci, Philip Roth le rapporte dans un post-scriptum pédagogique en fin d’ouvrage, ce qui permet de resituer les personnages de son roman et leurs propos dans le vrai contexte historique.

Revenons au récit. Narré au rythme d’une autobiographie en partie imaginée, Le Complot contre l’Amérique est la chronique d’une famille juive ordinaire habitant Newark pendant les temps difficiles et incertains du premier mandat de Charles Lindbergh. On y perçoit la part des souvenirs personnels à travers les détails du quotidien — la collection de timbres, la description du quartier et de son voisinage — et les réflexions intimes de l’auteur. Naturellement, le contexte historique divergent génère des conséquences inédites sur la vie et l’entourage du petit Philip. Le cousin — une vraie tête brûlée — va s’engager dans l’armée au Canada pour combattre en Europe. Il en reviendra d’ailleurs mutilé et finira comme homme de main pour un parrain de la mafia juive. Face à la montée des périls, certains notables de la communauté juive — et le frère aîné de Philip Roth — , s’engagent dans le Bureau d’Assimilation créé par Lindbergh et participent à la politique de relocalisation, méthode douce pour déporter les familles juives dans l’Amérique profonde. Autour de la famille Roth, la communauté juive s’émeut, se replie puis s’inquiète. Certains de ses membres fuient le pays tandis que d’autres résistent, usant et abusant de la liberté d’expression que leur octroie la Constitution américaine. Des figures d’exception se détachent, et les souvenirs uchroniques de l’auteur se teintent d’une vraisemblable et émouvante authenticité. Malheureusement, Philip Roth ne pousse pas la logique de l’uchronie jusqu’au bout, à tel point que l’on peut affirmer que Le Complot contre l’Amérique n’est autre qu’une uchronie avortée. Certes, on est loin du ratage ridicule proposé par Daniel Easterman dans K (chez Pocket), pseudo récit d’espionnage se fondant sur la même divergence sans se démarquer du thriller grossier et ridicule. Cependant, on réalise rapidement, par des détails que Philip Roth laisse échapper ça et là, que l’épisode Lindbergh n’est en fin de compte qu’une passade, une parenthèse fictive. Ce que viennent confirmer ensuite l’escamotage abrupt du président, la rupture introduite par le chapitre 8 dans le récit autobiographique, le supposé complot exonérant Lindbergh de toutes ses responsabilités et la restauration de la ligne historique telle que nous la connaissons (retour de Franklin Delano Roosevelt, attaque surprise de Pearl Harbor à la fin de 1942, entrée en guerre des États-Unis…). Comme si Philip Roth n’avait pas voulu faire d’infidélité à la véritable Histoire. Comme s’il avait voulu démontrer que la structure de la démocratie américaine était plus forte que les aléas de la conjoncture historique.

En conséquence, Le Complot contre l’Amérique est un roman résolument optimiste et attachant, mais pourvu d’une conclusion bien décevante d’un point de vue uchronique. Quant au fameux complot du titre : « Il y a bien un complot, en effet, […] et je vais me faire un plaisir de vous nommer les forces qui l’animent : ce sont l’hystérie, l’ignorance, la malveillance, la bêtise, la haine et la peur. » A méditer par les temps qui courent.

Le Complot contre l’Amérique (The Plot against America, 2004) de Philip Roth – Édition Gallimard, collection « Du monde entier », mai 2006 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Josée Kamoun)

Sukran

Dans le domaine de la politique-fiction, Jihad s’impose naturellement comme une référence lorsqu’il s’agit d’évoquer les relations troubles et troublantes entre la France et l’Algérie. Le thriller de Jean-Marc Ligny, qui se voulait également un avertissement adressé au présent hexagonal (de l’époque), avait en effet le mérite d’être diablement efficace.

Mais c’est aller vite en besogne et oublier que Jean-Pierre Andrevon avait, presque une décade auparavant, abordé ce même sujet avec Sukran, roman jadis édité dans la collection Présence du futur. Fort heureusement, Folio SF vient opportunément nous rafraîchir la mémoire.

Dans un futur pouvant être le nôtre mais qui ne le sera pas exactement – le 11 septembre 2001 et la guerre en Irak étant passés par là –, l’Europe se remet lentement de l’échec cuisant de sa croisade contre l’Islam, expédition s’étant achevée lamentablement dans les sables brûlants du Moyen-Orient.
Roland Cacciari est ce que l’on appelle un démo. Comprendre un ancien combattant du choc des civilisations que les idéologues et les politiques se sont empressés d’oublier, puis d’abandonner dans la dèche. Une victime banale de la géopolitique, comme il a coutume de se le dire, à défaut d’être un dégât collatéral plus médiatique.

Depuis sa démobilisation Roland vivote à Marseille, la première ville arabe de France. Partagé entre un passé traumatisant sans gloire et un quotidien clochardisé, il tasse la semelle, avec son guitarion, squattant la terrasse des rapid-food des beaux quartiers marseillais. Il joue ainsi l’aubade aux friqués, guettant le remord tardif d’une de ces sempiternelles bonnes consciences blanches. Simple quidam, homme d’affaires, touriste ou Arabe plein au as, devenu plus blanc que blanc par la grâce du portefeuille, à vrai dire peu importe. Les pétros n’ont pas d’odeur.
A la suite d’une rixe, Roland fait la connaissance de Potemkine et de ses Chevaliers de Saint-Georges. Sympathie mutuelle, fraternité née du combat, toujours est-il que le courant passe immédiatement entre les deux hommes, et le mastard ne tarde pas à présenter Cacciari à Eric legueldre, le richissime patron de l’entreprise Electronic Nord-Sud. De fil en aiguille, Roland se trouve mêlé à une opération de déstabilisation visant la Fédération panislamique. Il aurait dû se rappeler cet à-peu-près aphorisme : si tu ne t’intéresses pas à la géopolitique, elle s’intéresse toujours à toi.

Sukran est un court roman au style incisif et ironique. Jean-Pierre Andrevon ne fait pas dans la nuance. Il ne temporise pas et ne s’embarrasse guère d’état d’âme. Il pose son cadre, le peuple avec des personnages stéréotypés, puis ouvre le feu. A la mitrailleuse lourde, cadence maximale. Et, il fait mouche. A vrai dire, on s’amuse énormément à la lecture de ce roman. On se réjouit de son humour caustique qui passe souvent aux yeux des tièdes pour du nihilisme pur et simple. On jubile en goûtant le phrasé dynamique, les trouvailles langagières et les images joliment tordues d’un auteur inspiré.

«  on a filé vers l’ouest, sous le rose dégueulis du ciel » ou encore «  l’eau était tout près, visqueuse et noire, sans lune pour la poudrer de poésie.  »

Du côté des personnages, il faut se contenter d’une psychologie réduite au strict  minimum. Que ce soit Cacciari le démo courageux, Potemkine le leader des Chevaliers de Saint-Georges – en fait, des néo skin-heads -, l’industriel raciste Eric Legueldre et sa femme Sylvina lourdement nymphomane…  Tous se définissent par et dans l’action. Mais peu importe cette absence de profondeur, rappelez-vous : cadence maximale…
Quant à l’intrigue, découpée en trois parties (Vigile – Chef de la sécurité – Taupe), elle apparaît à l’image des personnages : linéaire, sans concession, mais surtout sans temps mort, avec une énergie et un mauvais esprit assumés jusqu’au bout.

Reste l’aspect anticipatif. Il ne faut évidemment pas lire Sukran comme un roman prospectif. Il faut plutôt y voir un texte délicieusement libertaire et joyeusement irrévérencieux, doté d’une ambiance empruntant au moins autant à la politique qu’aux mauvais genres, cyborg, savant fou et zombies kamikazes y compris. Par ailleurs, la Fédération panislamiste imaginée par Jean-Pierre Andrevon a un aspect joliment anachronique à l’heure de la balkanisation de l’Islam suite aux coups de boutoir des révolutions arabes, de l’islamisme et des États policiers corrompus. La faute à la géopolitique, encore…

A l’instar du Travail du furet, disponible également en Folio SF, Sukran s’avère un excellent roman de série-B, au final assez humain. Jean-Pierre Andrevon va-t-il faire mentir ses détracteurs qui le présentent comme un gauchiste-écolo râleur et nihiliste ? Au lecteur d’en juger.

Sukran de Jean-Pierre Andrevon – Réédition Folio SF, 2008

Dans la toile du temps

Sur le « Monde de Kern », on guette depuis des millénaires le chant énigmatique de la Messagère. Des équations mathématiques qui enchantent les sens mais posent aussi la question de l’origine de l’intelligence. Avant d’être transformé en terre habitable, le « Monde de Kern » a été au cœur d’un projet d’ampleur prométhéenne. Après avoir terraformé la planète, y avoir importé le biotope terrestre, l’humanité a tenté de l’ensemencer avec une espèce suffisamment évolué pour lui servir de domestique, quitte à forcer la nature à l’aide d’un nanovirus. Hélas, des dissensions internes ont provoqué l’écroulement de la civilisation humaine. Des décennies de guerre civile où les belligérants ont déployé un arsenal effrayant, pollué définitivement la biosphère terrestre, éradiquant au passage toute intelligence artificielle dans les colonies. Un âge glaciaire s’ensuivit, une longue pause permettant aux survivants de reconstruire une société industrielle fragile, mais précaire. À l’heure où leurs successeurs quittent une Terre désormais hostile à la vie, que s’apprêtent-ils à découvrir sur le « Monde de Kern » ? Un nouvel Éden où fonder une civilisation viable ? Ou une planète peuplée de concurrents acharnés à les repousser dans les poubelles de l’Histoire ?

Nul doute que Dans la toile du temps devrait ravir les amateurs d’une science-fiction ouverte sur les possibles, faisant des sciences et technologies l’objet de vertigineuses spéculations. Sur ce point, le roman d’Adrian Tchaikovsky tient toutes ses promesses, et bien davantage si l’on en juge son dénouement ouvert, appelant des développements ultérieurs. Hélas, la caractérisation des personnages n’apparaît pas exempte de faiblesses. Rien de dramatique, mais de quoi gâcher toute une partie de la narration du roman, on va y revenir.

La quatrième de couverture dresse un parallèle entre ce roman et le cycle de l’Élévation. Indépendamment du processus de l’Exaltation, évolution programmée vers l’intelligence et la conscience de soi d’une autre race par le truchement d’un virus mutagène, la comparaison avec la série de David Brin ne paraît pas abusée, l’auteur américain étant même crédité par l’intermédiaire d’un astronef portant son nom. Pour autant, on pense aussi à Gregory Benford, voire à Vernor Vinge, en particulier à son roman Aux Tréfonds du ciel et à ses araignées pensantes.

Dans la toile du temps pourrait être surnommé les araignées dans l’espace. Après les calamars de Stephen Baxter, les homards de Charles Stross, une variété d’araignée, la Portia Labiata, sert de cobaye aux spéculations documentées d’Adrian Tchaikovsky. L’une des trames du roman est entièrement dédiée à l’évolution d’une souche de Portia, génération après génération, vers la civilisation technologique, transformations génétiques et mémétiques y comprises. Cet axe du récit apparaît comme le plus passionnant. On suit les progrès de cette population d’arachnides, via le point de vue de plusieurs individus, femelles ou mâles. Sur un laps de temps s’étendant sur des milliers d’années, Portia, Fabian, Bianca, Viola, nous guident sur le long chemin de l’intelligence, de la conscience de soi et d’autrui, puis de l’édification d’une société organisée, apte à échafauder des réalisations communes. Un chemin, bien sûr, semé d’embûches, de guerres territoriales contre d’autres espèces animales, notamment les fourmis, ne faisant pas l’économie des pandémies liées à la surpopulation et des conflits internes, y compris religieux lorsque les signaux de la Messagère sont interprétés comme des oracles. Un cheminement optant pour des solutions techniques différentes, adaptées à la morphologie, à la chimie et à la perception du monde des araignées et de leurs voisins, qui donne naissance à un modèle sociétal original, une sorte d’anarchie souple organisée en réseaux. Bref, un struggle for life stimulant, non dépourvu d’une dimension sociale, notamment pour ce qui concerne la lutte pour l’égalité des sexes, dont les enjeux sont ici inversés du fait de l’atavisme des araignées.

Malheureusement, la seconde trame ne paraît guère convaincante. Avec le retour des hommes, du moins de leurs descendants affaiblis, condamnés à cannibaliser les antiques technologies pour survivre, Dans la toile du temps joue avec les ressorts du thriller. Une énième lutte pour la suprématie débouchant sur un happy-end optimiste et fédérateur qui paraît un tantinet bâclé, tant le dénouement se révèle précipité. Mais surtout, bon nombre de personnages humains sont complètement ratés, n’offrant au mieux qu’une psychologie brossée à (très) gros traits. Entre l’ingénieure Lain dont on peine à percevoir les motivations, l’autoritarisme de Guyen, le commandant de l’arche stellaire, et la pusillanimité agaçante de Holsten, l’historien linguiste de l’équipage, Adrian Tchaikovsky déploie une belle galerie de stéréotypes dont les faits et gestes sont au mieux prévisibles, au pire d’un ennui cosmique.

En dépit de ce bémol de taille, Dans la toile du temps demeure pourtant un roman de science-fiction fort recommandable. Un récit porteur d’une altérité fascinante qui résiste avec vigueur à l’écueil de l’anthropomorphisme. Et puis, rien que pour découvrir une civilisation développant une technologie non numérique, fondée sur la programmation de robots biologiques via un usage raisonné des phéromones. Rien que pour suivre l’évolution et l’histoire d’une espèce différente, avec un luxe de détails rarement superflu, le roman Adrian Tchaikovsky se révèle comme un must-read.

Autre avis ici.

Dans la toile du temps (Children of Time, 2015) de Adrian Tchaikovsky – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », avril 2018 (roman traduit de l’anglais par Henry-Luc Planchat)

Spartacus

Figure iconique et populaire, notamment auprès des penseurs communistes, Spartacus nous est sans doute plus connu grâce au roman de Howard Fast et grâce à son adaptation hollywoodienne par Stanley Kubrick, avec le sémillant Kirk Douglas dans le rôle titre. Les sources antiques sont quant à elles beaucoup moins prolixes sur le sujet, si l’on fait abstraction de Salluste, cantonnant l’esclave thrace au mauvais rôle. À la décharge des Romains, reconnaissons qu’il n’est jamais très agréable de relater ses propres défaites, surtout lorsque l’ennemi appartient à l’engeance servile, les maîtres préférant louer leurs vertus plutôt que leurs vices et faiblesses. Bref, la Troisième Guerre servile est surtout la guerre Spartacus, le gladiateur ayant montré quelques qualités militaires pour organiser les rebelles, au point de menacer le cœur même de la République.

Gagnons maintenant un peu de temps en passant outre le sempiternel résumé. En lisant le Spartacus de Romain Ternaux, on se rend compte assez rapidement qu’il n’entre pas dans ses intentions de nous livrer une énième variation sur le personnage du gladiateur et encore moins d’en dresser un panégyrique fiévreux (sploush sploush!). Bien au contraire, il nous convie à un exercice de démythification qui confine à la pochade adolescente. Spartacus est ainsi descendu de son piédestal en marbre, ravalé au rang d’individu médiocre à tous points de vue. Dépourvu d’une véritable ambition, si ce n’est celle d’échapper à son épouse tyrannique et nymphomane, il affronte dans les arènes de Capoue les adversaires proposé par Lentulus, son manager (oups ! Je veux dire laniste), subissant au quotidien les moqueries de Faustus, son alter-ego dans les combats. Jusqu’au jour où STOP ! Il se découvre une conscience politique et prend les armes contre l’oppresseur romain. En fait, il manifeste surtout son mécontentement après un énième coup fourré de Lentulus, le bougre lui ayant piqué la prostituée qu’il comptait lutiner en guise de repos du guerrier. A partir de cet incident, tout se précipite et il devient le jouet d’événements qui le dépassent et dont il se contente d’accompagner le déroulement.

On le voit, tout ceci prête surtout à rire et si l’on retrouve grosso-modo les étapes du périple de Spartacus dans la péninsule italienne, les subtilités du voyage et des batailles sont remisées en arrière-plan pour céder la place aux ratiocinations du gladiateur thrace, dévoilant toute l’ampleur de sa vacuité intellectuelle et de ses obsessions cauchemardesques. Quant à l’historicité du bonhomme, elle subit les derniers outrages d’une langue anachronique et imagée qui évoque le pire (ou le meilleur) des sketchs des Nuls (je sais, je suis vieux). Hélas, Romain Ternaux n’évite pas l’écueil de la lourdeur, les répétitions finissant par se montrer un tantinet ennuyeuses et l’aspect transgressif du récit cédant même la place à une narration plan-plan. Tant pis !

Bref, le Spartacus de Ternaux est une odyssée piteuse, bestiale, pour ne pas dire trash, un déferlement de foutre, de sang et de sueur, où l’auteur passe l’épopée du meneur d’hommes au prisme d’un mauvais esprit grinçant et d’une pléthore de sarcasmes vachards. C’est rigolo tout plein, mais il ne faut pas en attendre autre chose.

Spartacus de Romain Ternaux – Éditions Aux Forges de Vulcain, septembre 2017

24 vues du Mont Fuji, par Hokusai

Avec ce dixième titre de la collection « Une Heure-Lumière », Le Bélial’ est allé pêcher une novella primée en 1986. Un Hugo, excusez du peu, pour un auteur surtout réputé sous nos longitudes pour ses cycles interminables. Pourtant, les connaisseurs savent déjà que Roger Zelazny se montre également talentueux dans la forme courte. Le recueil Une Rose pour l’Ecclésiaste témoigne de cette appétence pour un format dont on ne louera jamais assez l’importance pour la science-fiction.

24 vues du Mont Fuji, par Hokusai fait directement allusion à l’artiste japonais du XVIIIe siècle, en particulier à la série d’estampes qu’il a consacré au Mont Fuji. Loin de se cantonner au clin d’œil à Hokusai, Roger Zelazny impulse ici une synergie poétique entre le texte et l’image, opposant deux formes d’immortalité.

Pour parvenir à faire le deuil de son époux, Mari a entamé un pèlerinage au Japon, terre avec laquelle elle semble par ailleurs liée. Nous n’en serons pas davantage sur son existence, même si, au fil des 24 étapes (stations?) de son voyage autour du Mont Fuji, elle paraît jouer un scénario calqué sur le sommaire d’un livre contenant une sélection de 24 estampes du célèbre artiste nippon Hokusai. Le livre en poche, elle entame ainsi une circumnavigation contemplative, essayant de retrouver l’endroit exact choisi par Hokusai pour peindre chacune de ses estampes. Une tâche ardue, bien entendu, car même si la masse du Mont Fuji semble inaltérée, anthropocène oblige, les paysages qui l’environnent ont par contre beaucoup changé depuis son époque. Mais peu importe, Mari ne s’embarrasse pas de ces détails prosaïques. Elle met littéralement (et littérairement) ses pas dans ceux de l’artiste, dont elle semble suivre l’ombre fantomatique, harcelée par d’autres fantômes peut-être plus réels, les épigones de son époux défunt (mais est-il vraiment mort ?), manifestations numériques belliqueuses qui remontent sa piste dès qu’elle approche d’un ordinateur ou d’un terminal électronique.

Pressée par le temps et la menace sourde de ces épigones lancées à ses trousses, Mari prend pourtant le parti de goûter à chaque instant qui lui reste avant de mourir, puisant en elle-même la ressource nécessaire pour nourrir sa contemplation de la majesté du volcan enneigé. D’abord, grâce à des réminiscences plus personnelles, prenant la forme de souvenirs heureux et malheureux. Puis, par des réflexions de nature plus philosophiques, lui rappelant que le temps est un luxe dans un monde en mutation rapide, le réseau informatique mondial effaçant inexorablement la singularité des individus et les distances, tout en permettant une traçabilité implacable. Enfin, elle espère toujours contrecarrer le plan imaginé par son défunt mari.

En nous conviant à ce voyage au centre de la tête de sa narratrice, Roger Zelazny livre ainsi une méditation sur la fugacité du présent, nous encourageant à ne pas en laisser échapper une seule parcelle. Et, à la transcendance technologique, lorgnant vers le transhumanisme, il oppose une autre forme d’immortalité, celle composée par l’artiste et son œuvre. Une manière séduisante de s’affranchir de l’entropie, via le regard d’autrui.

Additif : Pour les amateurs, voici de quoi prolonger la méditation en fort bonne compagnie, celle des estampes de Hokusai.

Autre avis ici.

24 vues du Mont Fuji, par Hokusai (24 Views of Mt. Fuji, by Hokusai, 1985) de Roger Zelazny – Éditions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », 2017 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Laurent Queyssi)

Images fantômes

La vocation de Cass Neary reste un mystère, même pour elle-même. Devenue photographe pour tenter de fixer sur la pellicule les visions indicibles qui impressionnaient sa rétine durant son enfance, et dont elle était la seule à percevoir les étranges motifs, elle a connu ensuite une brève notoriété dans le milieu punk new-yorkais. Depuis, plus d’une vingtaine d’années s’est écoulée. Cass a renoncé à la photographie, mais pas à ses diverses addictions. Alcool et drogue ont adouci son existence et fait le vide autour d’elle. Aussi, lorsque Phil, une vague relation de l’époque où elle écumait les clubs new-yorkais, lui propose d’interviewer Aphrodite Kamestos, une figure de la contre-culture des années 60 à laquelle elle voue un culte, elle ne réfléchit pas longtemps, quitte à braver le climat du Maine au mois de novembre pour rejoindre l’île où l’artiste vit en recluse depuis des décennies. Elle ressort son vieux konica, chausse des santiags et revêt son blouson de moto élimé, faisant route vers ce bout du monde, une flasque de Jack Daniel’s dans la boîte à gants, histoire de se donner du courage.

La parution dans l’Hexagone d’un roman d’Elizabeth Hand est une excellente nouvelle, d’autant plus que depuis la traduction de L’Ensorceleuse (un chef-d’œuvre, assertion non négociable), l’amateur en était réduit à la portion congrue, ou du moins devait se contenter de la version originale. On ne peut donc que se féliciter de l’initiative de la maison sœur des éditions Sonatine qui, en publiant Images fantômes, permet au néophyte comme au connaisseur de s’immerger dans une œuvre foutrement addictive.

Comme le laisse deviner le titre américain (Generation Loss), un terme technique en photographie ou vidéo pour désigner une perte de qualité de l’image à force de copies répétées, l’auteure se focalise, non sans une certaine nostalgie, sur deux époques marquées par l’anticonformisme, deux périodes brèves et denses dont l’énergie créatrice, à force de ressassements mortifères, s’est finalement dispersée.

Images fantômes apparaît un peu comme le Armageddon Rag d’Elizabeth Hand. L’auteure y fête les noces macabres de l’underground et de la contre-culture, lorgnant juste de façon subliminale du côté du fantastique. Elle y dévoile une galerie de personnages insolites et inquiétants, s’attachant à révéler les zones d’ombre des avant-gardes déviantes dont ils sont issus. Au fil de son séjour dans l’île de Paswegas, Cass la féroce bascule de l’autre côté de l’objectif, appréhendant le monde et ses arcanes selon un angle de vue où le sublime confine au macabre. Une perspective faussée et meurtrière que n’aurait pas désavoué Charles Manson. Le décor hivernal et sauvage des côtes du Maine se prête idéalement à sa quête. Elizabeth Hand confère aux forêts de pins, aux rivages rocheux recouverts de varech, aux plages de sable abandonnées par les estivants et jusqu’à la mer menaçante, une réelle substance, offrant ainsi un contrepoint tangible aux tourments de Cass. La photographe se révèle le véritable point fort du roman. Écorchée vive, prête à tout pour obtenir une réponse, au risque de se faire voler son âme, à l’instar de ces croyances indiennes qui réprouvaient la photographie, elle guide le lecteur sur les voies de la transgression jusqu’à un dénouement pouvant paraître hélas un peu faible au regard des prémisses.

En dépit de ce bémol, saluons cependant encore une fois les éditions Super 8 pour leur choix assumé, en espérant lire Available Dark et Hard Light, les deux séquelles de ce roman.

Images fantômes (Generation Loss, 2007)de Elizabeth Hand – Super 8 éditions, août 2016 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Brigitte Mariot)

Roi

A l’ombre des oliviers, quelque part entre Toscane et Ombrie, Turpidum, la dernière cité libre étrusque s’apprête à rendre les armes devant l’envahisseur romain. Depuis la chute de la capitale de la Dodécapole, l’Imperium républicain s’est porté vers d’autres horizons, au-delà du détroit de Messine, en Sicile. Mais la Première Guerre punique coûte cher. Elle impose des ponctions plus sévères, en hommes, argent et armes auprès des cités soumises à Rome. Aussi, le roi de Turpidum se voit-il rappeler à ses obligations avec l’arrivée d’envoyés de l’Urbs. De quoi mettre un terme à l’illusion d’indépendance entretenue jusque-là.

Délaissant les accents pompiers de l’épopée, Mika Biermann nous livre avec Roi une version plus prosaïque et malicieuse de la fin de la civilisation étrusque. Sur fond de nature bucolique et indifférente aux turpitudes de l’Histoire, il mêle le péplum à la satire, multipliant les anachronismes de langage, pour mettre en scène une tragi-comédie bouffonne et décalée.

« Quelle est la différence entre un roi et un taureau ? Ben voyons, le taureau rentre entièrement dans l’arène. »

Point d’Alexandre conquérant dans ce court roman. Juste des existences vulgaires, des caractères perdus dans les rêves d’une grandeur appartenant au passé. D’abord Larth, jeune roi malingre et un tantinet dérangé depuis la mort héroïque et vaine de son père, décapité puis démembré par les Romains. Puis sa mère, confinée dans sa chambre sur son lit de mort, n’en finissant pas de se décharner, rongée par un mal inexorable. Son épouse, jeune donzelle délurée, insatisfaite du point de vue charnel, on la dit même encore vierge. Son conseiller, le wêzir, un oriental maquillé comme une mercedes volée, qui prône la tempérance envers l’envahisseur romain, tout en envisageant l’avenir avec fatalisme. Sans oublier Velka, sa vieille nourrice au propos paillard et iconoclaste. Enfin, tout une ribambelle de personnages secondaires, gladiateurs désabusés, commerçants plus attachés aux affaires qu’à leur patrie, gardes velléitaires et enfants mal élevés. Quant aux Romains, ils sont dépeints comme une armée de rustres, de paysans mal dégrossis, sûrs de leur force et du sens de l’Histoire.

Remarquable par son inventivité et sa truculence, Roi se révèle un récit enchanteur et amusant où sous l’apparence de la farce affleurent le drame et une sourde mélancolie.

« Vous savez quoi ? Un monde heureux, ça serait un monde sans route. On resterait assis à l’ombre d’un noisetier, les pieds dans le ruisseau, en train de boire un lait de chèvre. On binerait son potager. On écouterait le bourdonnement des ruches. Un satyre bénévole, juché sur le mur, veillerait. Aucune goule à l’horizon. Aucun conquérant. »

Roi de Mika Biermann – Éditions Anacharsis, 2017