Cinacittà, mémoire de mon crime atroce

Rome, ville ouverte. Un nombre incalculable d’Africains, de Roumains et surtout de Chinois ont remplacé les Italiens, partis vers des terres plus tempérées au Nord. Ils grouillent dans les rues et les avenues immortalisées par Fellini, colonisant peu à peu ces lieux mythiques. Des théories de pousse-pousse, de pékinois en maillot de corps, insensibles à la chaleur de la canicule permanente, tirent et poussent leur fardeau dans les odeurs de cuisson de pâtes de soja, sous les néons criards des enseignes couvertes d’idéogrammes. On pourrait croire cette vision issue des cauchemars d’un esprit fiévreux et paranoïaque. Et pourtant, telle est désormais la réalité dans la ville éternelle.

« La réalité n’est rien d’autre qu’une déformation mentale, un espèce de malentendu collectif. »

On l’appellera Marcello. Dernier Romain de naissance à habiter la cité, il nous livre sa confession, il nous confie sa vérité. Des mots et des mots, vides de sens pour tout autre que lui. Car aux yeux de tous, il est un monstre : « l’homme qui dort avec les cadavres ». Présumé coupable d’un crime atroce. Meurtrier d’une prostituée chinoise. Pourtant, en son for intérieur, il sait que les apparences sont trompeuses.

« La vérité, c’est que personne ne veut comprendre personne. Tout le monde voudrait être compris, et c’est à ça que se limite le désir de compréhension des gens. »

Avec Cinacittà, mémoire de mon crime atroce, les éditions Asphalte proposent un roman inclassable, à l’atmosphère déroutante, dont le propos oscille sans cesse entre drame et satire. On y suit le cheminement intérieur d’un artiste raté, ex-galeriste, vivant de ses rentes de chômeur dans une Rome devenue asiatique. Spectateur de la décadence de l’Urbs, du moins à ses yeux, conquise sans coup férir par de nouveaux barbares, il nous convie également au spectacle de sa déchéance. Narrateur de sa propre histoire et par conséquence faux candide, Marcello tente de reconstituer l’itinéraire menant à son crime supposé. Un cheminement entaché de jugements caustiques, de préjugés racistes, de digressions bavardes et d’états d’âme navrants. Il nous emmène dans les méandres de sa mémoire, au cœur des ténèbres de sa psyché tourmentée.

Si dans les précédents romans parus dans l’Hexagone les personnages principaux de Tommaso Pincio étaient des êtres vivants, Kurt Cobain dans Un amour d’outremonde et Jack Kerouac dans Le Silence de l’espace, ici Rome occupe incontestablement le devant de la scène. La capitale italienne apparaît transfigurée par la canicule et l’invasion chinoise, en proie à une mutation contre-nature aux yeux de Marcello, et cette vision provoque chez lui fascination et répulsion. Pour le lecteur, il s’agit plutôt d’une immersion en terre étrangère et pourtant familière, dont l’atmosphère baroque souligne la chute inéluctable de Marcello. Peu à peu, la cité romaine s’impose comme un acteur majeur de l’intrigue, emplissant de sa présence le vide de l’existence du narrateur et faisant paraître encore plus piteuse sa chute.

Comme de coutume avec l’auteur italien, fiction et réalité contemporaine entrent en résonance, l’une nourrissant l’autre. Pincio convoque la Rome de Fellini, du moins son souvenir, lui faisant supporter le choc de la mondialisation et de ses effets. Dans une ambiance fin du monde très cinématographique, entre Wong Kar-Wai et David Lynch, Marcello erre dans la ville, habillé en dandy, entre sa chambre d’hôtel à deux pas de la fontaine de Trevi, et la Cité interdite, le bar à bières et à prostituées où il a ses habitudes. Comme dans La Dolce vita, il se voit offrir plusieurs choix, mais il préfère laisser couler, fier de son oisiveté et de son manque d’intérêt pour l’avenir.

Bref, on est troublé par la banale humanité, empreinte d’une ironie désespérée, du personnage de Marcello. On est envoûté par l’ambiance immersive et impressionné par la construction impeccable de l’intrigue. « D’abord petit à petit, puis d’un seul coup », Tommaso Pincio réussit à nous piéger avec sa dangereuse vision.

Cinacittà, mémoire de mon crime atroce (Cinacittà : memorie del mio delitto eferato, 2008) de Tommaso Pincio – Editions Asphalte, juin 2011 (roman traduit de l’italien par Sarah Guilmault)

Le Démon de l’île solitaire

Traduit pour la première fois dans nos contrées, Le Démon de l’île solitaire vient étoffer la bibliographie d’Edogawa Ranpo, jusque-là exclusivement disponible aux éditions Picquier (louées soient-elles), si l’on fait abstraction de quelques adaptations en bande dessinée. Né en 1894 et mort en 1965, le bonhomme n’usurpe pas sa réputation de père du roman policier japonais, genre qu’il a contribué à populariser dans son pays. Comme l’homophonie de son pseudonyme le révèle, Edogawa Ranpo a lu et apprécié Edgar Allan Poe. De manière générale, il semble avoir aussi beaucoup lu des auteurs tels que Gaston Leroux, Maurice Leblanc ou Conan Doyle, auxquels il emprunte la manière, le récit court et le feuilleton, et les thématiques criminelles teintées d’un fantastique volontiers macabre. Ce goût pour le mauvais genre et le frisson se retrouve aisément dans une grande partie de son œuvre. Cependant, s’il ne cache pas la source de son inspiration, acquittant son tribut aux maîtres occidentaux du suspense, l’auteur japonais ne se contente pas de les imiter. Il confère à ses histoires une dimension transgressive indéniable, mettant en scène les zones d’ombre de la psyché humaine dans ses manifestations les plus monstrueuses. Père du mouvement « ero guro nansensu » combinant l’érotisme à des éléments grotesques, son œuvre a inspiré une postérité inventive. On pense ici notamment au mangaka Suehiro Maruo qui, après avoir signé plusieurs adaptations des textes de Ranpo, prête son crayon pour illustrer la couverture du présent roman.

Avec Le Démon de l’île solitaire, Edogawa Ranpo dévoile des trésors de perversité. Confession d’un homme amené à raconter l’expérience abominable vécue dans sa jeunesse, le récit débute sous les auspices du roman à énigme. Dans la plus pure tradition du récit d’enquête, Minoura, le narrateur, prend ainsi un luxe de précaution pour exposer sa version d’une histoire puisant son origine dans deux crimes inexplicables, l’un commis en chambre close et l’autre sur une plage bondée. Si le récit s’apparente au départ à une enquête frappée par le deuil, il ne tarde pas à prendre les chemins de traverse du fantastique. Minoura reçoit en effet le soutien d’un ami, médecin homosexuel pratiquant la vivisection durant ses heures perdues, avec lequel il a entretenu des relations pour le moins ambiguës durant ses études. Le roman prend alors la tournure d’un récit macabre, peuplé de freaks et hanté par un mal indicible, où l’angoisse se teinte d’érotisme et d’une touche de sadisme. Avec habileté, Edogawa Ranpo fait monter la tension sans jamais verser dans le ridicule. Il distille les informations, tissant une toile habile dans laquelle le lecteur se laisse prendre, non sans une certaine jubilation. Et si le style peut paraître un tantinet désuet, il n’atténue en rien le caractère vénéneux de l’atmosphère et la répulsion provoquée par une galerie de personnages dignes de figurer à l’affiche d’un carnaval de l’horreur.

Bref, quatre-vingt-cinq ans après sa parution Le Démon de l’île solitaire n’a rien perdu de son caractère malsain et de sa puissance d’évocation. Remercions encore une fois les nouvelles éditions Wombat de cette découverte, et précipitons-nous sur le reste de l’œuvre d’Edogawa Ranpo ; d’autres perles noires nous y attendent.

Le démon de l’île solitaire de Ranpo EDOGAWA – Les nouvelles éditions Wombat, mai 2015 (roman traduit du japonais par Miyako Slocombe)

Moonglow

Depuis Le Club des Policiers yiddish, j’avoue avoir négligé Michael Chabon. Une paresse intellectuelle pour laquelle je plaide coupable. Son dernier opus Moonglow vient opportunément me rappeler pourquoi j’apprécie tant l’auteur et ses thématiques, m’adressant par la même occasion une sévère mise en garde. À force de dilettantisme, on verse sans s’en rendre compte dans le je-m’en-foutisme.

Une fois n’est pas coutume, faisons l’économie du traditionnel résumé. L’exercice n’a ici que peu d’intérêt tant le roman de Michael Chabon dépasse le simple compte-rendu factuel. On se contentera donc d’une brève contextualisation, en indiquant que le récit balaie à peu près une soixantaine d’années de l’histoire des États-Unis, via le prisme du traumatisme de l’Holocauste et de la conquête de l’espace, remontant jusqu’aux origines familiale de l’auteur, ou plutôt du narrateur, qui comme tout le monde le sait est un autre.

Les auteurs américains excellent dans l’art des Mémoires fictives. Pete Dexter, Harry Crews, William Kotzwinkle, Philip Roth et j’en passe. Michael Chabon ne dépare pas dans la liste. Moonglow illustre bellement cet art subtil où le récit personnel mélange réel et reconstruction fantaisiste. Dans quelle proportion exacte ? Peu importe car, à vrai dire, seul compte le résultat, un effet de réel où mensonge et vérité contribuent à dérouler une page biographique mêlant l’intime et l’universel, le pittoresque et l’Histoire, sous un regard empreint de nostalgie et de fatum.

Toutefois, Moonglow n’offre que peu de prise aux regrets, ou juste un peu, pour rappeler la fragilité de la condition humaine, son caractère faillible, mais surtout son aspect velléitaire. Lorsqu’il raconte l’histoire de son grand-père et de sa grand-mère du côté maternel, Michael Chabon devient le narrateur d’un récit qui sonne authentique. Il reconstruit son passé familial, progressant par bond, par ellipse et par flash-back, mimant le tressautement erratique d’une mémoire pétrie de réminiscences, de repentir et d’occasions manquées. Il dessine ainsi en creux une histoire différente du programme spatial américain, où les héros américains chevauchent des missiles balistiques imaginés par un Wernher von Braun dont l’ambiguïté, le passé dans la SS et la contribution au camp de Dora ont longtemps été passés sous silence par le gouvernement américain, guerre froide oblige. Une histoire où les visions science-fictives nourrissent l’imaginaire spatial et où le progrès moderne prend racine dans les crimes de la Seconde Guerre mondiale. Bref, un condensé de l’histoire de l’humanité.

Si l’histoire des grands-parents de Michael Chabon évoque la mauvaise conscience américaine, tiraillée entre le cauchemar du génocide et la part d’ombre du programme spatial, elle dévoile aussi des trésors de tendresse et d’amour sincère, dépourvus de tout esprit nunuche. Sans forcer le trait, l’auteur américain touche en effet à une certaine qualité de sincérité dans l’émotion. Et, on reste longtemps imprégné par la volonté de rationalité du grand-père du narrateur, les crises d’angoisse de sa grand-mère et par la confiance mutuelle et la faculté de résilience unissant ces deux êtres. Une confiance forgée dans l’adversité et dans la lutte.

En dépit de menus et agaçants problèmes de traduction, Moonglow suscite des impressions puissantes, où merveilleux et horreur sont inextricablement liés. Pour le pire et le meilleur.

Moonglow (Moonglow, 2016) de Michael Chabon – Éditions Robert Laffont, collection « Pavillons », septembre 2018 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Isabelle D. Philippe)

Équateur

1871. Après avoir tenté de chasser le bison dans les grandes plaines, Pete Ferguson prend la route du Sud, avec la mort d’un homme sur la conscience. Un de plus pour celui qui se considère déjà comme un voleur, un incendiaire, un déserteur et un meurtrier. Et, même si la victime l’a bien cherchée, l’aîné des frères Ferguson n’a plus rien à attendre en restant dans le coin. De toute façon, le bison se fait rare, comme l’Indien. Mais surtout, s’il souhaite infléchir sa destinée funeste, l’exil semble la seule option possible, peut-être en cherchant du côté de l’Équateur où, dit-on, tout s’inverse, même le mauvais sort. Avec cette chimère en tête et un bon cheval pour tailler la route, il part sans un regard en arrière, sur ce passé ayant mal tourné depuis le suicide de son père. Un décès dont il n’est pas complètement innocent. Peut-être la rédemption se trouve-t-elle au bout du chemin ? Qui sait ?

Trois mille chevaux-vapeur m’avait beaucoup plu. Le souffle épique, le propos désabusé, mais nullement désespéré, et la tension dramatique du roman d’Antonin Varenne avaient suscité un enthousiasme juvénile, difficile à contenir. Équateur fait retomber quelque peu l’exubérance qui m’a étreint à cette occasion. Non que le texte soit mauvais. Bien au contraire, on se situe toujours dans le haut du panier du roman d’aventure. Mais, les pérégrinations de Pete Ferguson, le personnage principal dont l’errance sert ici de fil directeur, me sont apparues bien fades, guère propices à l’empathie. À vrai dire, tout au long du roman, on a surtout envie de le voir disparaître au fin fond d’une vasière de la forêt équatoriale. Et puis, cette histoire de rédemption, on l’a lue mille et une fois. Rien de neuf sous le soleil des tropiques. Même pas un supplément d’âme ou un traitement suffisamment original pour accrocher l’attention. Bref, je ne suis guère enclin à la mansuétude. Et pourtant, tout commençait si bien…

Road novel linéaire accusant un sévère coup de mou dans sa partie centrale, Équateur se contente en effet de balayer le continent américain du Nord au Sud, des plaines du Midwest à la moiteur tropicale de l’Amazonie, en passant par le Guatemala. Un voyage du côté des vaincus, peu-à-peu effacés par la montée en puissance de l’industrialisation et du capitalisme. On s’attache ainsi d’abord à une bande de chasseurs de bisons, poussée dans ses ultimes retranchements par la raréfaction de l’animal et par le chantage des compagnies ferroviaires, en dépit du soutien d’un gouvernement qui offre les munitions afin d’affamer les tribus indiennes. Puis, on croise la route de Comancheros. L’époque où ces marchands, bandits, métis d’Indiens et de Mexicains prospéraient sur la Frontière grâce au conflit entre les Comanches et les Blancs est désormais révolue. Eux-aussi, ils doivent rentrer dans le rang ou s’effacer devant la loi d’airain du gouvernement fédéral. Enfin, on se frotte au drame indien, perdants tout désignés de la conquête, qu’elle soit menée au Nord ou au Sud du continent. Privés de leur langue, de leurs terres, de leurs coutumes, massacrés, poussés à l’épuisement par des travaux éreintants, méprisés par les Blancs, leur condition sert de prétexte facile à des révolutionnaires guère préoccupés d’humanisme.

Hélas, Antonin Varenne se contente de survoler ces différents aspects historiques, préférant se concentrer sur la quête de Ferguson. On ne fait ainsi qu’effleurer la vie des derniers chasseurs de bisons. On rappellera d’ailleurs aux amateurs la réédition en poche de l’excellent Butcher’s Crossing, bien plus convaincant sur ce sujet. De même, on aborde superficiellement l’effacement programmé de la culture indienne, le foutoir mexicain, l’emprise des capitaux étrangers sur l’Amérique du Sud. Seul l’épisode guyanais échappe au désastre, avec sa communauté atypique, douce utopie d’existences brisées et contrepoint salutaire au système carcéral du bagne. Bref, tout ce qui faisait le sel de Trois mille chevaux-vapeur, ce goût de l’histoire, petite comme grande, culminant notamment avec les descriptions hallucinantes de la Grande Puanteur de Londres, semble avoir déserté les pages du roman. Le rythme dont on avait tant apprécié le resserrement progressif, la tension et la violence latente n’animent qu’à la marge le périple de Ferguson.

Avec ce deuxième volet de sa fresque historique et familiale, Antonin Varenne échoue partiellement à faire renaître le souffle de l’aventure qui traversait le récit ample de Trois mille chevaux-vapeur. Pour autant, je n’abandonne pas l’idée de lire La Toile du monde, troisième opus de ce voyage à une époque charnière de l’Histoire, matrice de bien des maux et des espoirs avortés de notre monde contemporain.

Équateur de Antonin Varenne – Réédition Le Livre de poche, septembre 2018

14 juillet

Après L’Ordre du jour, court récit couronné par un Goncourt bien mérité, je poursuis mon exploration de l’œuvre de Eric Vuillard avec 14 Juillet, dont le titre guère sibyllin n’entretient pas longtemps le mystère sur le sujet choisi par l’auteur.

Événement emblématique, pour ne pas dire fondateur de la Révolution, devenu accessoirement notre fête nationale par le truchement de la IIIe République, la prise de la Bastille se mue sous la plume de Eric Vuillard en un récit que n’aurait pas désavoué Restif de La Bretonne.

« Versailles est une couronne de lumière, un lustre, une robe, un décor. Mais derrière le décor, et même dedans, incrustée dans la chair du palais, comme l’essence même de ses plaisirs, grouille une activité interlope, clabaudante, subalterne. Ainsi, on trouve des fripiers partout, car tout se revend à Versailles, tous les cadeaux se remonnayent et tous les restes se remangent. Les nobles bouffent les rogatons de première main. Les domestiques rongent les carcasses. Et puis on jette les écailles d’huîtres, les os par les fenêtres. Les pauvres et les chiens récupèrent les reliefs. On appelle ça la chaîne alimentaire. »

Iconoclaste, volontiers sarcastique, 14 Juillet brosse d’une manière très imagée l’atmosphère d’un royaume de France en proie aux méfaits d’une conjoncture économique et climatique venue achever les structures vacillantes d’un régime aux abonnés absents. Des émeutes sauvagement réprimées de Réveillon à l’émotion populaire s’emparant de Paris à la veille du 14 juillet, en passant par la réunion des États généraux où l’on discourt au nom du peuple, s’enivrant de belles phrases, pendant qu’il crève de faim, l’auteur braque sa focale sur l’anecdote, le détail cocasse, dressant un portrait railleur des acteurs de ce moment crucial de l’Histoire nationale. Il accorde ainsi au peuple, le principal acteur de cette journée, toute sa considération attentive, suggérant la gouaille et la multiplicité des phrasés, des patois et autres éructations spontanées qui résonnent des faubourgs aux places parisiennes. Il met en scène le caractère besogneux et grossier de la foule, l’incohérence criminelle de ses déchaînements de colère où l’émotion prime sur la raison et où l’exaltation des acharnés se dispute la douleur des victimes. Bref, il dévoile tout un hors-champs ignoré par l’Histoire officielle qu’elle soit issue du catéchisme républicain ou du bréviaire contre-révolutionnaire.

« Paris, c’est une masse de bras et de jambes, un corps plein d’yeux, de bouches, un vacarme donc, soliloque infini, dialogue éternel, avec des hasards innombrables, de la contingence en pagaille, des ventres qui bouffent, des passants qui chient et lâchent leurs eaux, des enfants qui courent, des vendeuses de fleurs, des commerçants qui jacassent, des artisans qui triment et des chômeurs qui chôment. Car la ville est un réservoir de main-d’œuvre pas chère. Or, on apprend beaucoup, à chômer. On apprend à traîner, à regarder, à désobéir, à maudire même. Le chômage est une école exigeante. On y apprend que l’on est rien. Cela peut servir. »

14 Juillet apparaît en effet comme une entreprise de démythification salutaire et goguenarde n’épargnant rien ni personne. On y assiste d’abord, non sans un malin plaisir, à la désacralisation de la Cour et du gouvernement royal. Versailles est ainsi dépeint comme un puits sans fonds, engloutissant toutes les meilleures ressources du royaume pour entretenir l’illusion de grandeur d’une poignée de fins de race vivant hors-sol. On est témoin de la démythification de l’événement révolutionnaire lui-même, le peuple se révélant un prétexte, un faire-valoir pour les élus des États généraux, au service d’ambitions plus personnelles. Un mandant dont on ignore les véritables besoins et qui fait un peu peur pour tout dire. Des classes dangereuses avant l’heure qu’il convient de contraindre, de distraire, histoire de trouver un exutoire à leurs émotions.

Dans une langue riche, imagée et distanciée, Eric Vuillard nous réjouit de saillies drôlatiques piquantes, de descriptions hilarantes, où le grotesque se frotte au pittoresque. Il nous livre une galerie de portraits assassins, loin de l’imagerie d’Épinal des grands noms de la Révolution. Nul n’échappe ainsi à ses boutades grinçantes, ni Necker, personnage fat et antipathique, administrateur froid et hautain ayant spéculé sur la dette de la France avant d’entrer au service du roi. Encore moins Mirabeau, grosse gueule triviale, taraudée par le désir d’entrer dans l’Histoire. Ou encore Camille Desmoulins, orateur bègue, dont le discours patriotique a contribué à chauffer le badaud, déjà tout excité par les troupes mercenaires campant aux portes de la ville. Sans oublier Thuriot de la Rosière, loin de l’image du négociateur héroïque brossée par Michelet, bien au contraire malmené et houspillé par une foule hostile lui demandant des comptes après son entretien auprès de Launay. Et bien sûr, le gouverneur de la Bastille lui-même, intimement lié à la forteresse, son père ayant aussi exercé cette charge, dont la mort bien connue éclipse celle de la centaine d’insurgés, massacrés sur son ordre.

Eric Vuillard redonne ainsi au peuple de Paris le premier rôle. Une populace anonyme de gagne-petit, de sans grades, de besogneux, de vagabonds, poussés là par la colère, l’indignation, la curiosité ou le manque de chance. Il transforme la prise de la Bastille en un spectacle païen, un carnaval effrayant et sanglant, mêlant le drame au grand-guignol. Rien ne paraît planifié dans cette journée où les faits s’enchaînent cahin-caha. La peur, la chaleur, la faim, le bruissement de la rumeur et le hasard concourent au moins autant au 14 juillet que l’incurie des gouvernants, la trouille des bourgeois, le blabla des élus et leur posture, bien souvent reconstruite a posteriori, à l’image du Serment du jeu de paume de David. En fait, la prise de la Bastille se révèle multiple, fruit non d’une volonté unique, comme l’Histoire aimerait nous le laisser croire, mais d’un faisceau de volontés individuelles aux motivations dictées par la passion, le suivisme et les réflexes animaux.

14 Juillet ne trahit pas l’esprit des acteurs anonymes d’une prise de la Bastille mythifiée de façon très sage par les commentateurs bourgeois, ce peuple transformée en allégorie du progrès, entité protéiforme, paillarde, qui éructe, s’énerve, s’agite et pourtant constitue l’alpha et l’oméga de cette journée tumultueuse. Mâtin quel récit !

14 Juillet de Eric Vuillard – Éditions Actes Sud, collection « Un endroit où aller », août 2016

Black Flag

Panama City, 1989. L’armée américaine bombarde le bidonville d’El Chorillo avec un acharnement incompréhensible. Dans la poussière étouffante, les éclats de verre et les décombres calcinés, deux humanitaires américains errent, à la recherche d’un abri. Le bilan est accablant. Des milliers de morts, des cadavres d’enfants réduits à l’état de poupées charbonneuses. « Pourquoi ont-ils fait ça ? » se demande le duo. La réponse est sans doute tapie dans les dortoirs souterrains d’une clinique, nichée au cœur du quartier en ruine. À moins qu’elle ne se trouve dans le futur.

Terre, cité de Paradice, an 3000. Pour fêter le nouvel An, trois trillions d’habitants s’apprêtent à laisser libre cours à leur fureur. Une orgie de cannibalisme, de viols, d’incestes, de meurtres, de mutilations, de tortures… Une communion sanglante aussi rouge que les brumes permanentes occultant le ciel. Dans cet asile psychiatrique qu’est devenue la Terre, les électrochocs administrés par les médecins réfugiés sur la Lune n’offrent plus qu’un court répit entre deux massacres.

États-Unis, 1864. Les bushwhackers écument les terres du Missouri, harcelant les fédéraux et leurs alliés. Suite à une trahison, Pantera rallie une de ces bandes. Un groupe mené par les frères James dans lequel sévit Koger, un curieux personnage apparemment atteint de lycanthropie. Les rebelles ne tardent pas à rejoindre la troupe de Bloody Bill Anderson, où Pantera fait la connaissance de Anselme Bellegarrigue, charlatan patenté et anarchiste français. Ayant fait ses preuves et gagné un respect teinté de crainte, Pantera suit ses compagnons de fortune au cours d’une cavalcade parsemée de tueries, de décapitations, de castrations et d’autres sévices, des pratiques bien éloignées de la vision héroïque des conflits accomplis au nom du Bien, mais conforme à cette vision de la guerre moderne prônée par l’un des partisans de Bloody Bill Anderson.

Présent, futur, passé. Entre ces trois périodes, un fil directeur : la violence comme processus historique inexorable.

« Quand tout un système de vie occulte la compréhension de son prochain, l’agressivité devient une norme. »

Black Flag me semble être l’un des romans les plus déroutant de l’auteur transalpin, du moins l’un de ceux réussissant à fusionner les différents genres dont l’auteur est coutumier. En fait, on se trouve devant un collage encadré par un prologue et un épilogue, unissant les huit chapitres de la nouvelle Paradi, parue dans l’anthologie « Destination 3001 », à un récit historique teinté de western et de fantastique.

On pourrait nourrir quelques craintes face à un tel assemblage, toutefois Valerio Evangelisti tire son épingle du jeu. Chaque trame se fait l’écho de l’autre pour composer une manière de symphonie noire. Les chapitres se déroulant à Paradice et en Amérique sont dotés d’exergues et de titres, allusions transparentes au psychiatre Wilhelm Reich et au groupe punk californien Black Flag, alors que le prologue et l’épilogue sont précédés d’un extrait de discours de George W. Bush et d’un article du New York Post postérieurs au 11 septembre 2001. Tout ceci introduit un niveau d’interprétation supplémentaire démontrant que Valerio Evangelisti ne s’est pas contenté d’accoler au petit bonheur la chance les trois histoires.

Entre fiction et Histoire, Black Flag pourrait être sous-titré A History of violence. Osons le parallèle, on pourra nous le reprocher ensuite. En effet, les trois trames narratives décrivent une évolution pour le moins pessimiste, dessinant une histoire du futur rattrapée par le pire de la nature humaine. La violence agit en effet ici comme un personnage à part entière. Une violence bestiale, volontaire, planifiée, dictée par un fanatisme confinant à la folie. Une violence assimilée à un plaisir sadique, source de fascination, rendue légitime par une argumentation pour le moins spécieuse. L’avenir appartient aux psychotiques semble sous-entendre Evangelisti. « Des individus capables de tout pour défendre leur espace vital. ». « Un homme libre et impitoyable dont l’assouvissement des besoins ne provoque aucun remord d’ordre moral. » Dur dans ces conditions de rester intègre.

Avec Pantera, Evangelisti crée un personnage fort et fascinant. Le métis afro-mexicain, à la fois pistolero et palero, c’est-à-dire sorcier vaudou, apparaît comme une sorte de juste, à la manière des anti-héros de Sergio Leone. Un salaud magnifique, cruel, strictement préoccupé par sa survie, mais ne pouvant s’empêcher d’éprouver un reliquat d’empathie pour ses victimes. On le retrouvera d’ailleurs dans le roman Anthracite. Valerio Evangelisti ne néglige pas la vraisemblance historique. Les méfaits et gestes des frères James, de William Quantrill et de Bloody Bill Anderson sont attestés dans de nombreuses sources historiques. Toutefois, l’érudition de l’auteur italien reste au service du récit, fournissant un cadre temporel identifiable à la fiction, de manière à étoffer sa substance avec quelques éléments empruntés à l’Histoire.

Au final, Black Flag n’est pas une lecture agréable ou réconfortante. Valerio Evangelisti démonte les ressorts de l’angélisme, trop souvent agités pour masquer les pires saloperies. Et on se prend à espérer que l’avenir décrit dans Paradice, ou du moins dans une version proche, ne se réalisera pas. Ce n’est pas gagné…

Black Flag (Black Flag, 2002) de Valerio Evangelisti – Éditions Payot, collection Rivages/Fantasy, 2003 (roman inédit traduit de l’italien par Jacques Barbéri)

Points chauds

On reproche souvent à la SF d’être juste divertissante, de privilégier le fun au détriment de l’émotion ou d’une vision ancrée dans le réel. L’ailleurs et le demain ne seraient pas des préoccupations mâtures. Ce reproche émis par ce que d’aucuns surnomment les mundanes, s’il semble un tantinet réducteur, voire entaché de préjugés, ne semble pas totalement infondé. Mais, il en va en SF comme dans toute littérature : le superflu côtoie l’essentiel, l’un n’hésitant pas à frayer avec l’autre.

Après avoir fait les beaux jours de la collection « Anticipation » des éditions Fleuve noir, bâtissant livre après livre un univers aux dimensions cosmiques – celui des Vankhs – auquel se rattache le cycle d’ « Omale », Laurent Genefort élabore désormais un nouvel univers, celui des « Bouches ». D’abord, deux nouvelles (« Rempart » et « Fleur ») parues au sommaire de la revue Bifrost. Puis, un roman accompagné d’un guide de survie, gadget à la mode et manière de prolonger l’immersion. Avec Points chauds, il réussit l’union du fun et de la réflexion, du pulp et du roman éthique. En effet, même si le récit se présente sous les auspices du divertissement, un livre dont les pages se tournent toutes seules (selon la formule consacrée), pour peu que l’on creuse le propos, on pourra y déceler, avec la grille de lecture adéquate, comme une sorte de métaphore sur la différence, la ressemblance, en somme toutes ces questions soulevées par la notion d’altérité.

Quid de l’histoire ?

Points chauds nous raconte la fin d’un monde. Un monde où l’humanité se croyant unique est poussée brutalement en bas de son piédestal par l’irruption d’une multitude d’espèces conscientes. En fin de compte, les hommes ne sont pas seuls. D’autres vies évoluées existent. Elles débarquent, vomies par des bouches apparues partout dans le monde de façon aléatoire. Des milliers de bouches, niant le concept de frontière, se moquant des dispositifs de confinement, et dont le fonctionnement ainsi que les motivations de leurs constructeurs restent un mystère. L’offense serait mineure, si de surcroît les E.-T. ne se fichaient pas comme d’une guigne des hommes. La Terre ne paraît pour eux qu’une zone de transit. Et, quand certains parmi eux choisissent de s’établir durablement, ils suscitent convoitise, peur, rejet ou adoration sectaire. Bien peu de réactions rationnelles. Un éventail d’émotions humaines, au final très banal. Pour désamorcer les conflits, l’ONU a crée une force d’interposition : RAMPART. On imagine ses soldats coiffés de casques verts (comme les petits hommes). À charge pour elle d’accompagner les migrations d’extraterrestres, d’une bouche à une autre, ou d’empêcher la prolifération d’artefacts aliens. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que RAMPART ne chôme pas, car entre les Humanos et les Aliens le contact peut être rugueux, les hommes demeurant affligeants par la prévisibilité de leurs réactions.

Via les points de vue de quatre personnages principaux – un militaire de la force RAMPART, une humanitaire, un Nénètse et un scientifique indien –, entrecoupés de flashs informatifs plus généraux, Laurent Genefort nous brosse un tableau crédible de cette fin d’un monde. Il nous renvoie à nos pratiques et comportements vis-à-vis de l’Étranger, l’immigrant, pour résumer : l’autre. Et son héros apparaît être finalement l’humanité dans ses multiples occurrences. Des hommes dont la faculté à s’émerveiller et à se montrer généreux semble malheureusement contrebalancée par leurs mauvais penchants.

Bref, Points chauds n’apparaît pas comme une lecture globalement inoffensive et l’on attend avec impatience de plus amples développements de l’univers de Laurent Genefort.

Points chauds de Laurent Genefort – Éditions du Bélial’, mai 2012

Jacques Barbéri

Inclassable Jacques Barbéri ? Sans aucun doute. Bouillonnant, décontracté, délirant, inventif, les qualificatifs manquent pour définir un auteur d’une grande originalité dans le paysage de la SF francophone. Au cours d’une carrière à éclipses, pendant laquelle il a touché à peu près à tout — romans, nouvelles, scenarii, traductions, musique — l’œuvre de Jacques Barbéri s’est construite progressivement, d’une manière finalement très cohérente. Irritante, amusante et bien plus profonde qu’elle n’y paraît, elle ne laissera personne indifférent.

VOYAGE EN HARD SCIENCE FANTASMÉE :

En dépit de deux expériences traumatisantes – une naissance chaotique et le fameux épisode de l’araignée –, Jacques Barbéri vit une enfance heureuse au sein d’une famille modeste, sa mère restant au foyer où elle effectue quelques travaux de couture et son père, d’abord tenancier de bar, reprenant ensuite une entreprise artisanale de peinture.
Saisi très tôt par le démon de la curiosité, il se passionne pour l’entomologie, la photographie, la préhistoire, l’archéologie, l’astronomie… Il lit aussi beaucoup, essentiellement des BD, comics, fumetti (bande-dessinées italiennes) et autres illustrés, lui tombant sous la main. Ses diverses activités lui permettent de nourrir des obsessions métaphysiques tenaces, lesquelles muent naturellement en questionnements existentiels. Vers l’âge de 12-13 ans, il attrape définitivement le virus de l’écriture en se frottant à une anthologie de poésie surréaliste et à Lautréamont. C’est décidé, son avenir est tracé. Il deviendra poète, activité moins contraignante que les différents métiers en rapport avec ses passions. Il noircit des cahiers entiers avec des poèmes et découvre ainsi la richesse de la langue française.
La passion pour la science-fiction lui vient un peu plus tard, par l’intermédiaire d’un choc visuel – le film 2001, l’odyssée de l’espace – et via la revue Fiction et le CLA auquel il s’abonne. C’est dans ces pages qu’il expérimente Philip K. Dick. Il dit avoir été marqué à vie par la lecture de Le Dieu venu du Centaure.
Sa première nouvelle « officielle », une short-story, paraît dans le fanzine Nyarlathotep vers 1974. Il découvre quelques exemplaires imprimés de cette revue amateur à la Convention européenne de Grenoble. Durant cette manifestation, il côtoie pour la première fois le milieu de l’édition. À cette occasion, il se lie d’amitié avec Henri-Luc Planchat, rencontre déterminante qui débouche sur la publication de plusieurs nouvelles au sommaire des anthologies dirigées par Planchat, notamment le recueil Dédale 1 chez Marabout, dans lequel on peut lire son premier texte professionnel : « Mort et transfiguration ».
Après cette entrée en matière, il végète quelque peu. Entre SF politique et tassement éditorial, la période ne lui semble pas propice. Rappelons qu’à cette époque Alain Dorémieux conseillait aux auteurs français d’aller cultiver des patates…
Nullement découragé, Jacques Barbéri poursuit ses études – il obtient un diplôme de dentiste, métier qu’il exercera quelque temps – et enchaîne les projets littéraires. Avec Guy Sardinoux, Philippe Sadzak et Alain Gidoin, il fonde le collectif Les Locataires. Avec la publication d’une poignée de nouvelles et de plaquettes autoéditées, la période reste toutefois au dilettantisme. Cela ne va pas durer.
En 1985, bénéficiant du soutien d’Elisabeth Gilles, son premier recueil paraît en Présence du futur. À bien des égards, Kosmokrim illustre parfaitement les pistes littéraires et stylistiques qu’il souhaite explorer. Un florilège de textes expérimentaux, poétiques, faussement foutraques. Dans le même temps, il intègre le milieu de l’édition, comme lecteur d’abord, puis comme traducteur. Valerio  Evangelisti, Luca Masali lui doivent beaucoup dans nos contrées.
En 1987, il participe au collectif Limite et fournit deux textes pour son recueil manifeste. Entre littérature générale et SF, cette première tentative de développement d’une littérature transfictionnelle provoque surtout une levée de boucliers chez les S-Feux, tout en faisant chou blanc du côté des tenants de la culture officielle.
En 1988 paraît son premier roman : Une soirée à la plage. Suivent Narcose, La Mémoire du crime et de nombreuses collaborations avec Emmanuel Jouanne (Rêve de chair dans la collection « Gore » pendant sa période Ruellan, une édition illustrée par Topor), Henri-Luc Planchat et Yves Ramonet (cette dernière sous le pseudonyme commun d’Oscar Valetti). Mais les temps ne sont pas propices à la SF en France et Jacques Barbéri traverse une nouvelle période creuse.
Durant ce second hiatus, suivant l’exemple de Joël Houssin, il se reconvertit dans l’écriture de scénarios pour la télé et le cinéma. Parallèlement, il s’implique dans la création musicale. Un temps membre du groupe Zone Rouge, il fonde en 1988 avec Philippe Perreaudin, Denis Frajeman et Philippe Masson, la formation Palo Alto. Leur collaboration débouche sur plusieurs albums, la création d’un label musical (Halte au Records !) et des concerts accompagnés de vidéos élaborées avec des artistes plasticiens.
En littérature, c’est un doux euphémisme de dire que l’auteur se fait rare. En dehors d’un épisode du Poulpe et de la parution de Le Crépuscule des chimères dans la collection « Imagine » dirigée par Jacques Chambon, pas grand chose à se mettre sous la dent. La renaissance de Barbéri passe en 2008 par les jeunes éditions de La Volte. Il semble bien que cette fois-ci, il ait trouvé la structure idéale pour déployer son imaginaire. Espérons que tout ceci ne reste pas le songe creux d’une tête molle.

QUELQUES TITRES, EN VRAC :

Une soirée à la plage
(éditions Denoël, collection « Présence du futur, » 1988)

Histoire parfaitement irracontable, tenant à la fois de l’expérimentation et de l’hallucination, Une soirée à la plage témoigne des diverses influences et thématiques d’un auteur encore débutant. Sous un titre faussement primesautier, ce premier roman de Jacques Barbéri acquitte sa dette à Philip K. Dick, période Le Dieu venu du Centaure, aux poètes surréalistes, à Isidore Ducasse et peut-être même à Ballard, celui de Vermilion sands.
Mondes gigognes, inclusions mémorielles, confusion temporelle jalonnent un récit torturé où l’auteur n’hésite pas à brouiller les cartes, remettant sans cesse en question la réalité. Au passage, il recycle quelques motifs classiques de la SF à papa, s’attache à la musicalité des mots, à l’étrangeté des images, conférant à l’ensemble une touche toute personnelle.
Bref, un premier roman d’un auteur qui depuis, notamment avec le cycle de « Narcose », a tenu toutes ses promesses.

Guerre de rien
(éditions Denoël, collection « Présence du futur », 1990)

Après une attaque aussi imprévisible que destructrice menée par des I.A. Traîtresses, Bor Durin plonge en stase, espérant l’arrivée des secours. Il se réveille sept années plus tard. La guerre est terminée, bouleversant irrémédiablement la configuration du monde. Désormais, les survivants se partagent entre non-adaptés, des humains parfois (souvent) marqués dans leur chair par le conflit, et les adaptés, des mutants à qui l’avenir appartient.
On peut affirmer sans crainte que Guerre de rien ne fait pas partie des romans incontournables de l’auteur. Destiné à l’origine pour la collection dirigée par Joël Houssin aux éditions Siry, le titre joue avec les ressorts des textes post-apocalyptiques. Bâti autour d’une intrigue linéaire, sans véritable surprise, le roman recèle toutefois de belles visions baroques, à l’instar de ces montagnes vivantes composées de corps enchevêtrés. Toute réflexion faite, Guerre de rien offre un arrière-goût de Serge Brussolo, auteur auquel on a souvent comparé à tort Barbéri.

Carcinoma tango
(…Car rien n’a d’importance, 1993)

Second recueil de l’auteur, Carcinoma tango rassemble à la fois inédits et rééditions. Préfacé par Richard Comballot, l’ouvrage paraît au terme d’une période prolifique. Trois nouvelles – les meilleures – ont été depuis reprises dans le recueil L’Homme qui parlait aux araignées. Pour information, il s’agit de « Mystérieuses chrysalides », du narcosien « Les Cocktails d’étoiles du bar à Blair » et de « La Stratosphère considérée comme l’enceinte-femme de nouveaux-nés prématurés », au titre très surréaliste, l’histoire ne l’étant pas moins. Restent trois textes que l’on qualifiera de bizarres à défaut d’un terme plus adéquat. D’abord « Max Brugnon joue et gagne », une short story tenant davantage de la pochade qu’autre chose et pouvant se lire comme un brouillon du roman Guerre de rien. Puis, « Cadavre-express », court récit apparaissant comme un délire un peu vain. Enfin, « La Ballade du chevalier errant », texte paru auparavant dans l’anthologie Dédale 2 dirigée par Henri-Luc Planchat, conclut le recueil de manière plus convaincante, même s’il peut laisser perplexe de nombreux lecteurs. Bref, Carcinoma tango est un ouvrage à réserver aux fans les plus acharnés de Barbéri.

Hével

Gus et André se sont trouvés dans la rue, un peu par hasard. André, l’aîné, ancien résistant et routier pour un salaire à faire peur. Gus, le jeunot, sorti de la dèche grâce à l’amitié quasi-filiale avec André. Les deux taillent désormais la route ensemble, sur les départementales et les nationales du Jura, au volant d’un vieux clou aux essieux fatigués et aux pneus rétamés, à la recherche de fret pour pouvoir survivre. Par tout temps, qu’il neige ou verglace, ils roulent dans leur petit coin de France, proche de la Suisse, en rêvant à d’autres horizons. Mais, l’horizon est sombre en ce début d’année 1958. Ça veut courir les filles de l’air de l’autre côté de la Méditerranée. Ça mitraille dans l’Aurès, ça surine dans le Djebel. André a déjà perdu un frère du côté du bled. Depuis, l’ancien résistant hait les Arabes. Pour Gus, c’est moins clair. Des trucs pas très sains crapahutent dans sa caboche. Des images inquiétantes qu’il s’efforce de combattre. Mais, ses pulsions l’effraient un peu. Il a le sang chaud et se montre bagarreur. Et puis, il y a l’autre, ramassé au bord de la route qui semble leur coller aux basques. Faudrait pas qu’il lui pique sa place auprès d’André.

En dépit de sa taille, le nouveau roman de Patrick Pécherot procure un maximum d’effet. Le récit de ce drame à hauteur d’homme joue en effet une petite musique intime, entêtante, nous plongeant dans la mémoire et les circonvolutions torturées de l’esprit humain. Les personnages de Hével vivent dans un monde illusoire, absurde, au sens donné par Camus. Étrangers à une existence dont le sens leur échappe, ils n’appartiennent pas à cette engeance imbuvable, celle des héros dont on loue les faits d’arme. Ils évoluent dans un environnement banal, bien éloigné de celui des archétypes insupportables, les certitudes chevillées à la carcasse, sûrs de leur bon droit et de leur Cause. Non, ils relèvent plutôt du genre à partir au chagrin tous les matins, à oublier l’âpreté de l’existence dans un café serré ou un ballon de rouge qui pique. Du genre à s’enferrer dans leurs erreurs par principe ou par peur de déchoir dans le regard du copain. Contre l’évidence même. Du genre à céder à la colère, à suivre le mouvement, quitte à le regretter ensuite. Du genre humain, dans l’acception la plus banale du terme.

Hével se frotte également à la sale guerre, celle qu’on a longtemps refusé de nommer, préférant qualifier ce qui se passait en Algérie d’événements ou d’opération de maintien de l’ordre. Écartant le manichéisme, celui des porteurs de valises préférant absoudre le FLN de ses crimes ou celui des patriotes jugeant la torture comme un mal nécessaire, Patrick Pécherot emprunte les chemins de traverse, nous faisant toucher du doigt l’ambivalence de l’esprit humain, ses atermoiements, son aveuglement et sa capacité à justifier l’innommable. Hével apparaît ainsi comme un concentré d’humanité où la grandeur côtoie les saloperies, souvent dans le même être.

Pour exprimer ce propos nuancé, Patrick Pécherot use d’une écriture pointilliste, où langue et narration se conjuguent avec bonheur pour immerger le lecteur dans les pensées des personnages. Un Show don’t tell gouailleur et sacrément addictif, conférant au roman une atmosphère palpable et irrésistible. L’auteur nous dévoile ainsi mille vérités fluctuantes et l’on vagabonde dans les méandres de la mémoire du narrateur, livré à ses caprices et aux hasards de ses réminiscences. Quant aux faits et à l’intrigue, laissons-les aux maniaques d’une littérature de géomètres et de boutiquiers.

Hével tient donc plus de Camus que de Sartre. Et l’on aimerait croire que l’engeance humaine finisse par choisir la justice plutôt que sa mère, lui préférant la raison à la passion. Dans un monde idéal, peut-être ?

Hével de Patrick Pécherot – Éditions Gallimard, collection « Série noire », avril 2018