Inclassable Jacques Barbéri ? Sans aucun doute. Bouillonnant, décontracté, délirant, inventif, les qualificatifs manquent pour définir un auteur d’une grande originalité dans le paysage de la SF francophone. Au cours d’une carrière à éclipses, pendant laquelle il a touché à peu près à tout — romans, nouvelles, scenarii, traductions, musique — l’œuvre de Jacques Barbéri s’est construite progressivement, d’une manière finalement très cohérente. Irritante, amusante et bien plus profonde qu’elle n’y paraît, elle ne laissera personne indifférent.
VOYAGE EN HARD SCIENCE FANTASMÉE :
En dépit de deux expériences traumatisantes – une naissance chaotique et le fameux épisode de l’araignée –, Jacques Barbéri vit une enfance heureuse au sein d’une famille modeste, sa mère restant au foyer où elle effectue quelques travaux de couture et son père, d’abord tenancier de bar, reprenant ensuite une entreprise artisanale de peinture.
Saisi très tôt par le démon de la curiosité, il se passionne pour l’entomologie, la photographie, la préhistoire, l’archéologie, l’astronomie… Il lit aussi beaucoup, essentiellement des BD, comics, fumetti (bande-dessinées italiennes) et autres illustrés, lui tombant sous la main. Ses diverses activités lui permettent de nourrir des obsessions métaphysiques tenaces, lesquelles muent naturellement en questionnements existentiels. Vers l’âge de 12-13 ans, il attrape définitivement le virus de l’écriture en se frottant à une anthologie de poésie surréaliste et à Lautréamont. C’est décidé, son avenir est tracé. Il deviendra poète, activité moins contraignante que les différents métiers en rapport avec ses passions. Il noircit des cahiers entiers avec des poèmes et découvre ainsi la richesse de la langue française.
La passion pour la science-fiction lui vient un peu plus tard, par l’intermédiaire d’un choc visuel – le film 2001, l’odyssée de l’espace – et via la revue Fiction et le CLA auquel il s’abonne. C’est dans ces pages qu’il expérimente Philip K. Dick. Il dit avoir été marqué à vie par la lecture de Le Dieu venu du Centaure.
Sa première nouvelle « officielle », une short-story, paraît dans le fanzine Nyarlathotep vers 1974. Il découvre quelques exemplaires imprimés de cette revue amateur à la Convention européenne de Grenoble. Durant cette manifestation, il côtoie pour la première fois le milieu de l’édition. À cette occasion, il se lie d’amitié avec Henri-Luc Planchat, rencontre déterminante qui débouche sur la publication de plusieurs nouvelles au sommaire des anthologies dirigées par Planchat, notamment le recueil Dédale 1 chez Marabout, dans lequel on peut lire son premier texte professionnel : « Mort et transfiguration ».
Après cette entrée en matière, il végète quelque peu. Entre SF politique et tassement éditorial, la période ne lui semble pas propice. Rappelons qu’à cette époque Alain Dorémieux conseillait aux auteurs français d’aller cultiver des patates…
Nullement découragé, Jacques Barbéri poursuit ses études – il obtient un diplôme de dentiste, métier qu’il exercera quelque temps – et enchaîne les projets littéraires. Avec Guy Sardinoux, Philippe Sadzak et Alain Gidoin, il fonde le collectif Les Locataires. Avec la publication d’une poignée de nouvelles et de plaquettes autoéditées, la période reste toutefois au dilettantisme. Cela ne va pas durer.
En 1985, bénéficiant du soutien d’Elisabeth Gilles, son premier recueil paraît en Présence du futur. À bien des égards, Kosmokrim illustre parfaitement les pistes littéraires et stylistiques qu’il souhaite explorer. Un florilège de textes expérimentaux, poétiques, faussement foutraques. Dans le même temps, il intègre le milieu de l’édition, comme lecteur d’abord, puis comme traducteur. Valerio Evangelisti, Luca Masali lui doivent beaucoup dans nos contrées.
En 1987, il participe au collectif Limite et fournit deux textes pour son recueil manifeste. Entre littérature générale et SF, cette première tentative de développement d’une littérature transfictionnelle provoque surtout une levée de boucliers chez les S-Feux, tout en faisant chou blanc du côté des tenants de la culture officielle.
En 1988 paraît son premier roman : Une soirée à la plage. Suivent Narcose, La Mémoire du crime et de nombreuses collaborations avec Emmanuel Jouanne (Rêve de chair dans la collection « Gore » pendant sa période Ruellan, une édition illustrée par Topor), Henri-Luc Planchat et Yves Ramonet (cette dernière sous le pseudonyme commun d’Oscar Valetti). Mais les temps ne sont pas propices à la SF en France et Jacques Barbéri traverse une nouvelle période creuse.
Durant ce second hiatus, suivant l’exemple de Joël Houssin, il se reconvertit dans l’écriture de scénarios pour la télé et le cinéma. Parallèlement, il s’implique dans la création musicale. Un temps membre du groupe Zone Rouge, il fonde en 1988 avec Philippe Perreaudin, Denis Frajeman et Philippe Masson, la formation Palo Alto. Leur collaboration débouche sur plusieurs albums, la création d’un label musical (Halte au Records !) et des concerts accompagnés de vidéos élaborées avec des artistes plasticiens.
En littérature, c’est un doux euphémisme de dire que l’auteur se fait rare. En dehors d’un épisode du Poulpe et de la parution de Le Crépuscule des chimères dans la collection « Imagine » dirigée par Jacques Chambon, pas grand chose à se mettre sous la dent. La renaissance de Barbéri passe en 2008 par les jeunes éditions de La Volte. Il semble bien que cette fois-ci, il ait trouvé la structure idéale pour déployer son imaginaire. Espérons que tout ceci ne reste pas le songe creux d’une tête molle.
QUELQUES TITRES, EN VRAC :
Une soirée à la plage
(éditions Denoël, collection « Présence du futur, » 1988)
Histoire parfaitement irracontable, tenant à la fois de l’expérimentation et de l’hallucination, Une soirée à la plage témoigne des diverses influences et thématiques d’un auteur encore débutant. Sous un titre faussement primesautier, ce premier roman de Jacques Barbéri acquitte sa dette à Philip K. Dick, période Le Dieu venu du Centaure, aux poètes surréalistes, à Isidore Ducasse et peut-être même à Ballard, celui de Vermilion sands.
Mondes gigognes, inclusions mémorielles, confusion temporelle jalonnent un récit torturé où l’auteur n’hésite pas à brouiller les cartes, remettant sans cesse en question la réalité. Au passage, il recycle quelques motifs classiques de la SF à papa, s’attache à la musicalité des mots, à l’étrangeté des images, conférant à l’ensemble une touche toute personnelle.
Bref, un premier roman d’un auteur qui depuis, notamment avec le cycle de « Narcose », a tenu toutes ses promesses.
Guerre de rien
(éditions Denoël, collection « Présence du futur », 1990)
Après une attaque aussi imprévisible que destructrice menée par des I.A. Traîtresses, Bor Durin plonge en stase, espérant l’arrivée des secours. Il se réveille sept années plus tard. La guerre est terminée, bouleversant irrémédiablement la configuration du monde. Désormais, les survivants se partagent entre non-adaptés, des humains parfois (souvent) marqués dans leur chair par le conflit, et les adaptés, des mutants à qui l’avenir appartient.
On peut affirmer sans crainte que Guerre de rien ne fait pas partie des romans incontournables de l’auteur. Destiné à l’origine pour la collection dirigée par Joël Houssin aux éditions Siry, le titre joue avec les ressorts des textes post-apocalyptiques. Bâti autour d’une intrigue linéaire, sans véritable surprise, le roman recèle toutefois de belles visions baroques, à l’instar de ces montagnes vivantes composées de corps enchevêtrés. Toute réflexion faite, Guerre de rien offre un arrière-goût de Serge Brussolo, auteur auquel on a souvent comparé à tort Barbéri.
Carcinoma tango
(…Car rien n’a d’importance, 1993)
Second recueil de l’auteur, Carcinoma tango rassemble à la fois inédits et rééditions. Préfacé par Richard Comballot, l’ouvrage paraît au terme d’une période prolifique. Trois nouvelles – les meilleures – ont été depuis reprises dans le recueil L’Homme qui parlait aux araignées. Pour information, il s’agit de « Mystérieuses chrysalides », du narcosien « Les Cocktails d’étoiles du bar à Blair » et de « La Stratosphère considérée comme l’enceinte-femme de nouveaux-nés prématurés », au titre très surréaliste, l’histoire ne l’étant pas moins. Restent trois textes que l’on qualifiera de bizarres à défaut d’un terme plus adéquat. D’abord « Max Brugnon joue et gagne », une short story tenant davantage de la pochade qu’autre chose et pouvant se lire comme un brouillon du roman Guerre de rien. Puis, « Cadavre-express », court récit apparaissant comme un délire un peu vain. Enfin, « La Ballade du chevalier errant », texte paru auparavant dans l’anthologie Dédale 2 dirigée par Henri-Luc Planchat, conclut le recueil de manière plus convaincante, même s’il peut laisser perplexe de nombreux lecteurs. Bref, Carcinoma tango est un ouvrage à réserver aux fans les plus acharnés de Barbéri.