Le roman de Ben H. Winters venant de recevoir le Grand Prix de l’Imaginaire, dans la catégorie roman étranger, fendons-nous d’un article, histoire de profiter du buzz, hein ?
En règle générale, le point de divergence d’une uchronie est faible. Loin de vouloir dénoncer la prétendue vacuité de l’expérience de pensée, l’assertion initiale de cet article tend à insister surtout sur le caractère souvent simpliste de l’événement fondateur. Autrement dit, l’uchronie s’appuie sur le bagage historique acquis pendant la scolarité d’un élève moyen. Elle s’attaque aux faits saillants de l’Histoire, ceux du temps court pour reprendre la terminologie braudelienne, délaissant, à de rares exceptions près, le temps long, celui des permanences et des données mentales et culturelles. Mais l’uchronie comme la Science fiction s’écrivent aussi au présent. Elles s’inscrivent dans une période et renvoient à des faits contemporains, pouvant amener un questionnement moral et politique. Si cela n’est pas toujours le cas, l’hypothèse du simple divertissement ne devant pas être écarté, la falsification du passé via l’uchronie permet ainsi d’éprouver nos certitudes.
Parmi les faits historiques d’importance, la Guerre civile occupe une place de choix aux États-Unis. Depuis Ward Moore jusqu’à Harry Turtledove, de nombreux auteurs ont imaginé une Amérique différente, où les États du Sud seraient sortis vainqueurs du conflit fratricide. L’Underground Airlines de Ben H. Winters renvoie le lecteur à l’Underground Railroad, le réseau clandestin d’exfiltration des esclaves noirs fugitifs, mis en place par les abolitionnistes au XIXe siècle. Dans l’Amérique imaginée par l’auteur, l’esclavage n’a en effet pas été aboli. Bien au contraire, il a été pérennisé grâce à la signature d’un compromis entre le Nord et le Sud, dans un contexte de deuil national après l’assassinat du président Abraham Lincoln. Point de guerre civile également, mais un nouvel amendement ajouté à la Constitution, histoire d’inscrire la possession et le commerce des esclaves dans le droit, au grand dam des abolitionnistes qui, loin d’avoir renoncé, continuent à favoriser l’évasion des Noirs.
« Pour lui, c’est aux blancs de se charger des sauvetages. Les noirs, eux, tout ce qu’ils ont à faire, c’est serrer les fesses et attendre qu’on vienne les chercher. Il a ce que j’appelle la mentalité de l’oiseau moqueur. »
Bien des années plus tard, en 2016, les « Hard Four », les quatre États esclavagistes irréductibles, restent un cauchemar pour trois millions de Noirs. Pour ces travailleurs attachés, comme on les nomme pudiquement, le quotidien se réduit toujours à un labeur permanent et répétitif. Une main-d’œuvre corvéable à merci pour les grandes plantations-usines du Sud, dans les exploitations minières ou la domesticité des riches familles. Dans le meilleur des cas, ils peuvent espérer être employés comme travailleurs détachés dans le Nord. Dans le pire, ils finissent leur vie off-shore, autrement dit sur une plate-forme pétrolière du Golfe.
Victor est un agent infiltré, vivant sous une fausse identité. Ancien esclave fugitif, il a été contraint d’accepter le marché proposé par les U.S. Marshals. Chargé désormais de débusquer ses frères ou sœurs et de remonter les filières de l’Underground Airlines, il vit au Nord dans une illusion de liberté. Victor est un bon agent, voire même l’un des meilleurs, accomplissant ses missions avec succès, sans état d’âme. Mais, sous sa carapace de dur-à-cuire, Victor sent quelque chose remuer. Un truc ressemblant à de l’empathie, voire à une conscience.
Underground Airlines est un roman efficace qui donne beaucoup à réfléchir sur l’Amérique d’aujourd’hui. Ben H. Winters applique, sans éclat, les recettes du thriller pour dérouler un propos politique où se révèle toute la duplicité du capitalisme. Dans l’Amérique de l’Underground Airlines, la coexistence avec les « Hard Four » ne semble guère soulever d’indignation. De toute façon, dans les États où l’esclavage a été aboli, les citoyens noirs restent plus que jamais la cible des contrôles policiers et d’un racisme latent. Pour les fugitifs, la situation est encore plus compliquée. Traqués comme du gibier par les U.S. Marshals, ils ne peuvent compter que sur l’aide des abolitionnistes ou de leurs sympathisants pour passer au Canada.
En théorie, la loi « Mains Propres » interdit aux États de commercer avec les entreprises esclavagistes. Mais, secret de polichinelle, tout le monde sait que les grandes fermes usines du Sud écoulent leur production à bas prix, via des sociétés-écrans domiciliées en Asie. De nombreuses transnationales regardent d’ailleurs avec envie cette main-d’œuvre à bon marché, privée de ses droits, et tout le monde se contente de fermer les yeux, gouvernement y compris, engrangeant profits et produit des taxes fédérales. Ben H. Winters ne fait pas dans l’angélisme. En dépit des archétypes inhérents au thriller, il nous immerge dans un monde crédible, parfait jumeau du nôtre malgré son histoire différente. Et si son propos peut paraître dur, il n’en demeure pas moins salutaire.
À la manière de Michael Chabon (voir Le Club des policiers yiddish), Ben H. Winters use de l’uchronie pour interpeller le lectorat sur son propre monde. Il révèle ainsi toute l’ampleur du racisme structurel aux États-Unis, où le Noir est plus que jamais considéré comme l’ennemi du Blanc. Chemin faisant, il dresse également un portrait guère avantageux du capitalisme mondialisé, rappelant son aspect prédateur, prêt à tous les arrangements avec l’éthique, dont il se prévaut pourtant, pour continuer à croître, avec la complicité du consommateur décérébré.
Autre avis ici.
Underground Airlines (Underground Airlines, 2016) de Ben H. Winters – Éditions ActuSF, collection « Perles d’épice », octobre 2018 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Eric Holstein)