La Saga des étoiles

Avant de se voir coller l’image kitschissime de Star Wars, la science-fiction a longtemps été réduite à celle du space opera débridé issu des pulps, où tout paraissait bigger than life. En ce temps-là, sur le fond étoilé de la Galaxie, les archétypes un brin naïfs fusaient dans leurs astronefs fuselés, explorant des planètes sauvages, sur le qui-vive, prêts à dégainer l’arme ultime contre toute menace indicible ou plus simplement un pistolet atomique. Les princesses à sauver des griffes maléfiques d’une entité quelconque abondaient et on trouvait toujours un défi à relever, histoire d’occuper le temps ou de repousser plus loin les frontières de la civilisation (forcément américaine). De ce décor teinté d’inventions pseudo-scientifiques, rayons subspectraux plus rapides que la lumière et autres stases protégeant les hardis pilotes des accélérations surhumaines, Edmond Hamilton a fait le quotidien de John Gordon, ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale et ex-pilote de bombardier  (Buck Rogers, vous avez dit ?), peaufinant au passage sa réputation de faiseur d’aventures spatiales.

Découpé en deux livres, la « Saga des étoiles » convoque le ban et l’arrière-ban du sense of wonder, n’hésitant pas à piller le scénario du Prisonnier de Zenda et un contexte inspiré de la Guerre froide, menace atomique y comprise.

Paru en 1949, Les rois des étoiles apparaît comme un condensé échevelé et un tantinet roublard des récits édités dans les pulps. En parfait candide dont l’esprit américain devient l’objet d’un échange avec celui du prince Zarth Arn, John Gordon vole de merveilles en merveilles, emporté par une succession d’événements imprévus dont il ne peut que subir les conséquences, s’adaptant avec une chance inouïe aux circonstances. Dans un empire aux proportions cosmiques, sorte de commonwealth foisonnant, qui domine la Galaxie dans le futur, il passe ainsi de l’extase à l’effroi, dans la crainte permanente de voir sa véritable identité démasquée, tombant amoureux de la princesse avec laquelle on le marie pour la forme, afin de renforcer les alliances face à la menace du tyran Shorr Kan. Heureusement, la ravissante créature ne tarde pas à succomber à son charme exotique, ce qui en dit long sur le sex-appeal de l’an 200000… Bref, Edmond Hamilton aligne les poncifs et les rebondissements avec l’entrain d’un forain à la foire, régalant son lectorat d’un récit léger, jalonné de quelques morceaux de bravoure propres à susciter un enthousiasme juvénile.

Le retour aux étoiles ne bénéficie pas, hélas, de la même cohérence. Paru vingt ans plus tard, en 1969, si l’on fait abstraction de l’édition française de 1968 qui comportait deux textes alors encore inédits outre-Atlantique, ce roman souffre de sa structure de fix-up composé à partir de plusieurs novelettes parues en magazine entre 1964 et 1969. On en ressort avec le sentiment d’une trame décousue et répétitive, où seule la première (« Les Royaumes des étoiles ») et quatrième partie (« L’Horreur venue de Magellan ») paraissent se dégager de l’ensemble. Hamilton y rejoue le coup de l’invasion par une puissance occulte et donne une vision un tantinet plus bariolée de la Galaxie, convoquant quelques créatures non humaines. Les amateurs de bug-eyed monsters apprécieront. Mais surtout, il fait évoluer un poil le personnage féminin, époque oblige, lui donnant plus de substance et de caractère, même si cela ne l’empêche pas de tomber finalement dans les bras de son homme. Enfin, il écarte John Gordon pour donner le beau rôle à Shorr Kan, ressuscité pour l’occasion, histoire de désamorcer la naïveté du propos tout en y apportant une touche bienvenue de modernité et d’humour (quoique chaussé de gros sabots).

Au final, « La Saga des étoiles » n’usurpe pas sa réputation de classique du space opera. Au fil du temps, le récit des aventures cosmiques de John Gordon s’est ainsi couvert d’une patine désuète, mais non dépourvue de charme, et d’une aura teintée de sépia, aptes à susciter la nostalgie de l’âge d’or de la science-fiction américaine, comme en témoigne Souvenirs de l’empire de l’Atome, l’hommage récent en bande dessinée de Smolderen et Clérisse.

« La Saga des étoiles » de Edmond Hamilton – Réédition J’ai lu, 2018 (ouvrage se composant de Les Rois des étoiles et Le retour aux étoiles, traduit de l’anglais [États-Unis] par Gilles Malar et Franck Straschitz)

Shiloh

Pour l’amateur d’histoire militaire, Shiloh est le nom d’une bataille de la guerre civile américaine, épisode sanglant de l’affrontement fratricide entre les Fédérés, fidèles à l’Union, et les rebelles sécessionnistes. Shiloh est aussi le nom d’un parc où l’on peut visiter l’un des sites les mieux conservés du conflit. Un cadre campagnard offrant l’image d’un lieu paisible, aux vallons traversés par les rivières et le cours de la Tennessee, aux vergers que l’on imagine fleuris au printemps, aux prairies ombragées par de nombreuses essences et aux crêtes barrées de broussailles indisciplinées. Rien dans ce décor bucolique et champêtre, surtout lorsque le soleil illumine les chemins creux, ne laisse deviner la tuerie qui s’est déroulée ici les 6 et 7 avril 1862. Par le hasard de la guerre, Shiloh est en effet devenu un enjeu majeur pour chaque camp. Pour les rebelles, le lieu s’imposait comme le théâtre idéal pour mettre un terme à la percée imprévue accomplie par les Yankees en territoire confédéré. Pour le Nord, les perspectives ouvertes par leur victoire les plaçait dans l’incertitude, les contraignant à réorganiser leurs forces pour protéger leurs lignes de ravitaillement et hâter la fin de la guerre. Lieu de paix en langue hébreu, devenu l’enjeu d’une bataille fameuse suite à l’attaque surprise des Confédérés, Shiloh demeure enfin le symbole d’un affrontement confus et sanglant, un carnage de sinistre mémoire qui en anticipe bien d’autres.

Écrit par Shelby Foote, autrement plus connu pour son œuvre d’historien, le bonhomme ayant publié un récit réputé sur la Guerre civile (The Civil War, A Narrative), Shiloh ne peut guère être accusé d’inexactitude. Récit à hauteur d’homme, le roman de Shelby Foote s’attache à retranscrire le déroulement de la bataille via le témoignage de six personnages fictifs. De simples soldats mais aussi des officiers, engagés de part et d’autre dans le combat, qui nous confient leurs pensées, leur participation aux combats, leurs sensations et sentiments durant cet affrontement. On les suit ainsi au plus près, pendant les préparatifs savamment organisés par le général rebelle Beauregard, très inspiré par Napoléon dans sa stratégie, puis au cœur de la bataille et lors de la retraite désordonnée des Confédérés devant la pression des troupes fédérales, arrivées en renfort.

Chaque combattant raconte à sa manière les deux jours d’affrontements. Le scintillement du soleil sur les parties métalliques des armes, la nature complice et indifférente à la tuerie, la fumée de la poudre consumée, le miaulement des balles qui sifflent dans l’air et déchirent les chairs, on est à la fois au cœur de la bataille et à l’extérieur de la mêlée, observateur d’actes paraissant lointains, dans l’espace comme dans le temps. Les cadavres jetés dans l’herbe comme des paquets de linge sale, la détresse des blessés abandonnés à leur souffrance, la sidération des soldats et les cris d’angoisse des hommes montant à l’assaut nous paraissent abstraits. Pourtant, on garde longtemps en mémoire l’image de ce soldat caressant la garde de la baïonnette plantée sous sa mâchoire, dont la pointe lui traverse le crâne, et l’horreur de son adversaire incapable de la retirer.

Difficile d’adhérer à un camp ou à l’autre dans ce récit à plusieurs voix. Shelby Foote ne prend pas partie, préférant décrire le point de vue d’hommes engagés dans un conflit absurde, convaincus du bien fondé de leur engagement par le discours verbeux d’hommes politiques défendant leurs intérêts et par la folie furieuse d’officiers agissant par devoir. Bref, voici un bien bon roman que l’on découvre tardivement dans l’Hexagone.

Shiloh (Shiloh, 1952) de Shelby Foote – Éditions Payot & Rivages, janvier 2019 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Olivier Deparis)

Machine de guerre

Troisième opus de la série initiée par Ferrailleurs des mers, puis poursuivie avec Les Cités englouties, Machine de guerre achève et conclut les aventures de Tool, le mi-bête né des œuvres du capital-libéralisme et de la bio-ingénierie, et de l’orpheline Mahlia, tout en faisant le lien avec les personnages du premier volet. Reconvertie dans le trafic d’œuvres d’art, l’adolescente évolue désormais à la marge du conflit contre les seigneurs de la guerre qui font et défont la paix précaire régnant sur les cités englouties. Mais, les anciens propriétaires de Tool ne tardent pas à se rappeler à la mémoire de l’augmenté dans un déluge de feu, d’autant plus qu’il recèle dans sa chair un talent caché susceptible de bouleverser l’ordre établi, au grand dam de son concepteur, le général Caroa, et de ses employeurs, le Comité exécutif de la compagnie Mercier.

Si Machine de guerre n’apporte guère de nouveauté, le roman de Paolo Bacigalupi a l’avantage de prolonger d’une manière satisfaisante le destin de Tool, personnage secondaire passé désormais au premier plan de la trilogie. Devenu l’enjeu principal et le moteur de l’intrigue, le mi-bête éclipse les humains eux-mêmes, ravalés au rang de subalternes dans la meute qu’il dirige. L’augmenté se voit ainsi doté d’un passé et d’une conscience, poussé par la compagnie Mercier à sortir de l’anonymat où il avait vécu jusque-là. Toute l’ambiguïté du personnage repose sur sa faculté à ne pas rejeter la part d’humanité composant son génome et sa capacité à éprouver de l’empathie pour des créatures qu’il juge inférieure. Rassurons-nous, le dilemme n’est pas difficile à lever. Machine de guerre demeure en effet un roman d’aventure destiné à un public young adult, segment du lectorat dont il ne convient pas de trop malmener les attentes.

Pour le reste, Paolo Bacigalupi continue à étoffer l’univers des deux précédents opus, cet anthropocène post-apocalyptique où les États nations, à l’exception de la Chine et de quelques autres territoires, sont déchus de leur position de domination, disputant désormais leur subsistance aux grandes compagnies qui régulent le marché par des accords commerciaux avantageux ou les frappes chirurgicales de leurs flottilles de drones surarmés. Machine de guerre ne dépare donc pas dans ces anticipations pessimistes marquées par le dérèglement climatique, les guerres civiles et la paupérisation globalisée, offrant le spectacle d’un futur en voie de tiers-mondisation, placé sous la coupe de conglomérats d’intérêts privés attachés à leur égoïsme bien compris. Une jungle sillonnée de chimères génétiquement modifiées, conditionnées à servir leurs maîtres impitoyables. Dans ce Struggle for life incessant, seules quelques oasis perdurent, des zones franches ouvertes aux possibles, tel Seascape, la cité aux arcologies flottantes triomphantes et aux docks prospères, mais pas au point de remettre en question le statu quo.

Commencée sur les plages polluées par les effluents toxiques issus des épaves de l’ère accélérée, la trilogie de Paolo Bacigalupi s’achève donc au cœur des sphères dirigeantes d’un futur finalement pas si différent de notre présent. Et, si l’intrigue ne casse pas cinq pattes à un canard augmenté, Machine de guerre conclut de manière honorable une série ayant débuté sous les bons auspices de l’aventure divertissante. Contrat rempli.

Machine de guerre (Tool of War, 2017) de Paolo Bacigalupi – Réédition J’ai lu, octobre 2019 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Sara Doke)

L’Extravagant Monsieur Parker

Pour Maureen et sa famille, le rêve américain ne revêt pas le sépia de la nostalgie. Il ne s’écrit pas davantage en technicolor, comme dans ces productions hollywoodiennes qui commencent à occuper les écrans des salles de cinéma. Dès l’arrivée du couple et de ses deux enfants dans le nouveau monde, il a pris le goût du sang versé pour se tailler une place au soleil d’Albuquerque. Condamné à vivre dans un fauteuil roulant après un accident du travail sur un chantier pas très regardant sur la sécurité, Sean a abandonné la foi ancestrale de sa contrée natale irlandaise, un ramassis de bobards sans queue ni tête selon lui, pour la lecture et de longues soirées sur la galerie de la demeure familiale. Devenue l’unique soutien de famille, Maureen a surmonté la déveine, prenant son destin en main après un bras de fer, bref et victorieux, contre la municipalité négligente. Elle y a gagné un emploi, prémisse d’une solide amitié avec Leroy Parker, un vieux monsieur à la vie bien remplie.

Parmi les figures légendaires de l’Ouest américain, Billy the Kid tient une place de choix. Si l’on fait abstraction de la filmographie consacrée au célèbre régulateur, le bonhomme est aussi le sujet d’une abondante littérature, plus ou moins inspirée, lui donnant souvent le beau rôle, mais insistant également sur l’ambivalence du personnage. Héros au grand cœur ou outlaw brutal ? La réponse à cette question n’a que peu de place dans la passion pour le personnage, l’affect semblant avoir pris définitivement le dessus sur la raison. De toute manière, depuis The Authentic Life of Billy The Kid de Pat Garrett, où le shérif de Lincoln livre sa propre vérité sur la mort du Kid, une vérité contestable et contestée, Billy the Kid a rejoint la longue liste des figures mythiques de l’Ouest dont on se plaît à romancer ou fantasmer les faits et gestes. Je renvoie les éventuels curieux aux ouvrages de Michael Ondaatje ou de Charles Neider, tous deux chroniqués sur ce blog.

Avec L’extravagant Monsieur Parker, Luc Baranger s’inscrit dans le sillon des auteurs ayant choisi de faire vivre le Kid au-delà du terme officiel de son existence, en 1881. Sur ce sujet, si Goodbye Billy de Laurent Whale m’a moyennement convaincu (euphémisme), je ne retiens pas mon enthousiasme pour le présent roman. Luc Baranger ne manque pas de talent pour faire revivre l’Ouest, mais aussi pour évoquer quelques épisodes de l’histoire américaine entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Pendant cette période charnière, où disparait la Frontière, les États-Unis commencent à imposer leur volonté sur le continent américain. Autrement dit, ils sèment la pagaille, la mort et la désolation au nom de la liberté et de la démocratie. En prenant le vieux monsieur Parker comme porte-parole, Luc Baranger se livre à une démythification des États-Unis, pays où on préfère imprimer la légende au lieu de s’en tenir aux faits. On prend ainsi grand plaisir à lire, sous sa plume imagée et truculente, le récit du desperado devenu vieillard indigne et malicieux, grand-père idéal pour les enfants de Maureen qui découvrent le hors champs historique de leur pays d’adoption. Luc Baranger évoque ainsi quelques-uns des mythes de l’histoire américaine, de l’épopée des Rough riders de Theodore Roosevelt, jusqu’aux actes des Banana Men, faisant et défaisant les gouvernements d’Amérique centrale pour le compte de l’United Fruit Company, sans oublier la Horde Sauvage de Butch Cassidy auquel le Kid rend justice et hommage avec sa nouvelle identité. S’il semble pencher pour le Kid, Luc Baranger n’atténue pas pour autant le caractère violent du personnage et sa morale personnelle guère respectueuse des lois ou conventions sociales. Au crépuscule de son existence, le Kid reste fidèle à lui-même, c’est-à-dire fidèle à un idéal de liberté où la parole donnée, la sincérité et une conception personnelle de la justice l’emportent sur un droit résultant d’un rapport de force défavorable aux femmes, aux minorités et aux humbles. Bref, de quoi entretenir le mythe encore longtemps.

L’extravagant Monsieur Parker apparaît donc comme un excellent roman, à la prose vigoureusement charpentée, non dépourvue de tendresse, mais où l’émotion finit par l’emporter. On n’a pas fini de réécrire l’histoire du Kid pour se venger du monde tel qu’on le subit.

L’extravagant Monsieur Parker de Luc Baranger – La Manufacture de livres, avril 2019

La Profondeur des tombes

Quatrième opus de ce qu’il convient désormais d’appeler la fresque de « La Tragédie humaine », La Profondeur des tombes dépeint un monde dans un nuancier de teintes que n’aurait pas désavoué Pierre Soulages. Un camaïeu d’une noirceur asphyxiante, celui d’une atmosphère souillée par le panache des fumées issues de la combustion du charbon, l’énergie reine d’une humanité ayant asséché ses ressources en hydrocarbures. Nuit claire et nuit noire se succèdent désormais dans un hiver perpétuel. L’eau est irrémédiablement polluée, l’air charbonneux rend la respiration pénible et la faune sauvage n’a plus droit de cité qu’au fond des mines, unique condition à sa survie décidée par une écologie politique dévoyée.

Dans ce paysage du désastre, Forrest Pennbaker traîne son spleen et sa carcasse de lâche, hanté par la Mort, aperçue au bord du lac de son pays natal. Une vision imprimée définitivement dans sa mémoire et dont la voix, semblable à celle de sa mère défunte, lui parle sans cesse. Employé comme porion à CorneyGround, l’un des sites miniers essentiels, il dirige une équipe de gueules noires, tiraillé entre sa fascination des abîmes et la férule tyrannique de Lorkraft, son supérieur hiérarchique. Un soir, il retrouve CloseLip définitivement éteinte sur le palier de son immeuble. La disparition de la réplicante souffle l’ultime lueur de raison de son esprit. Elle le pousse à tailler la route vers l’U-Zone, la terre dévolue aux réprouvés, pour y retrouver Bartolbi, un fou dangereux élevant des hyènes clonées, avec l’espoir d’y retrouver l’amour de sa jeunesse.

« La profondeur des tombes, quand nos yeux s’y noient. »

La Profondeur des tombes entretient une parenté évidente avec La Lumière des morts. Une fois de plus, on est immergé dans un univers très visuel et viscéral, où prévaut la fin de l’Histoire. Pour autant, les personnages de Thierry Di Rollo restent très humains dans leurs motivations. Tristement humain est-on même tenté d’affirmer. Dans un monde ravalé à sa stricte valeur utilitaire, peuplé par un incroyable bestiaire composé de hyènes, d’hippopotames, de buffles et singes, la survie se paie désormais au prix de l’abandon total de la préservation de l’écosystème.

Du désespoir à la folie, de la mort à la tombe, Pennbaker saute le pas, une fois tombées les ultimes barrières de la raison. Littéralement obsédé par la mort, le bougre entame alors une quête mortifère, jalonnée de cadavres semés au gré de son parcours au sein de l’U-Zone, ce territoire interlope où croupissent les pires crapules. Pendant son voyage, il se nourrit d’illusions, évoquées au cours de plusieurs flash-back, mais le présent le ramène systématiquement à une réalité plus crue, celle d’une humanité jamais à cours d’idées ou de justification dans sa propension à l’auto-destruction.

La Profondeur des tombes recèle des pages magnifiques, sublimées par une écriture sèche, tirée au scalpel, contribuant à transmettre une colère sourde, une révolte latente peinant à trouver un exutoire viable. On reste ainsi longtemps marqué par les ténèbres vivantes de la mine, par la charge meurtrière du buffle dans ses couloirs, par l’agonie silencieuse de l’hippo et par l’absurdité criminelle d’un système économique ne cherchant surtout pas à se remettre en cause. Dans ce contexte de violence sociale, l’attrition des émotions apparaît donc comme un réflexe vital afin de supporter un quotidien morne, dépourvu d’avenir, mais où l’amour paraît l’ultime viatique accordé au monde mourant.

Sous les apparences de l’allégorie et de la dystopie, la noirceur des paysages traversés par Pennbaker fait écho à celle de sa psyché, le poussant à suivre son fatum jusqu’à son terme, nous abandonnant épuisé mais guère apaisé. Bien au contraire. À suivre avec Meddik.

La Profondeur des tombes de Thierry Di Rollo – Éditions Le Bélial’, 2003

Outback

« Johnson n’avait probablement pas voulu faire le moindre mal au policier, il avait seulement perdu la tête. Mais le résultat était le même : il l’avait tué. »

Walter Johnson a changé de statut le soir où, sortant d’une bijouterie qu’il venait de cambrioler, il tue un flic. De petit truand sans envergure, frustre et pas très futé, il devient l’ennemi public numéro 1. Une proie rêvée pour tous les médias en mal de sensations et surtout un criminel à abattre sans sommation. Une chasse à l’homme s’improvise très rapidement pendant que les chaînes de télévision s’empressent de couvrir l’événement, histoire de décrocher le scoop qui fera exploser l’audience. Employé par la chaîne privée B.J.V., Davidson voit immédiatement tout le parti qu’il peut tirer de l’affaire. Le jeune journaliste devient ainsi le point focal d’une course-poursuite dont il ne ressortira pas indemne.

Les habitués du blog yossarian connaissent ma faiblesse coupable pour l’écrivain australien Kenneth Cook. Je renvoie les autres aux chroniques de A coups redoublés et Cinq matins de trop pour combler leurs lacunes. Jadis paru dans la collection « Série Noire » sous le titre Téléviré, Outback bénéficie d’une réédition dotée d’une traduction révisée, même si l’on peut déplorer un titre toujours aussi médiocre, du moins si l’on se fie à l’original Chain of Darkness. Bref, voici l’occasion de découvrir un roman dont le propos sec, un tantinet politique, renvoie immédiatement aux motifs classiques du roman noir. La chasse à l’homme sert en effet surtout de prétexte pour dresser un portrait désabusé des rapports de force prévalant dans le milieu des médias de masse. Immergé au sein de la rédaction d’une télé privée en train de courir le scoop, on se familiarise avec les pratiques journalistiques, perdant peu-à-peu toutes nos illusions sur l’éthique d’une profession encore partagée entre le souci de respectabilité, l’autocensure pour ne pas déplaire à ses actionnaires et l’attrait pour le sensationnel. À bien des égards, Outback relève d’une conception de l’information révolue, où l’on prend garde de ne pas (trop) choquer le téléspectateur, tout en déplorant les pratiques d’une presse décomplexée. Mais, même si le roman a été écrit en 1962, on pressent déjà les prémisses d’une évolution dont on apprécie désormais toute l’ampleur au travers du déploiement émotionnel et putassier des chaînes d’information en continu. Sur ce point, le propos de Kenneth Cook interpelle par son actualité, en dépit de l’aspect suranné de l’équipement des journalistes, à l’heure de l’Internet, du satellite, du numérique et des smartphones. L’auteur australien nous renvoie au discours infantilisant tenu aux téléspectateurs, aux jeux troubles du pouvoir dans les coulisses des médias, à la notion d’indépendance de l’information et à cette volonté forcenée de rechercher l’émotion plutôt que la réflexion. La téléréalité, avec ses stringers branchés en permanence sur la fréquence de la police pour ne pas rater une fusillade ou un flagrant délit, n’est plus très loin. Outback incite aussi à faire son examen de conscience, s’interrogeant sur son propre regard de téléspectateur. En effet, que cherche-t-on exactement à satisfaire en regardant les informations à la télévision ?

Outback apparaît donc comme une réédition bienvenue dont la noirceur intrinsèque n’est pas tempérée par le goût habituel pour l’absurde de Kenneth Cook.

« En fin de compte, qu’est-ce qui rendait le métier de journaliste si excitant ? Ce n’était rien d’autre, après tout, qu’une espèce de phénomène social qu’on greffait à chaque activité humaine. Le reportage de ce soir, qu’avait-il dit de la vérité sur la poursuite de Johnson ? Avait-il, d’une manière ou d’une autre, expliqué le personnage de Johnson ? Avait-il fait sentir tout le tragique de la mort du policier,avait-il apporté quoi que ce soit de valable à qui que ce soit ? Ou bien, avait-il simplement satisfait la curiosité morbide d’une société qui s’ennuie tellement qu’il faut lui donner l’illusion qu’elle vit intensément, lui apporter cette espèce de surexcitation, cette impression de sensationnel que produit ce que tout le monde se plaît à appeler les nouvelles ? »

Outback de Kenneth Cook (Chain of Darkness, 1962) – Réédition Autrement, collection « Littérature », avril 2019 (roman traduit de l’anglais [Australie] par Rosine Fitzgerald, traduction révisée par Thomas André)

Les Meurtres de Molly Southbourne

Autre titre de la collection « Une Heure-Lumière » récompensé aux Utopiales ce week-end, Les Meurtres de Molly Southbourne n’usurpe pas son prix Julia Verlanger. On va finir par croire que j’ai bon goût…

Récit d’apprentissage mâtiné d’horreur corporelle, Les Meurtres de Molly Southbourne ne met pas longtemps pour happer le lecteur. En fait, il suffit de quelques pages pour basculer dans l’horreur glauque de l’existence de Molly, petite fille couvée par ses parents dans une ferme isolée. Car Molly vit avec un secret, du genre à ne pas partager avec ses amies durant une pyjama party. Seuls ses parents la comprennent, lui inculquant l’éducation adéquate à sa survie, tout en organisant sa protection contre les doppelgängers nés de son propre sang. Des créatures d’apparence fragile, en tout point semblable à elle, si ce n’est cette propension à la violence qui les poussent à vouloir la tuer.

« Si tu vois une fille qui te ressemble, cours et bats-toi.

Ne saigne pas.

Si tu saignes, une compresse, le feu, du détergent.

Si tu trouves un trou, va chercher tes parents. »

Mantra entêtant, Molly répète inlassablement les principes enseignés par ses parents, de l’enfance à l’âge adulte, de l’innocence à la maturité, traversant les affres de l’adolescence, volonté d’auto-destruction y comprise, et les premiers amours, avec l’impression de voir sa vie lui échapper. Car, bien entendu, les faits qu’elle supporte trouvent leur explication scientifique dans l’existence de sa mère et dans sa participation à la Guerre froide. Du coup, le récit horrifique de Molly bascule sans coup férir vers la science-fiction sans trop nuire cependant à l’atmosphère angoissante de l’ensemble.

En matière de show don’t tell, Tade Thompson distille en effet avec brio l’information, ne se montrant pas trop explicite sur les raisons de la situation de Molly. Il déroule un récit placé sous le joug de la fatalité et de l’incompréhension. Molly apparaît comme sa propre ennemie. Implacable, elle est littéralement légion, engendrant par la moindre de ses plaies ou durant ses règles, une armée de clones résolus à sa propre perte. Peu-à-peu, l’intrigue devient récit d’apprentissage. On accompagne l’enfant, puis la jeune femme dans sa découverte du monde, expérience dont elle goûte les traumatismes successifs avec le couperet des autres mollies au-dessus de la tête. L’expérience lui trempe le caractère et elle se forge une existence, abandonnant progressivement sa capacité à l’empathie.

D’une manière plus symbolique, Les Meurtres de Molly Southbourne nous renvoie enfin à notre condition de créature organique composée de cellules appelées à se dégrader, à mourir, avant d’être remplacées par de nouvelles jusqu’à la dégénérescence finale de notre organisme. Une entropie inscrite dans notre génome et contre laquelle tous les discours sur le libre-arbitre et toutes les mesures prises pour en ralentir les effets ne peuvent pas grand chose. En transposant cette réalité biologique dans le contexte d’un récit d’horreur corporelle, Tade Thompson se montre malin et astucieux, rendant le malaise existentiel de Molly encore plus perceptible pour le lecteur.

Dix-huitième opus de la collection « Une Heure-Lumière », Les Meurtres de Molly Southbourne acquitte donc honorablement son tribut aux grands anciens, en particulier au Frankenstein de Mary Shelley, tout en apportant une touche de modernité bienvenue. A suivre avec The Survival of Molly Southbourne, à paraître aussi au Bélial’.

Les Meurtres de Molly Southbourne (The Murders of Molly Southbourne, 2017) de Tade Thompson – Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », avril 2019 (novella traduite de l’anglais par Jean-Daniel Brèque)

Helstrid

Sur le blog yossarian, on ne s’embarrasse guère du frétillement sans lendemain de l’actualité éditoriale. Mais parfois, on tombe d’accord avec celle-ci, comme la remise du prix Utopiales 2019 vient nous le rappeler. Tout est foutu !

Vic a choisi de s’exiler sur Helstrid par dépit amoureux. Les lieux désolés, balayés par les tempêtes dévastatrices qui en érodent les contours, et la solitude promise à la signature du contrat, s’accordent idéalement à son paysage mental dépressif. Pour le jeune homme, l’exil s’apparente en effet aussi à un repli sur lui-même qu’il espère salutaire, en attendant d’oublier la déception l’ayant poussé à s’éloigner. Volontaire pour faire partie d’un convoi de ravitaillement, une tâche monotone consistant surtout à regarder le paysage, le voilà embarqué dans le véhicule de tête avec Anne-Marie, l’une des trois intelligences artificielles chargées de piloter les engins, pour un raid de quelque jours en tête à tête avec ses souvenirs, mais aussi avec une machine surprotectrice et bavarde. Autant dire un vrai calvaire car sa nounou numérique ne le quitte pas, observant le moindre de ses gestes ou soupirs, lui prodiguant injonctions conseils amicaux et compte rendus lénifiants, histoire de diminuer l’angoisse d’un voyage qui prend très vite une tournure dramatique.

Avec ce 17e opus de la collection « Une Heure-Lumière », Christian Léourier recycle une trame classique et éprouvée de la science-fiction. Une planète hostile à l’humanité, dépourvue de toute vie si ce n’est la biomorphée, une structure végétale ou minérale, on ne sait pas exactement, assimilée par les colons à de la mousse. Une exploitation minière automatisée, pilotée par une centrale noétique, une poignée d’hommes, existences superflues ravalées à des tâches d’exécution, exilée loin de la Terre contre une forte rétribution et projetée outre-espace sans espoir de revoir leurs proches vivants, hibernation et paradoxe de Langevin obligent. Tous les indicateurs clignotent, nous sommes bien dans le cœur du genre où la fragilité de l’existence se frotte aux espaces cosmiques, indifférents à la détresse humaine. Celui enfin qui voit l’homme nouer un dialogue impossible avec la machine.

Mais surtout, Helstrid s’apparente à un huis-clos, un dialogue entre un individu marqué par les regrets, l’amertume et une intelligence embarquée le considérant comme une priorité parmi d’autres paramètres dans une liste. Une entité qui, si elle donne l’illusion de s’intéresser à lui, allant jusqu’à singer l’intonation de la voix de son ex-petite amie, laisse pourtant affleurer son inhumanité. Après tout : « La beauté, comme l’horreur, sont bien dans l’œil de celui qui les contemple. »

Avec une grande pudeur et énormément de sincérité, Christian Léourier déroule son récit, suscitant l’émotion et l’émerveillement, avant de dévoiler la froide logique des faits. Pas très loin de « Descente », nouvelle de Iain M. Banks inscrite au sommaire du recueil L’Essence de l’Art, Helstrid se révèle au final comme un texte marquant, dont le classicisme des motifs et la simplicité apparente cachent la noirceur intrinsèque.

Helstrid de Christian Léourier – Éditions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », février 2019