Bienvenue à Sturkeyville

Sturkeyville ne se trouve sur aucune carte. Pas la peine d’aller la chercher dans un atlas.  Située au nord des Appalaches, la petite bourgade ne figure pas davantage au programme d’un voyagiste, en dépit de l’intérêt que pourraient lui porter les folkloristes. Et pourtant, ses habitants, essentiellement quelques vieilles familles arrivées là depuis le temps de la colonisation, manifestent un attachement viscéral aux lieux, en dépit des étrangetés qui s’y produisent et du déclin inexorable de l’économie locale. D’aucuns disent Sturkeyville hantée. Par des créatures inquiétantes, choses informes et blanchâtres qui guettent leur proie à l’ombre du sous-bois d’un lac ou aux tréfonds de la cave d’une ferme abandonnée, voire dans le grenier d’un hameau oublié du commun des mortels. Chuchotant leurs imprécations dans les ténèbres ou peuplant la mémoire collective de cauchemars impies, elles perpétuent leur espèce, loin de la raison et de la modernité galopante. Mais le pire à Sturkeyville est sans doute le secret, qui couvre d’un voile pudique, les manigances des différents clans familiaux dont les agissements ont contribué à façonner l’atmosphère délétère des lieux.

Bienvenue à Sturkeyville offre un écrin classieux aux nouvelles de Bob Leman. Couverture de Stéphane Perger pourvue de rabats, textes illustrés en noir et blanc par Arnaud S. Maniak, maquette élégante de Laure Afchain, il n’en fallait pas moins pour ressusciter un auteur dont on a pu lire jadis les nouvelles dans la revue Fiction. Issu d’un financement participatif, le recueil publié par les Éditions Scylla propose six textes, dont deux inédits, relevant du cycle « Goster County ». Six récits frappés du sceau de la fatalité, de l’étrangeté et de la monstruosité.

En matière de fantastique, Bob Leman a bien retenu ses leçons. Sous sa plume, le surnaturel n’est pas frontal. Il s’inscrit dans une forme de normalité, celle d’une petite communauté enracinée dans un terroir et ses secrets. Les créatures qui défraient la chronique de Sturkeyville puisent ainsi  leur origine dans les mythes d’un passé antédiluvien, voire dans le légendaire classique du fantastique. Mais, elles prospèrent surtout grâce à l’inaction des habitants de la bourgade et par le truchement de leur complicité muette. Implanté dans son patrimoine, voire dans son topos, l’irrationnel fait partie de l’histoire de la ville, contribuant à son attirance contre-nature. Sturkeyville apparaît en effet comme un aimant à monstres et autres entités qui, génération après génération, ont fait souche dans la région, alimentant la chronique locale des faits divers ou des crimes épouvantables et contribuant au corpus d’histoires bizarres dont le récit se transmet dans les mêmes familles.

Indépendamment des faits qui s’y déroulent, les lieux sont marqués par un phénomène d’intemporalité qui semble avoir figé définitivement le paysage dans un présent obsolète, amenant ses habitants à se transformer eux-mêmes pour se fondre dans le décor. Au fil des six récits, on croise la route d’un ver télépathe, d’un vampire suicidaire, de sirènes carnivores, d’un « Très Grand » tyrannique et d’autres créatures tout aussi inquiétantes. Mais, l’humain reste sans aucun doute le personnage le plus emblématique de la déliquescence maladive frappant les lieux. Parmi les textes du sommaire, « Loob » ressort très nettement avec son histoire de ligne temporelle brisée, un thème quasiment science fictif. J’avoue avoir également beaucoup apprécié « Odila » et ses freaks dunwichiens, sans oublier « Les Créatures du lac » (« Feesters in the lake »). Les autres nouvelles ne déméritent toutefois pas, offrant un recueil finalement assez équilibré dans son atmosphère générale.

Sans équivalent outre-Atlantique, Bienvenue à Sturkeyville rend justice à un auteur de fantastique sans doute guère prolifique, mais assurément digne d’intérêt. Si vous venez à Sturkeyville, pas sûr que vous en repartiez indemne.

Bienvenue à Sturkeyville de Bob Leman – Éditions Scylla, décembre 2019 (recueil traduit de l’anglais [États-Unis] par Nathalie Serval)

Une Cosmologie de Monstres

Il semble que les fées du fantastique se soient penchées avec bienveillance sur le premier roman de Shaun Hamill. Pourvu d’un blurb élogieux de Stephen King en guise de quatrième de couverture et promis à l’adaptation en série télévisée, Une Cosmologie de Monstres jouit d’une aura médiatique le propulsant illico dans la catégorie des must-read. De quoi attiser la curiosité déviante de l’amateur de monstruosité, surtout si l’on ajoute la citation de Howard Phillips Lovecraft placée en exergue du roman.

Si l’on fait abstraction de l’aspect flatteur de la chose, le double patronage de l’écrivain du Maine et du maître de Providence a l’inconvénient de placer les attentes très haut. Fort heureusement, Une Cosmologie de Monstres ne déçoit pas celles-ci, même si je serais loin de crier au chef-d’œuvre comme on a pu le lire ici ou là. Pour son premier roman, Shaun Hamill dévoile cependant un imaginaire intéressant et une connaissance de la culture fantastique fort honorable qui, loin de servir de simple faire valoir, donne corps à un univers solide dont on découvre les tenants et aboutissants en prenant son temps, au fil d’une chronique familiale déroulée sur quelques décennies. La cellule familiale demeure en effet un univers clos, propice aux non-dits et autres traumatismes. Un lieu intime où peuvent prévaloir l’ambivalence et le secret, à l’image de la société et de ses relations souvent toxiques. Il n’est donc guère étonnant de voir le fantastique investir ce trope pour en faire le lieu privilégié et le moteur de nombreuses intrigues.

Des années 1960 à nos jours, on accompagne en effet les Turner, une famille d’Américains moyens vivant au fin fond du Texas. Tout commence avec l’union de Harry, geek obsédé par les comics et les pulps, et de Margaret, surgeon féminin d’une famille WASP. Rien ne prédestinait ces deux-là à se marier. Et pourtant, suite à un concours de circonstances, ils fondent ensemble une famille, donnant naissance à deux filles et un garçon. Ces prémisses banales auraient pu donner lieu à un scénario de soap opera, avec son comptant de coups durs et de retrouvailles, si ce n’était la propension de Harry pour le macabre, une tendance se manifestant davantage lorsqu’il décide de mettre en péril l’équilibre financier de sa famille pour bâtir, dans le jardin de leur pavillon, une maison hantée pour fêter Halloween. Emporté ensuite par une tumeur au cerveau, Harry laisse sa famille dans la déveine, contraignant sa femme à faire commerce dans le divertissement, investissant la fortune rassemblée par la vente de la collection de pulps de son mari dans une attraction horrifique, au grand dam de son aîné Sydney, adolescente rebelle et querelleuse, et de sa cadette Eunice, adepte des lettres de suicide.

Et puis il y a Noah, le petit dernier, né après le décès de son père, narrateur un tantinet non fiable du récit. Noah aime le secret, surtout lorsqu’il concerne son ami imaginaire, un monstre poilu, tout en griffes et dents, dont les yeux oranges percent l’obscurité de la nuit. Une sorte de maximonstre, même si cette amitié ne fait pas de Noah un tyran caractériel. Bien au contraire, la créature lui sert de confident et l’emmène à l’occasion vagabonder dans les cieux. En grandissant, elle se mue en petite amie, ouvrant ses cuisses aux assauts moites de sa juvénile exubérance, mais aussi les portes d’un monde caché, dominé par la skyline menaçante d’une cité cyclopéenne. Cette amitié devenue relation charnelle l’amène peu-à-peu à se poser des questions sur les silences de Leannon, comme il choisit de l’appeler, notamment sur sa parenté avec d’autres créatures beaucoup moins débonnaires, mais aussi sur la proximité qu’elle entretient avec les disparitions qui frappent le voisinage et sa propre famille. Elles le poussent enfin à se poser des questions sur la nature de sa relation à autrui et sur sa fascination pour le bizarre.

Entre cosmologie et cosmogonie, Shaun Hamill revisite en partie l’imaginaire lovecraftien, même si ses personnages n’ont rien en commun avec ceux de l’écrivain de Providence. À vrai dire, s’il faut chercher une parenté avec Lovecraft, ce n’est pas du côté de l’horreur indicible qu’on la trouvera. Le surnaturel reste assez léger, un peu hors cadre, comme une menace latence dont le dévoilement brutal n’a rien de transcendant. Pour tout dire, on se doute un peu de la nature de la révélation, même si Shaun Hamill distille l’information avec maîtrise, acquittant son tribut à son prédécesseur par un découpage en sept parties dont les titres sont autant d’allusions appuyées à son œuvre. Sur ce point et bien d’autres, l’auteur ne manque par de professionnalisme. Mais, en dépit de ses réelles qualités de page-turner, Une Cosmologie de Monstres est dépourvu de ce supplément de style conférant à l’intrigue et à l’atmosphère l’aura des grands récits fantastiques.

Contentons-nous donc de l’histoire touchante d’une famille dysfonctionnelle, frappée par un destin tragique dont elle parvient à se sortir par un happy-end, certes en demi-teinte, mais dans la plus parfaite tradition des vertus consolatrices de la famille.

On parle de cet article ici.

Une Cosmologie de Monstres (A Cosmology of Monsters, 2019) de Shaun Hamill – Éditions Albin Michel Imaginaire, octobre 2019 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Benoît Domis)

Hildegarde

Livre-monde, roman fleuve, véritable OLNI, Hildegarde s’ordonne autour de la figure, pour ne pas dire l’icône, de Hildegarde de Bingen. Prophétesse et sainte femme, animée par de douloureuses épiphanies, savante naturaliste, fine observatrice de la nature, femme d’influence respectée par Bernard de Clairvaux et l’empereur Frédéric Barberousse, compositrice et inventrice d’une langue imaginaire, la magistra des abbayes de Disibodenberg et Rupertsberg a traversé les âges, nimbée d’une aura de mystère et de mysticisme, offrant à la postérité ses visions et une œuvre qui témoigne de la grande variété de son érudition. Pour autant, Léo Henry n’endosse pas ici le rôle du biographe, comme a pu le faire l’historienne médiéviste Régine Pernoud en cherchant à cerner la personnalité de la religieuse, via un corpus de sources historiques. Hildegarde relève davantage de la fiction, mais une fiction où le vrai et le faux accouchent d’un réel dont on se délecte des multiples facettes.

Strictement inracontable, le roman de Léo Henry se déguste comme un mille-feuilles littéraire dont chaque chapitre dévoile une histoire, souvent enchâssée dans un autre récit, révélant des nuances contrastées tout en s’inscrivant dans des registres variés, parfaitement assimilés par l’auteur. Le goût pour le picaresque se mêle ainsi au récit hagiographique, voire à la chanson de geste ou au roman courtois. L’épopée flirte avec le tragique de l’histoire humaine. Le merveilleux côtoie le prosaïsme du quotidien, y compris dans ses manifestations les plus vulgaires. Bref, il est bien difficile de classer le roman de Léo Henry dans une catégorie. Et quand bien même, on s’y risquerait, force serait de constater que cela n’est guère intéressant. Hildegarde se révèle surtout comme un roman total, mêlés d’inventions savoureuses, de souvenirs, de on-dit, de légendes et de témoignages, jalonnés de tueries, de pogroms, de batailles, mais aussi de réalisations merveilleuses conçues par les esprits éclairés de l’époque. Mille et uns récits qui font la vie et l’histoire de cette partie de l’Europe.

Car, loin de se cantonner au personnage de la sainte femme, Hildegarde se fait également le porte-parole d’un Moyen-âge lumineux, non exempt de zones d’ombre, où le monde se conçoit à l’aune de représentations empruntées à la philosophie antique, aux mythes et au christianisme. Une période créatrice où certaines intuitions s’avèrent, contribuant à la compréhension du monde. Un temps apparemment immuable, où les romans de chevalerie forgent la culture des élites. Le récit s’enracine dans la vallée du Rhin, au sein de l’Empire, le Saint-Empire germanique né du démantèlement du monde carolingien, faisant de ces lieux un creuset irrigué par de multiples récits. Naviguant au cœur des conflits entre la papauté et l’Empire, des croisades aux prémisses de la guerre de trente ans, des prophéties hallucinées de la magistra aux premiers développements de l’humanisme, Léo Henry réenchante l’Histoire en puisant dans le légendaire médiéval, n’hésitant pas à évoquer Parzival, Siegfried, le moins connu Dietrich von Bern et la légende des Niebelungen pour donner corps à une intertextualité réjouissante, rendant justice au monde germanique et à l’une des grandes thématiques morales et symboliques de l’imaginaire médiéval.

De ce voyage littéraire, mené de main de maître par un auteur ayant érigé son écriture au rang des beaux arts, on retire un immense plaisir, celui ressenti à la lecture des œuvres magistrales et forcément indispensables.

Hildegarde de Léo Henry – La Volte, coll. « Littérature », avril 2018

Aurora

Bien connu des amateurs de science fiction pour ses romans exigeants, Kim Stanley Robinson nous revient avec un titre aux vertus hard SF évidentes. Les lecteurs de la trilogie martienne apprécieront, de même que ceux qui ont aimé Years of rice and salt, l’auteur américain dévoilant ici aussi quelques réflexions sur le sens de l’Histoire. Les autres, on leur recommande tout de même de tenter l’expérience, tant Aurora se lit avec plaisir et un intérêt non dépourvu d’arrière-pensées politiques, dans la meilleure acception du terme.

En route depuis presque deux cent ans vers le système de Tau Ceti, une arche stellaire emmène vers une hypothétique seconde Terre les descendants d’un groupe de pionniers. Depuis des générations, ces passagers d’un voyage sans escale mènent une existence routinière, veillant à l’équilibre de l’écosystème de leur nef avec l’aide de robots et de l’IA embarquée, un ordinateur quantique susceptible d’évolution pour s’adapter à l’incertitude du voyage. Un équilibre fragile, en dépit de toutes les précautions prises par les concepteurs de la nef, le vide de l’espace, pas complètement vide en fait, ne pardonnant aucune faille dans les dispositifs de sécurité. Un équilibre comportant enfin une marge d’erreur maitrisée, mais suffisante pour hypothéquer le devenir des colons. Au fil du temps, l’arche se détériore, même si les imprimantes produisent les pièces nécessaires à la réparation des avaries, et les biomes restent soumis aux problèmes inhérents à un système conçu pour interagir en autarcie, avec une quantité de ressources limitées qu’il convient de recycler sans cesse. La rupture des échanges métaboliques à l’intérieur du vaisseau interstellaire multigénérationnel devient ainsi une des obsessions des ingénieurs, un processus au moins aussi préoccupant que le syndrome de l’insularité agissant insidieusement sur les organismes de ses passagers, provoquant une dangereuse dévolution de l’intelligence. Fort heureusement, la mise en orbite imminente autour d’Aurora, la lune unique de la planète E du système de Tau Ceti, ouvre des perspectives d’avenir prometteuses. En théorie.

« Vivre comme si on était déjà mort. Tous les êtres vivants cherchent à rester en vie. La vie veut vivre. »

Avec Aurora, Kim Stanley Robinson nous propose un formidable voyage de douze années-lumière. Un périple crédible jusque dans le moindre détail. Pour cela, il convoque la physique des particules, la biologie, la génétique, l’écologie, l’astrophysique et l’astronautique, sans oublier la physique quantique appliquée à la conscience artificielle. Il nous entretient aussi de mécanique sociale à l’échelle d’un microcosme et d’Histoire dans son acception la plus conceptuelle, celle du temps long, voire immobile, qui façonne nos existence et échappe à notre emprise.

« Qu’en est-il de la fonction logistique appliquée à l’Histoire ? L’humanité est-elle en train de subir une régression vers la moyenne ? Redevient-elle inférieure, dans une certaine mesure, à ce qu’elle a été brièvement ? Est-elle en train de vivre le paradoxe de Jevons, qui énonce qu’avec l’augmentation de sa puissance l’humanité augmente également sa capacité de destruction ? L’Histoire est-elle une parabole et aurait-elle abordé sa phase descendante, comme on le prétend si souvent ? Autrement dit : tourne-t-elle en rond avec des hausses et des baisses qui se succèdent sans espoir ou possibilité d’en sortir ? Ou est-ce une sinusoïde en phase descendante depuis deux siècles, traversant une mauvaise saison historique qui reste invisible aux humains ? Ou, de façon plus optimiste, peut-on l’envisager comme une spirale montante ? Nous distinguons mal la forme de l’Histoire. »

Fort heureusement, Kim Stanley Robinson n’oublie pas de raconter une histoire, celle de Freya et de ses parents, Devi l’ingénieure en chef, et Badim le scientifique optimiste et débonnaire. En leur compagnie, on accomplit un long voyage, entre la Terre et Tau Ceti, confronté à des problèmes en apparence insolubles. A plusieurs reprises, l’auteur américain ose le parallèle avec les expéditions des explorateurs des pôles, en particulier l’odyssée de l’Endurance de Shackleton. Une comparaison faite à dessein, tant le courage et l’ingéniosité ne semblent pas faire défaut à ces explorateurs des marges de l’Eucumène. Récit passionnant, sous-tendu par un suspense ne se relâchant guère, Aurora nous rappelle enfin le caractère négligeable de l’humanité face à l’immensité et l’indifférence de l’univers, apportant au passage une réponse, certes discutable, au paradoxe de Fermi.

Excellent roman de science fiction, Aurora rejoint donc la meilleure part de l’œuvre de Kim Stanley Robinson, n’oubliant pas le paramètre humain dans une équation hard scientifique passionnante et optimiste, même si l’auteur ne semble pas partager les rêves d’exploration des exoplanètes. Dans un univers hostile à la vie humaine, ne convient-il pas de préserver la seule planète à notre disposition plutôt que de chercher ailleurs d’hypothétiques mondes à surexploiter ?

Aurora (Aurora, 2015) de Kim Stanley Robinson – Éditions Bragelonne SF, 2019 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Florence Dolisi)

 

Acadie

Comme son titre ne le laisse pas présager, Acadie relève bien du cœur de cible de la science fiction, un lectorat ne ménageant guère sa peine lorsqu’il s’agit de contenter son appétence pour le Sense of wonder et satisfaire son goût pour le Space opera. Comme le chat de Shrödinger dans sa boîte, je n’ai pas attendu longtemps pour laisser s’effondrer mon incrédulité vers la certitude de lire une novella plus que correcte, dotée de surcroît d’un dénouement inattendu qui n’est pas pour me déplaire.

Reprenons. Dans un avenir lointain, Isabel Potter s’est exilée dans les étoiles, fuyant le berceau de l’humanité pour continuer ses expériences sur le génome humain en dépit de la réprobation de ses congénères. Déclarée ennemie publique numéro 1 dans son pays natal et menacée de mort immédiate, elle a recherché l’un des endroits les plus reculés de la galaxie pour bâtir une civilisation posthumaine, en compagnie de ses partisans, une poignée de post-doctorants fanatisés, et des colons en hibernation de l’astronef qu’elle a détourné. Cinq cent années plus tard, la Colonie a bien prospéré. Rejoint par quelques marginaux, en rupture avec l’humanité et l’Agence, son bras inquisiteur armé, elle a développé un mode de vie conforme à son idéal. Une utopie éparpillée sur un archipel d’habitats spatiaux, de rocs évidés afin de servir de décor aux chimères de ses habitants, de donner corps à leurs lubies génétiques ou d’adapter leur biologie aux exigences d’un univers fondamentalement hostile à la vie terrestre. Mais, lorsqu’une sonde dépêchée par l’Agence franchit le périmètre de sécurité de la Colonie, son président dilettante, John Wayne Faraday (Duke pour ses potes), opte pour l’évacuation générale, histoire d’éviter un génocide.

Format oblige, Acadie ne fait qu’esquisser un futur dont on se plaît à espérer qu’il connaîtra un développement ultérieur plus ample. Dave Hutchinson en garde en effet beaucoup sous la plume, laissant apparaître en creux un worldbuilding rien moins qu’enthousiasmant. Le texte de l’auteur britannique recèle les promesses d’un univers foisonnant ne demandant qu’à se réaliser. Un potentiel qui n’est pas sans rappeler celui des débuts de la série des « Huit Mondes » de John Varley ou celui du « cycle de la Culture » de Iain M. Banks. L’auteur britannique partage d’ailleurs avec ses deux prédécesseurs un goût assuré pour l’ironie légère et le sarcasme vachard, manière de filer la satire sans se montre trop sentencieux. Par ailleurs, Acadie apparaît comme un parfait panachage de hard science soft, de questionnements sociétaux et de postmodernisme avec, en guise de dénouement, un retournement de point de vue qui vient nous cueillir sans coup férir, nous laissant avec nos certitudes en berne.

Inédit dans nos contrées, Acadie rejoint donc illico le quarteron des titres convaincants de la collection « Une Heure-Lumière », du moins à mes yeux frappés de myopie. Une place enviable aux côtés de 24 vues du Mont Fuji, par Hokusai de Roger Zelazny, Poumon vert de Ian R. MacLeod, Helstrid de Christian Leourier et Les Meurtres de Molly Southbourne de Tade Thompson. On a connu pire comme voisinage.

On fait tourner les liens avec L’épaule d’Orion, C’est pour ma culture et Les Chroniques du Chroniqueur, sans oublier Le Culte d’Apophis.

Acadie (Acadie, 2017) de Dave Hutchinson – Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », septembre 2019 – novella traduite de l’anglais par Mathieu Prioux)

Tolkien – Voyage en Terre du Milieu

Du 22 octobre 2019 au 16 février 2020, la Bibliothèque nationale de France accueille entre ses murs la belle exposition consacrée à J.R.R. Tolkien et à son œuvre. Après Oxford et New York, le public français peut ainsi découvrir ou approfondir sa connaissance de l’univers de l’universitaire britannique, popularisé au cinéma par Peter Jackson. De quoi réjouir l’érudit et émerveiller le néophyte car, loin de se cantonner aux deux romans les plus connus, Le Hobbit et Le Seigneur des anneaux, l’œuvre de Tolkien dessine un vaste légendaire de textes, rassemblés et mis en forme patiemment par son troisième fils Christopher Tolkien, qui ne doit pas faire oublier ses essais, contes et traductions de classiques de la littérature médiévale.

Paru à l’occasion de cette exposition, l’ouvrage dirigé par Vincent Ferré et Frédéric Manfrin offre un magnifique écrin à l’œuvre de J.R.R. Tolkien, n’éludant aucun aspect de l’homme et de sa création. Il réunit ainsi plusieurs articles et une riche iconographie, composée de fac-similés des dessins et manuscrits de l’auteur, mais aussi la reproduction d’œuvres artistiques et littéraires dont il a tiré dans une certaine mesure son inspiration.

Parmi les articles proposés, d’aucuns traitent de la volonté démiurgique d’un auteur qui a cherché à créer un monde secondaire plus vrai que nature, échappant à notre Histoire tout en empruntant ses principaux traits. D’autres prennent le temps d’analyser son goût pour la géographie, la cartographie, les paysages et les peuples qui les ont façonnés, sans oublier bien sûr la linguistique et la mythologie. Une inclinaison qui le pousse à revenir sans cesse sur son univers pour en peaufiner les différents aspects avec une volonté d’exhaustivité méticuleuse qui lui fait repousser l’achèvement du légendaire de la Terre du Milieu. Ces articles démontrent que chez Tolkien l’amour des mots précède le récit, le perfectionnisme le poussant à s’attacher au moindre détail pour en bannir la plus infime incohérence.

Tout en mettant en exergue sa grande connaissance de la littérature médiévale, une érudition qui s’incarne dans sa fréquentation de la Bodleian Library, ce Voyage en Terre du Milieu révèle également les talents d’illustrateur de l’auteur au travers des maquettes qu’il propose pour les couvertures du Hobbit et du Seigneur des anneaux, mais aussi par l’entremise des nombreux dessins que recèle l’ouvrage. Les multiples illustrations réalisées à l’encre noire, les croquis, crayonnés et aquarelles révèlent une sensibilité très portée sur les paysages naturels dans lesquels les réalisations humaines semblent se fondre quand elles ne s’inspirent pas de la nature elle-même pour leur forme. Par ses sujets et sa stylisation, l’art de Tolkien n’est finalement guère éloigné de celui des préraphaélites et du courant Art & Craft.

Par l’intermédiaire des cartes et des illustrations, on parcourt ainsi les différents territoires de la Terre du Milieu. Le Comté, cette Angleterre rurale que Tolkien ne cherche pas à idéaliser puisque l’esprit de clocher, la mesquinerie et la lâcheté y prévalent aussi. Les terres des elfes, les royaumes des nains, les forêts, le Rohan, le Gondor, l’Isengard, le Mordor et jusqu’au Valinor prennent corps et forme au cours d’un périple thématique et visuel passionnant. Le corpus rassemblé montre ainsi que l’imaginaire de Tolkien tire sa substance des images et représentations cartographiques, posées comme un préambule à ses écrits.

Voyage en Terre du Milieu ne serait sans doute pas complet s’il ne faisait pas mention de la vie de J.R.R. Tolkien à Oxford. Sur ce point, l’exposition et le livre proposent une riche sélection de photos personnelles, de dessins et d’annotations qui dévoilent l’intimité de l’auteur sans verser dans le voyeurisme. On y découvre des souvenirs familiaux mais aussi quelques éléments du quotidien du professeur Tolkien, notamment les fameuses lettres du Père Noël qu’il imagine pour ses enfants.

Bref, voici un bien bel ouvrage. Pas le genre que l’on lit entre deux portes ou dans un transport en commun, plutôt le genre que l’on prend plaisir à compulser, laissant son imagination vagabonder.

Tolkien. Voyage en Terre du Milieu – ouvrage publié sous la direction de Vincent Ferré et Frédéric Manfrin, BnF/Christian Bourgois Éditeur, 2019

Les Vents barbares

Le baron Ungern-Sternberg fait partie des personnages historiques dignes de figurer dans un roman. L’aura de légende entourant l’aristocrate estonien, descendant d’une des plus anciennes familles de la noblesse allemande de la Baltique, remontant dit-on à l’ordre des Chevaliers teutoniques, la démesure de son projet et le contexte dans lequel se déploie sa vie, tout concourt à stimuler l’imaginaire et à déchaîner les fantasmes. Certes, le bonhomme était sans doute moins sympathique que ne le présentent ses laudateurs et moins fou que ne le décrivent ses détracteurs. La légende noire a ceci de particulier qu’elle rend aussi les hommes plus grands qu’ils ne l’ont été. Bref, les faits s’inscrivent surtout à une époque frappée par le fléau de la guerre civile russe, initiée par la révolution bolchevique avec la contribution des puissances étrangères. Presque cinq années de lutte acharnée, marquée par des actes d’une cruauté inimaginable, parmi lesquels ceux du « baron fou » et de sa « division sauvage » apparaissent finalement presque banals.

Revenons au roman de Philippe Chlous. Les Vents barbares s’ouvre sur les espaces de la Sibérie, entre transbaïkalie et Mongolie intérieure, un vaste champs de bataille offert à toutes les convoitises. Profitant du reflux des armées blanches défaites par l’Armée Rouge, les seigneurs de la guerre locaux et autres atamans envisagent de créer en Sibérie un État-tampon avec le soutien des Occidentaux. Mais, pour la Chine et le Japon, l’occasion est aussi belle d’accroître leur influence sur les richesses et les territoires d’un Empire russe moribond. Dans ce contexte pour le moins instable, le baron Ungern-Sternberg nourrit d’autres projets. Personnage un tantinet mystique, initié au bouddhisme et nourrissant un désamour profond de l’Occident qu’il juge décadent et enjuivé, l’aristocrate ambitionne d’unir tous les peuples mongols afin de libérer l’humanité des germes de la corruption par la guerre et la purification ethnique. À la tête d’un corps de cavalerie, composé de cosaques, de Bouriates, Mongols, Kalmouks et autres peuples des steppes d’Asie centrale, il s’empare d’Ourga, repoussant l’armée chinoise et rétablissant le Bogdo Khan sur le trône. Considéré comme la réincarnation du Mahakala, il entreprend ensuite de repartir en campagne contre les Bolcheviks. Un ultime épisode qui lui sera fatal. Philippe Chlous dévoile ainsi un aspect de la guerre civile russe assez méconnu, tout en explorant un domaine historique guère étudié en Occident, celui d’une Asie centrale, jadis berceau de peuples conquérants, et désormais objet des convoitises de ses voisins russes et chinois, voire japonais.

Si l’existence du baron est entourée de légendes, celles du « baron fou », du « dieu de la guerre » ou du « noble combattant », elle n’en demeure pas moins éminemment romanesque. Avec Corto Maltese en Sibérie et Bêtes, Hommes et Dieux, Hugo Pratt et Ferdinand Ossendowskine ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, faisant de Ungern-Sternberg un personnage central de leur œuvre. Pour sa part, Philippe Chlous opte pour la voie du roman d’apprentissage, faisant du narrateur un jeune enfant qui raconte bien plus tard à son fils, à l’époque où lui-même est devenu un personnage important du Parti communiste, son aventure aux côté du baron. Par un effet de flash-back, il nous projette presque un demi-siècle plus tôt, restituant l’atmosphère de débâcle prévalant en Sibérie après la victoire des Bolcheviks. Un long cortège de réfugiés, hommes, femmes, enfants, vieillards, abandonnant toute dignité durant leur cheminement vers l’Orient. Des troupes éparses, composées de cosaques et d’indigènes d’Asie, pillant et massacrant la population, surtout si elle est juive, sous le commandement d’officiers désabusés ou ayant renoncé à leur humanité. Bref, un ramassis de bourreaux et de tortionnaires, assommés à la vodka, vivant au jour le jour. Le tableau dépeint par Philippe Chlous est épouvantable. Il ne semble pourtant guère éloigné de la réalité des faits. Ce contexte forge le caractère et le regard du narrateur, âgé d’à peine de 12 ans lorsqu’il rencontre fortuitement le baron. Recueilli par le militaire après le massacre de sa famille, il ne doit sa survie qu’à sa faculté d’adaptation, à son instinct de survie et à sa capacité à apprendre, vite, aux côtés d’individus sinistres et cruels. Une ribambelle de psychopathes dont la sauvagerie ne semble connaître aucune limite. Il devient ainsi le témoin privilégié des exactions des subordonnés d’Ungern, se familiarisant avec la philosophie du bonhomme, une variante d’un fascisme n’étant pas sans rappeler celui d’Hitler. Cette expérience l’instruit beaucoup sur l’art de gouverner les hommes en dictature, sur la manière de supplicier les individus, de provoquer leur avilissement, sans succomber à la pitié, juste pour le plaisir de les dominer. Il y exerce enfin un don pour la survie qu’il s’efforce ensuite de mettre en application avec une certaine réussite, durant la période soviétique.

Réédition bienvenue d’un roman passé inaperçu, du moins en ce qui me concerne, Les Vents barbares convainc donc sans peine l’amateur de roman historique, surtout s’il ne nourrit aucune illusion sur le genre humain.

Les Vents barbares de Philippe Chlous – Réédition La manufacture de livres, avril 2019

Waldo

Le monde est au bord du chaos. Les moteurs de la North American Power-Air tombent en panne les uns après les autres, sans qu’aucun ingénieur ne soit en mesure de l’expliquer et encore moins de trouver une solution pour parer au désordre qui s’amorce partout sur Terre et au-delà. Le trafic aérien ne tarde pas à sombrer dans la panique et l’approvisionnement en énergie est lui-même menacé. Pour les dirigeants de la NAPA, seul le Capitaine Futur Waldo peut les sauver de la panade. Mais, le bougre n’a pas la réputation d’être commode et il a de surcroît un sérieux contentieux avec la compagnie.

Dix-neuvième opus de la collection « Une Heure-Lumière », Waldo nous projette illico au cœur de l’âge d’or américain, nous permettant de découvrir un inédit de Robert A. Heinlein, l’un des Big Three de la science-fiction. Entré dans le langage courant pour désigner un dispositif de télémanipulation, le terme waldo s’applique à l’origine au personnage principal de la novella de l’auteur américain, Waldo Farthingwaite-Jones. Un type guère aimable, pour tout dire misanthrope, handicapé et obèse. Mais, un génie, habitué à résoudre les problèmes scientifiques ou techniques qu’on lui soumet.

Inédit dans nos contrées, le texte illustre bellement cette science-fiction classique, pour ne pas dire campbellienne, où la technologie figurait au cœur des préoccupations du genre, impulsant des transformations sociétales pour le meilleur de l’humanité. Volontiers didactique, Waldo se révèle aussi sarcastique, singeant l’attitude du personnage titre. Poussé à la misanthropie par une maladie incapacitante, le bougre ne décolle plus de Franc-Alleu, son domaine réservé en orbite autour de la Terre, dispensant son savoir-faire à ceux qui osent requérir son aide. Loin des singes nus, comme il surnomme ses contemporains, entouré par les multiples dispositifs de téléassistance de son invention, Waldo toise et méprise en effet l’humanité, ne supportant que la compagnie de son mastiff et d’un canaris.

Si l’on ne peut effacer complètement l’aspect daté du récit et les poncifs, force est de reconnaître qu’il offre quand même quelques motifs de satisfaction. Robert A. Heinlein imagine le concept d’un réseau sans fil pour le transport de l’énergie et les applications concrètes qui en découlent, objets connectés, véhicules autonomes et une version, certes rudimentaire, du smartphone. Heinlein imagine en partie ainsi ce qui compose désormais notre quotidien, y compris dans ses préoccupations médicales, notamment pour ce qui concerne les effets de cette énergie rayonnante sur nos organismes. Mais, si les prémisses se veulent rationnelles, le déroulé de l’histoire bascule ensuite vers le surnaturel, voire la fantasy, introduisant un autre monde avec lequel il convient d’entrer en résonance, avec le concours d’un rebouteux, pour accomplir des miracles. Dommage pour les règles de la thermodynamique et bien d’autres lois de la physique. Dommage aussi pour un récit qui verse dans le blabla et le grotesque.

Waldo me laisse donc un sentiment mitigé, me remettant en mémoire d’autres rendez-vous manqués avec Robert A. Heinlein. Il faudra peut-être que je parle un jour de la déconvenue de L’Homme qui vendit la Lune. Ou pas.

Waldo (Waldo, 1942-1950) de Robert A. Heinlein – Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », juin 2019 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Pierre-Paul Durastanti)