Le Magicien Quantique

Belisarius Arjona est un Homo quantus. Autrement dit, un mutant conçu en laboratoire pour un usage bien précis. Lorsqu’il commute son esprit en fugue quantique, le bougre met de côté sa subjectivité et peut ainsi utiliser ses formidables capacités cognitives pour faire jeu égal avec un ordinateur quantique. Hélas, comme la plupart de ses congénères, Belisarius s’est retrouvé sur la touche, incapable de répondre aux besoins auxquels on le destinait, mais pourvu de la faculté de distinguer les différents états de la matière sans entraîner leur effondrement en une seule réalité. Fuyant son laboratoire natal, il s’est épanoui en pratiquant l’activité d’arnaqueur, domaine pour lequel il est devenu LE magicien. Fort de cette réputation, le voilà contacté par une nation vassale souhaitant faire transiter une flotte de guerre sans s’acquitter du droit de passage qu’on lui réclame. Un défi qu’il s’empresse de relever d’autant plus rapidement que cette flotte recèle un secret suscitant bien des convoitises, y compris la sienne.

En lisant Le Magicien Quantique, on se rend vite compte que l’avenir n’est que la continuation du présent par d’autres moyens. Le futur de Derek Künsken ne diffère guère en effet de notre présent où la géopolitique, la foi, l’instinct de prédation et l’appétit de pouvoir conduisent le monde vers des lendemains qui déchantent. Un avenir où seules les individualités déterminées, dénuées d’état d’âme, mais cependant toujours pourvues d’une once d’humanité, peuvent espérer tirer leur épingle du jeu pervers impulsé par le darwinisme social. Des marginaux qui, à l’instar du blondin de la trilogie du dollar de Sergio Leone, ont renoncé à changer le monde, préférant cultiver leur intérêt bien compris. Dans l’avenir imaginé par l’auteur canadien, le contrôle des ressources s’est ainsi étendu au réseau de trous de ver établi par les Précurseurs, une espèce extraterrestre tellement ancienne qu’elle a disparu (poncif, quand tu nous tiens). Rien de neuf sous les multiples soleils de la SF, mais également de la géopolitique appliquée au futur, puisque ce réseau, en favorisant le commerce, renforce aussi l’emprise des nations les plus fortes sur les nations les plus faibles, devenues par voie de conséquence leurs vassales et leurs clientes. Source de fructueux profits, ce système néo-féodal permet ainsi d’externaliser les conflits résultant de la lutte pour le contrôle des points d’accès au réseau de trous de ver.

Sur cette trame guère originale, Derek Künsker technoblablate, montrant sa grande connaissance et maîtrise de la théorie quantique dans de longs tunnels abscons qui tendent à rendre la narration illisible aux moment cruciaux. Un déchaînement pyrotechnique d’armes à la puissance inégalée, de moyens de propulsion révolutionnaires, de morceaux de bravoure spéculatifs qui tentent de faire oublier le caractère convenu et « fabriqué » de l’intrigue, sans vraiment convaincre complètement. Si Le Magicien Quantique devait se réduire à cela, nul doute qu’on s’ennuierait ferme. Fort heureusement, l’auteur canadien s’efforce d’impulser un peu de légèreté au récit, en adoptant un ton décontracté où l’humour sert de viatique au lecteur agacé par l’aspect convenu de l’intrigue. Au côté de Belisarius et de son ex-compagne, elle-même Homo quantus, on retrouve ainsi une belle galerie de stéréotypes choisis en fonction du rôle qui leur est assignés dans la réussite du plan. Il recrute d’abord un Homo eridanus, chimère génétique misanthrope au langage fleuri, apte à plonger en eau très profonde. Il fait aussi s’évader de la prison où elle croupissait, une ex-sous off experte en explosifs et convainc une I.A. prosélyte de rejoindre le groupe afin de se charger de la partie piratage informatique de son stratagème. Il complète enfin l’équipe avec un généticien chargé d’introduire des modifications dans l’ADN de deux volontaires dont la mission consiste à infiltrer le sanctuaire de la Fédération des théocraties fantoches, un État où les ressortissants vivent dans une sorte de symbiose sado-masochiste avec leurs patrons humains. Ces Homo pupi, génétiquement modifiés afin d’atteindre l’extase religieuse au contact des phéromones émis par leurs maîtres, se révèlent sans aucun doute comme l’un des points les plus fascinants du roman de Derek Künsker, donnant lieu à quelques passages déviants appréciables.

Le Magicien Quantique est donc un condensé de roublardise, mélange habile de hard SF et de thriller, formaté pour plaire au cœur de cible de la science fiction. Un roman digne d’un long scénario de l’Agence tout risque, certes perclus de clichés et de technoblabla, mais qui parvient pourtant à susciter l’intérêt, notamment grâce à cette société fantoche dont la ferveur religieuse se révèle un opium du peuple pervers et malsain.

Plus d’avis ici.

Le Magicien Quantique (The Quantum Magician, 2018) de Derek Künsken – Éditions Albin Michel Imaginaire, février 2020 (roman traduit de l’anglais [Canada] par Gilles Goullet)

Ben-Hur

Je m’étais fait depuis belle lurette la promesse de lire ce classique (euphémisme) inspiré par l’Antiquité. Un roman de littérature historique édifiante acquittant davantage son tribut aux pères de l’Église qu’à l’histoire antique, taillé pour Hollywood qui n’a pas manqué de l’adapter à plusieurs reprises, la moins connue des transpositions au cinéma n’étant pas celle de William Wyler en 1959, avec Charlton Heston dans le rôle titre. C’est désormais chose faite.

Rien n’est moins romanesque que la vie de son auteur Lewis Wallace. Né dans l’Indiana, le bonhomme a exercé plusieurs professions avant de rejoindre l’armée de l’Union pendant la guerre civile où il a combattu pour défendre Washington. Il embrasse ensuite la carrière politique, devenant notamment gouverneur du Nouveau-Mexique. C’est à cette occasion qu’il négocie l’amnistie sans lendemain de Billy the Kid. Passionné par la littérature et l’Histoire, il écrit plusieurs romans historiques, en particulier Ben-Hur qui devient un best-seller au point de surpasser le plus grand succès de l’époque : La Case de l’oncle Tom de Harriet Beetcher Stowe. Il est enfin nommé ambassadeur dans l’Empire ottoman, fonction qui lui permettra de visiter Jérusalem et ses environs.

Inutile de résumer l’intrigue du roman. Qui ne connaît pas l’histoire de Judah Ben-Hur, déclinée ad nauseam sur le grand écran ? Héritier d’une riche famille de l’aristocratie israélite, il est trahi par son ami d’enfance, l’ambitieux Messala, mais grâce à sa détermination et à la pureté de sa foi, il obtient finalement justice, amour et la promesse de la vie éternelle prêchée par Jésus de Nazareth. On se contentera surtout de pointer les quelques différences entre le film et le roman dont la moindre n’est pas le sur-texte religieux imprégnant chaque page. Certes, le fait n’était pas absent du péplum, mais ici l’histoire de Ben-Hur s’efface à plusieurs reprises derrière la geste hagiographique. Cela commence d’ailleurs en beauté avec le récit de la Nativité qui voit Jésus naître dans une étable, entouré de la ferveur prophétique des rois mages guidés par la lueur d’une étoile postée au firmament. Ouch ! Un vrai livre d’images pieuses pour catéchumènes frénétiques, reprenant sans aucun recul critique le récit des Évangiles et de ses laudateurs, miracles y compris.

En bons contemporains de la vie du Christ, Ben-Hur et sa famille sont ainsi amenés à croiser à plusieurs reprises le messie, le personnage ayant une influence non négligeable sur leur destin. Par charité, il donne à boire à Ben-Hur lors de son exil aux galères. Il guérit miraculeusement sa mère et sa sœur de la lèpre qui les défigure (beaucoup plus fortement que dans le film, bien sage sur ce point), inspire le prince israélite lorsque celui-ci rassemble une armée pour rejeter les Romains hors de Judée et finalement le pousse à la conversion au moment de sa crucifixion. Seule la résurrection échappe à la plume de Lewis Wallace, mais pour le reste, on ne s’écarte pas du credo de la religion chrétienne.

Bien documenté sur le contexte géopolitique de l’époque, Ben-Hur n’usurpe donc pas sa réputation de roman d’aventures et de classique, mêlant les morceaux de bravoure, batailles navales et courses de chars, aux descriptions d’un Orient imaginaire. Mais, un classique dont le prosélytisme, empreint de théâtralité et d’emphase, se révèle à la longue un tantinet saoulant, surtout lorsqu’il est porté par une nation se considérant également élue et supérieure aux autres. Qui a dit que l’Histoire ne se répétait pas ?

Ben-Hur (Ben-Hur : A Tale of the Christ, 1880) de Lewis Wallace – Réédition Archipoche, 2015 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Joseph Authier, traduction révisée par Jacques Bourdonnais)

L’Essence de l’art

Presque vingt ans après sa parution outre-Manche, The State of the Art a fait l’objet d’une traduction dans nos contrées. Certes, quelques privilégiés se targuaient d’avoir déjà lu deux des textes (pour mémoire, « Un cadeau de la Culture » et la novella « L’Essence de l’art ») composant le recueil, profitant de l’épuisement des supports où ils étaient parus initialement pour provoquer l’envie d’autrui et un fugace sentiment d’autosatisfaction. Ils peuvent ravaler leurs vantardises car l’intégralité du recueil est désormais accessible au commun des mortels, de surcroît en poche. Un ouvrage assorti d’un petit bonus, un cadeau du Bélial’ en quelque sorte, concocté par l’inénarrable AK. Au passage, et ceci n’est pas que flagornerie, ladite préface a le mérite de proposer une grille de lecture de l’œuvre de Iain M. Banks tout à fait digne d’intérêt.

Mais trêve de bla-bla, quid du recueil ? Des huit textes au sommaire, cinq ne relèvent pas du cycle de la « Culture » et un n’appartient pas au domaine de la science-fiction. On ne s’en plaindra pas, bien au contraire, puisque l’on découvre ainsi la grande variété de la palette textuelle de l’auteur écossais.

On l’a souvent dit, Iain M. Banks est un écrivain très ironique. Volontiers potache dans « La route des Crânes », courte nouvelle d’ouverture quelque peu anecdotique tout de même, son humour revêt un aspect plus sadique avec « Curieuse jointure », texte dont la chute fera grincer plus d’une dentition masculine. Comme tout sujet de la Couronne qui se respecte, l’auteur excelle également dans le nonsense. « Nettoyage » fait montre de cette tournure d’esprit enviable. L’auteur y accouche d’une histoire follement drôle, mettant en scène des extraterrestres aussi négligents que maladroits confrontés à une humanité à la hauteur de sa réputation. Avis aux amateurs d’humour décalé, fans de Robert Sheckley, Fredric Brown et, soyons fous, Douglas Adams.

L’apparente légèreté ne doit pourtant pas faire oublier la tonalité fréquemment politique des textes de l’auteur. Celle-ci ressort nettement à la lecture de « Fragment », où Banks met en scène l’opposition entre la raison athée et l’intégrisme religieux, sans tomber dans les clichés et les outrances inhérents au sujet. Une fois la lecture de cette nouvelle terminée, un constat s’impose : nul besoin d’appartenir à une espèce différente ou d’habiter sur une autre planète pour être confronté au phénomène d’incommunicabilité. Au passage, le connaisseur goûtera l’allusion à un épisode dramatique de l’histoire écossaise contemporaine et appréciera l’usage fatal qu’en fait Banks. On passe rapidement sur « Éclat », dont l’aspect expérimental, dans le genre bruit blanc et collage, peut rebuter, pour retrouver l’univers de la « Culture » dans ce qu’il a de meilleur : l’intime, le dilemme éthique et l’ironie amère. On commence doucement avec « Un cadeau de la Culture », histoire d’un exilé de cette civilisation, réfugié sur une planète aux mœurs disons plus vénales, où il espère se faire oublier de Contact. Tentative ratée, puisque des malfrats lui proposent d’acquitter ses dettes en abattant un vaisseau spatial, en utilisant une arme de la Culture, un artefact particulièrement bavard et, par voie de conséquence, parfaitement insupportable. Conflit moral et manipulation apparaissent ainsi rapidement comme les enjeux de cet excellent texte. On franchit un cran supplémentaire dans l’excellence avec « Descente ». Sur un mode intimiste et émouvant, cette nouvelle révèle une autre facette de l’auteur : son goût pour l’introspection. Ce huis-clos dans un scaphandre raconte en effet la marche désespérée d’un naufragé sur une planète déserte et le tête-à-tête qui en résulte avec l’IA attachée à sa survie. Difficile de ne pas juger ce texte comme le point fort du recueil, tant il fait vibrer la corde sensible sans pour autant basculer dans le tire-larmes. Reste « L’Essence de l’art », novella au cours de laquelle la Culture fait face à l’humanité. Une rencontre sans véritable contact permettant d’admirer une nouvelle fois l’humour de Banks — les notes et la conclusion du drone relayant le récit sont sur ce point tout à fait croustillantes. Vraie réussite que cette histoire, presque trop dense tant elle amorce de pistes à analyser. Conjuguant verve satirique — le regard de la Culture sur la Terre est à ce propos saignant — , démarche réflexive sur la nécessité du mal pour discerner le bien, considérations sur l’art et sur l’utopie, Banks n’omet pas pour autant de raconter une histoire touchante animée par des personnages complexes et attachants. Pour toutes ces raisons, « L’Essence de l’art » n’usurpe pas sa qualité de texte essentiel dans le cycle de la « Culture ». Assertion non négociable.

L’Essence de l’art ne pourra donc que réjouir l’amateur de Iain M. Banks confirmant que son humour, son ironie désabusée et son sens éthique et politique nous manquent cruellement.

L’Essence de l’art (State of the Art, 1991) de Iain M. Banks – Éditions Le Bélial’, mars 2010 (recueil traduit de l’anglais par Sonia Quémener)

Abimagique

Un texte de Lucius Shepard ne se raconte pas sans en amoindrir la puissance d’évocation. Il est en effet très difficile de restituer, au moins partiellement, une histoire narrée par l’auteur, tant celui-ci apprécie explorer les territoires textuels mouvants dont se nourrit le fantastique. On se contentera donc de dire que Abimagique est l’histoire d’une mauvaise rencontre, mais aussi d’une passion fusionnelle totale, sacrifiée sur l’autel de l’irrationnel et de la sorcellerie. Ou pas.

« La vie est l’exercice raisonné de la passion. Quand elle cesse de l’être, c’est la mort. »

Abimagique est le surnom d’une jeune femme mystérieuse, bien dans sa chair, dont les assauts de sensualité prennent racine au sein du terreau fertile du mysticisme et des pseudo-sciences. Séduit par la personnalité et la volupté exubérante de l’inconnue, le narrateur tombe avec délice sous sa coupe, au point de délaisser ses fréquentations adulescentes et de négliger ses études. Il renonce également à la rationalité, épousant le point de vue de son amante, mais aussi ses marottes ésotériques. Ce processus inexorable, rendu plus aisé par sa faiblesse de caractère, est décrit par Lucius Shepard comme un glissement progressif, non exempt de périodes de doute vite évacuées. Au fil des chapitres, on observe la conversion pleine et entière du narrateur à la weltanschauung de la jeune femme. Il tombe ainsi sous son charme, avant de succomber à ses lubies alimentaires et puis de se plier, avec un plaisir coupable, aux rituels sexuels auxquels elle l’initie. Progressivement, Abi devient l’alpha et l’oméga de son existence, l’amenant à reconsidérer ses certitudes cartésiennes et le poussant à participer à la lutte de cette Vénus de Willendorf wiccane contre le péril d’ampleur cosmique qui, selon ses dires, menace l’humanité.

Lucius Shepard joue ainsi constamment sur l’ambivalence implicite des sentiments d’un narrateur partagé entre le « bon coup » représentée par Abi et le goût inquiétant pour le secret de la jeune femme. Rédigé à la deuxième personne du singulier, Abimagique use du registre de la mystification, voire de l’auto-mystification. En s’adressant à lui-même, le narrateur nous renvoie en effet à notre propre interprétation et à notre subjectivité face à la fiabilité problématique de ses dires. Écrit un peu sur un coup de tête, comme le confesse Lucius Shepard dans une postface un tantinet autobiographique, Abimagique se targue ainsi d’un second niveau de lecture qui rend son dénouement ouvert encore plus intriguant.

On retrouve aussi dans la novella toutes les qualités d’écriture qui nous font tant apprécier l’auteur, en particulier sa faculté à susciter l’étrangeté dans un contexte des plus prosaïques et familiers. Le surnaturel y apparaît comme un filtre appliqué à la réalité, se superposant au quotidien pour en révéler des aspects occultes ou pour conférer aux faits une signification ambiguë. On se plaît enfin à déchiffrer les allusions aux mauvais genres, qu’elles soient cinématographiques, littéraires ou autre, parsemées au fil d’un récit ne faisant pas l’économie de fulgurances stylistiques empreintes d’un existentialisme discret.

« Quand les gens meurent, tout ce qui arrive en apparence, c’est qu’ils sont exclus du rêve que nous faisons du monde. »

Longtemps après avoir terminé la novella, Abimagique continue à peupler l’imaginaire d’images dérangeantes, renforçant le tropisme irrésistible exercé par la prose elliptique de Lucius Shepard. Explorateur des marges et des angles morts de l’esprit humain, l’auteur ne déçoit pas, une fois de plus, l’amateur de merveilleux et d’horreur qui sommeille en chaque lecteur.

ps : On cause de cette novella ici aussi.

Abimagique (Abimagique, 2007) de Lucius Shepard – Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », août 2019 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Jean-Daniel Brèque)

L’Incivilité des fantômes

Depuis quelques centaines d’années, les passagers du Matilda endurent une croisière sans escale. Pour tous, Hauts-Pontiens comme Bas-Pontiens, la Terre n’est plus que le souvenir d’une époque révolue, un récit mythique que l’on se raconte pour supporter l’âpreté d’un quotidien injuste, à l’ombre de Petit-Soleil. L’injustice règne en effet sans partage dans l’arche stellaire, prenant l’apparence d’une monarchie de droit divin, tempérée par la ségrégation raciale et l’esclavage. Pour les Goudrons terrés sur les Bas-ponts de l’arche, l’existence se réduit à un labeur incessant dans les plantations sur les ponts agricoles, sous la surveillance constante de gardes ayant droit de vie ou de mort sur eux. Ce modèle s’inspirant de la logique du camp de concentration est considéré par beaucoup, surtout les Blancs, comme un horizon indépassable, rejouant le pire de l’Histoire humaine. Mais dans l’atmosphère confinée du Matilda, tout le monde est à l’affût de l’incident qui provoquera la révolution.

Avec ce premier roman dont le décor s’inspire d’un des tropes les plus connus de la science-fiction, Rivers Solomon file la métaphore, transposant au sein d’une arche stellaire une société ségrégationniste, machiste et homophobe. Dans ce lieu clos, frappé par la régression après l’accident qui l’a privé de son commandement et de son  équipage, l’intolérance, les préjugés et la discrimination ont semé leurs graines malfaisantes. Les riches planteurs passagers y exploitent désormais une main-d’œuvre servile, privée de patrie et de dignité, opprimant sans vergogne la population noire entassée dans les cales Bas-Pont du vaisseau, mais n’oubliant pas de s’en prendre aussi aux femmes et à toutes les personnes dont l’identité diffère d’une supposée norme hétérosexuelle.

Dans cet univers privé de mémoire, où prévalent la claustrophobie et l’angoisse, Aster défie pourtant consciemment toutes les règles. Iel a appris la médecine sous la houlette de Theo, le fils asexué de l’ancien tyran, faisant bénéficier de son savoir les plus démunis, en dépit des brimades des gardes et de Lieutenant, le pire d’entre-eux. Sans doute trop intelligent-e pour son bien être, iel tente de rendre leur dignité à tous ces fantômes, femmes, personnes de couleur et LGBT+, auxquels le Souverain et ses sbires dénient toute dignité. Rivers Solomon nous raconte son éveil progressif à la connaissance et sa rébellion. Un long parcours semé de déconvenues et de violence, souvent insoutenable, nous permettant de découvrir toute l’inanité de la ségrégation, système social porteur d’une aliénation absolue.

L’Incivilité des fantômes s’inscrit donc de plain-pied dans la longue lignée des romans engagés, montrant que la science-fiction reste avant tout un vecteur d’idées, une littérature pouvant susciter le débat par les dangereuses visions qu’elle suscite. Ce ne sont pas les amateurs d’Ursula Le Guin et d’Octavia Butler qui viendront nous contredire sur ce point.

L’Incivilité des fantômes (An Unkindness of Ghosts, 2017) de Rivers Solomon – Les Éditions Aux forges de Vulcain, septembre 2019 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Francis Guévremont)

La Grande machine

« Juste avant qu’il n’aperçoive la fille effrayée, le monde aux yeux de Carr Mackay fut comme frappé de mort. Chacun a fait cette expérience. Brusquement, la vie semble déserter toute chose. Les visages familiers se réduisent à des dessins abstraits. Les objets usuels paraissent insolites. Les bruits prennent une résonance artificielle. Bien sûr, c’est une impression passagère, mais elle cause un malaise. »

Malaise. Voilà l’impression troublante et tenace ressentie par Carr Mackay lorsqu’une inconnue pénètre dans le bureau de l’agence de placement où il travaille. Employé besogneux, apprécié de ses collègues, le bonhomme fait l’unanimité autour de lui. Loin de s’effacer, ce malaise persiste après le départ de l’inconnue, l’amenant à considérer le monde d’un regard neuf. D’abord incrédule, puis soupçonneux, Mackay doit finalement se faire une raison. Le monde tel qu’il l’a toujours connu, n’est qu’une immense machine. Un fait avéré depuis la nuit des temps. Et dans ce monde, seuls quelques privilégiés – les éveillés – jouissent du droit d’être véritablement vivants.

« Quand des gens s’éveillent, ils ne savent pas s’ils doivent être bons ou mauvais. Ils balancent entre les deux. Et puis ils finissent par tomber d’un côté ou de l’autre, le plus souvent du mauvais côté… »

Le monde recèle toutefois mille dangers pour un éveillé. Il doit rester à sa place dans la machine, veillant à sa bonne marche afin d’éviter d’être broyé par ses engrenages. Mais surtout, il doit prendre garde à ne pas se révéler aux yeux des autres éveillés qui ne se montrent pas tous altruistes. Un fait dont Mackay va faire l’amère expérience.

Court roman, La Grande machine brille surtout par la simplicité de son argument de départ. Comme quoi, les recettes les plus simples semblent les meilleures lorsqu’un auteur habile tient la plume. Avec peu de mots et guère davantage d’effets, Fritz Leiber met en place une atmosphère étrange, pour ne pas dire inquiétante, prétexte à une intrigue ne ménageant guère de temps morts. La situation initiale se fonde sur un constat clair et pessimiste : le monde est une machine et les hommes sont les rouages de celle-ci. Point de libre-arbitre ou de prédestination. Juste l’accomplissement répétitif, jusqu’à l’usure finale, d’une fonction précise dans le mécanisme de la Grande machine. Bien entendu, les hommes ne contrôlent pas la distribution des rôles. Leur fonction se limite à énoncer un texte pré-écrit, à jouer une partition imposée par avance, à rejouer les mêmes gestes, les mêmes protocoles sociaux. Encore et encore…

Dans un tel monde, les possibilités sont multiples pour les êtres éveillés. Ils disposent d’un pouvoir immense, agissant à leur guise, en bien ou en mal, tout en s’amusant aux dépends des non-éveillés. Sous les yeux du lecteur, la normalité bascule ainsi progressivement vers le fantastique, un genre dans lequel Fritz Leiber excelle. Peu importe si l’on ne connaît pas les motivations des créateurs du monde. L’étrangeté de la situation, une intrigue quasi-théâtrale (un ressort récurrent dans l’œuvre de l’auteur) respectant unité de temps, de lieu et d’action, contribuent à capter l’attention. Une impression favorable renforcée par cet humour à froid si caractéristique chez Fritz Leiber. Un humour très réjouissant puisque sans illusion quant à la nature humaine.

Au final, La Grande Machine est un récit plaisant, suscitant une angoisse sourde, dont le style old-school et l’atmosphère fantastique, rappellent le meilleur des épisodes de la série The Twilight Zone. Une lecture pour la nostalgie en somme.

La Grande machine (You’re all alone, 1953) de Fritz Leiber – Casterman, collection « Autre temps, autres mondes », septembre 1978 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Alain Dorémieux)

Comme un Conte

Ayant été déçu par la lecture de Lignes de vie, j’ai longtemps délaissé Graham Joyce. Que voulez-vous, je suis faible, ne parvenant pas toujours à m’extasier devant la beauté subtile d’une histoire simple. Bref, je me suis profondément ennuyé, tournant les pages mécaniquement et me faisant la promesse de rester loin des autres romans de l’auteur. Parfois, il ne faut pas se forcer. Sans illusion, j’ai donc entamé Comme un Conte, ne nourrissant guère d’espoir sur l’éventuel enthousiasme que pourrait susciter cette seconde tentative dictée surtout par le besoin de place dans ma bibliothèque, rangement de printemps oblige. Certes, le propos du roman de Graham Joyce ne brille pas pour son originalité. Les histoires d’interaction entre la féerie et le quotidien ne manquent pas en fantasy. Neil Gaiman et son mur (Stardust), Lord Dunsany et La fille du roi des elfes, Robert Holstock et ses archétypes, Peter Pan et son ombre, voire Ellen Kushner et Thomas le Rimeur témoignent de cet engouement pour la perméabilité entre les mondes. Mais, Graham Joyce parvient, avec le concours de sa traductrice Mélanie Fazi, à rendre le sujet sympathique, proposant une histoire de disparition et de retrouvailles familiales, avec comme contrepoint une représentation de la féerie, un tantinet dépoussiérée de ses poncifs classiques.

L’amorce du récit a le mérite de poser rapidement l’enjeu du roman. Au lendemain de Noël, Tara est de retour dans sa famille, après vingt année d’absence. Disparue sans laisser de traces, ses proches ont longtemps cru qu’elle avait été victime d’un tueur, son corps découpé en morceaux pourrissant dans un trou creusé quelque part. Sa réapparition est donc un choc pour tout le monde, d’autant plus qu’elle ne semble pas avoir vieilli d’une seule année, conservant son apparence d’adolescente de seize ans. Face à l’incompréhension de ses parents, de son frère aîné et de son ex-petit ami, elle parle d’un vague voyage, avant de révéler son séjour en féerie.

Sur cette trame toute simple, Graham Joyce déroule ensuite une intrigue familiale, où le traumatisme des uns et des autres entre en résonance, suscitant une multitude d’échos et de réminiscences. Le registre intime compose ainsi une partition à plusieurs voix, principalement celles du trio Tara, Peter, le frère aîné, et accessoirement de Richie, l’ex-petit ami. L’incompréhension et la nostalgie président au déroulé du récit. Tara renvoie en effet les deux hommes à leur jeunesse, aux occasions manquées et au deuil provoqué par sa disparition. Mais pour la jeune femme, la situation n’est guère plus confortable, se teintant même d’un soupçon d’amertume. Elle découvre un monde qui s’est transformé en son absence, un monde peuplé d’inconnus qui ne correspond plus à ses souvenirs. Et si Peter et Richie éprouvent un sentiment de trahison en sa présence, elle-même découvre qu’elle est une entrave à leur histoire personnelle, un boulet qu’ils doivent traîner et qui pèse sur leur conscience. Somme toute dramatique et un tantinet cruelle, l’intrigue de Comme un Conte recèle une finesse psychologique, échappant de justesse à la mièvrerie, contribuant au charme d’un roman finalement très chaleureux.

On ne fait qu’entrapercevoir le séjour de Tara dans le monde des fées. L’auteur en brosse un portrait rapide, délaissant les représentations classiques du petit peuple pour décrire une communauté vaguement hippie, dont les membres préfèrent baiser plutôt que baguenauder en tenue victorienne ou battre la campagne à tire-d’ailes. Bref, fantasme ou expérience réelle dans un autre monde, le séjour de Tara en féerie ne semble pas au cœur du propos de l’auteur. Péripétie mystérieuse dont on se gardera de rationaliser les tenants et aboutissants, il tient plus de l’argument en faveur de la faculté de l’imaginaire à ensemencer le réel avec ses motifs et archétypes afin de le réenchanter.

Comme un Conte tient donc de la promesse, celle de la fiction comme source d’enrichissement personnel. Et, si le conte ne peut évidemment pas changer le monde, il peut contribuer à le rendre plus supportable en révélant les potentialités individuelles. Bref, je me demande maintenant si je ne vais pas poursuivre mon exploration de l’œuvre de Graham Joyce, sans doute plus intéressante que je ne le pensais au premier abord.

Comme un Conte (Some Kind of Fairy Tale, 2012) de Graham Joyce – Éditions Bragelonne, collection « L’autre », 2015 (roman traduit de l’anglais par Mélanie Fazi)

L’Éducation de Stony Mayhall

Iowa, 1968. Les tempêtes de neige sont rarement clémentes dans la région, surtout si l’on n’y est pas préparé. Wanda n’est plus du genre à se laisser impressionner par ce genre d’événement météorologique, même si elle rentre avec précaution chez elle, ses trois filles à l’arrière de sa voiture. Sur le bord de la route, elle aperçoit un monticule de neige insolite. Une jeune femme recroquevillée sur un nourrisson. Tous les deux morts, bien entendu. Elle emporte pourtant l’enfant avec elle, un petit garçon à la peau blafarde. Et, miracle ! Il revient à la vie, du moins en retrouvant un semblant de vitalité, car depuis les événements qui se sont déroulés sur la Côte Est, amplement documentés par George Romero, tout le monde connait les signes du fléau que le gouvernement et l’armée sont parvenus à juguler au prix d’une tuerie impitoyable. Zombies comme survivants ont été massacrés et l’on dit qu’une officine occulte traque encore les ultimes créatures ayant échappé à la purge, les capturant parfois pour les livrer aux expériences inavouables des laboratoires secrets du gouvernement. Pour John Stony Mayhall, rien de tout cela. Adopté par Wanda et ses filles, le bambin devient l’objet de toute leur attention. Surprotégé, de la cave de la ferme familiale où il a aménagé une bibliothèque, le jeune homme découvre en grandissant le monde, apprenant peu-à-peu ce qu’il en coûte de vivre au milieu de l’humanité.

Le roman de zombies fait partie des lieux communs de la littérature fantastique et de science fiction. Entre métaphore politique et récit post-apocalyptique, entre George Romero et Walking Dead, difficile d’échapper aux codes d’un sous-genre oscillant entre horreur pure, atmosphère anxiogène et survivalisme. Avec L’Éducation de Stony Mayhall, Daryl Gregory trouve pourtant le narrateur idéal. Le roman de l’auteur américain est en effet doublement astucieux puisqu’il prend pour personnage principal le monstre lui-même, nous faisant adopter son point de vue, tout en transposant la structure du récit d’apprentissage au contexte d’un roman horrifique. Inspiré du film de Romero La Nuit des morts-vivants, le récit présuppose que l’événement s’est réellement produit dans l’univers de Stony. On obtient ainsi une sorte d’uchronie fictionnelle où le gouvernement américain pourchasse des zombies devenus conscients après une période de fièvre cannibale, les contraignant à la clandestinité. Mais, s’ils ne sont pas fondamentalement des monstres affamés, les zombies chez Daryl Gregory n’en demeurent pas moins une menace pour l’humanité, d’autant plus qu’il n’existe aucun remède contre le virus transmis par leur morsure. Un danger bien réel,  renforcé par la volonté de certains d’entre-eux, adeptes de la Grande Morsure, de diffuser le fléau dans le monde afin de garantir leur propre survie.

En dépit de son propos désabusé, L’Éducation de Stony Mayhall se révèle au fond un roman généreux et chaleureux. En adepte du show don’t tell, Daryl Gregory distille l’information, déroulant son intrigue au cours d’un crescendo dramatique maîtrisé. On trouve peu de scènes gore dans cette histoire, les amateurs d’hémoglobine peuvent passer leur chemin. L’auteur remplace la violence cathartique par beaucoup de tendresse et une réelle empathie pour Stony et ses proches. Quelques morceaux de bravoure jalonnent le récit, mais rien de nature à remettre en question la tonalité d’un récit marqué du sceau du destin, par une sourde mélancolie, mais aussi par un message de tolérance que rien ne vient démentir, ni la duplicité, ni les préjugés d’une humanité, zombies y compris, prompte à se chercher des excuses lorsqu’il s’agit d’exclure, d’éliminer ou d’éradiquer sans pitié.

L’Éducation de Stony Mayhall revisite donc avec intelligence les motifs du roman de zombies, apportant une touche d’humanité et d’humour noir à un sous-genre par ailleurs trop souvent décervelé.

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L’Éducation de Stony Mayhall (Raising Stony Mayhall, 2011) de Daryl Gregory – Éditions Le Bélial’, 2014 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Laurent Philibert-Caillat)