La Grande machine

« Juste avant qu’il n’aperçoive la fille effrayée, le monde aux yeux de Carr Mackay fut comme frappé de mort. Chacun a fait cette expérience. Brusquement, la vie semble déserter toute chose. Les visages familiers se réduisent à des dessins abstraits. Les objets usuels paraissent insolites. Les bruits prennent une résonance artificielle. Bien sûr, c’est une impression passagère, mais elle cause un malaise. »

Malaise. Voilà l’impression troublante et tenace ressentie par Carr Mackay lorsqu’une inconnue pénètre dans le bureau de l’agence de placement où il travaille. Employé besogneux, apprécié de ses collègues, le bonhomme fait l’unanimité autour de lui. Loin de s’effacer, ce malaise persiste après le départ de l’inconnue, l’amenant à considérer le monde d’un regard neuf. D’abord incrédule, puis soupçonneux, Mackay doit finalement se faire une raison. Le monde tel qu’il l’a toujours connu, n’est qu’une immense machine. Un fait avéré depuis la nuit des temps. Et dans ce monde, seuls quelques privilégiés – les éveillés – jouissent du droit d’être véritablement vivants.

« Quand des gens s’éveillent, ils ne savent pas s’ils doivent être bons ou mauvais. Ils balancent entre les deux. Et puis ils finissent par tomber d’un côté ou de l’autre, le plus souvent du mauvais côté… »

Le monde recèle toutefois mille dangers pour un éveillé. Il doit rester à sa place dans la machine, veillant à sa bonne marche afin d’éviter d’être broyé par ses engrenages. Mais surtout, il doit prendre garde à ne pas se révéler aux yeux des autres éveillés qui ne se montrent pas tous altruistes. Un fait dont Mackay va faire l’amère expérience.

Court roman, La Grande machine brille surtout par la simplicité de son argument de départ. Comme quoi, les recettes les plus simples semblent les meilleures lorsqu’un auteur habile tient la plume. Avec peu de mots et guère davantage d’effets, Fritz Leiber met en place une atmosphère étrange, pour ne pas dire inquiétante, prétexte à une intrigue ne ménageant guère de temps morts. La situation initiale se fonde sur un constat clair et pessimiste : le monde est une machine et les hommes sont les rouages de celle-ci. Point de libre-arbitre ou de prédestination. Juste l’accomplissement répétitif, jusqu’à l’usure finale, d’une fonction précise dans le mécanisme de la Grande machine. Bien entendu, les hommes ne contrôlent pas la distribution des rôles. Leur fonction se limite à énoncer un texte pré-écrit, à jouer une partition imposée par avance, à rejouer les mêmes gestes, les mêmes protocoles sociaux. Encore et encore…

Dans un tel monde, les possibilités sont multiples pour les êtres éveillés. Ils disposent d’un pouvoir immense, agissant à leur guise, en bien ou en mal, tout en s’amusant aux dépends des non-éveillés. Sous les yeux du lecteur, la normalité bascule ainsi progressivement vers le fantastique, un genre dans lequel Fritz Leiber excelle. Peu importe si l’on ne connaît pas les motivations des créateurs du monde. L’étrangeté de la situation, une intrigue quasi-théâtrale (un ressort récurrent dans l’œuvre de l’auteur) respectant unité de temps, de lieu et d’action, contribuent à capter l’attention. Une impression favorable renforcée par cet humour à froid si caractéristique chez Fritz Leiber. Un humour très réjouissant puisque sans illusion quant à la nature humaine.

Au final, La Grande Machine est un récit plaisant, suscitant une angoisse sourde, dont le style old-school et l’atmosphère fantastique, rappellent le meilleur des épisodes de la série The Twilight Zone. Une lecture pour la nostalgie en somme.

La Grande machine (You’re all alone, 1953) de Fritz Leiber – Casterman, collection « Autre temps, autres mondes », septembre 1978 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Alain Dorémieux)

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