Player One

Adapté au cinéma par Steven Spielberg, Ready Player One (devenu Player One par le miracle de sa transposition en France) a tout de la friandise acidulée. Destiné à un large public, mais pourvu d’arguments aptes à séduire un lectorat de quadragénaires, voire de quinquas à la culture geek assumée, le roman d’Ernest Cline déroule plus de six cent pages d’aventures survoltées, en forme de chasse au trésor, déclinant au passage un vague message moral consensuel.

2044, l’écosystème poursuit sa lente et inexorable courbe d’effondrement, entraînant paupérisation, guerres et inégalités scandaleuses. Rien de neuf sous le soleil de la dystopie, même si ici Ernest Cline se contente du service minimum. Fort heureusement, l’OASIS offre un havre de paix pour qui s’acquitte de son abonnement et des coûts inhérents à l’accès aux multiples simulations ludiques ou éducatives hébergées par les serveurs de Gregarious Simulation Systems. Ainsi l’a voulu James Donovan Halliday, son créateur et maître, au grand dam des actionnaires de Innovative Online Industries, son concurrent direct qui aurait bien voulu transformer l’OASIS en pompe à fric, privant ses utilisateurs du sentiment de liberté qui leur fait défaut dans la réalité.

Wade est un adolescent issu des milieux défavorisés. Un white trash, dirait-on dans un roman noir, dont la seule famille vit dans une pile, autrement dit un entassement de caravanes, en marge de la ville d’Oklahoma City. A force d’astuce, l’OASIS est devenu pour ainsi dire sa seconde maison. Il a contribué à son épanouissement personnel et lui a permis de réaliser tous ses désirs, y compris en trouvant son âme sœur. Mais, la mort de Halliday vient rebattre les cartes. Face aux Sixters, l’armée innombrable stipendiée par IOI, Wade est contraint de s’exposer afin de couper l’herbe numérique sous le talon de fer de la société prédatrice. L’enjeu n’est pas anodin en effet puisqu’il s’agit d’être le premier à dénicher l’œuf de Pâques ultime qui fera de son possesseur l’héritier de Halliday et le maître absolu de l’OASIS.

Ne tergiversons pas. Player One ne dément pas sa réputation de lecture séminale, sympathique divertissement pour adulescent nostalgique. Ernest Cline convoque la pop culture et l’esprit geek pour broder une intrigue balisée qui ne connaît guère de temps morts. En dépit de ficelles grossières et de personnages stéréotypés à outrance, l’auteur remplit son contrat sans honte mais sans éclat aussi, cochant toutes les cases d’une quête placée sous les signes de la tolérance, de la liberté et de l’amitié. Mais, bien plus qu’un roman young adult à l’intrigue convenue, Player One apparaît comme le mmorpg ultime. Une plate-forme éducative, commerciale et ludique, mélange de Minecraft, de World of warcraft et de réseau social, où l’on peut vendre aux enchères les artefacts trouvés au cours de ses aventures, taper la discussion via son avatar dans un salon virtuel privé, aménagé selon ses goûts ou marottes, suivre des cours, animer sa propre chaîne vidéo, devenir une vedette et vendre son image à une société commerciale. Tout est possible dans l’OASIS pour peu que l’on se montre créatif et volontaire. Sur ce point, Player One met en scène une gamification de la société tout à faite crédible et dont on vit déjà les prémisses.

A la fois différent et plus riche que le film de Steven Spielberg, le roman d’Ernest Cline n’usurpe donc pas le qualificatif de lecture distrayante. Mais, au-delà de l’aspect nostalgique et récursif de Player One, la liberté figure au cœur du propos de l’auteur. La liberté et ce qu’il convient d’en faire.

Player One (Ready Player One, 2011) de Ernest Cline – Réédition Pocket,  (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Arnaud Regnauld)

Lum’en

S’il est un reproche que l’on ne peut guère adresser à Laurent Genefort, c’est celui de chercher à flouer le lecteur en prenant le contre-pied de ses attentes. Adonc Lum’en est un roman de science fiction, puisant son inspiration dans deux nouvelles parues au sommaire des anthologies « Escales 2001 » et « Destination univers ». On y trouve tout ce qui définit le genre, l’ampleur et la précision de l’imagination, mais aussi la richesse et la puissance de la métaphore.

Lum’en prend racine sur le sol de Garance, une exoplanète située dans le bras spiral d’Orion. Un monde lointain rendu accessible grâce au réseau des Portes Vangk, un vaste complexe délaissé par les entités extraterrestres qui les utilisaient jadis pour voguer entre les mondes et dont l’humanité ne sait rien, si ce n’est qu’il facilite les déplacements. Colonisée par une poignée de pionniers, rachetée par une multimondiale qui espère en tirer profit, au détriment évidemment des natifs de la planète, mais aussi de sa faune et flore, Garance ne se distingue guère des mondes frontières aperçus au détour d’un chapitre extrait d’un roman de Mike Resnick. Laurent Genefort s’inspire en effet des mêmes ressorts, ceux du Far West et du space opera, transposant sur un monde étranger des routines économiques familières et nous renvoyant à notre rapport à l’environnement et à l’autre.

En six récits liés entre-eux par un fil directeur les englobant tous, six instantanées pris à différentes époques de l’histoire de la colonisation de Garance, Laurent Genefort oppose le temps court et éphémère des hommes, à celui plus long, pour ainsi dire immobile, de l’entité Lum’en. Il relate un échec, celui de l’homme, resté sourd aux tentatives de communication de l’entité et aveugle à ses manifestations indirectes pour prendre contact. Mais, il raconte aussi une réussite, celle des Pilas, et leur lente élévation vers la civilisation et le progrès. De quoi envisager l’avenir de manière plus optimiste, mais sans la présence humaine.

Cet aspect de Lum’en attire bien entendu l’intérêt de l’amateur de science fiction, rappelant la manière de quelques grands classiques du genre. Il permet à Laurent Genefort de se piquer d’écologie en nous interpellant sur notre mode de vie et sur notre rapport à la nature. Mais, les Pilas fascinent aussi par leur altérité radicale, par leur relation symbiotique avec les caliciers, ces arbres minéraux supportant tout un écosystème exotique, contribuant pour beaucoup au sense of wonder de ce court roman. Bref, ils apparaissent comme le point fort d’une intrigue rejouant par ailleurs les affres de la colonisation, de l’extrémisme religieux, du terrorisme et du capitalisme prédateur. Bref, rien de neuf sous le soleil, y compris d’un autre monde.

Lum’en relève donc d’une science fiction un tantinet old school, dont les routines éprouvées et le sense of wonder maîtrisé contribuent grandement au plaisir de lecture. Inventif sans être exubérant, désabusé sans être nihiliste, crédible sans chercher à entrer trop dans des spéculations oiseuses, Laurent Genefort nous propose finalement un roman sans prétention autre que de filer la métaphore, tout en se montrant d’un accès facile.

Lum’en de Laurent Genefort – Éditions Le Bélial’, avril 2015

Vita Nostra

Pour Sacha, la fin de l’adolescence résonne comme une suite de mots, en apparence dépourvue de sens concret. Tout commence dans une station balnéaire paisible, où la foule anonyme vient prendre les eaux de la Mer Noire, et s’achève dans un amphithéâtre poussiéreux dont les zones obscures abritent des mondes mystérieux en gestation. Entre les deux termes de ce parcours initiatique, la jeune femme doit accomplir une mue douloureuse, guidée par un tuteur omnipotent et omniscient, sous la férule de professeurs dont l’enseignement cryptique cache une réalité ésotérique échappant au commun des mortels.

« Vita nostra brevis est, brevi finietur. »

Récit d’apprentissage, voire de transformation, mâtiné de fantastique, Vita Nostra s’annonce comme le premier opus du triptyque des « Métamorphoses » initié par le couple Diatchenko, dont les éditions de l’Atalante nous promettaient la parution du deuxième volet pendant l’année 2020, du moins avant l’irruption de la covid-19 dans notre quotidien. La quatrième de couverture évoque la « saga d’Harry Potter » et le roman Les Magiciens de Lev Grossman, histoire d’aguicher l’éventuel lecteur. N’ayant lu ni l’un ni l’autre, je ne m’aventurerai pas à confirmer ou contester la validité du parallèle. Confirmons pas contre sans ambages tout le bien exprimé ici ou sur la blogosphère pour ce roman littéralement bouleversant pour lequel l’intérêt croît à mesure que progresse l’apprentissage de son personnage principal.

Marina et Sergueï Diatchenko proposent une intrigue faussement linéaire, convoquant les ressorts classiques du récit d’apprentissage. On s’attache en effet à l’itinéraire d’Alexandra Samokhina, une jeune fille banale se destinant à des études supérieures dans un institut universitaire de philosophie. Mais, sa route croise celle d’un mystérieux inconnu, vêtu de noir, au regard caché par une paire de lunettes de soleil. Titillée par l’aiguillon d’une peur irrationnelle, elle tombe sous sa coupe, acceptant de rejoindre l’institut des technologies spéciales où il l’a inscrite d’autorité. À partir de cet instant, son destin est scellé et rien ne pourra plus venir interférer dans le processus commencé au bord de la rue Qui-mène-à-la-mer. Sacha va se révéler à elle-même et découvrir la réalité du monde, tel qu’il est en Vérité.

En lisant ces quelques lignes, d’aucuns pourraient juger Vita Nostra guère original. Bien au contraire, l’univers imaginé par le couple Diatchenko est beaucoup plus complexe et angoissant que ne le laisse supposer ses apparences. Au-delà de l’aspect répétitif et absurde des exercices, au-delà du côté coercitif de l’éducation dans les murs de l’Institut, au-delà de l’incompréhension intrinsèque suscitée par un enseignement considéré comme abscons, les épreuves subies par Sacha et ses condisciples nous plongent dans les affres de la crise de l’adolescence, comme on l’appelle pudiquement dans nos contrées. À bien des égards, une période périlleuse du point de vue physiologique comme psychologique, où l’enfant opère une transformation qu’il convoite mais qui également l’effraie car elle ne tolère aucun retour en arrière. Sur ce point, Vita Nostra n’usurpe pas le qualificatif de roman d’apprentissage. Mais, jamais éducation n’a été plus éprouvante, plus viscérale que celle décrite par Marina et Sergueï Diatchenko. Le couple nous fait littéralement vivre de l’intérieur la mue de Sacha pendant ses trois années d’études. Une métamorphose violente, traversée d’émotions excessives, de pulsions créatrices ou destructrices et d’expériences transgressives, au terme de laquelle la jeune adulte pourra se réaliser et trouver enfin sa place dans le monde, se projeter vers l’avenir, libérée de ses peurs. Ou pas.

Roman à l’atmosphère fantastique indéniable, Vita Nostra propose également une vision du monde singulière, débarrassée des artifices de la poudre de merlin-pinpin de la plupart des romans de fantasy. Une vision fondée sur une véritable réflexion philosophique, empruntant ses motifs à l’allégorie de la caverne de Platon, mais nous renvoyant aussi à la faculté démiurgique de l’écrivain, cet inconnu capable de mettre en mots des mondes entiers afin de nous transformer durablement. Ce créateur apte à projeter sur le papier un reflet du monde.

Vita Nostra est donc un roman fascinant qui ne se contente pas de nous bousculer dans notre zone de confort. Bien au contraire, sous couvert d’un roman initiatique travesti en fantasy, il nous renvoie une image complexe et anxiogène de l’adolescence, cette période interlope riche en potentiel et pourtant frappée du sceau de l’incertitude et du mal être. J’avoue maintenant attendre avec grande impatience le deuxième volet de ces « Métamorphoses ».

Autre avis ici.

« Les Métamorphoses » Vita Nostra (Vita Nostra, 2007) de Marina & Sergueï Diatchenko – Éditions l’Atalante, collection « La dentelle du cygne », octobre 2019 (roman traduit du russe par Denis E. Savine)

Rêve de fer

Si Rêve de fer n’est sans doute pas le meilleur roman de Norman Spinrad, c’est sans conteste l’un des plus controversés, controverse dont la réédition nous a confirmé amèrement la véracité.
Rêve de fer vaut en effet davantage pour son procédé provocateur que pour son histoire fort linéaire et totalement crétine. C’est en l’occurrence cette provocation, ciblée sur un aspect politiquement sensible, qui a causé quelque retard à la précédente réédition chez Folio « SF ». Vous ne verrez donc pas les svastikas de l’illustration d’Eric Scala initialement prévue en couverture, puisque les ouvrages ont été envoyés au pilon. La faute à un climat politique délétère dans lequel résoudre un problème consiste à l’éluder. La faute aussi à des commerciaux trop frileux qui n’ont sans doute pas lu/compris (cochez la bonne réponse) ce roman. Bref, c’est une réédition pourvue d’une nouvelle illustration d’une laideur affligeante et avec une quatrième de couverture complètement retouchée, histoire de gommer toute ambiguïté, qui a finalement paru. Revenons maintenant à l’objet de toutes ces attentions, procès d’intention et frayeurs proto commerciales.
Rêve de fer s’annonce comme une uchronie. Et si… Tout le monde connaît le questionnement initial qui préside à ce domaine de l’imaginaire. Et si Adolf Hitler avait émigré aux États-Unis, l’ultime terre de liberté dans un monde dominé par le Communisme. Et si il y avait fait carrière dans les pulps, débutant dans l’illustration puis rédigeant et éditant du texte au kilomètre. Et si il y était devenu l’objet de l’adulation du fandom au point d’être commémoré par ses fan(atique)s au cours de réunions costumées. Et si ses pairs avaient salué son talent, et si la convention mondiale de science-fiction l’avait récompensé à titre posthume d’un Hugo en 1954. Et si Folio « SF » nous proposait la réédition de Le Seigneur du Svastika, son chef-d’œuvre d’heroic fantasy post-apocalyptique.
Rêve de fer… pardon, Le Seigneur du Svastika est donc l’œuvre majeure de l’auteur culte Adolf Hitler. Mais oui, vous connaissez certainement ! L’auteur de Le Triomphe de la volonté, du non moins célèbre L’Empire de mille ans, pour ne citer que quelques titres de sa prolifique bibliographie dont vous possédez certainement un exemplaire chez vous. Ce roman nous narre le destin du Purhomme Feric Jaggar, appelé à restaurer la fierté et la grandeur du peuple de la Grand République de Helden, menacé à la fois par la contagion cosmopolite des mutants et des métis et asservi par les Dominateurs.
La farce est grinçante. Bien sûr, sous ce récit transparaît l’itinéraire historique réel d’Adolf Hitler. Sous le masque de l’heroic fantasy binaire et musclée suinte l’idéologie raciste et belliciste nazie. Évidemment, rien n’est exactement identique à notre Histoire, mais tout est évoqué d’une manière décalée et assez proche pour être reconnaissable. On peut d’ailleurs — manière de trouver le temps moins long — s’amuser à pointer les références et les ressemblances avec la véritable histoire du dictateur nazi et de sa sinistre clique.
Fort heureusement, derrière le livre dans le livre et l’uchronie prétexte se profile une toute autre intention que l’on ne peut passer sous silence : Rêve de fer est un roman gigogne diablement affûté et furieusement iconoclaste.
Écrit à dessein dans un style exécrable, Le Seigneur du Svastika est doté d’une postface assez critique attribuée à un universitaire nommé Homer Whipple. Ce personnage fictif y livre une analyse acerbe de la psychologie tordue de Hitler. Il y relève l’homosexualité latente qui culmine avec le clonage des Soldats du Svastika et ridiculise l’adoration dont fait l’objet l’auteur et son œuvre. Vous l’aurez compris, Rêve de fer est aussi une machine de guerre tournée vers une certaine conception de la science-fiction. De celle que l’on affectionnait pendant l’Âge d’or.
Reste un problème. Mettre en exergue Adolf Hitler et son idéologie, même de manière voilée, ne risque-t-il pas de prêter le flanc à ce que l’on dénonce ? Je suis tenté de penser, à l’instar de Roland C. Wagner, qui préface d’une manière fort juste cette réédition, qu’il faut être soit complètement crétin, soit totalement néo-nazi pour prendre au premier degré ce roman. On pourrait même ajouter que le style adopté, volontairement mauvais et outrancier, contribue à discréditer son auteur auprès d’éventuels individus décérébrés désireux d’utiliser l’ouvrage. D’ailleurs, jusqu’à preuve du contraire, les organisations d’extrême droite n’ont pas inscrit Le Seigneur du Svastika à leur programme de lecture.
En l’attente d’un démenti, contentons-nous d’affirmer que Rêve de fer n’est pas un roman. C’est un bras d’honneur envoyé à la face de l’Etablisment science-fictif états-unien, anticipant d’une certaine façon Il est parmi nous, autre titre de Norman Spinrad. C’est une ordalie punk (avant la lettre) menée à un train d’enfer. C’est un exorcisme personnel, comme le souligne là aussi Roland C. Wagner. Bref, une expérience que le lecteur reçoit de plein fouet et accepte ou rejette avec violence.
Rêve de fer (The Iron Dream, 1972) de Norman Spinrad – Réédition Gallimard, collection Folio SF, mai 2006 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jean-Michel Boissier)

SS-GB

Si vous croyez que l’Allemagne n’a pas envahi l’Angleterre, retournez à vos livres d’Histoire alternative. Après un débarquement réussi et une blitzkrieg victorieuse, la Wehrmacht a contraint le gouvernement britannique à capituler. La perfide Albion est désormais sous le joug allemand, son souverain enfermé à la Tour de Londres et son Premier ministre – « du sang, de la sueur, des larmes, de la souffrance et du labeur » – passé par les armes. À Scotland Yard, dont l’administration a annexé une grande partie des bâtiments, le commissaire principal Douglas Archer, surnommé avant-guerre l’archer du Yard, obéit aux ordres du Gruppenführer SS Kellerman. Archer a le sens de l’État, même s’il ne travaille pas de gaîté de cœur pour l’occupant. Mais il se méfie davantage de ces résistants acharnés dont les actions désordonnées nuisent au retour au calme. Appelé sur une scène de crime, il se trouve mêlé bien malgré lui au jeu de dupes animant les différents cercles du pouvoir nazi. Un jeu rendu encore plus trouble par les États-Unis et les forces de la Résistance britannique.

Publié une première fois en français par les éditions Alire, SS-GB bénéficie d’une salutaire réédition, sans aucun remaniement de la traduction de Jean Rosenthal, chez Denoël dans sa collection « Sueurs froides ». La parution sous un label dédié au thriller ne doit cependant pas perturber l’amateur d’Imaginaire, surtout s’il apprécie l’histoire alternative. Len Deighton œuvre en effet ici dans un registre très proche de celui de Fatherland de Robert Harris. Et si l’uchronie peut paraître secondaire, servant de prétexte à une intrigue d’espionnage, l’auteur britannique lui confère suffisamment de vraisemblance par sa grande connaissance des rouages de l’armée allemande et de l’administration nazie.

On trouve en effet dans SS-GB les deux marottes de Len Deighton. Son goût pour l’Histoire d’abord, le bonhomme est historien militaire, mais aussi une certaine appétence pour le roman d’espionnage. Len Deighton jouit dans ce dernier domaine d’une réputation flatteuse, du moins si l’on se fie à son premier roman, The Ipcress Files, titre ayant fait l’objet d’une adaptation au cinéma (Ipcress, danger immédiat, en 1965), déclinée ensuite en série, avec Michael Caine dans le rôle de l’espion Harry Palmer. Dans SS-GB, l’auteur britannique décrit une Grande-Bretagne occupée assez vraisemblable, focalisant son attention sur la bureaucratie allemande. Le quotidien des citoyens anglais, les pénuries, les ruines engendrées par les bombardements, l’antisémitisme et la ségrégation sont en effet reléguées à l’arrière-plan par Archer. Le commissaire apparaît comme un type de l’ancienne école, endeuillé par la perte de sa femme pendant le Blitz et finalement assez désabusé. Pas au point néanmoins de ressembler à Sam Spade. Il y a encore chez Archer des sursauts d’espoir et un respect obséquieux des conventions que l’on ne trouve pas chez l’Américain.

Dans un décor d’uchronie, Len Deighton pose une intrigue classique de roman d’espionnage, déroulant la quincaillerie habituelle des faux-semblants, du double, voire du triple jeu, histoire de faire monter la paranoïa des personnages et de ferrer le lecteur. Rien de neuf sous le soleil, nous diront les laudateurs de John Le Carré ou de Eric Ambler. Pour preuve, il suffit de remplacer les SS, la Wehrmacht, la Résistance et les États-Unis par le KGB, la CIA, quelques transfuges et autres opposants clandestins pour retrouver une atmosphère qui ne dépareillerait pas à l’époque de la Guerre froide.

En dépit de cette impression de déjà-vu, SS-GB n’en demeure pas moins un roman efficace et astucieux, proposant une version alternative de l’après-guerre crédible. Bref, de la belle ouvrage pour l’amateur de suspense, auquel la BBC a offert une adaptation sous forme de série à la télévision.

Autre avis documenté ici.

SS-GB (SS-GB, 1978) de Len Deighton – Éditions Denoël, collection «  Sueurs froides  », janvier 2017 (roman traduit de l’anglais par Jean Rosenthal)

Un Bonheur insoutenable

Sous la gouvernance d’UniOrd, l’avenir semble uniformément radieux. L’humanité Les membres de la famille prospèrent sur Terre et dans les étoiles, rejouant chaque jour le spectacle d’une société harmonieuse et pacifiée, débarrassée de tous ses travers, agressivité, passions, concurrence et ambition. À l’ombre de Jésus, Marx, Wood et Wei, l’existence se déroule désormais sans heurts jusqu’à 62 ans, âge où il faut céder la place aux générations suivantes avec le sentiment d’avoir mené une vie utile à tous.

Li a toujours préféré être appelé par le surnom que lui a donné son grand-père. Il n’a jamais pu se satisfaire de l’existence normalisé à laquelle le prédestine UniOrd. En dépit de la chimiothérapie imposée à tous, d’entretiens fréquents avec son conseiller psychologue, de pauses récréatives avec diverses partenaires sexuelles choisies par UniOrd et d’une existence réglée jusque dans le moindre détail, il ne s’est jamais réjouit du consensus. Loin de se contenter du bonheur homogène dispensé à tous les membres de la famille, il s’interroge sans cesse, optant pour un comportement à risque bien peu recommandable qui le porte à revendiquer davantage de liberté. Au point de rejoindre les incurables, ceux que la société n’est pas parvenue à guérir.

« Qu’est-ce qui est souhaitable ? Vivre avec un bracelet, un conseiller et un traitement mensuel, loin de la violence, l’agressivité, l’avidité, l’hostilité, la concurrence ? Ou connaître la vérité ? Peut-être est-ce surtout d’être privé de la possibilité de choisir qui demeure problématique. »

Lorsque l’on évoque la dystopie, on ne peut guère faire l’impasse sur George Orwell, Aldous Huxley ou Evgueni Zamiatine tant leur œuvre a marqué durablement de son empreinte l’imaginaire du totalitarisme. Pourtant à côté de ces classiques, quelques autres titres méritent toute notre attention empreinte de pessimisme. D’abord, Kallocaïne de Karin Boye dont vous pouvez lire la recension ici-même. Et puis, Un Bonheur insoutenable de Ira Levin qui a l’avantage de s’achever par un happy-end, du moins l’espère-t-on.

Avec cette anti-utopie normalisée, l’auteur américain reprend à son compte bien des thèmes présents dans Brave New World. Les pratiques d’un eugénisme, non plus programmé à la conception, mais intégré comme norme sociale, la castration chimique des désirs, l’endiguement des pulsions et passions, la surveillance permanente des individus et le maintien de zones d’exclusion pour y enfermer de leur plein gré les réfractaires, on retrouve dans Un Bonheur insoutenable bien des motifs de l’œuvre d’Aldous Huxley. Mais, Ira Levin ne se contente pas d’une redite, il adapte le sujet à son époque. D’abord, en plaçant l’humanité sous le joug d’un super-ordinateur omnipotent, omniscient et surtout infaillible dans ses choix. Signe des temps, la cybernétique remplace ici les bonnes vieilles méthodes de la dictature, grandement aidée dans ses desseins par les bienfaits de la camisole chimique. Puis, en réactivant l’archétype du rebelle, prêt à sacrifier son confort au nom d’un idéal bien plus convaincant, l’auteur s’inscrit dans l’air du temps. À l’époque de la contre-culture et du rejet du système consumériste, le propos ne pouvait que susciter un écho favorable parmi les baby-boomers épris de liberté. Difficile pour eux de ne pas s’identifier à Matou, dont l’éveil progressif, la prise de conscience, la fuite puis la révolte figurent au cœur de l’intrigue du roman. Un processus lent qui nous permet de découvrir de l’intérieur le fonctionnement de ce meilleur des mondes (bis), nous interpellant sur ses réels bienfaits, sur ses méfaits et nous confrontant à nos propres choix d’individus jouissant de la liberté. Pour le meilleur et le pire, pour notre bonheur ou/et notre malheur.

Si l’on fait abstraction d’une scène de viol assez insoutenable (ahem…) et injustifiable, Un Bonheur insoutenable interroge notre faculté à nous satisfaire de notre encombrant besoin de liberté. À l’heure où l’on manipule l’émotion de l’opinion pour lui faire accepter son sort, où l’on prétend faire œuvre de pédagogue avec un électorat infantilisé, où de nombreux malades soignent leurs troubles avec des tranquillisants, où la vidéosurveillance et la biométrie se répandent partout dans le monde, l’histoire de Matou ne paraît pas un seul instant désuète. Bien au contraire, elle semble même plus que jamais d’actualité.

Un Bonheur insoutenable (This Perfect Day, 1969) – Éditions J’ai lu, collection « Nouveaux Millénaires », novembre 2018 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Sébastien Guillot)

Le Temps fut

Le Temps, cette variable fuyante et subjective figure parmi les lieux communs de la science fiction. Dès les origines du genre, notamment avec La Machine à explorer le temps, les auteurs ont perçu rapidement les perspectives conjecturales que cette donnée physique pouvait apporter à l’anticipation romanesque.

L’argument de départ de Le Temps fut a le mérite d’être simple et compréhensible. Emmett Leigh se passionne pour les vieux livres sur la Seconde Guerre mondiale. De cette passion, il a fait son gagne pain, vendant via internet le fruit de ses trouvailles. Profitant de la liquidation du stock d’une vieille librairie londonienne, il se retrouve en train de dépouiller une benne à ordures où le propriétaire a jeté les livres dont il n’a pu se débarrasser. Parmi le butin collecté, Emmett repère un recueil de poésie, une édition confidentielle à compte d’auteur qui recèle en ces pages, en guise de marque-page, une lettre manuscrite énigmatique adressée par un soldat à son amant. Cette découverte le pousse à mener l’enquête afin de se documenter sur ce couple homosexuel. Mais, ses investigations révèlent bien plus qu’une simple histoire sentimentale.

Récit de fugue temporelle, Le Temps fut entre en résonance consciemment ou non avec plusieurs histoires situées à la croisée des légendes urbaines et de l’Histoire. On ne peut s’empêcher en effet de penser à la prétendue expérience qui aurait eu lieu dans les chantiers navals de Philadelphie le 23 octobre 1943. À bien des égards, cette tentative pour rendre un destroyer invisible, dont les conséquences catastrophiques font la joie des blogs complotistes, suscite un phénomène d’écho avec l’expérimentation menée par l’Unité Incertitude, débarquée en 1940 sur les côtes du Suffolk. Mais, plus sûrement, dans sa recherche de plausibilité, Ian McDonald est allé glaner son information sur Internet, notamment dans les théories fantaisistes autour de la mer en feu de Shingle Street et du bataillon perdu de Sandringham. Mais, le récit de Ian McDonald évoque aussi celui du diptyque « Blitz », l’intrication du destin des personnages et leur immersion au cœur de l’Histoire n’étant pas sans rappeler en effet le devenir des héros de Connie Willis.

Ces quelques points étant élucidés, on peut apprécier aussi la novella de l’auteur britannique pour elle-même, notamment dans sa manière d’entrelacer les trames au point de susciter un véritable enchâssement narratif. Le Temps fut fait ainsi du concept d’intrication quantique un prétexte propice à une errance temporelle dont l’itinéraire reste indéterminé jusqu’au twist final. De ce voyage en forme d’enquête, celle d’un geek bibliophile, dont bon nombre d’étapes demeurent dans un angle mort narratif, on retire une fascination indéniable. Inscrit dans une Histoire qui nous dépasse et nous englobe, on ne peut que constater le caractère éphémère de l’existence individuelle et l’intemporalité des sentiments humains. Il faut cependant accepter de ne pas tout comprendre pour laisser la suspension d’incrédulité agir et goûter au charme d’un récit frappé du sceau du fatalisme et de la mélancolie.

Avec Le Temps fut, Ian McDonald brode donc sur un motif classique de science fiction, un récit à hauteur d’homme, empreint d’émotion, faisant se rencontrer petite et Grande Histoire sur fond de guerre éternelle.

Autre avis ici.

Le Temps fut (Time Was, 2018) de Ian McDonald – Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », février 2020 (novella traduite de l’anglais [Irlande] par Gilles Goullet)

Rivages

En entrant sous les frondaisons du Dômaine, la grande forêt primaire qui assiège la cité où il est né, le Voyageur laisse toute espérance derrière lui. Pour ses congénères, les lieux ont toujours été un ennemi implacable sous la coupe duquel on ne s’aventure pas sans risque. Un adversaire à combattre inlassablement afin d’étendre l’espace vital dédié à la civilisation, mais en se coupant de leurs racines et du récit mythique de leur passé. À l’ombre de la canopée, le Voyageur ne rencontre pourtant pas la mort. Bien au contraire, il y renoue avec la vie, avec un désir d’absolu qu’il croyait éteint, chérissant peu-à-peu le surcroît de liberté que lui procure l’affinité qu’il se découvre avec les arbres, par l’entremise desquels il parcourt des distances considérables de manière instantanée. Chemin faisant, il rencontre les habitants d’une communauté utopique remontant bien au-delà de l’Histoire humaine et y fait l’expérience de l’amour avec une charmante ondine.

Troisième auteur francophone à atterrir chez Albin Michel Imaginaire, Gauthier Guillemin propose avec Rivages un récit de fantasy à la fois classique et atypique, tenant presque du conte philosophique. On ne peut passer en effet sous silence le classicisme de l’inspiration de l’auteur qui puise une grande partie de son univers dans le légendaire celte, du moins dans sa déclinaison irlandaise. Le village où le Voyageur pose son sac emprunte ainsi beaucoup au paysage mythique de la geste des Tuatha Dé Danann, y compris pour sa toponymie. Il en va de même pour le petit peuple de la féerie dont les diverses manifestations, nains, esprits familiers, Fomoires et autres ondines germaniques, insuffle vie à l’intrigue, nous émerveillant de sa relation symbiotique avec la forêt. Le Dômaine lui-même apparaît enfin comme un personnage à part entière que n’aurait pas désavoué J.R.R. Tolkien, dont la luxuriance recèle des trésors de potentialités funestes comme de bon augure.

Mais, loin de se cantonner à une simple redite, Gauthier Guillemin enrichit son histoire et son propos de ce matériau, opérant une bien belle transmutation textuelle, propice aux envolées lyriques et à quelques digressions philosophiques assumées. Reprenant le motif de la quête initiatique, le Voyageur se mue ainsi en candide pour louer les vertus d’un retour à la nature finalement très rousseauiste sur le fond et dans la forme. Un retour à des considérations primordiales formulé de façon très littéraire, voire parfois sur-écrit, accompli à l’ombre des figures tutélaires de Victor Hugo, Gérard de Nerval, Charles Baudelaire, Alphonse de Lamartine et de bien d’autres.

D’aucuns trouveront la réflexion politique de l’auteur très naïve, jugeant l’harmonie de la communauté des Ondins un tantinet idyllique et n’appréciant guère le manichéisme sous-jacent du propos. Intuition versus science, mythe contre Histoire, Rivages a de quoi agacer le plus fervent rationaliste, voire le laudateur du progrès irrésistible. Mais, peut-être faut-il dépasser cet antagonisme, se détacher de l’écume du récit pour percevoir derrière ces lignes de force une autre intention. Une volonté de réenchanter le politique à l’aune d’un récit moral et fédérateur, bien loin du sempiternel storytelling qui tend à redéfinir le réel ou des gimmicks de la stratégie du clash prônée sur les réseaux sociaux. Mais aussi, un voyage intérieur, volontiers allégorique, où il est moins question d’explorer les angles morts de la nature que de renouer, non sans nostalgie, avec la mémoire collective portée par les légendes.

Le caractère atypique de Rivages prend aussi le contre-pied de tout un pan de la fantasy contemporaine, où le fracas des armes, l’épopée cynique et la duplicité des mœurs ont remplacé le charisme des mots et sa faculté à produire du merveilleux, renouant avec la Hight fantasy chère à Tolkien. Si le parallèle avec l’auteur du Seigneur des Anneaux paraît ici fondé, on ne m’empêchera pas de pointer aussi la parenté de Rivages avec La Forêt d’Iscambe de Christian Charrière, voire Les « Chroniques de l’Empire » de Georges Foveau.

En attendant la parution de La fin des étiages, second volet du cycle de Gauthier Guillemin, confessons avoir passé un moment intéressant, certes loin d’être bouleversant, mais porteur d’un émerveillement ne demandant qu’à se réaliser. On l’espère.

Plein d’autres et merveilleux avis ici ou là.

Rivages de Gauthier Guillemin – Éditions Albin Michel Imaginaire, octobre 2019

Alpha… directions

Premier volet d’une trilogie en quatre volumes intitulée « Le Grand Récit », Alpha… directions est un projet qui me fascine par sa démesure. Né outre-Rhin sous le crayon de Jens Harder, le présent livre a l’ambition de traiter de l’Histoire de la vie sur Terre, depuis ses origines jusqu’à l’apparition des hominidés. Découpé en deux volumes, Beta… civilisations devrait traiter de l’évolution de l’Homme (pour l’instant, seul le premier est paru). Quant à Gamma… visions, il est prévu que l’ouvrage imagine les voies d’un futur possible pour l’espèce humaine. D’ores et déjà, affirmons sans ambages que cette œuvre-monstre est appelée à devenir une référence dans les domaines de la vulgarisation scientifique et de la bande-dessinée. Assertion non négociable.

Jens Harder n’est pas inconnu des lecteurs de la collection L’An 2 où on a pu déjà découvrir sous son crayon plusieurs autres bandes dessinées. Pour n’en citer que deux, évoquons rapidement La cité de Dieu, immersion profonde dans le quotidien de Jérusalem, et Léviathan, rêverie aquatique s’inspirant en vrac de Moby Dick, Milton et Hobbes. Troisième ouvrage de l’auteur berlinois, Alpha… directions semble d’une ampleur supérieure, convoquant rien moins que quatorze milliards d’années d’évolution et de représentations de ce processus, du Big Bang à nos jours. Si l’entreprise paraît relever de la gageure, le risque de perdre le lecteur est proportionnel à la vastitude du champ narratif et à la documentation nécessaire pour lui conférer sa substance. Sur le premier point, reconnaissons tout de suite que les cinquante premières pages sont d’une abstraction un tantinet rebutante. Jens Harder relève pourtant le défi avec une aisance étonnante, produisant 350 pages globalement passionnantes sur le Grand Récit de la Vie, pour paraphraser Michel Serres. Un récit qu’il est possible de lire dans un sens comme dans l’autre, comme le dessinateur allemand le précise malicieusement en fin d’ouvrage dans une note à destination des lecteurs de Manga.

Sans négliger les impasses évolutives, le dessinateur nous invite ainsi à suivre l’itinéraire de la vie à travers les multiples voies et bifurcations qu’elle a emprunté pour se développer et prospérer sur Terre. Recyclant l’abondante iconographie tirée de la recherche scientifique, il fait appel aux ressources de la cosmologie, de la physique, de la chimie, de la biologie moléculaire, de la paléontologie et de l’archéologie, pour donner vie et sens à ce parcours, tirant du discours académique un récit dynamique dont le graphisme stylisé et la bichromie ne sont pas sans évoquer ceux des planches d’Histoire naturelle. On assiste ainsi au spectacle chaotique de la naissance de l’univers puis de la Terre, creuset d’une vie proliférante qui croît, s’efface ou s’adapte durant des éons. Et cela avec une fluidité et une lisibilité imposant le respect.

En contrepoint de ce récit, Jens Harder convoque une imagerie tirée de l’imagination humaine, convoquant les ressources des diverses mythologies, religions et créations populaires. Leur fantaisie introduit un parallèle décalé et anachronique, entrant en résonance avec l’exposé didactique de l’évolution. D’une façon troublante, les nombreuses représentations de cet imaginaire foisonnant semblent parfois très proches de la réalité établie scientifiquement. Dans ses choix narratifs, l’auteur allemand ne s’autorise que peu d’écarts. La chronologie des événements est respectée à la lettre, donnant lieu à des premières pages vierges ou presque. Le texte est réduit à la portion congrue dans un récit démarrant sans préambule, et dont le déroulement est à peine rompu par quelques rappels chronologiques succincts. A l’opposé, le graphisme se révèle pointilleux, riche en fioritures et textures, enrichi par une mise en page  semblant faire appel à une sorte d’inconscient collectif, ou du moins à une connaissance étendue des phénomènes naturels et culturels. S’il ne prétend pas à la plus complète exhaustivité, Jens Harder fait ainsi œuvre à la fois de vulgarisateur, de philosophe (naturaliste, bien entendu) et d’artiste. Chaque page vient en effet nous rappeler que si l’homme se (re)présente comme le terme de l’évolution, il n’est en fait que le produit d’un extraordinaire hasard. En somme, peu de chose au regard du Grand Récit de la Vie.

Alpha… directions nous abandonne à l’aube de l’Humanité. Reste à découvrir les premiers pas de nos ancêtres, des hominidés aux balbutiements des premières civilisations historiques. D’aucuns diront peu de choses au regard des temps géologiques. Comptons sur Jens Harder pour rendre le sujet passionnant. À suivre donc avec le premier tome de Beta… civilisations.

Alpha… directions de Jens Harder – Éditions Actes Sud / L’An 2, Janvier 2009 (traduit de l’allemand par Stéphanie Lux)

Ballet de sorcières

Titre moins connu que les aventures du « Cycle des Épées » ou que Le Vagabond, voire « La Guerre uchronique », du moins dans le cercle des lecteurs de Science fiction, Ballet de sorcières (un jeu de mots coupable que je n’aurais jamais osé, quoique… ) ne dépare finalement pas du tout dans la bibliographie de Fritz Leiber, où ce court roman dégage un petit parfum désuet, loin d’être désagréable.

Lorsque le roman commence, la carrière de Norman Saylor, dont la réputation repose en grande partie sur l’étude des analogies entre superstitions primitives et névroses modernes, semble sur le point de prendre un tournant capital. La chaire de sociologie d’une université convoitée lui semble enfin promise. L’affaire est d’importance pour Norman car il a connu bien des difficultés afin de se faire accepter au sein du monde universitaire de la petite ville où il travaille. Fort heureusement, il a bénéficié de l’influence de son épouse Tansy, gagnant peu-à-peu la confiance d’un milieu où l’avis des femmes importe davantage que le savoir et les compétences.

« Norman Saylor n’était pas homme à aller fouiner dans le boudoir de sa femme. Et c’est en partie pour cette raison-là qu’il le fit. »

Dans ce court roman, Fritz Leiber introduit d’emblée l’événement déstabilisateur, ne s’embarrassant pas d’un préambule longuet ou d’un chapitre d’exposition fastidieux. D’entrée de jeu, le raisonnable Norman Saylor est amené à reconsidérer ses certitudes sur la conduite du monde moderne. Sa stupéfaction est en effet grande lorsqu’il découvre que sa femme pratique la sorcellerie à son insu. Mais, Tansy n’est pas un cas particulier puisque toutes les femmes sont des sorcières. Réprouvant l’aspect irrationnel de sa trouvaille, il rejette le phénomène et convainc son épouse d’abandonner des pratiques que la raison réprouve. Puis, le doute fait irruption dans son esprit, renforcé par des faits qu’il aurait considéré comme anodins sans cette connaissance obtenu par hasard. Le malaise s’installe, fait son nid à son domicile et sur son lieu de travail pour finalement éclater au grand jour, bouleversant sa routine bien ordonnée.

« La magie est une science pratique. Il y a une différence énorme entre une formule de physique et une formule magique, bien qu’elles portent le même nom. La première décrit, en brefs symboles mathématiques, des relations générales de cause à effet. Mais, une formule magique est une façon d’obtenir ou d’accomplir quelque chose. Elle prend toujours en considération la motivation ou le désir de la personne invoquant la formule : avidité, amour, vengeance ou autres. Tandis que l’expérience de physique est essentiellement indépendante de l’expérimentateur. En bref, il n’y a pas, ou presque pas, de magie pure comparable à la science pure. »

Ballet de sorcières a le charme suranné des récits classiques des années 1940. Le surnaturel est prétexte à une étude de mœurs et une analyse sociale empreinte d’une ironie feutrée. Le récit s’enchaîne sobrement, sans effusion pyrotechnique, poussant la logique fictive jusqu’à son terme, avec en prime une petite pirouette finale. Bref, pour les amateurs de récits fantastiques classiques, Ballet de sorcières est un plaisir coupable, n’étant pas sans évoquer la série Bewitched avec Elizabeth Montgomery. Avis aux curieux.

Ballet de sorcières (Conjure wife, 1943) de Fritz Leiber – Librairie des Champs-Elysées, collection « Le Masque Fantastique », 1976 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Mary Rosenthal)