La Note américaine

1921-1925. L’époque de Custer et des guerres indiennes semble révolue en ce début du XXe siècle. Avec la Première Guerre mondiale, les États-Unis sont entrés de plain-pied dans la modernité et la tuerie de masse, troquant les mythes de la Conquête de l’Ouest contre d’autres marottes. Mais, une série de crimes atroces commis contre le peuple osage vient remettre à la une de l’actualité la condition choquante (ou pas) des Amérindiens.

Avec La Note américaine, le journaliste David Grann explore une page oubliée de l’histoire américaine. Dans un roman reportage fouillé, relevant de cette littérature non-fictionnelle chère à Truman Capote, il restitue le climat de terreur prévalant dans la réserve osage au début des années 1920, retraçant également les étapes d’une enquête placée d’emblée sous le signe de la corruption, de la peur et de la duplicité.

Comme de nombreux peuples amérindiens, les Osages ont été saoulés de belles promesses par un gouvernement fédéral plus enclin à céder aux revendications des colons, des hommes d’affaires et autres self made men, qu’à la défense d’un idéal de justice. Repoussés hors de leurs terres tribales, contraints de se réfugier sur un territoire hostile appelé à devenir une part de l’Oklahoma, les Osages ont cru trouver la paix, loin de la convoitise des Blancs. Peine perdue, les termes du traité passé avec le gouvernement les ont placés à la tête d’une fortune inimaginable lors de sa signature. Le sous-sol recelait en effet du pétrole, un or noir dont ils sont devenus les détenteurs des droits d’exploitation. Dans une société foncièrement raciste, le fait ne pouvait que déplaire aux Blancs, obligés de travailler pour enrichir des peaux-rouges qui se sont retrouvés millionnaires. De là, à imaginer une stratégie criminelle visant à les dépouiller de leur fortune, quitte à les éliminer par le poison ou d’autres moyens, le pas semble avoir été franchi. Mais, à qui profite le crime ?

« L’Histoire est un juge impitoyable. Elle expose au grand jour nos erreurs les plus tragiques, nos imprudences et nos secrets les plus intimes ; elle jouit de son recul sur les événements avec l’arrogance d’un détective qui détiendrait la clé du mystère depuis le début. »

Avec La Note américaine, David Grann décline trois chroniques centrées sur les points de vue de Mollie Burkhart, l’une des victimes osages, de l’agent spécial Tom White et sur son propre regard de journaliste. Il reconstitue ainsi la chronologie des crimes commis contre les Amérindiens, dressant en même temps un portrait précis de la société de l’époque et des motivations des différents acteurs du drame. Considérés comme des citoyens de seconde zone, poussés à l’acculturation par l’assimilation forcée de leurs enfants, les Osages restent en effet des bêtes curieuses aux yeux des Blancs, des sauvages imperméables par nature à la civilisation et incapables de gérer eux-mêmes la fortune qui leur est tombée dessus. Une manne providentielle qui contribue à leur malheur, attirant une foule de profiteurs, foreurs âpres au gain, affairistes cauteleux, fonctionnaires corrompus, dangereux bootleggers et curateurs véreux. Un condensé de cette Amérique prédatrice guère préoccupée par le devenir des Amérindiens.

Vécu par les Osages comme un profond traumatisme, le « Règne de la terreur » prend place à un moment charnière dans l’histoire du FBI, à l’époque où le Bureau Of Investigation, comme il s’appelait encore, n’était pas encore l’institution omnipotente que l’on connaît. Le jeune Edgar J. Hoover compte en effet beaucoup sur la résolution de cette affaire pour prouver la nécessité d’une police fédérale et ainsi forger l’outil de son emprise sur la politique américaine jusqu’aux années 1970.

David Grann nous décrit ainsi une Amérique oscillant encore entre le vieux Far-West et la nation moderne, les anciens desperados cédant peu-à-peu la place à une criminalité liée au capitalisme et à la politique. Dans ce contexte, l’ex Texas Ranger Tom White apparaît comme le héros méconnu de cette très sale histoire. Inflexible et tenace, il s’investit totalement dans l’enquête pour démasquer les auteurs des crimes. À l’aide d’une équipe d’agents infiltrés, en dépit des menaces, des manipulations et sous la pression constante de Hoover, il parvient pourtant à faire émerger une vérité sinistre dont David Grann découvre les ultimes stigmates lorsqu’il rencontre les descendants des victimes.

Agrémenté de nombreuses photos d’époque et de copieuses notes, La Note américaine se révèle à tous points de vue passionnant, disséquant sans concession les tenants et aboutissants d’un système d’expropriation criminel dont les racines s’étendent jusqu’au sein de la société américaine. D’aucuns pourraient tirer de ce récit un roman noir. Mais, il ne s’agit ici que de la sordide réalité, une part de l’histoire américaine que Martin Scorsese compte bientôt adapter au cinéma, sous le titre original de Killers of the Flowers Moon.

La Note américaine (Killers of the Flower Moon. The Osage Murders and the Birth of the FBI, 2017) de David Grann – Globe, l’école des loisirs, 2018 (traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Cyril Gay)

Histoire

Le principe de la collection « Le mot est faible » est simple. Rendre aux mots leur sens premier dans un monde ayant érigé l’artifice de la communication, forme modernisée de la propagande, comme un outil de déstructuration massive de la pensée. Après le peuple, l’école, la révolution et la démocratie (on aura l’occasion d’y revenir tant le projet paraît stimulant), les éditions anamosa s’attache à redonner à l’histoire sa vocation, faisant appel à Guillaume Mazeau pour nous servir de passeur. Membre des collectifs CVUH (Comité de vigilance face aux usages de l’histoire) et Aggiornamento hist-géo, l’historien en appelle à restaurer l’histoire dans son rôle de formation de citoyens, libres de leurs choix et aptes à s’approprier le présent.

Longtemps domaine réservé des savants, élites nobiliaires ou bourgeoises, l’histoire s’est peu-à-peu démocratisée, devenant plus que jamais une passion française, voire un sport de combat. Elle a conquis le vaste champ des médias au point de devenir omniprésente. À la télévision, dans les parcs à thèmes, les jeux vidéos, les fêtes costumées où l’on reconstitue le Moyen-âge, les guerres napoléoniennes ou le Débarquement, dans les librairies et jusque sur les chaînes Youtube, elle occupe le terrain médiatique et celui des pratiques sociales. Mais, ce triomphe apparent de l’Histoire est surtout celui des historiens amateurs ou plutôt des amateurs d’histoires.

Pourquoi un tel succès ? Selon Guillaume Mazeau, deux raisons déterminent notre appétence pour l’Histoire : l’attrait pour le divertissement et le besoin d’être rassuré. Objet culturel à forte portée mercantile, le passé génère d’importants flux touristiques. Que ce soient dans les lieux de mémoire, les musées ou les parcs de loisirs, il est de bon ton de favoriser les pratiques immersives où l’expérience ludique rend l’histoire attrayante, voire désirable, fantasmes y compris. Face à l’incertitude d’un présent mondialisé et à un futur anxiogène, le passé apparaît plus que jamais comme un temps rassurant, immobile, fétichisé. Une valeur-refuge que l’on s’empresse de commémorer, de muséifier ou de sacraliser sur l’autel de la religion civique.

Ce processus de sanctuarisation des mémoires s’appuie sur un travail d’édulcoration du contenu historique où l’histoire se doit d’être au-dessus de la mêlée, soumise aux impératifs de la neutralité et de l’objectivité. Elle n’est plus source d’émancipation, ouverte à tous les possibles de l’esprit humain ou à toutes les discontinuités, mais le résultat de l’évolution « naturelle » vers un optimum, celui du libéral-capitalisme. En somme, la prophétie auto-réalisatrice de l’idéologie libérale déroulée pour arracher le consensus. Sommée de se conformer au modèle économique dominant, infantilisée par les éléments de langage des tenants de la « pédagogie », la population a l’impression d’être devenu le jouet d’une histoire qui lui échappe, cédant d’autant plus facilement à la séduction du passé mythifié et du roman national.

Par un effet pervers qu’il n’avait sans doute pas imaginé, le consensus historique nourrit en effet le repli identitaire et le confusionnisme ambiant, générant un poison puissant, celui de la contre-histoire illibérale. Le relativisme libéral est ainsi retourné contre l’histoire par les tenants d’un récit nationaliste, arrangeant les faits à leur convenance et diffusant une nostalgie pour le pire du passé. L’université et les historiens non orthodoxes deviennent la cible de leurs attaques, ravalés au rang de fonctionnaires de la recherche, coupés de leurs racines, bref les idiots utiles du terrorisme et du grand remplacement.

Face aux multiples menaces qui s’accumulent, que faire pour restaurer l’intégrité de l’histoire ? Selon Guillaume Mazeau, il faut déjà commencer par faire confiance au peuple, à sa spontanéité et à sa méfiance à l’égard des discours officiels. Il est essentiel de favoriser la transmission d’un savoir ouvert, dégagé de ses tendances à la nostalgie. Pour cela, il ne faut rejeter aucun outil d’appropriation du savoir historique et ne pas hésiter à laisser vivre le passé dans ses multiples expressions populaires, des sites collaboratifs sur Internet à la collection d’objets anciens. Il faut s’appuyer sur la curiosité pour se réapproprier le temps historique, pétri d’élans, de sursauts et de discontinuités, pour ne pas laisser le champ libre au prêt à penser du consensus historique ou à la réaction impulsée par le roman national.

Dans cette reconquête, l’historien doit prendre sa part. Il doit sortir de sa tour d’ivoire pour initier un dialogue fructueux entre la culture savante et populaire, car l’histoire scientifique n’a pas besoin d’une majuscule, mais d’une méthode. Il ne doit pas oublier que toute histoire porte par définition une dimension politique, l’orientation politique de l’histoire n’en déterminant pas forcément la qualité. Comme science, l’histoire doit en effet se montrer intraitable face aux manipulations et s’attacher aux exigences de vérité et de fait. Elle doit se défier du rôle de bonne conscience civique qu’on veut lui faire endosser, au risque de prêter le flanc au venin de la post-vérité, pour reprendre les armes de la critique.

Le court essai de Guillaume Mazeau se révèle donc un ouvrage salutaire. En définissant l’histoire comme une pratique sociale dans laquelle l’histoire scientifique tient une place particulière mais non isolée ni exclusive, l’historien milite pour une histoire positive, critique, source d’enrichissement politique et porteuse d’émancipation.

Histoire de Guillaume Mazeau – Éditions anamosa, collection « Le mot est faible », février 2020

Station : la chute

Depuis qu’elle a été expulsée de la Terre par des IA militaires devenues incontrôlables, l’humanité s’est réfugiée dans l’espace. Entre les bases sur la Lune, Mars ou d’autres astres telluriques, et plusieurs habitats artificiels, les hommes ont confié leur destin aux dieux du Panthéon, autrement dit un conglomérat d’entités numériques collectives. Sur Station, la principale colonie humaine, le confort s’achète désormais à prix d’or. Des licences qui permettent d’enrichir la réalité augmentée de la Trame, un filtre bienvenu permettant de masquer la froideur et la décrépitude des lieux. Un bon moyen aussi d’oublier l’exil et le spectacle déprimant offert par le clair de Terre. Pour le commun des mortels, la Trame est devenue indispensable. Elle donne accès au réseau, revêt l’architecture de la station de textures riches et variées, s’ajustant aux préférences des habitants, et elle permet de communiquer avec les dieux. Elle socialise et exclut à la fois, proscrivant de l’environnement visuel des usagers les personnes indésirables. Elle héberge enfin dans ses serveurs la conscience téléchargée des défunts, procurant à leurs proches un peu de réconfort.

Longtemps, la Guerre Logicielle contre la Totalité, des IA entrées en rébellion, a menacé cet équilibre. Une trêve fragile a fini par être signée, au prix de concessions difficilement acceptées par tous et du retour des prisonniers de guerre. Tout juste libéré, Jack Foster entend goûter à son amnistie pour se réconcilier avec ses parents et retrouver la femme qu’il a aimée jadis. Quatre mois d’existence avant d’être chassé de son corps par Hugo Fist, le logiciel de combat implanté dans sa chair. La licence d’utilisation arrivant bientôt à échéance, le contrat prévoit en effet l’effacement de sa psyché au profit du parasite numérique, dont le sale caractère et le peu d’empathie constituent un fardeau de plus en plus lourd à porter. Mais les événements le poussent à reprendre le fil d’une enquête que son engagement dans l’armée l’avait obligé à abandonner.

Crashing Heaven, reprenons le titre original, entretient une parenté très forte avec le roman noir. En d’autres temps, d’aucuns auraient invoqué le cyberpunk, courant initié et définit par Bruce Sterling et ses confrères neuromantiques. Mais les temps changent, et si l’univers d’Al Robertson se nourrit d’ultra-technologie, transhumanisme et vision post-singularité y compris, il n’en reste pas moins empreint d’un classicisme indéniable, jusque dans son intrigue lorgnant de manière évidente vers le roman noir. On y retrouve ainsi le sempiternel duo d’enquêteurs, bon flic/méchant flic, ici incarnés par Foster, un vétéran de la Guerre Logicielle, et Fist, l’IA bagarreuse. Blade runner n’est pas loin, mais aussi Dashiell Hammett, Foster reprenant l’archétype du dur-à-cuire, bien sûr désabusé, et pourtant prêt à rétablir un tort, même s’il sait que cela ne changera pas grand chose à la réalité sociale. Face aux puissances du Panthéon, ces entités logicielles tutélaires faisant la pluie et le beau temps sur Station, et face à la Totalité, le duo doit se garder des complots et manipulations sans oublier la pression hostile des anciens collègues de Foster, les flics de l’InSec.

Al Robertson use et abuse des poncifs du roman noir, saupoudrant le tout d’un vernis mythologique, les manigances du Panthéon rappelant en effet beaucoup celles des dieux antiques. On pense toutefois aussi beaucoup à Destination ténèbres de Frank M. Robinson, où l’équipage de l’Astron use de falsifs, des environnements virtuels qui embellissent coursives et cabines du vaisseau-génération. Le traitement de la conscience des défunts et la marchandisation de l’existence évoquent Noir, le roman de K.W. Jeter, où le héros dispose d’ailleurs d’implants oculaires lui faisant appréhender la réalité à la manière d’un roman noir des années 1940-1950. Bref, s’il ne fait pas toujours montre d’une extrême originalité, Al Robertson n’en construit pas moins un monde cohérent, sous-tendu par une intrigue nerveuse. Et même si l’on peut regretter cent pages de trop, un déchaînement pyrotechnique et hyper-technologique interminable, Station : la chute n’en demeure pas moins un divertissement stimulant qui s’acquitte de son tribut à ses prédécesseurs avec efficacité.

À suivre, peut-être, avec Waking Hell, second roman de l’auteur et nouvelle incursion dans l’univers mis en place avec Crashing Heaven.

Station : la chute (Crashing Heaven, 2015) de Al Robertson – Editions Denoël, collection Lunes d’encre, janvier 2018 (roman traduit de l’anglais par Florence Dolisi)

 

La douleur de Manfred

« comme toujours lorsqu’il rencontrait quelque manifestation antisémite, Manfred se sentait soudain un peu plus juif que d’habitude. Il y voyait autrefois des vestiges de haines anciennes, mais il savait aujourd’hui que ces manifestations étaient aussi neuves que n’importe quelle forme d’intolérance. Joyeusement apostat durant toute son existence, il se sentait toujours hébreu face au mépris des Gentils. »

Après le trépidant Ripley Bogle, La douleur de Manfred confirme dans un registre bien différent tous le talent de Robert McLiam Wilson. Avec ce deuxième roman, l’auteur irlandais nous livre le testament d’un individu terne s’appelant Manfred, marqué par son ascendance juive et par la lâcheté. Poussé par une jalousie irrationnelle, l’ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale a fini par battre sa jeune épouse, elle-même rescapée des camps de la mort, provoquant leur séparation après de longues années de souffrance.

Juif apostat, vieux et solitaire, Manfred ne vit plus que pour honorer ses rendez-vous avec Emma qu’il retrouve tous les mois sur un banc à Hyde Park, fuyant des yeux son visage de crainte de la voir le quitter définitivement. Longtemps, il a espéré renouer avec le bonheur d’une vie de couple apaisée, loin des coups et des hématomes résultant de la rage homicide qui le saisissait au retour de la tournée des bars où il s’enivrait. Désormais, son quotidien déjà étriqué s’est réduit progressivement à la douleur lancinante qui lui fouaille les entrailles, ultime compagne à la fois douce et cruelle, d’une existence dont il attend la fin imminente dans l’espoir de mettre un terme à sa souffrance morale et à un monde qu’il traverse comme une ombre.

D’une écriture sèche où chaque mot (et maux) importe, Robert McLiam Wilson nous fait partager les routines du quotidien monotone de Manfred, devenu un vieil homme décati, nous plongeant aux tréfonds de son esprit malade et de sa carcasse défaillante. On suit ainsi son lent dépérissement jusque dans le moindre détail, propulsé au rang de témoin privilégié de sa sordide déchéance et de sa solitude irrémédiable. Cela fait longtemps en effet que Manfred est mort, d’un point de vue social. Ses relations se sont réduites au fil du temps à peu de choses. Juste un voisin alcoolique, vindicatif et raciste, dont la présence encombrante se rappelle douloureusement à lui lorsqu’il se dispute avec les prostituées qu’il ramasse dans les bars. Il en va de même de son univers quotidien, limité au quartier bruyant où se situe son appartement.

Que lui reste-t-il alors ? Des souvenirs dépareillés, refaisant surface pendant ses pérégrinations au cœur de Londres. Une enfance tiraillée entre un père froussard et pieux, une mère rebelle et frivole qui le néglige au profit de ses frères aînés, et son incorporation dans l’armée. Ayant participé à la guerre, le vilain petit canard y a fait son deuil du genre humain, perdant à cette occasion toute illusion sur la vraie nature de l’héroïsme. Il s’est pourtant lié d’amitié avec un truand pour lequel il a travaillé comme comptable après guerre. A moins qu’il n’ait accepté inconsciemment de se faire exploiter par lui. Mais, le cœur de son existence tourne toujours autour d’Emma, créature fragile et secrète, à la beauté éthérée, qui porte en elle la blessure de la Shoah mais aussi les traces de ses propres coups.

Oscillant entre drame et humour absurde, La douleur de Manfred déroule ainsi le fil d’une relation toxique, nous gratifiant au passage d’un portrait grinçant de la société anglaise. Les descriptions de McLiam Wilson nous arrachent des éclats de rire nerveux et de l’étrange alchimie qui se dégage des pages du roman, on retire un sentiment de gâchis irrémédiable. Celui d’un homme qui souffre d’avoir infligé la souffrance. Un mari épris de sa victime, attendant la mort comme la rémission définitive de ses péchés. En vain.

La douleur de Manfred (Manfred’s Pain, 1992) de Robert McLiam Wilson – Réédition Babel, 2003 (roman traduit de l’anglais [Irlande du Nord] par Brice Matthieussent)

L’Extase totale – Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue

L’Allemagne nazie figure parmi les sujets de prédilection de nombreux historiens et lecteurs. L’attrait pour cette période historique s’explique peut-être par la fascination exercée par l’engagement total d’une nation sur la voie d’un extrémisme destructeur relevant d’une irrationalité difficilement compréhensible. Un naufrage dont on peine à épuiser les motivations comme le contexte et dont les conséquences pèsent encore lourdement sur les consciences et sur l’inconscient collectif, même si le temps contribue à effacer les scrupules de ses admirateurs.

Indépendamment de cet attrait et des velléités négationnistes qu’il peut susciter, il est difficile de proposer une approche apte à renouveler notre perception des faits. Norman Ohler relève pourtant le défi avec intelligence, proposant de revisiter le nazisme à l’aune de l’usage qu’il fit des opiacés, psychotropes et autres stéroïdes. Et si L’utilisation de stimulants ou de drogues pour affûter l’ardeur au combat ne fut pas une invention allemande, le procédé a atteint sous le Reich une ampleur à proprement parlé stupéfiante. Journaliste et documentariste de formation, Norman Ohler n’en fait pas moins œuvre d’historien, s’appuyant sur une documentation solide dont il indique les sources, tout en adoptant les méthodes de l’historien pour mener l’enquête. En dépit de quelques erreurs factuelles, il dévoile de façon convaincante l’emprise de la toxicomanie sur la société allemande, la drogue devenant en quelque sorte la continuation de la politique et de la guerre par d’autres moyens.

L’Allemagne est un terrain favorable pour le développement des drogues. L’essor de l’industrie chimique et la volonté de doter la nation d’un approvisionnement sûr va amener les laboratoires allemands dans l’après-guerre à synthétiser et breveter de nouvelles substances au point de conquérir un véritable leadership dans ce domaine. Morphine, cocaïne, héroïne, les années 20 deviennent ainsi les années dope. L’irruption du nazisme sur la scène politique, si elle s’accompagne d’un programme d’hygiène raciale, ne change pas pour longtemps la donne. Certes, on condamne ces produits qui affaiblissent la race, contribuant à la déchéance de l’Allemagne. On dénonce les méfaits des drogues comme ceux des Juifs. Mais, les mêmes préventions n’existent pas pour la méthamphétamine dont on use pour ses vertus stimulantes. Déclinée sous la dénomination de pervitine, cette substance est commercialisée sous forme de comprimés et même de pralines, devenant l’adjuvant idéal de l’essor du national-socialisme. La pervitine accompagne la propagande et restaure la confiance dans le Reich auquel rien ne semble s’opposer ou résister.

Préconisée par l’état-major, en dépit de ses effets secondaires dévastateurs, effondrement psychologique, dépression et dépendance, la pervitine rejoint l’arsenal de la Wehrmacht afin de combattre un ennemi insidieux : la fatigue. Testée pendant l’invasion de la Pologne, on fait un usage massif de cette drogue au cours de la campagne de France. La supériorité allemande n’est donc pas seulement stratégique mais aussi chimique, les troupes étant dopée au speed pour accomplir les exploits loués par la propagande et pallier aux faiblesses matérielles du plan de conquête. La blitzkrieg se joue ainsi autant sur le terrain que dans le cerveau des soldats où les neurotransmetteurs subissent l’assaut d’une véritable tempête chimique.

Mais, la consommation de drogues ne se cantonne pas seulement à la population,  à l’armée et à l’état-major, elle concerne le Führer lui-même, ou plutôt le patient A comme le spécifie le Docteur Theo Morell dans ses carnets. En proie à des maux chroniques, Hitler a remis son destin médical entre les mains de Morell, un charlatan qui croit avoir découvert la panacée universelle en injectant dans les veines de ses patients toute une panoplie de substances chimiques de sa composition. Glucose, stéroïdes, composés vitaminés divers, psychotropes, calmants, fortifiants, le maître seringueur du Reich, comme le surnomme Goebbels, met en œuvre toute une pharmacopée pour soigner Hitler, contribuant à aggraver les dysfonctionnements de son organisme. Procédant d’une symbiose malsaine, Morell accompagne ainsi la déchéance du Führer et du Reich, apportant sa contribution au processus autodestructeur mis en place au fil des revers militaires de la Wehrmacht.

L’Extase totale apparaît donc comme un essai stimulant et documenté. Le style dynamique et imagé de Norman Ohler confère à l’ouvrage un attrait indéniable, tout en marquant l’esprit. Voici une lecture dont on ressort littéralement stupéfié.

L’Extase totale – Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue (Der totale Rausch – Drogen im Dritten Reich, 2015) de Norman Ohler – Éditions La Découverte/poche, septembre 2018 (essai traduit de l’allemand par Vincent Platini

L’infinie patience des oiseaux

Attaché à sa terre natale, Jim Saddler a toujours été fasciné par les oiseaux et leurs migrations saisonnières. De sa rencontre avec Ashley Crowther, il tire sa subsistance, le riche fermier lui ayant confié la tâche de tenir le compte des espèces fréquentant les marais et les plages de l’estuaire qui s’étendent sur sa propriété. De sa passion pour les oiseaux naît une solide amitié avec Imogen, cette vieille fille anglaise qui passe son temps à les photographier. Mais, la Grande Guerre les rattrape tous, saisissant Brisbane et le reste du pays d’une fièvre guerrière irrésistible. Jim finit par rejoindre le corps expéditionnaire australien parti combattre en Europe. Sur les champs de bataille de la Flandre, il découvre ainsi les conditions impitoyables de la guerre moderne, comme de nombreux autres camarades aussies.

« À quelques kilomètres de là, dans des nids en béton, les mitrailleuses, déjà installées, attendaient. Les machines à coudre de la mort étaient en train de piquer leurs linceuls. »

Auteur réputé en Australie, l’écrivain et poète David Malouf a su trouver les mots justes pour évoquer le traumatisme de la Première Guerre mondiale. L’infinie patience des oiseaux conjugue en effet les qualités d’un récit simple et chargé d’une émotion sincère. Le roman de l’auteur australien exalte une forme de beauté, celle de la nature dans toute son indifférence pour l’existence humaine, mais aussi celle de la vie dans sa fragilité, sa fugacité et son caractère éphémère. Il convoque enfin la faculté de résilience de l’être humain, en dépit des aléas meurtriers de l’Histoire.

Écrit d’une plume imagée, dont on se surprend à relire plusieurs fois les phrases pour en goûter les fulgurances stylistiques et ainsi en faire durer les moments de grâce, L’infinie patience des oiseaux se révèle à la fois d’une profonde tristesse et d’une vitalité ensorcelante. En dépit de l’âpreté de la guerre qu’il décrit sobrement, pour en révéler la violence intrinsèque et l’inanité fondamentale, David Malouf enracine son récit dans l’immanence de l’instant qui ne dure que dans la mémoire.

L’infinie patience des oiseaux est donc un magnifique roman, où les forces de la vie s’opposent à celles de la mort et où la beauté de la nature répond aux affres mortifères de la guerre.

L’infinie patience des oiseaux (Fly away Peter, 1982) de David Malouf – Éditions Albin Michel, collection « Les Grandes Traductions », 2018 (roman traduit de l’anglais [Australie] par Nadine Gassie)

Bifrost 97 & 98

Regardons du côté des nouvelles avec une petite recension des deux derniers numéros de Bifrost. Avec Sabrina Calvo et A.E. van Vogt au sommaire, la revue des mondes imaginaires éditée au Bélial’ ouvre les possibles, se livrant à un grand écart entre l’univers insolite et très personnel de l’autrice française et l’un des grands classiques d’une science fiction surannée.

Si je ne prise guère le second, je ne connais que très peu le premier, n’ayant pas poussé la curiosité plus loin que la lecture du recueil Acide organique. L’honnêteté intellectuelle dont je suis coutumier (ahem…) m’oblige cependant à reconnaître que l’article de Pascal J. Thomas est une bonne synthèse, permettant de contextualiser l’œuvre de l’auteur canadien et de remettre en mémoire son influence sur la Science Fiction. Mais, il rappelle également pourquoi certains auteurs vieillissent au point de devenir illisible. Pour Sabrina Calvo, j’avoue que les réponses emberlificotées de l’autrice, en proie au doute, m’ont convaincu de creuser sa bibliographie, cette fois-ci du côté des romans. L’avenir nous dira lequel…

Bref, ces deux dossiers assez différents, l’un usant de son droit d’inventaire, l’autre se penchant sur un work in progress, illustrent à merveille la diversité de l’imaginaire contemporain. Mais, venons-en à l’objet de ce court article : les nouvelles. Bifrost se fait fort de proposer chaque trimestre une sélection de textes courts issus du riche vivier des auteurs étrangers et francophones. Confirmés ou débutants, il est toujours intéressant de se faire une idée sur les acteurs et sur les évolutions d’un genre devant beaucoup aux nouvelles. Pour ces deux numéros, on est plutôt gâté, puisque la sélection comporte de très bons textes.

Commençons par le n°97. Trois histoires composent la partie « Interstyles » dévolue aux nouvelles.

    • Baiser la face cachée d’un proton, Sabrina Calvo. Cette nouvelle illustre bien la manière de l’autrice. De cette longue scansion flirtant avec une poésie en prose matinée de québecois, on ressort ravi. Ou pas. L’intrigue résiste à tout effort de rationalisation. À vrai dire, il faut accepter de lâcher prise, de se laisser porter par la poésie des images (hacker la neige, quelle trouvaille !),  et les fulgurances stylistiques, sans chercher à comprendre à tout prix. Plus que le sens, c’est la musicalité qui importe et l’envie de casser les codes pour filer la métaphore. Bref, voici un texte méritant bien une relecture pour en prolonger l’effet.
    • Pensées et prières, Ken Liu. Shitstorm, deepfakes, mass murder et deuxième amendement de la constitution américaine, l’auteur brasse ici plusieurs thématiques contemporaines sans prendre partie ou nous faire la leçon à un seul moment. Ken Liu donne surtout matière à réflexion sur nos pratiques de l’Internet, touchant à la fois à l’intime et à l’universel.
    • Les Neuf derniers jours sur Terre, Daryl Gregory. On va finir par croire que je suis fan, mais l’auteur américain parvient encore une fois à susciter mon enthousiasme avec un récit de fin du monde optimiste. Jonglant avec les notions de temps long et court, il décrit les effets de plantes invasives dont les semences provenant des tréfonds de l’espace bouleversent le quotidien de l’humanité. Bref, gros coup de cœur pour ce texte qui n’est pas sans évoquer le meilleur de Robert Reed ou de Robert C. Wilson. Je ne résiste pas au plaisir de signaler la version illustrée de cette nouvelle (merci à Erwann Perchoc pour le lien).

Passons au n°98. Cinq textes figurent au sommaire cette fois-ci. De quoi quintupler le plaisir.

  • Le Village enchanté, A. E. van Vogt. Un homme à l’agonie dans le désert martien après le crash de son vaisseau. Un village autonome inhabité, hélas inadapté à ses besoins physiologiques. Comment obtenir de sa part de quoi manger et boire ? De ce huis-clos qui n’est pas sans évoquer l’atmosphère de la série Twilight Zone, A. E. van Vogt tire un récit à chute simple et efficace, emblématique de la SF de l’âge d’or.
  • Plaine-guerre, Thierry Di Rollo. Thierry Di Rollo is back ! C’est une sacrée bonne nouvelle, d’autant plus que l’on apprend au passage la parution prochaine d’un roman. Récit sombre, Plaine-guerre dépeint un monde à bout de course, où la guerre se déroulant sur la morne plaine n’est que la continuation absurde des relations humaines par d’autres moyens. Paradoxalement, cette histoire funèbre recèle en son sein une étincelle d’espoir.
  • Le dernier verrou de Sveta Koslova, Franck Ferric. Au seuil de la mort, une femme revient sur les lieux de son enfance, en ex-URSS. Ses souvenirs et les images de cette époque enregistrées en haute définition par sa mnemocam se superposent, ne faisant que rendre le présent plus lugubre. Voici un superbe texte sur le temps qui passe, les idéaux trahis et les promesses non tenues des mondes virtuels.
  • C’est vous Sannata3159 ?, Vandana Singh. Un adolescent, un bidonville suspendu entre terre et ciel, entre enfer et paradis, et un abattoir. En une vingtaine de pages, l’autrice indienne fait vivre un avenir faisant jeu égal avec Thierry Di Rollo en matière d’âpreté. Surpeuplé, épuisé, dépourvu d’avenir autre que la répétition des mêmes tâches abrutissantes, on aimerait que le monde de Jhingur ne sonne pas comme une prophétie auto-réalisatrice, s’achevant à l’ombre des tours de l’En-Haut, perché sur une cabane balançoire, entre rêverie frelatée et conditionnement chimique.
  • A la recherche du Slan perdu, Michel Pagel. Pastiche malin et érudit, le court texte de Michel Pagel est un exercice de style réussi, déclinant une nouvelle à chute inspirée de l’un des titres majeurs de van Vogt à la manière de Proust. que les amateurs de l’âge d’or sortent les madeleines.

Cet article est amicalement épinglé ici.

Empire des Chimères

Petit patelin endormi à une heure de la plus proche agglomération, Lensil ne dépare pas au milieu des plaines mornes. Au village, on semble peu concerné par ce début des années 80, où la rigueur remplace l’espoir né avec l’élection de François Mitterrand. La population vaque à sa routine, troquant le dynamisme contre une sourde neurasthénie. La jeunesse s’ennuie, frappée par un destin ne lui laissant guère de choix autre que celui d’endosser les habits gris de ses aînés. Les adultes continuent d’entretenir l’illusion d’une France heureuse, comme une force tranquille flirtant avec l’inexorable déclin. Et, pendant ce temps, une pourriture insidieuse mine les fondations de la petite communauté. Une mycose lente et irrésistible dont les manifestations verruqueuses suscitent surtout l’indifférence. Jusqu’au jour où une fillette disparaît. Très vite, on s’émeut, on bat la campagne pour la retrouver, ne découvrant qu’un charnier composé de tous les chats disparus récemment. Les signes de mauvais augure s’accumulent pendant que des lointaines puissances économiques et politiques complotent un avenir plus divertissant — mais la solution à tous ces maux se trouve sans doute ailleurs. Dans une boîte noire décorée d’une corneille blanche renversée. Une boîte qui attend qu’on soulève son couvercle pour voir tous les possibles s’effondrer en une seule réalité. Peut-être sous la forme d’un parc à thème, déclinaison grandeur réelle de l’univers d’un jeu de rôle immersif. Ou alors sous une forme plus sinistre, voire cauchemardesque.

La lecture de Pur, le précédent roman d’Antoine Chainas, n’avait guère suscité l’enthousiasme. À vrai dire, un ennui insidieux prévalait, au point de classer ce texte d’inspiration ballardienne parmi les ratés de l’auteur. Empire des chimères s’inscrit clairement à un autre niveau, marquant le retour de Chainas à son meilleur. Avec ce roman de plus de six cents pages, il nous immerge dans un univers gigogne où réalité et simulacre de réalité s’imbriquent de manière inextricable. Empire des chimères joue en effet sur plusieurs registres, usant des codes du roman noir, du thriller, de la politique fiction et d’un fantastique teinté de science-fiction, pour brouiller les pistes et déstabiliser le lecteur. S’amusant de la porosité des frontières entre les genres, Chainas nous manipule, sème les indices horrifiques au cœur d’une intrigue futée dont le point focal demeure cette mystérieuse boîte au contenu indéterminé influant sur le destin des uns et des autres. Boîte de Pandore ou de Schrödinger ? Sans doute un peu des deux, et peut-être même bien davantage. L’auteur ne rechigne pas ainsi à invoquer le ban et l’arrière-ban de la mythologie et de la science pour bousculer les certitudes, suscitant le malaise et l’angoisse à grand renfort de métaphores organiques, de champignon invasif, de moisissures et autres signaux d’alerte néfastes. Ces manifestations méphitiques nourrissent une atmosphère délétère, propice à toutes les folies criminelles, où le prosaïsme du quotidien reflète le scénario d’un jeu de rôle imaginé par un créateur devenu fou et un écrivain de science-fiction n’étant pas sans évoquer un certain Philip K. Dick.

Mais Antoine Chainas ne se contente pas de perdre le lecteur dans un univers singulier et inquiétant. Sous le roman de genre affleure un propos plus politique, dans la meilleure acception du terme, celle qui évite de verser dans le militantisme. Ce début des années 80 qu’il choisit comme contexte, incarne en effet une période de désenchantement où la Gauche change d’avis au lieu de changer la vie. C’est aussi celle de l’accélération de la mondialisation, entraînant le village France, peuplé de Gaulois déjà réfractaires, dans une concurrence acharnée avec le reste du monde, pour le meilleur d’une société post-industrielle confinée dans l’illusion consumériste. Mais aussi pour le pire, c’est-à-dire la dilution du lien social et la mise à l’encan de l’environnement. Traversé par des personnages lumineux, tel ce garde-champêtre opiniâtre au passé ne passant pas, cette adolescente gothique pleine de courage, ou encore cette vieille institutrice marquée par le deuil, Empire des chimères recèle également son comptant de médiocres et de monstres mémorables.

Bref, on est bien content de retrouver Antoine Chainas avec un roman ambitieux alliant le plaisir des mauvais genres à une réflexion sur le monde tel qu’il va mal. À découvrir, assurément.

Empire des chimères de Antoine Chainas – Éditions Gallimard, coll. «  Série noire  », septembre 2018

La chance vous sourit

« Elle se penche vers Kurt Cobain comme si elle voulait l’enlacer et le serrer contre elle, comme si elle avait oublié que ces bras ne fonctionnent pas et qu’il n’y a devant elle personne à étreindre. »

Depuis qu’il a lu Des parasites comme nous, le tenancier de ce blog est un fan invétéré de Adam Johnson. Sa manière subtile et fort drôle de mettre en scène l’être humain dans son inclination au drame et dans son absurde condition, me réjouissent toujours fortement. Mais, l’auteur est sans doute à son meilleur dans le format de la nouvelle/novella, livrant en pâture à notre appréciation éclairée, le spectacle de quelques existences criantes de vérité.

La chance vous sourit est le titre du second recueil de l’auteur paru dans nos contrées, mais aussi celui du sixième texte inscrit à son sommaire. Organisé autour du deuil et de la séparation, l’ouvrage ausculte l’intimité de quelques individus dont l’apparente banalité recèle des trésors d’émotions. Deuil de l’être aimé, disparu ou diminué, deuil d’une époque révolue où l’on croyait toucher au bonheur et qui n’a sans doute jamais existé ailleurs que dans sa tête, deuil du pays natal ou deuil d’une innocence irrémédiablement souillée, La chance vous sourit est aussi un recueil sur la fragilité de l’être humain et sur sa propension à la résilience. Ou pas.

On l’a dit, La chance vous sourit recèle en son sein des textes devant lesquels on ne peut rester imperturbable. Difficile en effet de ne pas compatir à la détresse de cet homme face à la maladie de sa femme et face à sa volonté de mourir, ne trouvant finalement le réconfort que dans le simulacre holographique plus vrai que nature du président récemment assassiné. Difficile de ne pas éprouver de l’empathie pour ce livreur évoluant en territoire zéro, longtemps après le passage de l’ouragan Katrina, avec un nourrisson sur les bras et un avenir à reconstruire. Difficile de ne pas être troublé par le récit de cette épouse atteinte du cancer, obsédée par les seins des  autres femmes qu’elle croise, s’interrogeant sur la fidélité de son mari après sa mort. Difficile de supporter le déni de cet ancien directeur d’une prison de la Stasi, dont l’existence étriquée se réduit à l’espoir de voir revenir sa femme et les jours heureux de la dictature. Difficile de côtoyer l’ambiguïté de ce pédophile, lui-même victime durant son enfance, ayant décidé de rompre avec sa criminelle addiction en dépit des pulsions inavouables qu’il contient à grand peine. Difficile enfin de juger ces deux réfugiés Nord-Coréens, confrontés à une liberté dont ils ne savent quoi faire, au point de constituer un handicap pour leur devenir.

Entre Louisiane post-Katrina et Allemagne post-communiste, en passant par Séoul, Adam Johnson nous brosse le portrait de quelques individus, hommes et femmes, un peu perdus, confrontés au malheur, à l’inconnu, à leurs responsabilités, voire à leurs démons intérieurs. Tour à tour ironiques, bouleversantes, provocantes ou absurdes, même sur le sujet scabreux de la pédophilie, les histoires de La chance vous sourit ne paraissent jamais anodines, atteignant une qualité d’émotion authentique par leur justesse et leur intelligence.

Adam Johnson flirte ainsi avec l’indicible et la part irrationnelle de l’esprit humain. Il teste par la même occasion nos propres certitudes, éprouvant nos limites et suscitant le trouble. Bref, ruez-vous sur ce recueil indispensable, sans doute passé inaperçu pour cause de confinement et de fermeture des librairies. ET PLUS VITE QUE ÇA ! L’injonction vous est offerte gracieusement.

La chance vous sourit (Fortune smiles, 2015) de Adam Johnson – Éditions Albin Michel, collection « Terres d’Amérique », mars 2020 (recueil traduit de l’anglais [États-Unis] par Antoine Cazé)

Cochrane vs Cthulhu

1815. L’Europe frémit d’horreur. L’ogre s’est échappé, rejoignant le territoire français afin d’y faire renaître l’Empire. Partout, on fourbit les armes, on rassemble la troupe. Les nations coalisées s’empressent de réunir leurs forces pour couper l’herbe sous le pied à cet Attila en puissance. Trop de mauvais souvenirs hantent la mémoire des laudateurs de la liberté, y compris chez les adeptes de l’absolutisme et de la monarchie éclairée. Pourtant, un autre danger menace l’humanité toute entière. Un péril indicible aux desseins insondables dont les tentacules s’étendent déjà sous les eaux de l’Atlantique jusqu’aux côtes des Charentes, près de Fort Boyard. Mais, face à celui qui ne peut mourir, la Garde ne se rend pas. Elle combat avec le secours de son pire ennemi, Lord Cochrane.

Sur une trame simple et inventive, Gilberto Villarroel fait revivre l’esprit d’une certaine littérature populaire, avec pour seul objectif de livrer un récit léger et fun. Sur ces points, le contrat est rempli bellement et nul doute que les amateurs de romans feuilletons trouveront ici matière à satisfaire leur goût pour l’aventure et les archétypes, à commencer par Lord Cochrane himself. Aristocrate déchu, membre du Parlement, inventeur de génie et capitaine de vaisseau dans la Royal Navy, le bonhomme apparaît en effet comme un caractère bigger than life. Et pourtant, il a réellement existé, ayant même droit à sa tombe dans l’abbaye de Westminster. Considéré par ses pairs comme un aventurier toujours à l’affût d’un exploit à accomplir, le militaire n’en est pas moins un stratège inspiré dont la contribution ne se réduit pas à avoir détruit une partie de la flotte impériale amarrée dans la rade des Basques en usant de brûlots et d’explosifs. Bien au contraire, on le retrouve plus tard aux côtés des Chiliens puis des Grecs en lutte pour leur indépendance. On lui prête même l’intention d’avoir voulu libérer Napoléon de son exil à Sainte-Hélène afin de participer à la libération du Chili. Bref, Cochrane correspond bien à l’image de l’aventurier dans toute sa splendeur, inspirant les personnages fictifs d’Horatio Hornblower et de Jack Aubrey.

C’est donc naturellement qu’il devient la figure héroïque, libre de toute allégeance, aux côtés d’une belle galerie de personnages fictifs et historiques, du fidèle grognard au courageux officier des Dragons, en passant par le fourbe commissaire politique. Et tout cela dans le respect des mauvais genres littéraires et du cinéma populaire. Bref, on n’a guère le temps d’être déçu par une distribution haute en couleur, taillée pour une intrigue survitaminée, oscillant entre fantastique et uchronie discrète. Inspirée par l’œuvre de Lovecraft et ses conventions horrifiques, en particulier L’appel de Cthulhu, Cochrane vs Cthulhu ne néglige pas en effet le contexte historique, n’oubliant pas d’appliquer par la démonstration la citation de Dumas : il est permis de violer l’histoire, à condition de lui faire un bel enfant.

Inutile de dire que Cochrane vs Cthulhu atteint cet objectif sans coup férir, procurant quelques heures de lecture réjouissante et débridée. Et comme Sandokan et ses Tigres de Malaisie, comptons sur Lord Cochrane pour revenir.

Cochrane vs Cthulhu (Cochrane vs. Cthulhu, 2016) de Gilberto Villarroel – Aux Forges de Vulcain, collection « Fiction », janvier 2020 (roman traduit de l’espagnol [Chili] par Jacques Fuentealba)