Rural noir

Années 1990. Comme tous les étés, le gang se retrouve à la fin des cours. Vlad, Rom, Chris et Julie. Trois garçons et une fille, indéfectiblement liés par l’amitié. Entre vélo, baignade, pêche et défis à la con, ils écument la campagne nivernaise, avec comme seul horizon les crêtes boisées du Morvan. Quinze ans plus tard, Rom revient au pays après un exil volontaire aussi soudain qu’incompréhensible. Sous la pluie automnale, il retrouve Chris et Julie, mais aussi Vlad. De quoi ranimer les vieux souvenirs, bons comme mauvais.

« Tout était né dans les jours qui suivirent cette parade de sourires grisés par l’alcool et l’amitié. L’innocence serait fauchés durant cet été-là. »

Rural noir marque l’entrée de Benoît Minville dans la vénérable collection Série noire, chez Gallimard. Avec ce roman, l’auteur annonce d’emblée la couleur. Personne ne sortira indemne de ce récit pétri de violence, marqué du sceau de la culpabilité et de la trahison. Il renonce pourtant à la noirceur asphyxiante, lui préférant l’amitié indéfectible, la générosité et la réconciliation avec soi-même. En somme, du noir et rose.

Benoît Minville pose le décor de Rural noir au cœur de la Nièvre, une de ces campagne en déshérence ayant servi de creuset au mouvement des gilets jaunes. Mais, il lorgne du côté du roman américain, rendant une sorte d’hommage à ses maîtres. Sur ce point, on pense surtout à Stephen King, nommément désigné, mais également Larry Brown ou Joe R. Lansdale. On ne peut nier aussi la part intime revêtue par l’histoire, l’auteur ayant sans doute puisé dans ses souvenirs d’adolescence et dans sa culture musicale pour étoffer son récit d’anecdotes croustillantes. L’intrigue se noue autour d’un entrelacement entre passé et présent, entre la jeunesse insouciante du gang et leur devenir ultérieur, pour le meilleur et le pire.

En dépit de sa fraîcheur, de sa gouaille et de son ton empreint de nostalgie, Rural noir ne convainc hélas pas vraiment. Benoît Minville capte avec une certaine réussite le sentiment d’insouciance, les plans foireux et l’impétuosité de l’adolescence, mais il échoue à transmettre la tension des non-dits et les zones d’ombre qui agitent l’esprit des personnages. Il ne parvient pas davantage à s’écarter des poncifs et figures obligées du genre, se contentant de dérouler une histoire assez banale, manquant cruellement de profondeur et finalement gentillette. Quant à la désertification des campagnes, elle est brossée à gros traits, tenant plus d’un décor sommaire que d’une véritable immersion sociale.

Généreux et sympathique, Rural noir reste donc trop léger et prévisible pour susciter l’enthousiasme. Mieux vaut (re)lire les classiques américains ou Pierre Pelot.

Rural noir de Benoît Minville – Éditions Gallimard, collection « Série noire », février 2016

Hot spot

« J’avais douze mille dollars que je ne pouvais pas utiliser, j’étais raide dingue d’une fille qui avait des ennuis dont elle ne pouvait pas me parler, et je me faisais embrouiller chaque jour davantage par cette folle de Dolores Harshaw. »

Jadis éditée chez Gallimard, à quelques exceptions près, l’œuvre de Charles Williams fait l’objet d’une réédition salutaire dans la collection « Totem » chez Gallmeister, bénéficiant d’une traduction revue et corrigée afin de rendre justice à des textes passablement éborgnés par des tournures argotiques vieillies et des coupes franches fâcheuses. Hot Spot retrouve donc ici un peu de vigueur et son titre original, histoire de faire oublier Je t’attends au tournant dont l’avait affublé la « Série noire ».

Adapté au cinéma par Dennis Hopper, avec inénarrable Don Johnson et Jennifer Connely au casting, Hot Spot s’inscrit dans les limites d’une petite ville du Sud des États-Unis, se focalisant sur Harry Madox, un type guère recommandable, à l’affût du bon coup pour gagner quelques billets facilement, quitte à verser dans l’illégalité. Embauché comme vendeur de voiture par M. Harshaw, il ne tarde pas à tomber sous la coupe de son épouse, une femme que l’on dirait fatale en dépit de son goût pour la bouteille et des charmes loin de la fraîcheur des jeunes filles en fleurs. Mais, le bougre nourrit d’autres ambitions. Gloria Harper, un joli petit lot, lui a tapé dans l’œil. Et surtout, à l’occasion d’un incendie accidentel en ville, il a repéré un certain relâchement dans la surveillance de la banque locale. Une bonne opportunité pour se faire du fric à peu de frais en cambriolant les lieux. À la condition de combiner un nouvel incendie pour détourner l’attention. Hélas, la belle a un secret gênant qu’elle ne souhaite pas voir divulguer. Et puis, la police le tient rapidement pour le principal suspect du vol, au point de le contraindre à cacher le pactole pour échapper aux soupçons. Heureusement, Madox a de la ressource et peu de scrupules. Il lui en faudra d’ailleurs beaucoup pour se tirer d’embarras. Ou pas.

Hot Spot s’apparente à un thriller vénéneux, déroulant plus de deux cent pages d’un suspense ne ménageant guère de temps morts. Il faut en effet toute la maîtrise de Charles Williams pour broder une intrigue fertile en rebondissements, faux semblants et chausse-trappes redoutables. La plume de l’auteur américain fait merveille pour dépeindre la débâcle de Madox. Avec son nez cassé, sa carrure de brute et son arrogance, le bougre a tout du prédateur sûr de lui, prêt à saisir la bonne occasion. Bref, il n’incite pas à la sympathie et l’on se réjouit de le voir se faire malmener par ceux qu’il avait considéré comme des médiocres, comme des cailloux dans ses chaussures, ou plus simplement qu’il avait sous-estimé. On se réjouit aussi beaucoup du style de Charles Williams. Le récit laisse infuser une ribambelle de tournures vachardes et imagées dont l’auteur s’est fait une spécialité sans qu’il soit besoin d’en rajouter à la traduction. On se surprend ainsi plus d’une fois à ricaner devant les déconvenues successives de Madox, devant les descriptions croustillantes de ses mésaventures, ou devant la roublardise et l’immoralité des uns et des autres.

La réédition de Hot Spot est donc l’occasion de (re)découvrir un classique du roman noir dont le cynisme paillard, l’immoralité patente et le suspense incontestable n’ont rien perdu de leur efficacité. Avec de surcroît, le plaisir de voir un mâle alpha se faire tailler en charpie par des proies pas si innocentes que cela.

Hot Spot (The Hot Spot, 1953) de Charles Williams – Éditions Gallmeister, collection « Totem », janvier 2019 (roman traduit de l’anglais par Laura Derajinski)

Le jour d’avant

« Venge-nous de la mine. »

Pendant des années, Michel a vécu avec la culpabilité chevillée au corps, traversé par une douleur indicible qui lui a gâché l’existence. Son frère est mort à Saint-Amé, mais son nom ne figure pas dans la liste des victimes du dernier accident minier d’importance en France, car il est décédé plus tard à l’hôpital, des suites de ses blessures. Déjà endeuillé par la mort de son frère, emporté dans un autre accident, son père n’a pas supporté ce nouveau traumatisme. Il s’est pendu, laissant à son cadet un mot très bref en guise de justification. Michel n’a pas tardé à quitter la région, préférant l’oubli à une promesse posthume non tenue. Peine perdue. La mort de son épouse ranime ses souvenirs, le poussant à venger son père, son frère et tous les mineurs morts ce jour funeste. Mais, s’il doit châtier les coupables de cette iniquité, qui doit payer ? Le porion négligent, désormais vieux et malade ? Les Houillères uniquement préoccupées par le rendement, mais maintenant fermées ? L’État soucieux de son indépendance énergétique ? Qui punir finalement ? Le lampiste ou le système capitaliste ? Quarante ans après l’événement, Michel s’est construit une image personnelle de la responsabilité des uns et des autres. En dépit de ses doutes, il est prêt à agir, à aller jusqu’au bout.

« IL N’Y A PAS DE FATALITE, ON VEUT LA VERITE. »

27 décembre 1974. Un coup de grisou suivi d’un coup de poussière provoque la mort de quarante-deux mineurs de la fosse n°3-3 bis dite Saint-Amé de Lens-Liévin, laissant cent quarante orphelins sur le carreau. Cet épisode dramatique scelle le sort de l’extraction charbonnière en France. Il entraîne le déplacement du Premier ministre Jacques Chirac sur place. Un hommage vite expédié qui ne répond à aucune interrogation sur les causes de l’accident. Les temps changent, ils ne sont plus favorables à l’exploitation du charbon. À vrai dire, l’accident apparaît surtout comme un révélateur. Celui de la mesquinerie du voisinage qui jalouse ces veuves dites « joyeuses » parce qu’elles reçoivent une indemnité pour compenser la mort de leur mari. Celui de l’inhumanité des houillères qui retirent de la paie des morts les trois jours qu’ils n’ont pas fait, faute d’avoir survécu, et font payer à la famille l’équipement dégradé par le coup de grisou. Celui enfin d’un métier qui s’apprête à basculer de l’actualité à la mémoire patrimoniale.

Hommage aux « gueules noires » dont l’histoire s’efface progressivement, y compris dans la région dont ils ont creusé les entrailles pour en extraire le charbon nécessaire à l’industrie nationale, Le Jour d’avant apparaît comme un roman sur l’identité et la mémoire ouvrière. Indépendamment des chevalements désormais classés à l’Unesco et des terrils survivants, reconvertis parfois en centres de loisirs, on peine à retrouver l’empreinte de l’industrie du charbon dans le paysage de la région Nord Pas-de-Calais. Pendant des générations, les Houillères ont pourtant garanti un salaire à des lignées entières, privées d’autres débouchés. La fierté d’appartenir à une même classe, de contribuer à la richesse nationale, de partager une culture populaire commune, a composé l’ordinaire d’une condition ouvrière puissante. La solidarité dans les moments durs ou dans les luttes contre les patrons et le talon de fer de l’État en constituait un autre point fort. Mais, l’existence restait précaire et courte, grevée par des conditions de travail épouvantables et les maladies professionnelles. Sans oublier la menace permanente du grisou, cause de multiples accidents dramatiques dont on peut voir un aperçu ici.

Avec pudeur, Sorj Chalendon évoque ce monde désormais révolu, ravalé au rang de l’imagerie d’Épinal, sans chercher pour autant à jouer sur la fibre misérabiliste. Mais au-delà de la mémoire collective, Le Jour d’avant est aussi l’histoire d’un homme hanté par la culpabilité, sentiment qui l’amène à travestir la réalité au point d’échafauder un crime. Sorj Chalendon nous immerge dans sa psyché détruite, dans l’intimité de son esprit rendu malade par ses fautes personnelles. Michel apparaît ainsi comme un homme qui souhaite expier pour ses torts, mais qui entend surtout rendre justice aux victimes de la mine, travailleurs comme familles, en permettant la tenue du procès dont ils ont été privés.

Le Jour d’avant est donc un roman bouleversant où se mêle le drame intime et la mémoire collective, mais aussi la fiction et la réalité. Sorj Chalendon rend ainsi hommage à la culture d’une région, rappelant au passage que si la mine a nourri des familles entière, elle a aussi beaucoup tué.

Le Jour d’avant de Sorj Chalandon – Réédition Le Livre de poche, août 2018

La vie en rose

On ne change pas une recette qui marche. Marin Ledun l’a parfaitement compris, nous resservant une copieuse louche de dinguerie et de satire avec La Vie en rose, second opus des aventures de la tribu Pons-Mabille.

Intrigue superflue, voire passe-partout (on devine l’identité du tueur dès qu’il entre en scène), au service d’un récit mené à tombeau ouvert, le roman de Marin Ledun reste très efficace, même si le procédé perd un tantinet de sa fraîcheur. On retrouve ainsi la famille dysfonctionnelle de Rose, moins les deux parents, partis en excursion du côté de la Polynésie pour voir si la mer est plus bleue que dans la cuvette des toilettes. On les retrouve donc pour ainsi dire tous, frères, sœurs, chien et chats, avec leurs manies, leur folie et leur sens du je-m’en-foutisme breveté, renouant non sans plaisir le fil de leurs aventures peu banales.

Cette fois-ci, Rose doit conjuguer sa libido bigger than life et son goût pour l’interjection ordurière avec des responsabilités bien peu conformes avec sa philosophie no future. Bombardée chef de famille, la voilà contrainte de suivre la scolarité de Camille et Gus, tout en supportant les facéties d’Antoine à l’hôpital, où le bougre s’est mis en tête de convertir les grabataires aux vertus primesautière du strip-pocker. Et, comme si cela ne suffisait pas, elle se découvre enceinte de son lieutenant de police pour qui le cul n’est pas du poulet. Les hormones en ébullition, les follicules en vrac, la muqueuse utérine en éruption, elle n’est décidément plus en état de penser correctement. Encore moins capable d’affronter le cambriolage du salon de coiffure où elle officie en prose et la série de meurtres qui frappe l’entourage adolescent de sa sœur Camille. Bien au contraire, elle aurait plutôt envie de faire avaler son faire-part de naissance à une cigogne.

Avec La Vie en rose, Marin Ledun s’amuse beaucoup, filant la métaphore vacharde, défouraillant le bon mot assassin, affûtant la sarcasme ravageur avec une tendresse visible pour ses personnages et une générosité communicative. Bref, on ne voit pas le temps passer, goûtant aux multiples allusions littéraires, surtout au roman noir, cinématographiques et musicales qui jalonnent un récit, par ailleurs guère avare en portraits caustiques et en péripéties frénétiques.

Sans surprise, cette nouvelle immersion au sein de la tribu Pons-Mabille renoue avec l’esprit gentiment punk et déjanté de Salut à toi ô mon frère. De quoi passer un bon moment, distrayant et sans complexe.

La Vie en rose de Marin Ledun – Éditions Gallimard, collection « Série noire », mai 2019

La Loterie

Tiré de la nouvelle de Shirley Jackson, La Loterie retranscrit de manière très graphique le texte glaçant de l’autrice américaine dont on a pu relire la prose récemment chez Rivages. Bien connu pour sa collaboration sur les adaptations de Ellroy (Le Dahlia Noir) et Thompson (Nuit de Fureur) mais aussi pour ses illustrations, j’ai encore le souvenir de ses couvertures pour la série « Le poulpe », Miles Hyman rend ici un hommage respectueux à la nouvelle de sa grand-mère.

De l’œuvre de son aïeule, il tire une adaptation sèche, dépourvue d’afféteries, où le texte se réduit à la portion congrue. Le dessinateur opte pour une interprétation visuelle, laissant percoler l’atmosphère délétère de la nouvelle au travers d’un coup de crayon au trait naturaliste. Les rues, le village et les fermes, posés là comme un décor, exhalent un sentiment d’inquiétude pesant. Les personnages cadrés à l’américaine, en plan large ou en gros plan renforcent cette impression d’angoisse latente où l’apparente normalité masque une réalité bien plus sinistre. Les regards, les mines soupçonneuses et les visages burinés en disent en effet plus long que les mots sur le drame qui se dessine sous nos yeux.

Du style de Miles Hyman, on retiendra surtout une esthétique qui n’est pas sans rappeler Edward Hopper, mais aussi le découpage très cinématographique, mariant le champ et le contre-champ avec virtuosité, et montrant un goût certain pour les poses hiératiques. Bref, avec La Loterie le dessinateur propose une interprétation très esthétisante de l’œuvre de sa grand-mère. De quoi donner envie de s’y replonger et de (re)découvrir la source d’inspiration de nombreux auteurs de fantastique contemporain.

Une envie à prolonger avec le numéro 99 de la revue Bifrost consacrée à l’autrice, histoire d’apprécier le travail d’une artisane douée pour la fusion de l’étrangeté et du quotidien. Qu’on se le dise !

La Loterie (d’après Shirley Jackson) de Miles Hyman – Éditions Casterman, 2016 (roman graphique traduit de l’anglais [États-Unis] par Juliette Hyman)

Souviens-toi des monstres

Nés dans une modeste famille de pêcheurs et contrebandiers, Raphaël et Gabriel ont été marqués dès leur naissance du sceau de la monstruosité. Deux esprits dans un seul corps, ils ont surgi au monde dans un grand cri, celui de leur mère lorsqu’elle a découvert leur condition de frères siamois. Leur survie n’a tenu à pas grand-chose, la solidarité d’une fratrie belliqueuse et l’attention de tous les instants d’une sœur aînée aux instincts maternels. Mais surtout, Raphaël et Gabriel ont tracé leur route dans l’existence grâce à leurs voix enchanteresses et aux relations entretenues avec un inframonde à la fois merveilleux et effrayant. De quoi accomplir des miracles.

Le chroniqueur confesse avoir beaucoup apprécié le travail d’éditeur de Jean-Luc A. D’Asciano, notamment pour les traductions d’Efroyabl Ange1 et de Un Chant de Pierre de Iain Banks, mais aussi pour les rééditions de Mark Twain. On renverra les éventuels curieux vers le catalogue des éditions de L’Œil d’Or pour obtenir de plus amples informations. Avec Souviens-toi des monstres, on découvre désormais l’auteur et, le moins que l’on puisse affirmer d’emblée, c’est qu’il mérite bien plus qu’un regard distrait.

Roman d’apprentissage, celui de deux frères hors norme, et récit picaresque où l’on court d’émerveillement en horreur indicible, Souviens-toi des monstres nous emmène en terre d’Italie. Mais, une Italie imaginaire n’étant pas sans rappeler celle de Carlo Collodi, de Dante ou d’Italo Calvino. Une Italie truculente, réduite à un archipel d’îles peuplées de pirates ombrageux, de pêcheurs superstitieux, de prêtres refroqués, d’athées généreux, d’assassins impitoyables, de démons échappés de l’enfer, de carbonari prêts à en découdre et autres anarchistes rêvant d’un monde idéal. Une Italie pétrie de religiosité, où les querelles politiques se résolvent au café ou au bordel, voire par un coup d’État dans les situations les plus extrêmes.

Dans sa manière de raconter des histoires, puisant dans les contes ou les mythes, voire dans les pages de l’Ecclésiastique et de l’imaginaire livresque, Jean-Luc A. D’Ascanio n’est pas sans rappeler Jean-Claude Marguerite et son Vaisseau ardent. Le récit digresse, sans cesse, multipliant les parenthèses en forme d’hommage aux grands conteurs. Il nous émerveille de ses sursauts romanesques, où la cocasserie des personnages côtoie l’agitation picaresque. On suspend de bonne grâce son incrédulité au foisonnement bigger than life de l’univers de Raphaël et Gabriel dont les boucles narratives se déploient sur un mode autobiographique mêlé de préoccupations politiques, au meilleur sens du terme. Le vulgaire se frotte ainsi à l’extravagance, le pittoresque côtoie le prosaïsme d’un quotidien attaché à la survie et le surnaturel affronte les ressorts terre à terre de la trahison et de l’envie, sur fond d’aventures, sans que jamais ne se relâche la tension dramatique.

À bien des égards, Souviens-toi des monstres se révèle un roman exigeant et dense, véritable livre-monde mâtiné de récit d’apprentissage, dont les circonvolutions dévoilent des trésors d’inventivité, de sensibilité et de drôlerie. En parcourant ses pages, on est littéralement subjugué par l’ambition d’un auteur qui semble vouloir nous transporter ailleurs, dans un univers où sont invoquées à bon escient les mânes d’une littérature foisonnante et d’une imagination monstrueuse. Il serait impardonnable de ne pas se laisser tenter par ce formidable roman, doté de surcroît d’une illustration très inspirée d’Elena Vieillard. Vous savez maintenant ce qu’il vous reste à faire.

Souviens-toi des monstres de Jean-Luc A. D’Ascanio – Aux Forges de Vulcain, collection « Fiction », mars 2019

Au temps des Vikings

Découvreurs aventureux, marchands habiles, esclavagistes, pillards sanguinaires, païens impies et féroces guerriers. Revivifié par le cinéma et les plate-formes de streaming, l’inconscient collectif abonde en images contrastées lorsque l’on évoque les Vikings. L’homme du Nord fascine ou effraie, tant le récit qu’en ont brossé les moines médiévaux insiste sur leur cruauté et leurs méfaits. Certes, les peuples scandinaves étaient violents, mais pas plus que leurs contemporains, en particulier Charlemagne, ce grand pourfendeur de Saxons. Mais, l’empereur chrétien avait le bon droit de son côté, paré de toutes les vertus du christianisme.

Érudit, passionnant et relativement exhaustif, l’essai de Anders Winroth permet de dresser un tableau moins caricatural du monde scandinave au temps des Vikings. Dans une langue limpide puisant son information au meilleur des sources disponibles, l’ouvrage se révèle une lecture précieuse, s’efforçant de faire revivre une civilisation complexe forgée autour des halles-maisons bâties auprès des forêts et fjords.

Découpé en huit chapitres, Au temps des Vikings balaie différents aspects du monde scandinave entre le VIIIe et le XIe siècle, faisant œuvre de vulgarisation sans pour autant renoncer à la démarche de l’historien. Anders Winroth s’attache d’abord à éclaircir le rapport à la violence des Scandinaves dont on a longtemps exagéré les manifestations. Certes, les Vikings n’étaient pas des enfants de chœur, mais le récit de leurs méfaits provient surtout de leurs principales victimes, les moines chrétiens, fort portés à les diaboliser. Cherchant avant tout à faire du butin et fondant leur réussite sur la rapidité, l’opportunisme et une bonne connaissance de leur cible, les hommes du Nord avaient aussi tout intérêt à cultiver cette image de cruauté afin de décourager la résistance. On obtient toutefois difficilement une rançon avec un cadavre et les morts ne font pas de bons esclaves. Bref, la violence était inhérente à la société du Haut Moyen âge, mais sans doute ne faut-il pas surestimer la part des Scandinaves dans ce constat.

Initiés par des chefs de guerre à la recherche de richesses à redistribuer à leurs fidèles et de terres pour les lotir, les migrations scandinaves, même si elles n’ont concerné qu’un petit nombre d’habitants, ont laissé des traces durables dans l’histoire. On pense immédiatement aux multiples guerres contre les Anglo-saxons, à la fondation de la Normandie ou à la colonisation de l’Islande et du Groenland, sans oublier les expéditions vers le Vinland, mais il ne faut pas négliger aussi les apports à la génétique, à la toponymie ou à la linguistique des peuples du Nord. Un creuset d’où a émergé une partie de la civilisation européenne.

Au temps des Vikings ne se cantonne cependant pas seulement aux exactions des Norrois. L’ouvrage s’intéresse aussi au principal outil de leur succès, ce navire longtemps qualifié de manière impropre de drakkar. Kaupskip ou langskip, large ou long, le navire viking témoigne d’un savoir-faire certain et d’une grande variété des usages. Véhicule symbolique du défunt dans son voyage au-delà, comme en témoignent les nombreuses sépultures de pierres en forme de navires ou les bateaux tombes, il est également un objet coûteux, signe de puissance et outil du succès des raids et du commerce.

Les peuples du Nord sont en effet des marchands avisés dont les échanges ont contribué à la prospérité de l’Europe. Leurs pillages ont permis la remise en circulation d’une partie de l’or et de l’argent thésaurisés par l’Église, même si les objets du culte n’étaient pas complètement délaissés par un clergé pouvant avoir besoin à l’occasion de liquidités. Mais surtout, en commerçant avec le califat, les Vikings ont drainé vers l’Europe une partie de l’argent musulman, inversant une balance commerciale trop souvent défavorable aux Européens. Ils ont enfin contribué à la formation de la Russie médiévale grâce notamment aux places fortes et aux marchés qu’ils ont fondé.

Du point de vue politique, la Scandinavie a longtemps été une mosaïque de particularismes, la géographie ne facilitant pas les échanges en-dehors de ceux effectués par la voie maritime. Ajoutons à cela une propension à la piraterie, considérée par certains seigneurs de la mer comme un complément appréciable à leurs revenus. Dans ces conditions, on comprend que les multiples rois de la période viking n’ont été au début que des primus inter pares, des chefs de guerre à la générosité et à l’amitié ombrageuses, dont le pouvoir dépendait en grande partie du butin qu’ils ramenaient et redistribuaient à l’élite des guerriers dont ils étaient issus. La construction d’une monarchie forte, gouvernée par un roi puissant, a pris du temps, résultant d’un processus lent et complexe, une lente maturation au contact des modèles anglo-saxon et carolingien, mais aussi au contact de l’Église chrétienne. En atténuant la violence interne et l’instabilité politique, en substituant les principes de la loi, de la justice et des amendes aux pillages, aux raids et aux vendettas, ce processus a mis un terme au temps des Vikings, le remplaçant par celui des grandes monarchies médiévales.

Si s’embarquer pour l’Europe afin de piller, enlever des otages pour obtenir une rançon ou un bon prix sur le marché de l’esclavage n’était pas dépourvu de risques, rester au pays pour cultiver un lopin de terre n’était pas pour autant une sinécure. Les paysans, époux comme épouse, devaient s’épauler à la ferme pour tirer leur nourriture du sol. Dans cette économie de subsistance guère différente de celle prévalant dans tout l’Occident, ils pouvaient certes compter sur leurs esclaves, mais ils restaient soumis aux aléas climatiques et aux attaques des chefs de guerre du voisinage. Bref, il serait réducteur d’opposer l’aventure et la mer à la routine du travail de la terre. Complémentaires, les deux activités comportaient leur lot d’incertitude et de réussite où femmes comme hommes jouaient un rôle actif.

Le sujet de la religion primitive des Scandinaves est beaucoup plus complexe à élucider, notre connaissance sur le sujet reposant sur des sources parcellaires ou d’origine chrétiennes. Les rares écrits témoignent surtout de l’influence du christianisme sur les récits cosmogoniques et mythologiques norrois, bien avant la conversion de ceux-ci. La religion vécue reste en grande partie dans un angle mort, se cantonnant à quelques rites entachés d’incertitude du fait du manque de sources fiables. Bref, notre connaissance se réduit au domaine des suppositions sur la nature des sacrifices et des offrandes concédés à un panthéon dont les noms appartiennent désormais à la culture populaire du XXe siècle.

Face au paganisme, la christianisation du monde scandinave apparaît comme un processus lent et long, s’étendant sur plusieurs siècles. Le christianisme s’est diffusé d’abord à travers les rites religieux, n’influant guère les croyances locales. Il n’est en effet pas rare pendant l’âge viking de voir coexister les pratiques païennes et chrétiennes ou de voir le paganisme s’exercer à la manière des Chrétiens. De l’ordre de la superstition, le monothéisme apparaît aussi comme un instrument politique permettant de renforcer l’autorité royale et l’État. Si les missionnaires ont eu leur part à ce processus, il convient enfin de ne pas surestimer leur rôle et de voir en eux des auxiliaires du pouvoir et de l’assimilation des monarchies scandinaves à la Chrétienté.

Les pierres gravées de runes témoignent de l’élaboration et du raffinement de la culture norroise. Seules traces écrites contemporaines de l’âge viking, du moins de son apogée, elles révèlent parfois des extraits de poèmes qui mobilisent toutes les ressources de la traduction afin d’en déchiffrer le sens. Le goût pour les allitérations, les kennings, l’euphonie en complexifie l’interprétation, faisant obstacle à la compréhension. Elles figent dans la pierre l’art oral des scaldes vivant auprès des rois ou des chefs de guerre. La déclamation des prouesses martiales et des victoire sur le champ de bataille contribuait en effet à renforcer leur gloire et à animer les veillées dans la maison-halle. Peu de strophes de poésie scaldique nous sont parvenues en entier. Certaines ont subsisté sous forme de fragments, de transcriptions sujettes à caution et à controverse.

Au temps de Vikings est donc une excellente vulgarisation proposant une somme d’informations simples sur les Scandinaves des VIIIe et XIe siècle. L’ouvrage de Anders Winroth apparaît comme la porte d’entrée idéale pour découvrir le monde norrois. Un must-read auquel Alban Gautier, son préfacier pour l’édition française, apporte sa contribution sous la forme d’une liste de suggestions de lecture vivement conseillées pour qui souhaite approfondir le sujet.

Au temps des Vikings de Anders Winroth – Éditions La Découverte/poche (essai traduit de l’anglais [États-Unis] par Philippe Pignarre)

Le Vaisseau ardent

« Les hommes tendent à devenir des fables et les fables des hommes. »

Le Codex du Sinaï, Edward Whittemore

Fable ? Légende ? En dépit des qualificatifs dont on l’affuble, le Pirate Sans Nom demeure une énigme. Et pourtant de cette absence, de ce vide dans la trame de l’Histoire naît un désir, une vocation, un destin. Le mystérieux forban au pavillon blanc ne serait-il qu’un rêve d’or, de rêves et de sang ? Son existence problématique guide pourtant la plume de Jean-Claude Marguerite et fournit l’accroche d’une œuvre monumentale, dans la plus impressionnante acception du terme. Un roman bâti comme un puzzle, un livre foisonnant où l’aventure maritime, les références à l’Histoire, côtoient mythes bibliques et païens.

« La tradition orale, c’est d’abord l’histoire d’une histoire. Chaque narrateur se l’approprie et la réinvente. »

Tout commence lorsque le commandant Petrack se remémore ses jeunes années dans un port yougoslave sur les rivages de l’Adriatique. Mais à vrai dire, peut-être tout cela a-t-il débuté au bord d’une autre mer, située plus au Nord, dans une contrée indéterminée sise en des terres humides et froides ? Et puisque la question se pose, pourquoi ne pas remonter encore plus loin dans le passé, vers l’aube de l’humanité ? Des questions, toujours des questions… À un âge avancé plus propice aux bilans qu’à autre chose, Petrack s’interroge toujours sur le Pirate Sans Nom et sur ce navire environné de brumes et de flammes. Il se revoit en compagnie de son camarade Jak, rêvant de chasse au trésor et d’aventures maritimes, en train d’écumer pendant la nuit les yachts et goélettes faisant escale. Tout ça pour quoi ? Le frisson de l’interdit ? La perspective de ramener dans leur cave secrète quelque trophée dérisoire ? Il se souvient des galopades nocturnes, des combines puériles pour écouler un rhum de contrebande au goût frelaté, et puis un soir ce vol avorté, débouchant sur une rencontre. L’Ivrogne. Un vieux type débarqué un jour de la goélette d’un riche américain. Un personnage fantasque, sérieusement alcoolisé, mais un raconteur de génie. C’est un peu à cause de lui que Petrack est devenu un explorateur riche, célèbre, loué pour ses nombreux exploits et néanmoins intimement insatisfait.

« Les techniques narratives des fictions avouées se retrouvent dans la déformation involontaire des témoignages : se souvenir, c’est fabriquer une histoire. »

Quête, enquête (dans le sens d’Hérodote) et chasse au trésor, Jean-Claude Marguerite entrecroise les registres, mêle le passé et le présent, les souvenirs, les témoignages et la fiction pour mieux déconstruire sa narration. Il emprunte des chemins de traverse, semblant s’égarer sur de fausses pistes ou dans des digressions parallèles, mais pour mieux revenir au cœur de son intrigue. Et sur ce point, rien ne semble laissé au hasard.
À l’instar d’un puzzle, l’auteur dissémine les diverses pièces d’une histoire dont il revient au lecteur de découvrir et de recomposer progressivement le cheminement. Le procédé déroute, il agace et peut apparaître complexe. Il passionne surtout si l’on apprécie les romans ne livrant pas d’entrée toutes leurs clés de lecture. Le Vaisseau ardent se fait ainsi le vecteur d’une multitude de réminiscences romanesques. En vrac, citons L’île au trésor de Robert Louis Stevenson, Moonfleet de John Meade Falkner, Captain Blood de Rafael Sabatini… Bref, le meilleur d’une littérature d’aventures maritimes dont les rebondissements, les archétypes et l’imagerie teintée de fantastique ont peut-être bercé l’enfance de l’auteur lui-même. Qui sait ? Des références auxquelles on peut ajouter Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier et, de manière plus transparente, Peter Pan de James Matthew Barrie auquel la fin du roman fait immédiatement allusion. À ce propos, un parallèle semble établi ici entre le temps de l’enfance, a priori hors de l’Histoire puisque de l’ordre de la mémoire, de l’intime, et celui de l’âge d’or des mythes et mythologies, évidemment plus universel. La liste n’est évidemment pas close, à charge pour chaque lecteur d’y adjoindre ses propres souvenirs de lecture. Sur ce point, Le Vaisseau ardent n’est pas avare et son auteur apparaît comme un excellent conteur, recyclant les thèmes, les ressorts et les codes de ses prédécesseurs pour mieux les renouveler.

« Qu’est-ce qu’une légende, Morne-mer ? Une allégorie qui puise son origine dans un passé très lointain, qui célèbre le souvenir d’événements hors d’atteinte. »

Invitation à l’aventure, Le Vaisseau ardent pousse aussi à réfléchir, en particulier sur l’Histoire, sur sa relation ambiguë aux mythes et légendes. Usant de l’une sans pour autant sacrifier les autres, Jean-Claude Marguerite nous ballade entre faits avérés et faits imaginés, un peu à la manière de Daniel Defoe lorsqu’il écrit son Histoire générale des plus fameux pirates. À charge pour l’historien de trier le vraisemblable du faux pendant que le lecteur goûte au vertige littéraire.
Car en lisant les aventures du Pirate Sans Nom, en découvrant la description de son enfance, les motifs supposés de sa révolte et en appréciant les tours et les détours de l’enquête de l’Ivrogne, le récit qu’il en fait, puisé autant dans l’alcool qu’aux tréfonds de sa mémoire, on s’émerveille de l’intrication entre l’Histoire et les mythes. Transfigurés par l’art du conteur, ceux-ci mutent, évoluent, s’enrichissent et se revivifient pendant que l’historien cherche à réduire tout ce qui flatte l’imagination à la crudité d’une succession de faits. Le mythe serait-il la face cachée des choses, de l’Histoire ? « L’autre côté des choses », se demande un des personnages du roman ? Sur ce point, la réponse apportée par Le Vaisseau ardent est on ne peut plus claire et elle ne pourra que réjouir l’amateur de Robert Holdstock.

En définitive, Le Vaisseau ardent n’a pas les apparences du roman que l’on aborde par la bande, en dilettante, expédié sur un coin de table ou entre deux rames. Nous voici devant un texte dans lequel on plonge, on s’immerge entièrement, pour mieux se laisser couler dans un récit chatoyant tel un mirage à l’horizon marin. Roman oscillant entre passé et présent, histoire et légende, réalité et fiction, Le Vaisseau ardent imprègne durablement l’esprit, ré-enchantant en même temps l’imaginaire au point d’inciter à sa relecture, à défaut de retomber en enfance.

Aparté : cet article est cité ici.

Le Vaisseau ardent de Jean-Claude Marguerite – réédition Folio SF, avril 2013

L’Exilé

Hallstein « l’Islandais » a été banni par l’Althing après avoir tué son ami Hrafn. Sept ans plus tard, au terme d’un exil accompli comme mercenaire en Irlande et en Grande-Bretagne, il revient au pays avec deux compagnons, persuadé d’y retrouver son père. Mais, celui-ci est mort, laissant sa ferme à son épouse Solveig et à son fils Ottar. En dépit des droits de sa belle-mère et de son demi-frère sur le domaine, il ne se résout pourtant pas à abandonner son héritage, une terre riche en arbres dont le bois très rare sur l’île vaut argent. La ferme est également convoitée par Einar, le frère d’Hrafn, qui entend bien épouser Solveig pour accroître sa puissance et souhaite toujours tirer une vengeance sanglante de la mort de son frère, malgré la décision de l’Althing. Autant dire que le retour d’Hallstein ne s’annonce pas sous les meilleurs augures…

Histoire de changer de médium, j’ai profité de l’été pour découvrir un roman graphique édité par les classieuses et confidentielles éditions Anspach. Bien m’en a pris, comme on va le voir, mais compte tenu de mon engouement pour le sujet, je ne prenais pas un grand risque. Erik Kriek est un auteur néerlandais, guère connu dans nos contrées. Si je ne m’abuse, on lui doit l’adaptation de nouvelles de H.P. Lovecraft (L’Invisible et autres contes fantastiques, paru chez Actes Sud/l’An 2). Passionné par les sagas et l’Islande, il a cherché ici à transmettre cette passion sous la forme d’un récit de vengeance familiale sur fond de lutte pour le pouvoir, de paganisme et de sorcellerie. Et, à mon sens, il a parfaitement réussi.

Nous sommes maudits, mon frère ! Je suis devenu ton assassin. Puisse nul ne jamais l’oublier : implacable est le jugement des nornes.

Marqué du sceau de la fatalité, de la culpabilité et des représailles familiales, L’Exilé déroule un crescendo dramatique assez bluffant que n’auraient pas désavoués les auteurs des sagas islandaises. Le roman graphique raconte le retour d’un guerrier viking sur sa terre natale après sept années d’exil. Le bonhomme espère avoir fait table rase de son passé de violence, en dépit des cauchemars sanglants qui le hantent encore et qui constituent autant de flash-back sur les faits qui ont conduit à son bannissement. Mais, si le temps a modifié sa nature impétueuse, il n’en va pas de même pour ceux qu’il a laissé derrière lui. Bien au contraire, les haines recuites et l’appétit de vengeance ont prospéré, se conjuguant aux convoitises des uns et des autres.

Soucieux de vraisemblance, Erik Kriek reconstitue assez fidèlement les mœurs, la vie  des fermiers et les traditions de l’Islande du Xe siècle, montrant ainsi la qualité de ses connaissances. Il livre d’ailleurs ses sources et un bref lexique en fin d’ouvrage pour attester de sa documentation. Et s’il triche un tantinet avec l’histoire, il ne craint pas de l’affirmer. Après tout, c’est ce qui rend aussi la fiction amusante. Bref, L’Exilé a de quoi réjouir l’amateur de la civilisation scandinave. Un peu moins celui qui s’attend à lire une histoire manichéenne jalonnée des poncifs habituels sur la furie des hommes du Nord. Bien au contraire, le récit lorgne davantage vers la description naturaliste et authentique d’un mode de vie attaché à l’essentiel. Une tragédie dont le dénouement appelle un éternel recommencement.

D’un point de vue graphique, L’Exilé touche au sublime. La bichromie, un dégradé de gris et de rouge sanguin pour les visions cauchemardesques, l’usage de contrastes très appuyés pour souligner les traits burinés des visages, contribuent ainsi à magnifier les paysages de l’Islande, de ses côtes sauvages où nichent les macareux, aux landes de pierre survolées par les corbeaux, en passant par les forêts de bouleaux étiques. Un aspect spectaculaire qui pousse à la contemplation et où l’homme se trouve réduit à une place minuscule et précaire.

Pour toutes ces raisons, L’Exilé me semble une lecture hautement recommandable dont le graphisme et l’histoire ne peuvent que réjouir l’amateur de sagas scandinaves.

L’Exilé de Erik Kriek – Éditions Anspach, juin 2020 (roman graphique traduit du néerlandais par Philippe Nihoul)