Barrière mentale et autres intelligences

Depuis sa naissance préhistorique, l’humanité n’a jamais été confrontée à plus grande menace que celle de l’accroissement exponentielle de son intelligence. Une révolution surpassant toutes celles ayant influé son mode de vie, du néolithique à l’ère industrielle. Ce phénomène cosmique affecte jusqu’à la plus infime existence, dressant les animaux domestiques contre leur maître et rendant la faune sauvage plus apte à déjouer les pièges humains. Mais, plus intelligent ne veut pas dire plus raisonnable. L’irrationalité croît à mesure que se dispersent les effets du champ de force qui inhibait les réactions électrochimiques du cerveau. Les hommes se découvrent ainsi de nouvelles facultés, mais surtout ils prennent conscience de leur finitude, flirtant avec la folie ou usant de leur (sur)nature toute neuve pour satisfaire leurs envies, haines ou conforter leurs préjugés. Bref, le chaos s’annonce, à moins qu’une poignée d’hommes résolus ne prennent le destin de l’humanité en main afin de la guider vers les étoiles.

Publié au Bélial’, Barrière mentale et autres intelligences se compose de la réédition du roman éponyme et de trois nouvelles axées sur la thématique de l’intelligence. Le roman bénéficie d’une révision de sa traduction par Pierre-Paul Durastanti, d’un avant-propos de Jean-Daniel Brèque, infatigable passeur de l’œuvre de Poul Anderson, et d’une postface de Suzanne Robic & Karim Jerbi, deux spécialistes en neuroscience. Autant dire que cette réédition réunit toutes les conditions pour rendre justice à un titre jusque-là fort malmené dans nos contrées.

Barrière mentale se révèle assez différent des romans d’aventure de Poul Anderson, « Hanse galactique » et autre « Patrouille du temps », même si l’on y retrouve l’attrait de l’auteur pour l’espace, son goût de la liberté et un certain sens du tragique. Loin de l’univers fun des pulps, il y traite des conséquences sur l’homme et sur sa civilisation d’une explosion soudaine de son intelligence. Entre l’Amérique et le monde, la ville et la campagne, l’universel et l’intime, on suit ainsi plusieurs personnages touchés par la tempête électrochimique qui se déchaîne sous leur crâne. Si certains appréhendent l’avenir avec optimisme, analysant sereinement les nouvelles potentialités qui s’offrent à leur intelligence décuplée, d’autres sombrent dans la dépression, l’hybris ou la folie. La civilisation humaine en ressort bouleversée, en proie à des tiraillements dont on ne perçoit l’ampleur qu’à la marge, via le vécu de quelques personnages. une métamorphose touchant à la fois la science, la technologie, la psychologie, l’organisation sociale, politique et le langage, voire même la philosophie.

Optant pour la multi-focalisation afin de restituer le changement global impulsé par l’accroissement d’intelligence, Poul Anderson ne pousse pas le foisonnement aussi loin qu’on pourrait l’espérer. Le roman se contente de dessiner une sorte de patchwork dont certains motifs se détachent plus que d’autres. Selon Jean-Daniel Brèque, la faute en incombe aux contraintes éditoriales de l’époque, le roman étant paru en 1954, période pendant laquelle la SF se devait de faire court. En dépit de ce bémol, le récit recèle pourtant quelques belles spéculations. Pour commencer, cette évolution du langage résultant de la mutation de l’esprit humain que l’auteur s’efforce de retranscrire sous une forme écrite réduite à des notions logiques où prévaut l’implicite. Mais, on y trouve aussi une proposition de réorganisation de la société sur des bases libertaires qui aurait tendance à faire mentir la réputation réactionnaire de l’auteur dans l’hexagone, mais confirmerait son appétence libertarienne.

S’il ne parvient pas complètement à restituer d’un point de vue universel la métamorphose de l’humanité, Poul Anderson parvient tout de même à nous faire ressentir ses effets d’un point de vue plus intime, notamment via les destins de Sheila, l’épouse effacée du physicien Pete Corinth, et de Archie Brock, l’ex-idiot du village désormais parfaitement adapté à sa nouvelle condition. Les segments du récit où l’on côtoie ces personnages apparaissent sans doute comme les plus réussis du roman, du moins les plus propices à l’émotion. Ils ne sont pas sans évoquer Des fleurs pour Algernon de Daniel Keyes, autre classique de la science fiction.

Notre lecture de Barrière mentale s’achève ainsi sur un sentiment d’inachèvement, l’impression d’avoir découvert une histoire ambitieuse dont les spéculations ne s’accordaient pas tout à fait au cadre étriqué de la SF des années 1950. Pour autant, le roman semble un jalon important dans l’œuvre de Poul Anderson.

Barrière mentale et autres intelligences (Brain Wave, 1954) de Poul Anderson – Éditions Le Bélial’, juin 2013 (roman et nouvelles, traductions révisées de l’anglais [États-Unis] par Pierre-Paul Durastanti)

Le Chant mortel du soleil

Depuis des décennies, ceux des plaines endurent la menace de ceux du Qsar. Au retour de l’hiver, les géants déferlent en effet de la montagne pour piller les communautés sédentaires de la plaine et détruire leurs lieux de culte qu’ils honnissent par-dessus tout. Pour conjurer le péril et amoindrir les déprédations, le roi des plaines a jadis signé un accord avec ceux de la montagne, s’acquittant d’un tribut pour renvoyer les géants chez eux. Ses descendants pensaient ainsi avoir écarté pour longtemps la menace de leurs violents voisins. Mais, inspiré par un mystérieux sorcier masqué, le Grand Qsar Araatan décide de rompre ce pacte afin de mener la croisade contre tous les dieux jusqu’à son terme, traquant leur ultime représentant et ses fidèles réfugiés dans la cité sacrée d’Ishroun. Loin des préoccupations sanglantes des puissants de ce monde, Kossum s’efforce de survivre sous les quolibets, les brimades et les coups de ses maîtres. Née esclave, de surcroît au sein de la race maudite des Sukaj, elle ne trouve le réconfort que dans le dressage des chevaux. Délivrée du châtiment auquel on l’avait condamnée, elle fuit avec quatre cavaliers au service du Qsar. Elle ne tarde pas à entamer en leur compagnie un long voyage vers le soleil levant, à la rencontre de son destin.

Premier roman francophone édité par le label Imaginaire d’Albin Michel, Le Chant mortel du soleil calme tout net l’amateur de fantasy épique. Renouant avec les thématiques de Trois oboles pour Charon, titre paru chez Denoël « Lunes d’encre », le nouveau roman de Franck Ferric abandonne ici le destin funeste de Sisyphe, condamné à renaître pendant les pires batailles de l’Histoire jusqu’au terme de l’humanité, pour un univers âpre, confrontant la destinée des hommes et des dieux à l’illusion du libre-arbitre.

Dans un monde antédiluvien sur lequel pèse le joug d’une entropie irrésistible, une fin de cycle appelant à un renouveau, un reboot métaphysique, l’auteur met en scène l’absurdité de l’existence humaine et des grands desseins des rois et conquérants. On suit ainsi deux trames narratives, assistant au siège de la cité d’Ishtoun, un spectacle dantesque, prélude à cette Fin de Tout recherchée par ceux du Qsar. On chevauche aussi vers l’Est avec Kossum et ses compagnons de fortune, main dépareillée de guerriers désabusés, amputée de surcroît de son capitaine envers qui Kossum se sent redevable. Une interminable équipée au cœur de terres désertes, parmi les ruines de cités oubliées de tous et la poussière de leurs vestiges, à la recherche du tombeau d’un dieu mort et du berceau de la civilisation. Au cours du récit, la détresse intime se frotte à la marche d’une humanité en bout de course, se cherchant des raisons pour continuer à écrire sa propre histoire. Le bruit et la fureur des combats y côtoient le silence des tombes et la solitude de la steppe déserte. D’une écriture somptueuse, au champ lexical imagé et inventif conférant au texte une beauté primaire, Franck Ferric cherche le mot juste pour approcher au plus près de l’authenticité des émotions d’individus écrasés par le carcan de leur condition.

Avec un titre que n’aurait pas désavoué Gérard Manset, Le Chant mortel du soleil se révèle donc comme une geste épique, âpre et violente, enracinée à une époque crépusculaire, où des héros aux allégeances fragiles se cherchent des raisons de continuer à avancer, au-delà de l’horizon limité de leur destin, au-delà d’une Histoire écrite par les vainqueurs, au-delà d’une existence humaine fragile et éphémère.

Le Chant mortel du soleil – Franck Ferric – Editions Albin Michel Imaginaire, mars 2019 

Guillaume le Conquérant

Connu de l’Histoire pour sa conquête de l’Angleterre, acquise après sa victoire à Hastings en 1066, Guillaume le Conquérant appartient aux grandes figures médiévales dont l’image édifiante est venue masquer un contexte où la violence apparaissait comme une pratique de gouvernement naturelle. On dispose pourtant de peu de sources contemporaines sur l’homme, si l’on fait abstraction de la Gesta Guillelmi écrite par Guillaume de Poitiers et d’un auteur anonyme de la Chronique anglo-saxonne, . Il faut donc se contenter d’écrits postérieurs pour se faire une idée approximative du personnage.

Dans le cadre d’une approche multidisciplinaire mobilisant les ressources de l’anthropologie, de la sociologie, de l’archéologie, de l’histoire culturelle et de l’art, l’ouvrage de David Bates vient mettre à jour notre connaissance du duc normand et du roi d’Angleterre dans une perspective inscrite dans le contexte plus général de son époque, tentant de dépasser l’historiographie normande, française et anglaise afin d’introduire un dialogue éthique entre le Moyen âge et le présent.

Biographie oblige, on n’échappe aux fondamentaux du format. David Bates revient ainsi sur la naissance, l’enfance, l’adolescence, bref les années de formation du futur souverain. L’exercice permet de remettre en question quelques idées reçues sur de la vie de Guillaume, tout en proposant des hypothèses pour contrebalancer le légendaire ducal. Cet exercice très respectueux de la dialectique permet d’éclairer les premières années du personnage, notamment sa « bâtardise », à l’aune de la raison et de la méthode historique. Sans aucun doute sensible, le sujet n’a jamais cependant remis en question la légitimité de son pouvoir, même s’il était moralement réprouvé par l’Église. Après tout, le fait était une pratique courante et acceptée dans l’aristocratie durant cette période. Inutile d’insister là-dessus.

Sur ce point, l’ouvrage de David Bates est un compagnon précieux pour se familiariser avec le milieu de l’aristocratie féodale et sur sa relation symbiotique avec la notion d’État. Comme la plupart de ses pairs, Guillaume a reçu une éducation bien de son temps, ses qualités personnelles (solide constitution physique et intelligence politique) ayant contribué pour beaucoup dans sa réussite. S’il parvient à établir un empire transmanche fort, en dépit d’une aristocratie soucieuse d’opportunisme, attachée à la fois à sa propre survie et à son honneur, il profite surtout d’un contexte géopolitique en Europe du Nord lui étant très favorable. Mais, si le personnage ne se distingue pas du commun de la noblesse, y compris en matière de violence, il se montre toutefois impitoyable et méthodique dans son usage lorsqu’elle sert son intérêt.

Même si Guillaume le Conquérant s’intéresse à la vie du souverain, l’essentiel de l’ouvrage reste consacré à l’invasion de l’Angleterre. Le sujet est abordé du point de vue de sa légitimité, de sa réalisation et de ses conséquences. S’il est un trait de caractère de Guillaume que David Bates souligne, c’est bien celui de la conscience de son bon droit. Ceci explique que le duc mette tout en œuvre pour succéder à Édouard le Confesseur, profitant du contexte de la crise dynastique anglaise pour imposer des vues qui n’avaient rien de forcément légitimes. David Bates ne se contente cependant pas de retracer le débarquement de l’armée normande et de ses alliés, de retracer le déroulement de la bataille en prenant mille précautions, il insiste surtout sur l’installation du pouvoir normand et sur les fondements d’un Empire transmanche dont l’influence va s’étendre pendant plus de deux cent ans en Europe du Nord. Il reconstitue la violence d’une implantation normande fondée sur la spoliation des terres de l’aristocratie anglaise, la dévastation des campagnes rebelles et la construction de multiples forteresses afin d’assurer la souveraineté du Conquérant. Bref, un traumatisme choquant, même pour l’époque, aboutissant à l’amoindrissement de l’Angleterre, comme en témoigne l’inventaire du Domesday Book lui-même.

Le Guillaume le Conquérant de David Bates apparaît donc comme une somme impressionnante de plus de huit cent pages (dont deux cent page de notes), riche et fouillée, dont le propos nous interpelle. Si la vie et les actions de Guillaume ont une place importante et spécifique dans l’histoire de l’Europe du Nord, elles n’en demeurent pas moins aussi un épisode de la longue histoire de la violence. Pour paraphraser l’historien britannique, la vie de Guillaume est en définitive une parabole de l’éternel dilemme moral que pose la légitimité de la violence dont usent ceux qui l’exercent pour arriver à des fins qu’ils estiment justifiables. Dont acte.

Guillaume le Conquérant (William the Conqueror, 2016) de David Bates – Éditions Flammarion, collection « Grandes Biographies », février 2019 (traduit de l’anglais [Royaume-Uni] par Thierry Piélat)

Attentifs ensemble

En 2010, une poignée de trentenaires s’apprêtait à basculer dans l’illégalisme, tombant par la même occasion entre les mâchoires du piège à cons cher à Jean-Patrick Manchette. Révoltés par dépit, ils avaient en ligne de mire l’État et ses sbires. En 2020, le FRP, étrange ersatz du MRP et des FTP, se signale à l’attention des autorités par ses actions spectaculaires et absurdes. Composé de citoyens en colère, le groupuscule n’a aucun projet, si ce n’est un rejet en bloc du système. Dans les deux cas, tout cela ne peut évidemment que mal finir.

Attentifs ensemble joue sur des ressorts semblables à ceux de Je suis un terroriste. Sur la forme, Pierre Brasseur renoue avec le principe du narrateur omniscient, témoin privilégié et dépourvu d’émotions des faits qu’il relate sans chichis, d’une manière se voulant réaliste. Spectateur des actions du collectif et de la réaction des autorités face à ses provocations, il se veut également le commentateur attentif de leurs motivations. Sous son regard, la révolte des membres du FRP prend la forme de citoyens lambda, banals jusque dans leurs routines et leurs désirs. Comme les Gilets jaunes, ils ne s’inscrivent dans aucun schéma préconçu ou aucune mouvance. Mais, leurs méthodes diffèrent cependant des actions menées par les agités des ronds-points. Ils cultivent en effet une même proximité géographique, la banlieue parisienne, affichant une certaine communauté d’esprit avec les situationnistes, dont ils ont adopté les armes pour exprimer leur dégoût de la société.

Sur le fond, Pierre Brasseur déroule un tableau politique et social aiguisé au fil de l’observation de la transformation des banlieues. À la gentrification s’ajoute désormais la colonisation des anciennes friches industrielles par les sièges sociaux de grandes entreprises mondialisées. Les cols bleus y ont été peu à peu remplacés par les cols blancs, entraînant le morcellement du paysage entre des cités dortoirs, en proie aux tensions ethniques suscitées par les divers trafics, et des villes bureaux, véritables forteresses high-tech désertées par une main-d’œuvre de fourmis, dès la nuit tombée.

Les membres du FRP sont l’émanation des tensions résultant de ces transformations. Ils portent leur malaise et échouent à lui donner une forme concrète et politique. Dépourvus de cause à promouvoir, si ce n’est leur réprobation brouillonne du système, ils se cantonnent à des actions spectaculaires, enlèvements aléatoires de cadres moyens, distributions de fruits et légumes volés, publiant sur les réseaux sociaux les vidéos de leurs exploits savamment mises en scène et agrémentées de slogans malins.

Face aux provocations et aux détournements absurdes du FRP, les forces de la répression, épaulées par les médias, temporisent avant de s’organiser lorsque les événements dépassent les limites du tolérable. Si l’on fait abstraction du capitaine Wouters, archétype archaïque du flic réactionnaire, ces forces restent anonymes, réduites au bleu des uniformes, aux cagoules du GIGN et aux bavardages des éditorialistes ou des spécialistes convoqués pour donner leur avis sur les plateaux télés. Pierre Brasseur déroule un propos qui confirme que la contre-révolution a définitivement gagné. Le seul idéal qui vaille est désormais celui de la consommation décomplexée sous toutes ses formes, sur fond de paupérisation et d’acculturation. Quant à la révolte, elle n’est plus que la manifestation énervée d’un corps social globalement sous contrôle. Sur ce point, l’auteur acquitte sa dette à Jean-Patrick Manchette sans déshonneur. Mais, on ne peut s’empêcher de buter sur un sentiment d’inachevé. Comme si face à l’impasse de la révolte, Attentifs ensemble était hanté par le spectre du néo-polar à la Manchette.

En dépit de ce bémol, Attentifs ensemble dresse un tableau convaincant d’un monde où les solidarités s’effritent, les services publics disparaissent et où les convictions politiques peinent à s’incarner. Hélas, face au caractère indépassable du libéral-capitalisme et au formatage de l’opinion, il n’a finalement pas grand chose à opposer.

Attentifs ensemble de Pierre Brasseur – Rivages/Noir, mars 2020

Ils savent tout de vous

Snowe découvre un jour qu’il entend les pensées de ses congénères. Un fait avantageux lorsque l’on est flic et que l’on interroge un suspect, mais fâcheux lorsque l’on se retrouve en prise directe avec les saloperies dans la caboche des collègues. De son côté, Brooks a amassé un joli pactole au poker grâce à son talent pour pressentir les intentions de ses adversaires. Mais, il ne pourra sans doute pas en profiter car il attend son exécution dans le couloir de la mort d’une prison de l’Oklahoma. En dépit de leur don pour la télépathie, rien ne prédispose les deux hommes à la sympathie mutuelle. Et pourtant, par le truchement d’une mystérieuse brune, ils finissent par unir leur destin.

Ils savent tout de vous est le genre de roman taillé pour une adaptation au cinéma. Visuelle, rythmée et stéréotypée, l’intrigue de Iain Levison vise avant tout à l’efficacité et on serait bien en mal de trouver une once de gras textuel dans ce récit mené à un train d’enfer, hélas au détriment de sa profondeur et de sa plausibilité. En abandonnant son goût pour le portrait vachard, pour la satire sociale et sa propension à filer l’autobiographie en douce, l’auteur perd hélas aussi l’ironie grinçante qui animait son regard désabusé sur le monde. À la place, on se contentera d’un énième thriller passe-partout, où affleure une critique légère de la société de surveillance et de notre addiction aux technologie de l’information.

D’aucuns ont relevé l’anticipation légère du roman, manière pour Iain Levison de filer la métaphore sur le contrôle total de nos existences, avec notre complicité tacite. Les outils de traçage ou le pistage de nos achats ou de nos connexions sur internet ouvrent en effet les possibles, livrant en pâture notre intimité à ceux qui savent chercher. Ils ne faut donc pas craindre les hypothétiques télépathes d’un programme secret abracadabrantesque, mais les autorités et leurs diverses agences de sécurité qui, sous couvert de protéger l’intérêt général, s’immiscent dans nos vies, cherchant à nous espionner, à tracer nos déplacements, encadrer nos usages du numérique, épier nos opinions pour débusquer les déviances, l’éventuelle menace ou le crime potentiel. Et, s’il est une morale à tirer de ce court roman, c’est que finalement nos libertés se mesurent à l’aune des atteintes que l’on est prêt à supporter pour les garantir, en même temps (sic). Alors, court camarade, l’ancien monde est devant toi, en pire.

Même s’il se lit vite et aborde par la bande un sujet non dépourvu d’intérêt, Ils savent tout de vous n’est sans doute pas le roman idéal pour découvrir Iain Levison. On conseillera plutôt aux éventuels curieux le génial Tribulations d’un précaire ou l’excellent Un petit boulot pour se faire la main.

Ils savent tout de vous ( de Iain Levison – Éditions Liana Levi, 2015 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Fanchita Gonzalez Batlle)

Le Bikini de diamants

Pour éviter de finir à l’Assistance, mais aussi en attendant la réouverture des champs de courses de chevaux, théâtre des arnaques de son père, Billy se retrouve chez son oncle Sagamore Noonan, histoire de se mettre au vert. L’événement ouvre une parenthèse dans la vie précaire du jeune garçon et s’annonce très rapidement comme le prélude d’une découverte, celle d’un phénomène.

Sagamore est en effet une célébrité notoire dans tout le comté, au point d’être l’unique préoccupation du shérif et de ses adjoints. D’aucuns prétendent même qu’on ne trouve pas plus grand filou dans le pays. Le bougre serait un génie lorsqu’il s’agit d’arnaquer le quidam ou de déjouer la surveillance de la police, persuadée qu’il distille en douce une gnôle de contrebande de première bourre. Mais, doit-on forcément accorder foi à tous les racontars lorsque le shérif en est réduit à ronger son frein et manger son chapeau, faute de preuves flagrantes ?

L’irruption de Melle Harrington, accoutumée aux gros bonnets… du crime, vient perturber quelque peu la routine des lieux. Elle précède l’arrivée de gangsters armés cherchant à faire parler la poudre. Rien de nature cependant à décourager Sagamore, d’autant plus que la belle apprécie nager dans le lac uniquement vêtue d’un bikini de diamants qui laisse entrevoir d’autres merveilles. De quoi inspirer à l’oncle de Billy un beau bazar, avec la complicité du gosse, témoin à son insu d’une sacrée comédie humaine.

Bien connu du lectorat incollable sur les classiques sous le titre de Fantasia chez les ploucs, Le Bikini de diamants n’usurpe pas sa réputation de roman culte. Réédité chez Gallmeister dans sa collection « Totem » dans une version non caviardée, le texte bénéficie de surcroît d’une traduction rafraîchie qui lui permet de donner la pleine mesure de sa charge burlesque.

Récit faussement naïf raconté avec les yeux et les mots d’un gosse de sept ans, l’opus majeur de Charles Williams sert de prétexte à une satire débridée. L’auteur américain ne s’y montre guère avare en bons mots et en descriptions vachardes, voire en situations croquignolettes et autres effets comiques, imprimant au texte une tournure pour le moins imagée. Le Bikini de diamants offre ainsi un festival de saillies drolatiques dont on mesure le crescendo endiablé à l’aune d’un mauvais esprit jubilatoire.

Charles Williams y croque un microcosme campagnard bigger than life, enfilant les clichés avec un humour et un abattage ne paraissant à aucun moment forcé. On s’amuse ainsi énormément des facéties et de la roublardise de l’oncle Sagamore, tout en se moquant de la balourdise des forces de l’ordre et du ton candide d’un narrateur découvrant la vie par le petit bout de la lorgnette des déviances des uns et des autres.

Plus de soixante ans après sa parution, Le Bikini de diamants ne déçoit pas, confirmant son rang de classique indépassable d’humour potache et d’ironie bouffonne. Le mètre étalon du southern slapstick.

Le Bikini de diamants (The Diamond Bikini, 1956) de Charles Williams – Éditions Gallmeister, collection « Totem », août 2017 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Laura Derajinski)

Dernière sommation

On ne présente plus David Dufresne. Égérie de l’opposition de Gauche et bête noire d’une grande partie des syndicats de police, le journaliste et documentariste français s’est taillé une solide réputation de rigueur et d’intransigeance face aux compromissions des médias avec la sphère politique et économique. Resté fidèle à ses idéaux de jeunesse, le bonhomme apparaît comme un franc-tireur attaché à la défense des libertés et à une certaine éthique journalistique. Il le dit lui-même : «  Le journalisme, c’est un sale métier qu’on peut faire proprement. »

Enquêteur méticuleux, lanceur d’alerte et observateur des dérives autoritaires de l’État et de la politique du maintien de l’ordre, David Dufresne opte cette fois-ci pour la fiction faisant des violences policières contre le mouvement des gilets jaunes le moteur d’un premier roman incisif. On ne retiendra certes pas Dernière sommation pour ses qualités littéraires ou la complexité de la psychologie des personnages. L’intrigue puise son carburant dans le vif, adoptant le point de vue de trois personnages emblématiques du mouvement populaire. Découpé en courts chapitres au titre scandés comme des slogans, le récit est de surcroît entrelardé de tweets ou de compte-rendus d’audience puisés au plus près du réel ou de la communication gouvernementale, histoire de renforcer l’impression d’urgence.

Par l’intermédiaire de son double Étienne Dardel, David Dufresne se veut le témoin d’une dérive inexorable, celle d’un État coupé du pays réel et de ses préoccupations, ne cherchant plus le dialogue mais l’affrontement. Il ne dénonce pas la police, envoyée au charbon par des politiques ayant érigé le cynisme et le mépris de l’autre comme unique ligne de conduite, mais l’État policier, celui qui, selon Max Weber, détient le monopole légitime de la violence mais refuse ici le débat lorsqu’il bafoue ses devoirs. Il rappelle enfin qu’il n’y a pas de révolution juste ou pure, mais juste des raisons légitimes de se révolter. Après tout, la révolte ne demande pas la carte d’un parti. Elle éclate, spontanée, foutraque, pour le meilleur ou le pire, mais avec une générosité et une capacité d’invention qui demandent toute notre attention et notre réflexion, du moins lorsque l’on est démocrate.

« Le pays était devenu violent, sous l’œil complice de ses institutions. Il était devenu violent parce que les attentats, parce que les terroristes, et parce que l’union nationale étouffait la moindre critique. Il était devenu violent parce que l’antiterrorisme était devenu l’alpha et l’oméga de la vie politique, union sacrée, police partout, justice nulle part. État d’urgence et confusion totale. Il était devenu violent parce que les colères sociales ne trouvaient plus d’écho, ni de relais ; on avait fracassé les corps intermédiaires, écrabouillé les syndicats, criminalisés les militants. Sans soupapes, la cocotte explosait désormais et le couvercle qu’on lui imposait prenait les atours du bouclier CRS. (…) Le pays était devenu violent jusqu’à ne voir qu’une catégorie de violences, celle qui le mettait en cause. L’état d’exception était devenu la règle. »

Avec Dernière sommation , David Dufresne ressuscite donc le roman politique, dans la meilleure acception du terme, posant les éléments d’un débat que d’aucuns aimeraient passer sous l’étouffoir de l’union nationale et des sempiternelles valeurs de la République. Il accrédite ainsi la vision d’Orwell, celle d’une botte piétinant un visage humain… éternellement, appelant à un sursaut démocratique, s’il n’est pas déjà trop tard.

Dernière sommation – David Dufresne, Éditions Grasset & Fasquelle, octobre 2019

Ecotopia

Vous ne l’avez sans doute pas su, mais ces satanés hippies ont pris le pouvoir dans les trois États de l’Ouest, imposant une sécession douloureuse aux États-Unis. Vingt années après cet événement traumatique, vers l’an 2000, l’Écotopia ouvre pour la première fois ses portes à un journaliste américain, William Weston. Pour cet envoyé du grand quotidien le Times-Post, ce nouveau pays apparaît à la fois comme une source de curiosité et de rancune. Son reportage est donc un bon moyen de combattre les préjugés, y compris les siens, afin d’établir la vérité sur les choix adoptés par les Écotopiens.

Écotopia reprend une formule littéraire ancienne, celle de l’utopie. Paru dans nos contrées en 1978 chez Stock, sous le titre de Écotopie, la fiction utopique d’Ernest Callenbach bénéficie d’une nouvelle traduction publiée chez Rue de l’Échiquier pour inaugurer la collection « Fiction » de l’éditeur. Une réédition bienvenue, offrant l’opportunité de découvrir un ouvrage relevant ouvertement de l’écologie politique, un OLNI de 1975, devenu rare sur le marché de l’occasion, et dont le propos se révèle plus que jamais d’actualité. Très honnêtement, c’est surtout cet aspect de Écotopia qui retient l’attention, comme un écho funeste aux inquiétudes et aux catastrophes de notre époque. Le dispositif narratif et l’écriture sont en effet d’une lourdeur et d’un didactisme bien décourageants. Ernest Callenbach mêle les articles publiés par le Times-Post aux extraits du journal personnel de Weston, témoignant de l’évolution du regard du journaliste sur l’utopie écologiste ouest-américaine. Le compte-rendu informatif côtoie ainsi le quotidien vécu, pendant que le devoir d’objectivité se frotte au ressenti intime du simple citoyen.

Pour le lecteur d’aujourd’hui, quel intérêt à découvrir un ouvrage de plus de quarante ans, de surcroît fastidieux à lire malgré la nouvelle et excellente traduction ? Peut-être pour (re)découvrir un pan non négligeable de la contre-culture américaine, où l’on imaginait autre chose, histoire de rompre avec les sirènes de l’American Way of Life. Les problématiques soulevées par Ernest Callenbach et les réponses qu’elles obtiennent en Écotopia puisent en effet leur source dans l’écologie politique et radicale. Les solutions mises en œuvre par les Écotopiens démontrent qu’un autre monde est possible, mais elles appellent à une redéfinition complète des modes de vie, de consommation, de production et de gouvernance. Un renversement total de paradigme, sans doute un peu rude à digérer pour des populations profitant des bienfaits à court terme de la croissance.

Écotopia est en effet une utopie écologiste fondée sur les principes de la décroissance économique et démographique. Les Écotopiens cherchent avant tout à réduire leur empreinte écologique pour aboutir à un état d’équilibre. Ils prônent le rejet du productivisme, du consumérisme, de l’individualisme et du capitalisme. Bref, les fondamentaux de la société industrielle. À la place, ils défendent l’idée d’une exploitation raisonnée des ressources, où prévaut le recyclage intégral. Ils pratiquent l’amour libre, tout en affichant leur préférence pour la vie en communauté, non sans éviter l’écueil du communautarisme. Chacun de ses membres a voix au chapitre, dans la plus élémentaire égalité, y compris des sexes, pouvant éliminer ses frustrations au cours de simulacres de guerre. Les Écotopiens développent enfin une économie de la parcimonie, où chacun bénéficie de garanties pour vivre décemment, ne rejetant pas la technologie lorsqu’elle sert leurs desseins, mais n’hésitant pas à user de la coercition pour mener leur projet à terme.

Ainsi, entre essai théorique, manifeste politique et fiction romancée, Ernest Callenbach dessine le portrait d’une société où l’utopie se mue en objectif désirable, car porteur d’un projet d’avenir optimiste. Et, même si Écotopia échoue sur le terrain de la littérature et du romanesque, l’ouvrage se montre visionnaire sur de nombreux points qui donnent à réfléchir à la lumière de la situation présente de notre monde.

Écotopia – Ernest Callenbach – Editions Rue de l’échiquier, octobre 2018 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] et préfacé par Brice Matthieussent)

Drift

Dans le futur, la Terre n’est plus qu’une coquille creuse. Sous un ciel gris et bas, obscurci par les scories, elle agonise rongée par un cancer ne lui accordant aucune rémission, une tumeur appelée l’homme. Dans les cités dortoirs, les cités dépotoirs, les cités-poubelles, la majorité de la population vit désormais sous terre, ne sortant plus que la nuit. Déambuler dans les rues le jour est en effet devenu périlleux. Les Diurnes patrouillent, déterminés à éradiquer tout signe de vie. Plus loin dans les plaines, les Justes modèlent le monde à leur guise, épurant le génome de ses tares biologiques pour concevoir une race de privilégiés à la longévité étendue. Mais, les ressources manquent aussi dans leur paradis aseptisé. Peut-être est-il temps d’aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs ? Peut-être faut-il affréter sans tarder le Drift pour y transplanter l’humanité, du moins sa part la plus évoluée ?

De tout cela, Darker n’en a cure. Seul importe le souvenir de Kenny et Surynat, la mante modélisée qui partage son existence solitaire. Seul compte son talent pour tuer et accomplir les missions que lui confient les nantis des cités-dômes, comme celle consistant à ramener deux chiens, un couple de jumeaux dont le talent peut être utile à la navigation du Drift entre les étoiles. Mais, le lien qu’il noue avec la paire canine lui coûte son indépendance. Contraint d’embarquer sur la nef céleste, il soumet sa triste humanité à l’épreuve du temps.

« Nous sommes de passage sur des mondes qui ne nous appartiennent pas. »

Bienvenue dans un monde parent de la fresque de « La Tragédie humaine ». L’espoir a déserté les rues des cités-poubelles, jonchées de cadavres dévorés par les rats, et le refuge des cités-dômes. L’engeance humaine a failli, la Terre lui rend la monnaie de sa pièce, stimulant son instinct de prédation. La technologie ne l’a pas libérée, bien au contraire, elle a accru les injustices sociales rendant les nantis et leurs serviteurs encore plus puissants et imperméables à la pitié.

Drift prolonge et étend ailleurs et demain le paysage fictionnel de Thierry Di Rollo. Un univers que l’on aurait tort de réduire à la noirceur. Incontestablement âpre, sans illusion sur la propension de l’homme à détruire pour satisfaire ses instincts, le roman recèle pourtant des moments de grâce fugitifs, témoignant d’une profonde empathie pour autrui et d’une grande tendresse pour ses personnages. Loin d’être parfaits, ils n’ont pas en effet l’étoffe immaculée du héros, de l’archétype incorruptible. Bien au contraire, ils sont façonnés à l’aune d’une humanité fragile, tiraillée par la grandeur et la bassesse. Être solitaire et apparemment sans état d’âme, Dwain Darker n’est pas sans évoquer un autre personnage de l’œuvre de Thierry Di Rollo. Plus précisément, Mordred, le varanier du diptyque Bankgreen/Elbrön. L’affinité qu’il entretient avec sa monture, l’ambiote modelée à partir des gènes d’une mante, mais également le lien qui l’unit aux jumeaux canins, ne l’empêchent pas de s’interroger sur la vie et la mort, l’amenant peu-à-peu à renoncer à la lâcheté de l’illusion de soi.

D’aucuns pourraient voir dans l’œuvre de Thierry Di Rollo comme une réflexion sur le sens de la vie et sur la condition humaine. Définir l’homme figure en effet au cœur du propos de l’auteur. C’est une interrogation dont la réponse n’est pas agréable, mais avec laquelle il convient pourtant de vivre. Drift pousse juste le raisonnement un peu plus loin, dépassant le cadre de la dystopie pour aborder celui du transhumanisme. Si la nano-technologie, le clonage, l’arrachement à la terre natale apparaissent comme des manières séduisantes de prolonger l’humain, de l’amener à s’affranchir de ses limites biologiques, toutes ces techniques ne redéfinissent finalement pas sa nature intrinsèque. Et, si la science nous permet d’entrevoir le dessein caché de l’univers, l’énigme assumée de notre condition consciente reste quant à elle inquantifiable, nous condamnant à une existence absurde, ici ou ailleurs.

Mélange de dystopie et de space opera, au sens très large du terme, Drift permet donc à Thierry Di Rollo d’élargir le champ de son inspiration, tout en restant fidèle à ses thématiques habituelles. Âpre mais traversé de moments d’empathie, le voyage de Darker résonne comme The Long and Winding Road des Beatles. Une complainte empreinte de nostalgie et d’abandon.

Drift de Thierry Di Rollo – Le Bélial’, 2014