Hillbilly Élégie

Les éditions Globe proposent un catalogue de non fictions fort sympathique, comportant une sélection de récits en prise directe avec les préoccupations sociales, politiques et économiques. De forts beaux sujets pour des romans noirs dont l’ancrage dans le réel n’est plus à démontrer. Ayant déjà dit tout le bien que je pensais de La Note américaine, je ne vais guère innover avec Hillbilly Élégie de J.D. Vance qui se révèle à tous points de vue instructif et passionnant. Précisons toutefois que si l’auteur lorgne du côté de la sociologie, le texte ne veut aucunement une étude scientifique documentée. Bien au contraire, on se trouve plutôt ici dans le registre de l’autobiographie, J.D. Vance convoquant ses souvenirs de famille et son parcours personnel pour dresser un portrait, non exempt de tendresse, du milieu où végètent les rednecks, Hillbillies et autres White trash.

Comme il se définit lui-même, J.D. Vance est un hillbilly conservateur. Autrement dit, un plouc, un péquenaud issu de cette frange de la population blanche frappée par une paupérisation inexorable que l’on aime à citer comme exemple de l’Amérique qui va mal. Au terme d’un parcours d’exception, après quatre années dans les Marines et des études universitaires réussies notamment à Yale, il est sorti de sa condition de petit blanc à laquelle son héritage familial semblait le prédestiner, devenant un avocat épanoui.

Hillbilly Élégie dresse ainsi un portrait empreint de tristesse et de nostalgie des Blancs d’origine irlando-écossaise, dont le quotidien se partage entre les friches de la Rust Belt et les contreforts du massif appalachien, en gros de l’Ohio à l’Alabama. En proie au chômage, au déclassement social, à la violence, à la paupérisation et à diverses addictions, les Hillbillies incarnent cette Amérique laborieuse, conservatrice, religieuse et agressive que l’on regarde avec effroi et accablement.

Pour J.D. Vance, cette situation résulte évidemment d’une conjecture économique défavorable renforcée par la mondialisation, mais aussi de programmes d’aides sociales inadaptées aux problèmes vécus par les familles, sans oublier l’incurie de gouvernements ayant privilégié les mesures d’assistanat ou de surendettement plutôt que d’investir massivement dans l’éducation et l’émancipation. Elle prend racine également dans les mentalités, se manifestant par l’incapacité des Hillbillies à se projeter positivement dans l’avenir, histoire de crever le plafond de verre pesant sur leur devenir. Pour J.D. Vance, sortir du cercle vicieux de la reproduction sociale de la misère implique une remise en question totale des préjugés et une redistribution de la richesse passant par une refonte de l’aide aux familles les plus défavorisées. En cela, il reste totalement dans l’esprit américain.

En attendant, ne nous étonnons pas de voir les Hillbillies succomber au complotisme, au discours rétrograde et anti-science des églises protestantes, tout en restant persuadés d’être moins bien traités que les autres communautés, quelles soient noire, latino ou asiatique. Bref, la proie idéale pour les démagogues, les grandes gueules et autres populistes agités du Make America great again.

Récit touchant d’une enfance et d’une adolescence ordinaire dans une famille élargie d’Hillbillies fous furieux (sic), l’ouvrage de J.D. Vance permet d’appréhender de l’intérieur l’envers du rêve américain. Il dévoile aussi le parcours chanceux d’un gamin bénéficiant de grands-parents attentifs à son éducation. Une stabilité ayant fait défaut à bon nombre de ses compatriotes.

Hillbilly Elégie (Hillbilly Elegy : A Memoir of a family and culture in crisis, 2016) de J.D. Vance – Éditions Globe, 2017 (autobiographie traduite de l’anglais [Etats-Unis] par Vincent Raynaud)

Paria

« On ne se souviendra pas de nous, il dit. On ne se souviendra de personne dans cette pièce. Ni dans cette petite ville triste. Ce que nous pouvons espérer de mieux, c’est de laisser une blessure dans le monde. Et si elle est assez grande, il lui faudra du temps pour guérir. »

Longtemps après la fin des années 1960, Stewart Rome se rappelle de sa jeunesse. Désormais déchu de son mandat pour cause de malversations immobilières, l’ancien maire se souvient de ses jeunes années et du meurtre sordide de Masha Kucinzki dont on a rendu coupable Emmett Turner, un jeune noir pas très futé. Loin du flower power et de la lutte pour les droits civiques, l’adolescent qu’il était a beaucoup de choses à révéler et bien peu à se pardonner. Il se remémore le corps souillé et martyrisé de l’amour de sa vie, tel qu’il a été retrouvé dans un placard de service du sous-sol du lycée, et nourrit sa culpabilité de pensées noires dont les détails remontent dans sa mémoire comme une écume sale. Qu’a-t-il fait exactement ? Ou plutôt, que n’a-t-il pas fait ? Tout se brouille dans sa tête, les faits se dissociant entre réel et fantasme. Une seule chose semble pourtant sûre. Même si tout le monde se fiche de ce crime maintenant, il doit en payer le prix jusqu’à sa mort.

L’Amérique de Richard Krawiec n’a pas l’éclat technicolor du way of life auquel le cinéma nous a habitué. Elle pue de la gueule, a du poil aux pattes et crache sa haine de l’autre, le paria. L’Amérique de Richard Krawiec ne loue pas les vertus consolatrice de la résilience, elle n’a pas d’excuses, juste de mauvaises raisons. Elle choque, elle meurtrit les corps donnant des bleus à l’âme. Et pourtant, au sein de ce creuset crapuleux, des êtres humains vivent, tentant de justifier leur existence en dépit des saloperies dont ils sont les témoins et auxquelles ils contribuent par leur action ou leur inaction.

L’écriture de Richard Krawiec enlumine le pire de l’humanité, faisant de la médiocrité et de la veulerie un portrait sincère et parfois touchant, où l’empathie et la répulsion se partagent le terrain, à part égale. Vulnérables nous avait crucifié par son désespoir absolu, Paria enfonce le clou avec sa description d’un inframonde répugnant, livré en pâture aux pires instincts de l’homme.

En parfait narrateur non fiable de sa propre histoire, Stewart Rome met les doigts dans la plaie béante qui suppure depuis son passé, élargissant ses bords pour accroître la douleur. Il met en scène son adolescence banale, tiraillée entre une famille dysfonctionnelle et de bien mauvaises fréquentations à l’école. Entre addiction, préjugés et désirs bruts, le bon élève et futur maire reconstitue les différentes pièces du drame à l’origine de son dégoût pour la vie. Mais surtout, il nous livre son plus grand secret, sa crainte d’apparaître comme un paria aux yeux d’autrui. Le paria, ce marginal et solitaire chargé de tous les torts et de toutes les tares par la communauté. Celui qui sert de bouc émissaire et que l’on n’hésite pas à sacrifier si nécessaire. Ne voulant pas être ce paria, Stewart a finalement choisi d’être un lâche.

C’est ainsi que les hommes vivent a-t-on envie de dire en refermant ce livre, et de boire un coup, parce que c’est dur. Louons cependant les éditions Tusitala pour leur persévérance à faire découvrir un auteur à la plume sans concession.

Paria (Pariah) de Richard Krawiec – Éditions Tusitala, 2020 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Charles Recoursé)

Calme plat

Adapté au cinéma par Phillip Noyce, avec Nicole Kidman, Sam Neill et Billy Zane dans les rôles principaux, Calme plat n’usurpe pas sa réputation de thriller maritime irrésistible. Ayant lui-même beaucoup bourlingué dans sa jeunesse, Charles Williams y mobilise toutes ses connaissances en matière de navigation pour faire monter la tension avec une efficacité dont pourraient s’inspirer de nombreux auteurs actuels.

L’argument de départ a pourtant le mérite de la simplicité. Partis passer leur lune de miel sur un voilier en pleine mer, entre côte ouest et Polynésie, John et Rae Ingram trouvent sur leur chemin Warriner, le passager affolé d’un yacht faisant eau de toutes parts. Le regard ailleurs, tenant des propos incohérents et dramatiques, le bonhomme provoque tout de suite la méfiance d’Ingram qui préfère aller vérifier sur place la véracité de son récit. Erreur fatale. Le naufragé profite de son absence pour lui ravir son propre navire, enlevant au passage son épouse. Pour Ingram, pas question de baisser les bras. Pas question de mourir dans un rafiot qui se remplit comme une baignoire. Bien au contraire, il doit survivre pour retrouver Rae et la soustraire aux griffes de Warriner. Pour Rae, la situation se révèle plus délicate. Obligée de composer avec un fou dangereux et avec sa propre conscience, elle doit trouver un moyen de rebrousser chemin afin de sauver son époux d’une noyade plus que probable. De cette équation à double inconnue, Charles Williams tire un récit nerveux de plus de 260 pages, dont le suspense reste maîtrisé de bout en bout.

Autour d’une intrigue dont la simplicité laisse en effet pantois, l’auteur américain brode un récit sous-tendu par la volonté de survie et une violence latente constante, ne ménageant guère de temps morts. L’histoire est bâtie comme un survival où le suspense se conjugue à l’angoisse au cours d’un crescendo qui contraint les personnages à faire appel à toutes leurs ressources psychologiques pour surmonter les difficultés. Sur le Saracen, Rae s’efforce ainsi d’apprivoiser la folie de Warriner afin de reprendre barre sur son existence et ainsi porter secours à son mari. Elle se trouve rapidement confrontée à un dilemme moral, doit-elle éliminer ou non le déséquilibré, mais aussi face au risque d’être tuée par un jeune homme psychologiquement fragile lui étant infiniment supérieur, d’un point de vue physique. De son côté, Ingram compose avec les autres passagers de l’Orpheus. Un homme et une femme qui lui cachent bien des choses. Il doit pourtant collaborer avec le duo, en dépit des cachotteries, afin de maintenir le yacht à flot.

La grande force de Calme plat repose sur ce double enjeu et sur la manière d’entretenir le suspense avec une trame somme toute réduite. Fort heureusement, Williams a du métier et cela se ressent. Il multiplie les rebondissements, sans donner l’impression de forcer le trait ou de chercher à flouer le lecteur, distillant les informations petit-à-petit. Entre l’imprévisibilité de Warriner, la force de caractère d’Ingram et la ténacité de Rae, il nous brosse une belle galerie d’archétypes où les femmes ne pointent cependant pas aux abonnées absents. Bien au contraire, elles se révèlent le moteur d’une intrigue n’étant pas seulement dominée par les muscles.

Calme plat s’impose donc comme l’un des meilleurs romans de Charles Williams. Ce huis-clos en pleine mer, cette tempête sous un crâne sur fond d’encalminage, n’abuse pas du qualificatif de classique. Il fait même jeu égal en matière de suspense avec bien des titres plus récents, montrant qu’une bonne intrigue résiste allègrement à l’outrage du temps. Pour terminer, saluons une fois encore les éditions Gallmeister pour la perspicacité de leurs choix en matière de réédition et pour la qualité de la nouvelle traduction de Laura Derajinski.

Calme plat (Dead Calm, 1963) de Charles Williams – Éditions Gallmeister, collection « Totem », mars 2020 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Laura Derajinski)

Capitaine Futur : Le Triomphe

Voici déjà le quatrième volet des aventures du Capitaine Futur, le héros des quadras et quinquas, fans de l’anime du studio japonais Toei Animation. Une nouvelle fois traduit par Pierre-Paul Durastanti dans la collection « Pulps » dont il est par ailleurs l’initiateur et l’animateur infatigable, l’ouvrage ne décevra pas les amateurs de rétro-fiction. Rien de neuf en effet sous le soleil des neuf planètes, une fois de plus menacées par un péril insidieux et implacable.

Ne lésinons pas sur les superlatifs car ils composent l’ordinaire du sorcier de la science, ce géant roux dont la carrure athlétique n’a d’égale que l’esprit vif et alerte. Meneur né des Futuristes, cette association de héros extraordinaires, à laquelle le gouvernement planétaire fait appel lorsque le désordre se répand parmi les peuples du Système solaire, Curt Newton ne semble animé que par la passion de la connaissance et un sens de la justice surhumain. Cette fois-ci confronté au seigneur de la vie, un mystérieux criminel promettant la jeunesse éternelle aux plus chenus des citoyens, via un élixir aux effets secondaires mortels, il doit prêter une nouvelle fois main forte à la police des planètes, incapable de déjouer la redoutable accoutumance qui se répand dans les neufs mondes. La routine, en somme, dans le plus pur registre du pulp et du comics dont Edmond Hamilton applique les recettes avec cette série née dans les années 1940.

L’amateur retrouvera donc la démesure d’une intrigue ne s’embarrassant guère de vraisemblance, lui préférant la patine d’une histoire recyclant des motifs plus anciens, comme ici celui de la fontaine de jouvence. Inutile en effet d’attendre autre chose que le dépaysement suranné d’un space opera trépidant, où une péripétie en chasse une autre, sur fond de ranch saturnien, de forêt de champignons aux spores mortels et de brumes impénétrables hantées par des hommes oiseaux. L’aventure à un saut d’astronef ou de voiture fusée, jalonnée par les saillies d’un humour potache, certes un tantinet répétitif, avec une foi dans le progrès scientifique chevillée au corps. Toute une époque et un état d’esprit différent, celui qui prévalait durant l’âge d’or américain, mais avec une légère touche de nostalgie dont on goûte un aperçu dans la salle des trophées du Capitaine Futur.

Bref, Le Triomphe, quatrième aventure du Capitaine Futur, reste un texte d’une exubérance juvénile, à peine entaché par quelques tournures familières, qui ne cède rien en matière de distraction sans conséquence. Et, ce n’est pas un fan de Starwars qui lui jettera la première pierre.

Capitaine Futur 4 : Le Triomphe (Captain Future’s Challenge, 1940) de Edmond Hamilton – Éditions Le Bélial’, collection « pulps », mars 2018 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Pierre-Paul Durastanti)

Watchmen : Now

Poète, comédien et écrivain, Aurélien Lemant ne rechigne pas à partager ses passions dans de courts et denses essais. Après Philip K. Dick, Maurice G. Dantec et Blue Öyster Cult, il nous livre le fruit de ses cogitations sur les comics super-héroïques et plus particulièrement sur le roman graphique Watchmen.

Découpé en neuf chapitres précédés d’une préface de Nicolas Tellop et d’un court prologue, Watchmen : Now propose une réflexion axée sur la notion de temporalité dans la bande dessinée, sur la mort de Dieu (et du super-héros), sur l’ambiguïté intrinsèque de la figure super-héroïque et sur son érotisation. Plus précisément, il s’intéresse aussi aux thématiques sous-jacentes de Watchmen, à son rapport au réel, à l’Histoire (les années 1980), au caractère prosaïque du quotidien et à l’univers des comics super-héroïques.

L’essai est en effet bien davantage qu’une étude de l’œuvre majeure d’Alan Moore et Dave Gibbons. Il s’apparente plus sûrement à une analyse de la culture populaire au sens large. Aurélien Lemant s’efforce ainsi de contextualiser l’opus majeur du duo britannique, évitant l’écueil du panégyrique, mais aussi le registre de la diatribe vers lequel le culte dont jouit Moore dans le milieu pourrait le pousser. Il tente de révéler la signification de Watchmen dans l’œuvre de l’auteur de Northampton et dans l’histoire des comics. En quoi est-elle révélatrice de l’évolution du genre super-héroïque ? En quoi se révèle-t-elle un jalon important dans la conception cyclique de l’univers des super-héros ? Et si Watchmen achève le mythe super-héroïque, c’est pour mieux l’ouvrir vers d’autres horizons. History/stories repeating.

Arrivé au terme de Watchmen : Now, on a presque envie de dire que l’essai d’Aurélien Lemant est trop court. Le format le contraint en effet à densifier son propos jusqu’à l’asphyxie. Il parvient pourtant à atteindre son objectif, invitant les éventuels curieux à la relecture de l’œuvre de Moore et Gibbons.

Watchmen : Now – Dieu, comics et super-héros de Aurélien Lemant – Aedon Productions, octobre 2019