Karmen

Ange de la mort au service de la Karma Corp, Karmen ne partage pas le zèle de ses collègues, obsédés par le culte du rendement et la culture du bonus. En dépit des nouvelles règles, plus conformes à la modernité, elle reste un esprit frondeur, attaché aux droits des défunts, s’efforçant de rendre leur transit plus « humain ». Catalina est une jeune étudiante un tantinet inhibée et égocentrique, enfermée dans une amitié d’enfance tardant à se transformer en relation amoureuse. Autrui a toujours été un paramètre qu’elle s’est ingéniée à effacer, le réduisant à un bruit de fond supportable. Peine de cœur oblige, elle se taille les veines, préférant l’oubli définitif au néant social qu’elle imagine par égoïsme. Un choix n’étant pas du goût de Karma. Entre l’ange de la mort et sa mission, se noue alors un dialogue tentant de faire mentir le destin.

Même si j’en lis beaucoup, je ne chronique guère de bandes dessinées sur ce blog. À tort ou à raison ? Ce n’est pourtant pas l’envie qui me manque, plutôt le vocabulaire graphique et la culture nécessaire à la mise en perspective. Je fais cependant quelques entorses à la règle lorsqu’une histoire me chatouille l’œil et me titille l’esprit. Guillem March est un dessinateur espagnol ayant un certain succès. Influencé par Neal Adams (je ne connais pas du tout), Jean-Pierre Gibrat et Milo Manara (je connais plus), Wikipedia relève de surcroît qu’il est l’auteur de quelques titres notables, notamment du côté des comics. N’étant pas vraiment un fan du Batverse, j’avoue qu’il est passé un peu sous mon radar. Karmen me pousse à combler cette lacune.

L’histoire ne brille certes pas pour son originalité. Un ange de la mort venu cueillir l’âme d’un défunt, s’attachant finalement à l’objet de sa mission plutôt qu’à son terme, sur fond de quiproquo romancé, on a déjà vu cela à de multiples reprises. Coucou Wim Wenders et Les ailes du désir ! Mais bon, pourquoi pas. Et puis, avec sa combinaison squelette et son côté sale gosse, Karmen a de quoi séduire (ou exaspérer). Elle pourrait sans doute rejoindre les Birds of Prey sans coup férir, ayant le profil adéquat. À vrai dire, c’est surtout la virtuosité du trait qui emporte l’adhésion, les plongées et contre-plongées virevoltantes, le dynamisme du découpage et la poésie de certaines scènes. Et tout cela, avec un personnage féminin se baladant à poil les trois-quarts de l’histoire, sans que cela ne soit aucunement impudique ou gynécologique. En gros, sensuel sans être sexuel. Avec son air ingénu et sa banale médiocrité, Catalina apparaît d’ailleurs comme l’angle mort le plus intéressant de cette bande dessinée. L’évolution de son regard sur autrui et sur elle-même constitue le fil rouge du récit, donnant au lecteur un aperçu du mal être adulescent.

Bref, Karmen mérite plus qu’un coup d’œil, surtout toute la première partie qui est d’ailleurs une longue déclaration d’amour à Palma de Majorque, la ville natale de Guillem March. Avis aux amateurs.

Karmen – Guillem March – Éditions Dupuis, septembre 2020

Cafard cosmique

Attention ! Article à haute valeur sentimentale. Tout est foutu !

Le 26 février 2011, le site du Cafard cosmique fermait ses portes. Depuis, dix ans se sont écoulés sans qu’aucun autre média ne vienne combler le vide laissé après sa fermeture. On ne va pas se voiler la face, le Cafard cosmique, surtout son forum, était devenu au fil du temps un repaire de personnalités au caractère fort, aux avis tranchés et souvent clivants, n’hésitant pas à chambrer le newbie ou l’auteur venu là défendre son honneur outragé. Les connards élitistes, comme ils aimaient par ironie se surnommer, jouissaient aussi d’une certaine audience, attirant l’attention des éditeurs avant que ceux-ci ne reportent leur regard sur la blogosphère. Bref, le Cafard cosmique, c’était un peu du poil à gratter pour le fandom, mais c’était surtout un ton rafraîchissant, une certaine exigence littéraire et cinématographique, avec une affinité avouée pour les mauvais genres et les trucs n’entrant pas dans les cases.

Vous me direz, pourquoi un tel article ? Tout simplement parce que j’en étais. C’est à la fin des années 90, au début des années 2000 que je suis tombé sur un hors série de Télérama listant les rares sites internet consacrés à la science-fiction à cette époque. Du fond de ma province, je ne fréquentais guère les lieux de rencontre interlopes dédiés au fandom. Je crois même que les Utopiales n’en étaient qu’à leurs balbutiements. De fil en aiguille, me voilà connecté au Cafard et à son forum, celui précédant la version codée en php. Mon sort était scellé. Entre crash du forum, contributions à l’Ezine, participation aux quelques Cafarnaüms organisés dans la capitale et autres anthologie du Cafard, je suis devenu l’un de ces connards élitistes, nouant de solides amitiés numériques, m’amusant des tours pendables joués aux pauvres newbies, m’énervant aussi un peu, mais me confrontant surtout au pluralisme des opinions et des regards sur un genre et un fandom qui restent cher à mon cœur.

Pour toutes ces raisons, je ne remercierais jamais assez Thierry Hornet, le créateur du site à l’emblème cornue, nourrissant une certaine nostalgie pour la période où l’une de mes plus grande joie était de me connecter le soir pour découvrir les nouveaux messages sur le forum, les psychodrames, les flame-wars, mais aussi l’ironie mordante, les délires et les échanges passionnants des différents contributeurs autour d’un auteur, d’un livre, d’un concept scientifique ou d’une actu volatile. Je lui dois aussi les découvertes de Iain M. Banks, Thierry Di Rollo, Catherine Dufour, Robert Reed, Ian R. MacLeod, M. J. Harrison, Gene Wolfe, Serge Lehman et bien d’autres. Mais, si la nostalgie est un carburant puissant, il faut également savoir tourner la page. Le Cafard cosmique est mort hélas, Dieu va prendre mon pied au cul. Reste des souvenirs

Trop semblable à l’éclair

Après une période de troubles ayant failli entraîner sa disparition, l’humanité a opté pour un changement de paradigme aussi brutal que radical. États-nations et religions ont été ainsi remplacés par une oligarchie composée de sept Ruches qui dirigent le monde, redessinant la société à la lumière de la philosophie du XVIIIe siècle. Sept Ruches pour les gouverner tous, et peut-être sept Ruches pour les lier tous… Parce qu’il a commis un crime effroyable, Mycroft Canner a été condamné à une forme d’esclavage. Instrument du pouvoir des Sept, mais aussi principal souffre-douleur de leurs éminences grises, il est chargé d’enquêter sur le vol et la falsification d’une liste de noms dont l’ordre importe beaucoup dans l’équilibre du pouvoir. Et, comme si cela ne suffisait pas, le voilà bombardé protecteur d’un enfant capable de donner vie à l’inanimé et apte à ressusciter les défunts…

Ne tergiversons pas. Trop semblable à l’éclair a fait partie des nouveautés très attendues, paru en 2019 à l’occasion du festival des Utopiales (où l’autrice était d’ailleurs présente). De ce fait découle une légitime curiosité, titillée davantage encore par les louanges d’une blogosphère portée à ébullition, par une critique élogieuse et quelques récompenses, notamment le prix Compton Crook et un Campbell Astounding Award. Bref, avec la parution du premier opus de la tétralogie «  Terre Ignota », le Bélial’ fait le pari de l’audace, de l’exigence et de la sidération. Dès les premiers chapitres, le lecteur se retrouve en effet immergé dans un futur où le meilleur des mondes possibles, issu du creuset de la philosophie des Lumières, a abouti à l’émergence d’une utopie aussi étrangère à nos yeux que pourrait paraître notre présent à un homme ayant vécu à la Renaissance. Ada Palmer n’a cependant pas oublié les leçons d’Ursula Le Guin, pour laquelle toute utopie recèle une part d’ambiguïté. Dans ce futur ultra-connecté, unis par un réseau centralisé de voitures volantes, où chaque individu est tracé, où le genre est considéré comme un archaïsme ou un objet de fétichisme, y compris dans la langue, où les religions sont proscrites au profit de directeurs de conscience chargés des questions métaphysiques (les sensayers), où les nations ont cédé la place à des organisations communautaires librement constituées, où les familles ne sont plus fondées sur les liens du sang mais sur les affinités, il y a tout de même quelque chose de pourri, pour paraphraser Shakespeare – qui donne par ailleurs son titre au roman. Et il ne faut guère compter sur le narrateur, Mycroft Canner lui-même, pour contester cette impression. Bien au contraire, il aurait même plutôt tendance, en bon narrateur non fiable, à brouiller les pistes, interpellant régulièrement le lecteur d’une manière très théâtrale afin de susciter adhésion ou réprobation.

À n’en pas douter, Trop semblable à l’éclair est un roman clivant, d’une densité confinant au repoussoir pour les uns, d’une érudition foisonnante et d’une ambition incroyable pour les autres. Le premier volume de la tétralogie «  Terra Ignota » n’est pas en effet un livre facile d’accès. L’autrice ne s’embarrasse pas de didactisme pour livrer au lecteur les clés de son univers. Le roman d’Ada Palmer demande que l’on s’accroche, que l’on persévère afin d’aller au-delà de la linéarité apparente de son double arc narratif. Il demande que l’on s’intéresse à la philosophie et à la pensée des Lumières, sans renoncer à une certaine dose de sense of wonder. Pourvu de l’illustration de couverture originale de Victor Mosquera déployée sur de larges rabats, et d’une interview de l’autrice américaine en guise de postface, Trop semblable à l’éclair se pare au final des vertus d’une science-fiction complexe et stimulante, formant une sorte de diptyque avec Sept Redditions.

Un avis plus mitigé ici.

Trop semblable à l’éclair (Too Like The Lightning, 2016) de Ada Palmer – Le Bélial’, octobre 2019 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Michelle Charrier)

Le Jeu de la Trame

La légende dit qu’ils étaient trente-neuf. Trente-neuf puissants seigneurs à qui l’empereur Soga a remis une carte doté d’un pouvoir unique. Chargés de gouverner chacune des villes gardant les portes de la Grande Muraille, ils devaient s’opposer aux attaques du peuple cendreux, repoussé loin au Sud par la fortification cyclopéenne, en des terres exposées à la combustion spontanée. Mais, la disparition de Soga a rebattu les cartes (euphémisme). Les seigneurs ont fini par s’affronter pour accaparer l’ensemble du Jeu de la Trame et ainsi disposer du pouvoir absolu. Bien des années plus tard, Keido fait à son tour sien ce dessein funeste afin de ressusciter sa défunte sœur et amante. La route est cependant longue pour l’héritier du Manoir des Saules. Un chemin forcément parsemé d’embûches, de complots et de trahisons.

Le Jeu de la Trame rassemble quatre récits d’aventures parus dans les années 1980 dans la collection « Anticipation » du Fleuve noir. On y découvre un univers de fantasy érotique, d’inspiration asiatique, à la fois nippon et fripon. Tous les indicateurs culturels pointent en effet vers le Pays du Soleil levant, tant pour la toponymie que pour l’ambiance ou la poésie, même si l’on décèle ici ou là des emprunts à la Chine médiévale. Ce décor confère une atmosphère exotique, pas désagréable, les auteurs laissant vagabonder leur plume au sein d’un imaginaire asiatique fantasmé, jalonnant le récit de quelques fulgurances poétiques surprenantes. Pour le reste, ils ne s’écartent guère des conventions de la collection « Anticipation », enchaînant les aventures et les rebondissements sans véritable temps mort. Le personnage principal Keido affronte ainsi une sorcière manipulatrice, œuvrant en coulisse d’un conflit seigneurial sanglant, une reine araignée et ses sectatrices, des pirates en pagaille, un chef de tribu charismatique se prenant pour LE prophète, et un seigneur de la guerre déchu assiégé par des créatures de feu. Bref, tout ceci est vif, direct et on ne s’ennuie pas un seul instant, même si l’on tourne parfois mécaniquement les pages, éprouvant un sentiment de lassitude fugitif devant le caractère répétitif et parfois sommaire des péripéties.

Le Jeu de la Trame se distingue aussi par un (anti)héros particulièrement détestable. Keido n’est en effet pas vraiment un modèle de vertu. Essentiellement motivé par l’égoïsme, le jeune homme ne correspond pas vraiment à l’imagerie héroïque de la High Fantasy. Bien au contraire, il se fond dans la grisaille d’un monde où prévaut surtout la médiocrité, la cruauté et les pires instincts humains. Il triomphe ainsi de ses adversaires par la traîtrise ou la ruse, n’hésitant pas à trucider les femmes qui se sont éprises un peu trop rapidement de lui. À ses yeux, elle ne constitue de toute façon qu’un repos du guerrier, un reflet affaibli de l’amour incestueux qu’il a éprouvé pour sa sœur, désormais morte, mais dont il espère la résurrection en s’appropriant toutes les cartes magiques du mythique Jeu de la Trame.

La magie est en effet un ressort important des quatre récits. Elle préside à la création d’un monde dont on découvre progressivement la genèse. Elle fournit aussi l’argument principal de la quête de Keido, ces fameuses trente-neuf cartes finement dessinées, convoitées par tous car conférant à leurs possesseurs un avantage irrésistible lorsqu’ils invoquent leur magie. La légende dit même que celui qui les possédera toutes aura barre sur le monde, décidant de la vie et de la mort de ses habitants. À défaut d’anneaux de pouvoir, les ressorts de la quête de Keido fixent un horizon d’attente clair, ne s’embarrassant guère d’ambiguïté ou d’état d’âme, et que l’on peut résumer à la formule : attrapez-les toutes !

Le Jeu de la Trame n’a donc pas à rougir de la comparaison avec d’autres romans de Dark Fantasy. Les auteurs tirent même assez bien leur épingle du jeu (haha!), proposant une série d’aventures divertissantes dont l’atmosphère reste soignée, en dépit d’un dénouement un tantinet bâclé et de péripéties répétitives. Les éditions Mnémos ne s’y sont d’ailleurs pas trompées en proposant une réédition augmentée d’annexes et de quelques haïkus, histoire de prolonger l’immersion.

Le Jeu de la Trame de Sylviane Corgiat & Bruno Lecigne – Intégrale révisée et augmentée, composée de Le Rêve et l’assassin, L’Araignée, Le Souffle de cristal et Le Masque d’écailles, collection Hélios, 2017

Les Enfers Virtuels

Au temps des voyages dans l’espace, de l’énergie illimitée, des Intelligences artificielles coopératives, des traitements antisénescence, de l’antigravité et de la fin des maladies handicapantes, l’immortalité, sous la forme d’une sauvegarde de l’état mental, semble un développement naturel du progrès technologique. L’enregistrement de la personnalité d’un être intelligent, en d’autres temps on aurait dit son âme, sa copie dans un nouveau corps ou dans un environnement virtuel, sorte de paradis numérique, ou son stockage dans des banques de données, apparaissent de l’ordre du possible, voire de l’enviable. Et, avec la mise en réseau de tous les paradis, les possibilités de vaincre l’ennui semblent quasi-infinies. Mais, quid des Enfers ? Quid de la valeur morale de leur existence ?

Au sein de la métacivilisation galactique, le consensus est loin de prévaloir. Deux camps s’affrontent par simulations interposées pour décider de leur devenir. Pour les uns, ils doivent être considérés comme un reliquat du cerveau reptilien et donc à ce titre effacés définitivement. Pour les autres, les Enfers demeurent le seul moyen de contrôle social efficace pour contrebalancer la tendance inhérente au Mal de la vie. Prin et Chay militent pour la suppression des Enfers. Infiltrés dans les tréfonds infernaux, exposés aux mille et un tourments de la Gehenne, aux supplices cruels des démons, aux souffrances indicibles des damnés, les deux jeunes universitaires pavuléens sont finalement séparés. Prin revient dans le Réel avec un récit épouvantable, de nature à ébranler les certitudes, vaincre l’indifférence et infléchir ainsi le cours de la guerre entre les pro et anti-Enfers, au grand dam des premiers qui pensaient l’emporter. Mais, il revient aussi avec la culpabilité chevillée au cœur.

Lededje est une intaillée. Elle a toujours vécu avec la marque infamante des esclaves, encodée jusqu’aux tréfonds de ses gènes. Selon les normes sociales sichultiennes, elle est une propriété, un meuble de luxe dont les motifs tatoués dans sa chair attestent de son statut inférieur. Un ornement à la merci de son maître, le cruel et dépravé Veppers. L’oligarque a fait de son corps un jouet sexuel, laissant libre cours à une perversité n’ayant d’égale que son égoïsme bien compris. Libérée de son emprise par la mort, elle est reventée (réincarnée) inopinément au sein de la Culture, ne songeant plus alors qu’à assouvir sa vengeance. Sa vendetta personnelle pourrait bien influer sur le déroulement de la confliction entre le Virtuel et le Réel.

Neuvième titre du cycle de la Culture, en comptant la novella L’État des arts et le roman Inversions, Surface Detail nous permet de renouer avec l’utopie ambiguë du regretté Iain M. Banks. Paru en France en deux tomes, sous le titre Les Enfers Virtuels, l’ouvrage s’annonce sous les auspices de la vengeance et d’un conflit moral et politique entre les tenants d’une justice immanente mais biaisée, et leurs opposants. Une confliction menaçant de faire irruption dans le Réel (majuscule y comprise). Bien entendu, la Culture pourrait prendre sa part dans cette guerre. Par d’autres moyens…

Comme souvent chez Banks, le macrocosme, l’univers démesuré et foisonnant de la civilisation pangalactique, n’est qu’un décor théâtral, une trame propice à la déconstruction. Un (space)opéra plein de bruit et de fureur où se déroulent des passions finalement très humaines. La Culture s’y révèle un acteur majeur, mais pas hégémonique, oscillant sur le fil de sa culpabilité après l’échec de la guerre indirane (quelques milliards de morts quand même) et son irrésistible tendance à l’ingérence, via l’officine secrète Circonstances Spéciales.

Iain M. Banks entremêle plusieurs trames, apparemment indépendantes les unes des autres, avant de nous livrer un final riche en surprises et pyrotechnie. Bien sûr, l’ironie n’est pas absente du propos de l’auteur écossais, se manifestant par l’entremise de mentaux excentriques et autres Ultériorisés, dépourvus d’état d’âme lorsqu’ils passent à l’action, mais non dénués d’une certaine éthique. Nul doute que l’on se souviendra longtemps de Demeisen, l’avatar de l’UOG de classe Abominator En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles. Mais, Banks spécule aussi sur la nature du réel, simulation dans la simulation. Une approche menant droit à la folie ou à un sentiment de sidération, émotion éminemment science-fictive. La vie y apparaît ainsi comme une vaste plaisanterie, conçue et dirigée par une entité ayant le goût pour l’absurde. Il solde enfin ses comptes avec la religion, outil de contrôle social entre les mains de politiques peu scrupuleux usant de la foi comme d’un aiguillon moral biaisé, agitant la menace de la damnation comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de l’existence. La peur comme moyen de gouvernance, rien de neuf sous le soleil.

Même s’il se révèle au final moins poignant ou virtuose que Le Sens du Vent ou L’Usage des Armes, Les Enfers Virtuels ne dépare donc pas dans le cycle de la Culture. Bien au contraire, il l’enrichit d’une facette supplémentaire, à la fois profonde et drôle, mais à la condition d’apprécier l’absurdité de l’existence.

Les Enfers Virtuels 1 & 2 (Surface Detail, 2010) de Iain M. Banks – Éditions Robert Laffont, collection « Ailleurs & Demain », 2011 (roman traduit de l’anglais par Patrick Dusoulier)

Lamb

« Elle s’avançait vers lui dans un bustier violet mal taillé, un short bouffant et des sandales couleur bronze ornées de faux diamants. Elle portait un énorme sac en cuir rose, et elle était sûrement la pire chose qu’il ait croisée de la journée. Des petits bras et des jambes maigres jaillissant de sous ses habits. Son short descendait sur ses hanches, laissant dépasser son ventre qui jurait comme un drap blanc souillé. C’était grotesque. C’était adorable. Des taches de rousseur s’amassaient sur ses pommettes, le long de l’arrête de son nez et sur la courbe bombée de son front, juste au-dessus des sourcils. Certaines étaient énormes, pareilles à des pois, et d’autres plus petites. Certaines étaient pâles, d’autres sombres, s’empilant comme des confettis brûlés sur ses épaules dénudées, son nez, ses joues. Il l’observa. Il n’avait jamais rien vu de semblable. »

La cinquantaine grisonnante, David Lamb est le genre de type banal sur lequel le regard ne s’attarde pas. Comme son père qu’il vient d’ailleurs d’enterrer, son épouse a décidé de le quitter suite peut-être à l’aventure de trop avec une jeunette. Sur un parking non loin d’un arrêt de bus, un peu par défi auprès de ses copines, Tommie l’aborde pour lui demander une cigarette. En dépit de ses onze ans qu’elle cherche à travestir en se vieillissant avec maladresse, la gamine le séduit par sa fraîcheur, sa naïveté et les taches de rousseur qui colonisent son visage. Ils se revoient à plusieurs reprises et il finit par lui proposer de l’emmener avec lui, loin de la banlieue monotone de Chicago, histoire de saisir le monde tant qu’il est encore possible de le faire. Après tout, même si ce qu’il s’apprête faire est condamnable, quel mal y a-t-il à procurer à une fillette une expérience formatrice, loin de son quotidien morne ?

« À la longue, elle viendrait à le considérer comme un caprice, une erreur, une période étrange de sa vie à laquelle elle avait survécu quand elle avait onze ans. Dans ses souvenirs à lui, elle serait tous les jours plus belle, plus précieuse. Dans les siens, il deviendrait un monstre. »

Lamb se révèle d’emblée comme un roman ambiguë, jouant avec les limites de notre zone de confort. Comment en effet ne pas se sentir mal à l’aise en découvrant l’histoire de David et Tommie, l’adulte à la cinquantaine bien sonnée et l’enfant de onze ans. Une relation frappée du sceau de l’interdit.

Bien qu’il s’en défende avec aplomb, Lamb flirte avec le tabou de la pédophilie, étant parfaitement conscient du fait que sa virée dans l’Ouest, en compagnie de la fillette enlevée à sa mère, est une transgression sévère et un crime au regard de la loi. Il se cherche pourtant constamment des excuses, des raisons de dédramatiser ce qu’il considère comme une expérience profitable à la gamine. Elle en ressortira grandie, plus mûre et sûre d’elle. Et puis, il ne fait rien de mal, du moins il n’en a pas l’intention. Bien au contraire, il se montre protecteur, paternel, attentif à son éducation.

En dépit de l’aspect bienveillant du bonhomme, on ne peut s’empêcher de pointer le côté manipulateur de son propos, sans oublier ses mensonges et son baratin. Mais aussi, une certaine dose de sincérité qui nous contraint à lui laisser le bénéfice du doute. Mais, les choses se corsent peu-à-peu. La tendresse qu’il manifeste à l’endroit de la fillette se mue en effet progressivement en amour, une attirance trouble ignoble. Certains gestes et mots ne trompent pas. Mais, cet amour reste du domaine de l’impossible, de l’impensable et surtout de l’immoral. Lamb est bien conscient de ce fait, donnant une fausse identité à la gamine, inventant avec elle une parenté fictive pour désamorcer les soupçons des autres adultes et s’empressant de faire redescendre la pression sous couvert d’humour ou en s’adressant à elle comme à une enfant. À plusieurs reprises, on sent pourtant que les choses pourraient prendre une autre tournure et verser dans le sordide et l’innommable.

Bonnie Nadzam évite cet écueil. Elle ne lorgne pas davantage du côté du Lolita de Nabokov. Bien au contraire, elle suggère sans jamais trop insister ou se montrer démonstrative, adoptant le point de vue de Lamb. Le bonhomme est parfaitement conscient de l’anormalité de la situation. Il est conscient que tout peut déraper à tout moment et que cet amour qui gronde dans son sang pourrait trouver un exutoire répugnant. Sur ce dernier point, l’autrice laisse planer le doute. Un non-dit subtil, une zone d’ombre sur laquelle on n’aura aucune information vraiment fiable, mais qui au final, se révèle plus asphyxiant que la réalité crue.

Jusqu’au bout, Lamb demeure donc un roman dérangeant sur un sujet pour le moins sensible, celui d’une enfant manipulée par un adulte. Mais, si le propos dérange, la forme que lui donne Bonnie Nadzam se révèle bien plus troublante puisqu’elle manipule notre propre ressenti sur l’histoire.

Aparté : le roman de Bonnie Nadzam a été adapté au cinéma en 2015 par Ross Partridge.

Lamb (Lamb, 2011) de Bonnie Nadzam – Réédition Points/roman noir, juin 2015 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Cécile Chartres)

La Survie de Molly Southbourne

Si Les Meurtres de Molly Southbourne était une histoire d’horreur viscérale jouant sur une sorte de confusion des genres, La Survie de Molly Southbourne opte ouvertement pour une intrigue plus linéaire, mâtinée de science-fiction et de thriller. On y retrouve bien entendu Molly, ou du moins l’une des Mollies née du sang de l’originelle, exactement au moment où s’est achevé le précédent récit. La novella s’inscrit donc dans une sorte de continuation, mais dans un registre différent et avec d’autres choix narratifs. Terminée l’oppression glauque qui vous cueillait aux tripes sans préambule, bienvenue dans une veine plus balisée et plus claire, celle du thriller et de la paranoïa.

La question de l’identité se pose d’emblée au double de Molly. Elle la taraude et lui impose des choix incertains. La créature est-elle seulement un gynoïde asservi aux souvenirs et réflexes de la Molly prime, condamnée à porter sa culpabilité par procuration ? Doit-elle se résoudre à rester le jouet de puissances occultes ayant droit de vie ou mort sur son existence ? Ou est-elle un être doué de conscience, prêt à effectuer ses propres choix et prendre à bras le corps son avenir ? La réponse à ces interrogations détermine son devenir d’une manière pressante, d’autant plus qu’elle se découvre un nouvel adversaire, apparemment bienveillant, semblable par nature, mais adepte lui aussi du secret. Bref, si l’existence de Molly prime ne tenait qu’à une goutte de sang, celui de la copie ne tient qu’à un fil, voire à un coup de fil adressé à une mystérieuse officine dont le numéro est tatoué sur son avant-bras.

En choisissant le thriller et les ressorts de la guerre secrète, Tade Thompson abandonne l’atmosphère anxiogène de l’horreur organique. Il déroule ainsi un récit nerveux, où la tension se cantonne à la psychologie et à une course-poursuite qui voit Molly évoluer vers l’acceptation d’elle-même et une forme d’indépendance. Si le récit y gagne en rythme et clarté, il perd aussi hélas en originalité, ne s’écartant guère des conventions du genre.

Avec La Survie de Molly Southbourne, Tade Thompson délaisse l’ambiguïté et le malaise pour une intrigue efficace, héritée des programmes secrets issus de l’affrontement Est/Ouest. Reste une question : jusqu’où compte-t-il emmener Molly ? Le troisième volet de l’histoire nous le dira.

La Survie de Molly Southbourne (The Survival of Molly Southbourne, 2019) de Tade Thompson – Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », 2020 (novella traduite de l’anglais par Jean-Daniel Brèque)