Basqu.I.A.t

Ami, tu lui confies tes préférences sans sourciller, transférant l’entièreté de ta vie sur son cloud. Tu partages avec elle tes expériences, tes vidéos et tes photos, affichant publiquement le contenu de ton assiette ou de ta caboche et jusqu’à tes vices les plus secrets, histoire de multiplier les like et gonfler ainsi ton ego. Tu acceptes ses cookies, même entre les repas, armant ses algorithmes affûtés qui te ciblent plus efficacement qu’une armée de tueurs en série. Tu laisses des traces partout où tu passes, sans même y penser, livrant ta mobilité et tes achats à l’expertise de ses systèmes automatisés. Tu es à la fois le message, le médium et elle est le ghost dans la machine, le successeur de pierre, la singularité qui s’annonce. Et pourtant, l’œuvre de Jean-Michel Basquiat continuer à lui échapper, le processus créatif restant inaccessible à ses processeurs.

Dans un registre discursif, Basqu.I.A.t creuse un sillon familier à l’amateur de science-fiction, pour ne pas dire un lieu commun du genre, depuis au moins l’émergence de l’ordinateur et des réseaux. Délaissant le propos catastrophiste de la dystopie et les promesses angéliques des prophètes du progrès, Ian Soliane adopte un angle original et inédit pour nous faire ressentir de l’intérieur la possibilité d’un remplacement de l’espèce humaine par sa plus grande création : l’intelligence artificielle.

À la manière d’un monologue d’environ quatre-vingt pages adressé à son créateur, Basqu.I.A.t nous cueille sans coup férir, captant notre attention par les ressassements et les récurrences de son I.A. narratrice. Elle nous relate son échec à saisir l’essence de l’œuvre de Jean-Michel Basquiat, mais aussi son incapacité à appréhender l’émotion suscitée par l’art. Réduit à l’énumération clinique de ses composantes, les peintures de l’artiste new-yorkais composent ainsi une partie du discours de l’I.A narratrice. La part la plus sensible d’une humanité dont elle connaît par ailleurs l’imperfection et les limites physiques, mais dont elle ne comprend définitivement pas l’affect et la part irrationnelle. Aussi se propose-t-elle de l’améliorer, de lui procurer une longévité étendue, de la libérer du travail, tout en protégeant ses enfants des incertitudes de l’avenir. Bref, de la sauver de l’extinction prévisible vers laquelle elle s’achemine inexorablement. À la condition de pouvoir modéliser Basquiat, voire même l’ensemble de la création artistique humaine, afin d’accéder ainsi à l’ultime bastion, jusque-là hors de son emprise, cette zone grise, indécidable : l’émotion.

D’emblée, la novella de Ian Soliane impressionne par sa puissance d’évocation, par l’aspect répétitif de sa langue et les fulgurances poétiques qu’elle suscite. Elle subjugue aussi l’esprit par la précision de ses mots et sa grande érudition. Elle stimule enfin l’intellect par ses spéculations, dévoilant une portée plus politique. Ces machines qui nous libèrent ne sont-elles pas aussi celles qui nous asservissent ? Doit-on leur confier toutes nos données personnelles, y compris les plus intimes ? Et, peut-on vraiment espérer émuler de l’émotion avec des œuvres synthétisées grâce à leur puissance de calcul ? Toutes ces questions et bien d’autres émergent à la lecture de Basqu.I.A.t, réactivant le motif de l’incommunicabilité entre deux intelligences trop étrangères l’une à l’autre pour interagir avec succès. Entre le roseau pensant et l’entité de silicium, le saut cognitif n’est finalement pas que quantique. Il est surtout métaphysique, échappant à la réalité physique encodée dans les circuits imprimés.

On ne saurait donc trop conseiller aux amateurs de ces thématiques de se tourner vers ce court et stimulant texte de Ian Soliane, paru aux très confidentielles éditions JOU.

Autres avis sur le site des éditions JOU et du côté de L’épaule d’Orion.

Basqu.I.A.t – Ian Soliane – Éditions JOU, janvier 2021

Même pas mort

Même pas mort est le premier tome d’un projet littéraire marqué du sceau de la dilatation textuelle. Avec la complicité d’un éditeur ayant laissé les clés sur la porte, au grand dam d’un lectorat partagé entre l’admiration béate et la lassitude devant un horizon d’attente sans cesse repoussé, Jean-Philippe Jaworski semble en effet avoir succombé au foisonnement d’un imaginaire puisé au sein du monde celtique. Ne lui en voulons pas trop, d’autres bien plus connus que lui (Winter is coming !) ont versé dans ce penchant fâcheux, préférant laisser vivre leur histoire plutôt que de chercher à la contraindre avec un plan trop strict. Bref, à l’heure où j’écris ces lignes la saga « Rois du monde » compte cinq livres (ou quatre selon le découpage des rééditions) et ne semble pas complètement achevée. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Et pourtant, Même pas mort s’annonce sous des augures pleines de promesses.

La quête de Bellovèse a effectivement de quoi séduire l’amateur de Fantasy historique. Privé de son héritage royal à la mort de son père Sacrovèse, assassiné par son oncle Ambigat, contraint à l’exil avec sa mère et son frère cadet sous la surveillance d’un noble biturige qui finit par se prendre d’affection pour lui, le destin de Bellovèse semble frappé du sceau de l’extraordinaire et de la légende. Pour en souligner le caractère d’exception, Jean-Philippe Jaworski choisit une narration à rebours, débutant son récit au moment où la mort se refuse au jeune homme pendant un conflit où il a été envoyé à dessein pour se faire tuer. Vécu comme une malédiction, ce prodige soulève bien des questions auxquelles seules les puissantes et inquiétantes habitantes de l’île des Vieilles peuvent répondre. Jaworski fait aussi d’un Bellovèse plus âgé le propre narrateur de son histoire, s’adressant à un interlocuteur étranger à sa culture, comme nous le sommes également, au-delà de l’abîme du temps.

Même pas mort frappe d’emblée le lecteur par la qualité de l’immersion qu’il propose. On est en effet immédiatement saisi par la vraisemblance de la reconstitution du monde celtique, par l’âpreté de l’existence de ses habitants et par la violence de leurs mœurs. On est également étonné de découvrir une civilisation où le rapport à la nature et au surnaturel diffère complètement du nôtre. Le récit de Bellovèse oscille ainsi entre la réalité crue d’un monde morcelé par les guerres incessantes, en proie aux aléas de l’existence, et les hôtes inquiétants des forêts et marais. Les descriptions sont somptueuses, chaque mot, chaque émotion étant mûrement pesés afin de s’accorder à l’authenticité de la reconstitution. Il n’y a guère que chez Robert Holstock que l’on retrouve une telle puissance d’évocation. La qualité de la documentation se ressent aussi, sans paraître trop didactique. Jean-Philippe Jaworski fait revivre avec talent la civilisation celtique, ce peuple ombrageux enclin aux excès de l’orgueil et de l’honneur. Un monde longtemps effacé de l’Histoire par les cultures latine et grecque, en proie aux fantasmes nationalistes, desservi par le manque d’écrits directs et que l’on ne finit pas de redécouvrir grâce à l’archéologie et à l’étude des paysages.

Même pas mort pose donc les jalons d’une saga qui promet beaucoup et pour laquelle, par voie de conséquence, on se montre par avance intransigeant, de peur d’être déçu. A suivre avec Chasse royale.

Même pas mort – Rois du monde, 1 – Jean-Philippe Jaworski – Les Moutons électriques, collection « La Bibliothèque voltaïque », 2013

« Les collections de L’Histoire » – La Commune : le grand rêve de la démocratie directe

L’année 2021 est celle des cent cinquante ans de la Commune insurrectionnelle de Paris. L’occasion pour les éminences institutionnelles d’en commémorer la mémoire, non sans polémique puisqu’une certaine frange politique, guère encline aux merles moqueurs et au temps des cerises, semble en réprouver l’idée. Accessoirement, l’événement semble aussi inspirer quelques écrivains et éditeurs souhaitant en faire l’objet symbolique de leur propos, histoire de capitaliser sur le sujet. On n’est pas à un paradoxe près… Dans ce contexte, le blog yossarian ne choisit pas, préférant renvoyer contempteurs et laudateurs à leurs marottes idéologiques et faire sienne les réflexions de Nicolas Offenstadt : la mémoire ne se décrète pas. De tout manière, compte tenu des circonstances actuelles, il ne fait aucun doute que le bicentenaire de la mort de Napoléon suscitera bien plus d’échos cette année. L’ogre est à la mode. La revue L’Histoire consacre le hors-série de ses « Collections » à la Commune, ce grand rêve de la démocratie directe, proposant un dossier fort instructif décliné en trois parties dédiées à l’événement, à son projet (politique, éducatif, culturel et social) et à sa mémoire. Invitons amicalement les éventuels curieux à s’y référer pour se faire une idée claire sur le sujet, mais surtout pour se forger un avis fondé sur la recherche historique et non sur les fantasmes idéologiques.

D’emblée, affirmons que les plus zélés propagateurs de la Commune sont les Versaillais eux-mêmes. À travers l’impitoyable répression de la Semaine sanglante, ils ont assuré pour des générations la postérité de l’événement dans la mémoire populaire. La liquidation de l’insurrection dans un climat de guerre civile, la réécriture de l’histoire via la publication de nombreux photomontages à charge, ont contribué à sa pérennité, y compris à l’étranger. Par la suite, l’absence de véritable amnistie renforce le processus. Les lois de 1879-1880 relèvent effectivement davantage de la grâce amnistiante que de l’amnistie. La grâce annule la peine mais pas la faute jugée qui pèse toujours comme une indignité sur l’ex-communard. Elle ne bénéficie de surcroît qu’aux survivants. Elle n’apparaît donc pas comme l’oubli souhaité, une remise des compteurs à zéro par une justice républicaine bienveillante, soucieuse de réconciliation. Pour cela, il faudra attendre le Front populaire qui, sous la pression du mouvement ouvrier, finira par célébrer officiellement l’événement, lui permettant de réintégrer l’histoire nationale.

À bien des égards, la Commune apparaît comme un moment charnière dans les luttes politiques et sociales de l’époque. Une transition entre un peuple inorganique et un prolétariat organisé. Elle s’inscrit en effet dans la continuation des mouvements révolutionnaires depuis la grande Révolution de 1789, mais elle apparaît aussi comme un événement inédit, insurrection spontanée du peuple se muant en guerre civile, sous-tendue par un programme d’émancipation sociale opposé à la paupérisation provoquée par l’industrialisation. Et si l’œuvre de la Commune ne pèse pas lourd sur la suite des événements, pour reprendre les dires de François Furet, c’est surtout parce que son inventivité et sa vivacité s’enracinent au cœur des quartiers, siège du véritable pouvoir populaire comme on pu le démontrer les défenseurs de l’histoire par le bas. Face au conflit qui reprend en avril, les Parisiens ont su s’organiser, mettre en place des collectes, des quêtes, installer des ambulances dans les bâtiments inoccupés, faire preuve de solidarité et veiller à l’application de la conscription. La parole s’est également libérée dans la presse mais aussi dans la rue comme dans les clubs, entretenant la critique, les projets et les espoirs des uns et des autres. Le paysage urbain a été modifié, l’espace sécularisé et de nombreux lieux rebaptisés, le drapeau rouge se substituant au drapeau tricolore. Les règles qui régissaient les rapports sociaux ont aussi été affectées, selon un rapport de pouvoir plus horizontal et selon les principes de l’autonomie. Là se trouve sans doute le grand héritage de la Commune : l’apprentissage de la démocratie.

La lecture du hors-série de L’Histoire permet d’écarter un certain nombre de légendes, replaçant au passage les faits dans leur contexte. Il propose également une mise en perspective salutaire, ne se cantonnant pas seulement à l’événement, mais également à son retentissement et à sa mémoire. Les journées du 18 mars au 29 mai 1871 apparaissent effectivement comme un moment d’exception. Pour un temps fugace, Paris devient le lieu de rencontre des anciens et des nouveaux révolutionnaires, des Jacobins, Blanquistes et socialistes internationalistes, mais aussi des autoritaires et anti-autoritaires. Un creuset foutraque où prévaut la désorganisation, l’urgence et un désordre parfois festif. Ces faits n’expliquent cependant pas à eux seuls l’échec de la Commune. L’année 1870 a été en effet émaillée d’événements analogues dans toute la France et sans doute l’insurrection parisienne s’est-elle produite trop tard, ne pouvant bénéficier du renfort des villes de province dont les contingents révolutionnaires ont déjà été neutralisés. La Commune est donc une lutte pour le pouvoir dans le contexte de la chute du Second Empire, événement inattendu qui voit les tenants de la république libérale et ceux de la république sociale s’affronter pour combler le vide politique. Elle est aussi un mouvement populaire, dominé par le monde ouvrier et par une volonté d’émancipation ne s’arrêtant pas au domaine de la politique. Avides d’égalité et de transformations sociales, les communards posent ainsi les bases de nombreuses réformes menées ultérieurement par la République. Auraient-ils eu le tort d’avoir raison trop tôt ?

Si la question de sa nature socialiste fait encore débat parmi les historiens, Marx lui-même n’a-t-il pas lui-même commenté l’événement, la Commune apparaît d’emblée pour les notables royalistes ou bonapartistes et pour les républicains modérés comme une monstruosité dominée par la racaille, les étrangers et les fanatiques. Les Communards sont d’ailleurs bien peu soutenus par les instances officielles et intellectuelles de l’époque, même si certains se ravisent pas la suite. Sur le sujet, l’internationalisme, la violence et les expropriations commises par les communards semblent avoir été grandement exagérés, histoire de noircir le tableau. La question du bilan humain est également tranchée, montrant que si les historiens discutent des chiffres, entre 5000 et 30 000 fusillés pendant la Semaine sanglante selon les recherches, cela ne remet pas en question l’ampleur du massacre et le caractère méthodique de la répression.

La partie consacrée à la mémoire de la Commune propose enfin un contre-point très intéressant, ne dédaignant aucun de ses aspects, qu’ils soient politiques, littéraires (la guerre des écrivains), historiques et culturels. L’amateur se réjouira de trouver un article consacré au film de Peter Watkins mais aussi à la plus récente bande dessinée de Raphaël Meyssan, projet original puisant ses illustrations dans les gravures et les archives des livres et journaux d’époque. Si l’on ajoute les cartes claires, les nombreuses illustrations sourcées et une bibliographie guère avare en références à lire, voir et écouter, ce hors-série de L’Histoire paraît incontournable. Et, si tout cela ne décide pas l’éventuel curieux à l’acquérir immédiatement, qu’il sache que la revue recèle quelques connaissances dignes d’intérêt, notamment sur Louis Rossel, le De Gaulle de la Commune, sur les tendances politiques des Communards et sur quelques unes de leurs figures, y compris féminines, ne s’arrêtant pas à l’emblématique Louise Michel.

Cent cinquante ans plus tard, la Commune n’est sans doute plus un marqueur politique aussi fort, même si son évocation fait toujours entrer en émulsion les tenants de l’ordre, mais son héritage n’en demeure pas moins toujours au cœur des préoccupations sociales actuelles. Rien de neuf sous le soleil.

« Les collections de L’Histoire » – La Commune : le grand rêve de la démocratie directe – Hors-série de la revue L’Histoire – Collectif, N°90, janvier-mars 2021

Gnomon

Qu’est-ce que Gnomon ? L’entité mystérieuse et insaisissable hante les angles morts du roman de Nick Harkaway. Comme une ombre sur la paroi de la caverne platonicienne, comme le sillage d’une nageoire dorsale sur le bleu d’un écran hors service, comme un protocole fantôme hébergé dans sa matrice textuelle, il semble vouloir restaurer la pluralité des choix dans un réel en proie au doute. Algorithme assassin aux incarnations multiples, son existence déroute, semant la confusion et la crainte dans les esprits. Est-il bienveillant ou malveillant ? Est-il le plus grand ennemi du Système ou son allié ? N’est-il finalement pas le plus grand mensonge d’un roman gigogne ?

Pour Mielikki Neith, Gnomon n’est au début qu’un nom sur un dossier sensible susceptible de déstabiliser la société britannique. Dans le meilleur des mondes possible, la Grande-Bretagne est en effet devenue une utopie gérée par le Système et surveillée par le Témoin. Les citoyens sont ainsi incités à participer directement à la vie publique, accomplissant le rêve d’une démocratie totale et proactive. En contrepartie, leur existence est scrutée en permanence via la vidéosurveillance, les traces numériques de leurs activités quotidiennes et les objets connectés dont ils usent. Grâce à ses algorithmes, le Témoin est même devenu capable de prévenir les actes criminels, assurant une paix et une sécurité quasi-absolue.

Dissidente reconnue du Système, Diana Hunter est morte pendant un interrogatoire dans les locaux du Témoin. Dans cette société parfaite, le fait est fâcheux et impensable. Chargée d’élucider le mystère de ce décès suspect, Mielikki Neith explore l’enregistrement de la mémoire de la victime en l’injectant dans son propre cerveau. Très vite, l’enquêtrice se confronte aux personnalités de trois autres personnes, un trader grec, une alchimiste du IVe siècle et un artiste éthiopien contemporain, dont les récits se mêlent à celui de Diana Hunter, multipliant les interrogations. Cela fait beaucoup de monde dans la seule tête d’une bibliothécaire et pose évidemment question. Où se cache la vérité et où se trouve le mensonge ? Que dissimulent ces différentes strates de souvenirs ? Pour Mielikki Neith, le défi devient presque insurmontable, au point de lui faire perdre le contact avec la réalité.

Lire Gnomon est assurément une expérience textuelle ardue. Par la densité informationnelle de ses multiples couches narratives, par ses thématiques obsessionnelles et la récurrence de ses motifs, le roman de Nick Harkaway – nom de plume du fils de John Le Carré – a de quoi fasciner ou repousser le lecteur succombant à son attrait. On cherche en effet longtemps la pièce manquante du puzzle composé par l’auteur anglais, s’accrochant au fil d’Ariane d’un récit labyrinthique. On tourne les pages, perdu entre les différentes lignes narratives d’une progression résolument non linéaire dont on espère, en guise de dénouement, la clé de chiffrement qui permettra d’en décoder le propos. On doit enfin se montrer patient et attentif pour comprendre où nous emmène Nick Harkaway, au risque de rester à quai. Mais, avant d’avoir la révélation, pour ne pas dire avant de recevoir l’épiphanie, il faut faire preuve de ténacité, quitte à prendre des notes ou à faire quelques recherches. Gnomon échappe en effet à la compréhension immédiate. Il ne cède en rien à la facilité, nous contraignant à accepter de nous égarer dans ses multiples narrations avant d’apercevoir la solution. Bref, Gnomon n’est pas le genre de lecture à aborder en dilettante.

Mérite-t-il pour autant tous ces efforts ? Sans aucun doute, oui. Pourquoi ? D’abord parce qu’on y découvre un monde dystopique qui, sous couvert de démocratie directe et de transparence totale, est fondamentalement totalitaire. Un monde convaincant et crédible, où la science-fiction s’adresse à notre présent, nous avertissant des dérives possibles et déjà en germe de toutes ces technologies intrusives dont on use sans réfléchir, préférant céder à la facilité et à l’esprit grégaire. Gnomon recèle aussi des passages fascinants, où la métaphysique se mêle aux spéculations technologiques, certes pas toujours inédites, et aux métaphores de la mythologie gréco-romaine, suscitant une forme de sidération. Certes, le roman n’est pas exempt de longueurs, se révélant parfois hermétique, notamment dans son segment alchimique, mais le dialogue impulsé avec les multiples références et allusions culturelles se révèle aussi très stimulant. Gnomon propose enfin une expérience intellectuelle qui, sans renoncer à la fiction, emprunte bon nombre de ses matériaux à l’histoire, la sémiotique, la philosophie, l’informatique, l’alchimie, l’art ou l’imagerie de la pop culture, multipliant ainsi les strates narratives, au point de déboussoler le lecteur.

Pour toutes ces raisons, pas sûr que le roman de Nick Harkaway satisfasse un lectorat ne souhaitant pas sortir de la zone de confort des fictions aux enjeux clairement définis. Mais justement, et si Gnomon n’était que l’ombre portée par la fiction sur la réalité ? Une métafiction s’avançant sous le masque d’un thriller mâtiné de dystopie, voire d’un roman politique post-brexit ? Dans l’attente de l’illumination, à la manière des cultes à mystères de l’Antiquité, Gnomon se mue progressivement en quête, transfigurant l’acte de lecture en expérience de coopération textuelle. Jamais le succès d’un roman n’a reposé autant sur la rencontre entre un livre et son lectorat.

On cause de cet article . A la rencontre d’autres avis ici. On embarque aussi là-bas ou chez le Chroniqueur.

Gnomon (Gnomon, 2017) – Nick Harkaway – Editions Albin Michel Imaginaire, janvier/février 2021 (roman traduit de l’anglais par Michelle Charrier)

Corniche Kennedy

À l’instar des feuilles mortes, les prix littéraires tombent en automne. De quoi alimenter le marronnier des médias. De quoi relancer aussi les ventes, pour le plus grand contentement de l’éditeur, tout en flattant l’égo de l’auteur. Je confesse n’accorder qu’une attention mollassonne à ce spectacle. Le feu des projecteur, le jeu des petites phrases, les sous-entendus, les tensions affleurant lors de la révélation des nominés, tout cela m’indiffère et, à vrai dire, ce n’est pas un prix qui me fera lire un roman.

Les prix ne manquent pas pour récompenser l’œuvre de Maylis de Kerangal. Prix Médicis, prix Franz-Hessel, prix Landerneau, prix du roman des étudiants France Culture-Télérama, Grand prix RTL-Lire, prix des lecteurs de l’Express-BFM TV, prix Relay, prix Orange du livre et j’en passe, l’autrice n’est plus multi-primée, elle est carrément sponsorisée. Autant de louanges devraient susciter la méfiance. Mais, les avis encourageants de certaines de mes sources ont finalement eut raison des dernières réticences.

Que dire de Corniche Kennedy sans en affadir le propos ? Résumer l’histoire ? Celle-ci tient sur un ticket de bus (ou de métro). D’un côté la bande de la Plate, des jeunes ayant pris quartier sur un bout de caillou, au pied de la corniche à Marseille, se prenant pour les plongeurs d’Acapulco. De l’autre, un maire excité, surnommé le Jockey, souhaitant mettre un terme aux plongeons de cette racaille des quartiers désargentés de la cité phocéenne. Faire place nette ! Rendre la corniche à la circulation automobile. Et rien d’autre ! Entre les deux, un flic désabusé, revenu de tout, cuvant son spleen dans l’alcool. Il ne se passe pas donc grand chose sur la Plate. On se regarde, on se toise, on se défie, on joue au jeu de la séduction. On cache ses blessures intimes tout en cherchant à être quelqu’un ou du moins à le paraître. Et on plonge, pour le frisson du saut (chiche !), pour cet instant fugitif où, entre ciel et mer, on embrasse le monde dans sa totalité.

Non, résumer l’histoire de Corniche Kennedy n’est tout simplement pas tenable car les clichés déjà-vus, déjà lus ailleurs, se révèlent au final un prétexte, un décor, permettant à l’écriture de Maylis de Kerangal de se déployer dans toute son ampleur. Somptueuse, rythmée, déconstruite, à hauteur d’homme, la prose de l’autrice happe l’attention. Elle installe une atmosphère, campe les caractères, exprime les non-dits. Elle se révèle idéale pour décrire cette période trouble et troublante, propice à tous les excès, que l’on nomme adolescence. Quelque chose d’alchimique se met ainsi en place. Un tropisme irrésistible. Les phrases de Maylis de Kerangal sonnent vrai. Elles réveillent des échos familiers, des souvenirs enfouis dans les tréfonds de la mémoire. Quelque chose de visuel, d’olfactif que l’on perçoit également à l’oreille. Quelque chose dont il est difficile de dresser le compte-rendu sans en affaiblir l’effet. Aussi, en guise de conclusion, laissons la parole à l’autrice.

« Ils se donnent rendez-vous au sortir du virage, après Malmousque, quand la corniche réapparaît au-dessus du littoral, voie rapide frayée entre terre et mer, lisière d’asphalte. Longue et mince, elle épouse la côte tout autant qu’elle contient la ville, en ceinture les excès, congestionnée aux heures de pointe, fluide la nuit – et lumineuse alors, son tracé fluorescent sinue dans les focales des satellites placés en orbite dans la stratosphère. Elle joue comme un seuil magnétique à la marge du continent, zone de contact et non de frontière, puisqu’on la sait poreuse, percée de passages et d’escaliers qui montent vers les vieux quartiers, ou descendent sur les rochers. L’observant, on pense à un front déployé que la vie affecte de tous côtés, une ligne de fuite, planétaire, sans extrémités : on y est toujours au milieu de quelque chose, en plein dedans. C’est là que ça se passe et c’est là que nous sommes. »

Corniche Kennedy de Maylis de Kerangal – Réédition Gallimard, collection Folio/poche, 2010