Eifelheim

Paru au sein de la vénérable collection « Ailleurs & Demain », Eifelheim était auréolé d’une réputation flatteuse, celle d’avoir été sélectionné pour le Hugo en 2007. Hélas, une illustration de couverture vomitive lui a sans doute fait rater son lectorat. Dommage car le roman de Michael J. Flynn méritait plus qu’un coup d’œil distrait, même s’il a reçu le prix Julia Verlanger dans nos contrées. Peut-être l’annonce de la réactivation de la collection permettra-t-elle de corriger cette erreur ?

Tom Schwoering et Sharon Nagy partagent un appartement à Philadelphie. Il est cliologue, son univers se cantonnant aux données qui lui permettent de modéliser l’Histoire afin de la rendre scientifiquement acceptable. Elle est physicienne, du genre à s’immerger des heures durant dans la théorie des branes multiples ou à jongler avec la théorie générale de la relativité et la physique quantique. En somme, deux passions exclusives qui arrivent pourtant à cohabiter et qui vont achopper sur un même problème : Eifelheim.
La petite communauté de la Forêt-Noire est en effet le pivot du roman. Jadis appelée Oberhochwald, avant sa disparition totale au terme de la Grande Peste Noire, elle demeure dans les mémoires sous le nom de maison du diable (Teufelheim), toponyme ayant mué avec le temps en Eifelheim. Si l’abandon du site d’Oberhochwald est indiscutable, les raisons en restent nébuleuses. De l’événement, il ne subsiste en effet que des témoignages lacunaires, déformés par les superstitions, les légendes et des documents dispersés aux quatre vents du temps. Bref, rien de véritablement probant, a fortiori à une époque où la Grande Peste noire a tout du coupable idéal. Car, si l’Histoire est bavarde, elle peut aussi être une redoutable muette qu’il convient de questionner avec tact.

À l’instar du Grand Livre de Connie Willis, Eifelheim est une chronique s’attachant à l’ordinaire, c’est-à-dire au quotidien des habitants d’un village médiéval. Loin des archétypes et des clichés, les habitants d’Oberhochwald prennent vie sous nos yeux dans un environnement que Michael J. Flynn s’approprie progressivement dans une restitution quasi-pointilliste du champ et du hors-champ historique, du détail et du global, de l’individuel et de l’universel. L’exercice relève sans conteste de la gageure tant les façons de penser, de se comporter et les us et coutumes de nos ancêtres peuvent paraître aussi éloignés de nous que ceux des hypothétiques habitants de Proxima du Centaure. Et puis, il y a le filtre de l’Histoire qui, pendant longtemps, a figé l’image du Moyen âge entre un nationalisme teinté de romantisme et la légende noire d’une époque propice à tous les obscurantismes. Dans Eifelheim, rien de tel. L’existence des habitants d’Oberhochwald nous paraît crédible car Michael J. Flynn parvient à rendre familier ce qui demeure définitivement lointain et révolu de notre point de vue.
Eifelheim est aussi l’histoire d’une rencontre extraordinaire, celle de l’autre dans son acception la plus étrangère : l’extraterrestre. Le premier contact est un thème classique de la Science-fiction. Il a permis à des auteurs, plus ou moins inspirés, de se frotter à l’altérité radicale, à l’incompréhension mutuelle, voire à l’incommunicabilité. Sans aller jusqu’à gloser sur l’extrême originalité du premier contact imaginé par Michael J. Flynn ou sur l’apparence des Krenken, reconnaissons que leur naufrage en terre étrangère a un air de déjà-vu. De plus, leur traducteur fleure bon la SF à papa, même s’il provoque quelques malentendus cocasses. En revanche, le ton adopté par l’auteur, son propos humaniste, pour ne pas dire empreint de morale chrétienne, tranche singulièrement apportant une forme de sincérité au récit. L’asymétrie des rapports et la divergence des natures humaine et krenken n’empêchent ainsi aucunement l’émotion de sourdre peu à peu. Des relations amicales, voire de complicité se nouent entre les visiteurs et leurs hôtes humains, sans que l’ensemble ne bascule dans la caricature et le grotesque. On en vient même à considérer comme naturelle la communauté d’esprit qui émerge au fil des moments de joie et de malheur qui rythment l’année 1348-1349. On se surprend aussi à se passionner pour les controverses nées des discussions entre Dietrich, le curé érudit, et Johannes Sterne, le krenken baptisé. Enfin, L’émotion nous étreint lorsque la peste se déclare dans le village, entraînant la mort dans d’atroces tourments des uns et des autres.
Vous me demanderez, que deviennent Tom et Sharon dans tout cela ? Leur histoire sert à la fois d’ouverture et de terme à un récit dont ils deviennent, en quelque sorte, les dépositaires. Et de pivot du roman, Eifelheim devient un pont entre des mondes et des époques différentes.

Parvenu au terme de cette chronique, rendons nous à l’évidence. Eifelheim abonde en questionnements essentiels. La valeur du témoignage face à l’Histoire, la définition de l’humain et de son rapport à l’autre, le rôle de la foi et de la science dans la connaissance, la part du destin dans l’existence… De quoi s’interroger et discourir sur les multiples niveaux de lecture d’un texte qui se caractérise autant par la richesse de la réflexion que par la limpidité de sa narration, admirablement retranscrite par Jean-Daniel Brèque. Sans oublier la dignité poignante des émotions qui imprègne les pages d’un roman dont on aimerait qu’il rencontre un plus ample lectorat. Qui sait ?

Plein d’autres avis ici.

Eifelheim [Eifelheim, 2006] de Michael J. Flynn – Éditions Robert Laffont, collection « Ailleurs & Demain », octobre 2008 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jean-Daniel Brèque)

Mécaniques Sauvages

Dans une ville de Paris réduite à la portion congrue, une cité enchâssée dans un désert infini, un néant sillonné par des singularités étranges et dangereuses, une épure minérale écrasée par l’ardeur d’un soleil implacable, Daylon met en scène une humanité tiraillée par des désirs contradictoires, en proie à la menace d’un changement de paradigme. Sous le regard corporate de Conformité, Mercatique, Mesures, elle rejoue à huis-clos le spectacle éternel du pouvoir des uns sur les autres et les choses.

Inscrit au sommaire de Retour sur l’horizon avec « Penchés sur le berceau des géants », on n’avait plus guère lu Daylon depuis la parution de l’anthologie événement. Une poignée de nouvelles et quelques années plus tard, le jeune auteur nous propose un premier roman chez Courant alternatif, nouveau label chapeauté par Les Moutons électriques, dont le propos se veut résolument politique, écologique et social, faisant appel à des thématiques qui innervent/énervent le présent.

Nul doute que ce Mécaniques Sauvages énervera le chaland. Au moins autant qu’il fascinera le curieux prêt à lâcher prise. En attendant l’effondrement des possibles en une seule réalité commerciale, reconnaissons à Daylon un goût affirmé pour la mutation du champ narratif de la science fiction. Sous sa plume, les mots sont précis et tranchants, balancés en rafale lexicale dont le sens contribue à peupler l’esprit de rémanences visuelles. Il nous immerge ainsi dans un univers où la cité parisienne et ses parages se distinguent comme un personnage à part entière, mettant en œuvre une chorégraphie où chaque parole, chaque pensée se mesure à l’aune de critères sociétaux codifiés, où le moindre écart apparaît incongru provoquant aussitôt la sanction. La langue et le langage des corps déterminent la conduite de l’individu, sa place et son utilité sociale, son rapport à l’autre et au réel.

Mais, sous les apparences docile et corporate du bunker parisien se dessine une autre géographie, une topographie parcourue de fractures, de lignes de force tectonique, menaçant de bousculer l’ordre social, voire l’architecture de l’univers tangible. Des coulisses sourd une tension féroce, une violence sauvage prenant pour cible la duplicité et les faux-semblant des maîtres de l’univers. Ouroboros, l’Oiseau-tempête, Amon, des entités indicibles surpuissantes se disputent, s’efforçant de tordre la réalité à leur convenance. Des bulles d’univers entrent en émulsion sur l’horizon des possibles, testant la porosité de leurs frontières. À l’ombre tutélaire de Joël Houssin, du Lord Gamma de Michael Marrak , de l’univers corporate de Cleer et des dangereuses visions d’Ellison, Daylon déroule son expérience science fictive, jouant avec nos représentations pour mieux en déjouer les limites.

Incontestablement clivant, Mécaniques Sauvages a donc le mérite de proposer autre chose, une acception du genre différente, disruptive, loin des sentiers battus et rebattus. L’expérimentation plaira. Ou pas.

Mécaniques Sauvages – Daylon – Courant Alternatif, avril 2021

La Tour du Freux

Si Nietzsche a prédit la mort de Dieu, Ann Leckie la met en scène dans un roman de fantasy qui, s’il ne s’écarte pas des conventions du genre, n’en demeure pas moins suffisamment singulier pour susciter l’intérêt, du moins le mien.

L’Iradène prospère sur les rives du détroit séparant l’Océan du Nord et la Mer d’Épaulement, prélevant un droit de passage sur le commerce. Mais, de l’autre côté de l’eau, le port d’Ard Vukstia entretient une rancune tenace contre le Freux, depuis que le dieu tutélaire de Vastaï a vaincu ses propres protecteurs divins. En compagnie de Mawat, l’héritier légitime du Bail du Freux, seigneur de l’Iradène, Éolo chevauche vers la capitale, laissant les terres du Sud exposées aux incursions des Tells qui convoitent les terres de leurs voisins. L’aide de camp dévoué découvre bientôt une cité en proie à l’incertitude, où le pouvoir semble avoir été usurpé, en dépit du respect des apparences. À l’ombre de la tour du Freux, siège du pouvoir séculaire du dieu désormais aux transcendants absents, le combattant mutique se familiarise avec les coutumes locales, se fondant dans le paysage afin d’élucider l’énigme de la disparition du précédent Bail du Freux.

La lassitude me pousse de plus en plus à délaisser la fantasy. Sans doute la propension du genre à décliner des cycles interminables n’est-elle pas étrangère à ce fait. Et, ce ne sont pas les variations supposées plus « hard » qui ont contribué à me réconcilier avec cette occurrence des littératures de l’Imaginaire. Bref, j’ai sans doute vieilli, élevant mon niveau d’exigence au fur et à mesure que j’ai pris de l’âge. Mais, pas au point de négliger les signaux d’alerte positifs qui ponctuent le net, entre deux publications photos de chatons. Ma curiosité a ainsi été titillé récemment par les prolétaires du kolkhoze Abdaloff, à l’occasion d’une émission où était chroniqué le dernier roman d’Ann Leckie traduit en France. Et, j’avoue que ma vigilance a été récompensée.

La tour du Freux est en effet un roman très original qui, au-delà de la sempiternelle intrigue d’usurpation de pouvoir, parvient tout de même à sortir des sentiers battus. D’abord, parce que l’affrontement se joue en sourdine, décalé dans un passé antique, voire antédiluvien, ou dans les coulisses de l’intrigue principale, via un point de vue étranger à l’action. Ann Leckie a de surcroît le bon goût d’éviter l’écueil du manichéisme, sans verser pour autant dans le tous pourri ou l’inversion des archétypes. À vrai dire, La Tour du Freux est surtout une histoire de manipulation où les manipulés ne sont finalement pas ceux que l’on croit.

Le roman adopte ainsi un point de vue extérieur, celui d’un narrateur s’exprimant à la première ou à la troisième personne, omniscient de surcroît, dont on découvre progressivement la nature et l’histoire. Celui-ci apparaît finalement comme le principal protagoniste d’un récit focalisé sur un duo de personnages qui ne sont finalement que les victimes d’un destin qui leur échappe. Le ton, le point de vue et l’arrière-plan contribuent pour beaucoup à l’attrait éprouvé pour le roman, constituant l’un des principaux ressorts d’une intrigue par ailleurs assez efficace. Pour terminer, la psychologie des personnages, notamment le duo formé par Mawat et son aide camp Éolo, est brossé avec suffisamment de finesse, de mystère et de complexité pour susciter l’intérêt. Un fait qui ne gâche rien, bien au contraire.

Plus connue pour ses romans de science fiction, Ann Leckie parvient ici à instiller une once de rationalité à un récit où se côtoient créatures divines, magie et destin. C’est subtil, bien mené et finalement passionnant, avec une touche tragique finalement pas désagréable. Bref, La Tour du Freux me paraît être une grande réussite qui me pousse désormais à lire la part science-fictive de l’autrice, en commençant par « Les Chroniques du Radch ». Un gros morceau me souffle mon petit doigt.

La Tour du Freux (The Raven Tower, 2019) de Ann Leckie – Éditions J’ai lu, collection « Nouveaux Millénaires », janvier 2021 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Patrick Marcel)

La Parabole du Semeur

Comme l’avait prédit T.S. Heliot, le monde s’est achevé dans un murmure. Un effondrement lent et inexorable de la civilisation. Lauren a eu la malchance de naître dans ce contexte, contrainte de renoncer au confort, aux certitudes et à la sécurité de ses aînés. Elle a trouvé refuge à Robledo, une petite ville non loin de Los Angeles, où l’on entretient encore l’illusion du monde d’avant derrière des murs. Jamais assez hauts. Son père pasteur est devenu l’un des piliers de la petite communauté, assurant la protection de sa famille en attachant beaucoup d’importante à préserver le secret de sa fille. Lauren souffre en effet d’hyperempathie, ressentant jusque dans sa chair la souffrance d’autrui. Une malédiction à une époque où prévaut la violence et la cruauté et où le moindre squatteur ou junkie, voire le vagabond le plus inoffensif, lorgne avec convoitise le bien d’autrui, prêt à tuer pour s’en emparer. Il lui a appris l’usage des armes et ce qu’il convient de faire avec si l’on est menacé. Elle a suivi son enseignement, délaissant dans le secret de son cœur la foi paternelle pour écrire un évangile personnel, forgé sur l’autel du monde d’après. Car, Dieu est changement, et il convient de l’épouser si l’on veut survivre.

À l’heure du dérèglement climatique, du racisme systémique et de l’individualisme généralisé, lire La Parabole du Semeur donne l’impression de découvrir une prophétie en voie de réalisation. Certes, nous n’en sommes pas encore au morcellement de la nation américaine, même si le mandat de Donald Trump a jeté de l’huile sur le feu de la division. Mais, le décor post-apocalyptique imaginé par Octavia E. Butler comporte suffisamment d’éléments familiers pour susciter un sentiment d’inquiétude. À vrai dire, tout semble tellement proche de nous que l’on ne serait pas étonné de voir dans La Parabole du Semeur une description à peine fantasmée de la dissolution de la nation américaine.

L’effondrement passe en effet par la disparition du lien social, ou du moins par sa réduction au plus petit échelon : le voisinage. La nation et son émanation institutionnelle se trouvent ainsi réduits à la portion congrue, les décisions du gouvernement ne faisant qu’accélérer le processus. L’État n’existe plus que sous la forme d’une fiction dont la population se détourne, consciente qu’il n’est plus en mesure d’assurer ses missions régaliennes. La police subsiste pourtant, même si elle rançonne plus qu’elle protège, et l’éducation perdure. On se demande toutefois pour qui ? Quant au système de santé, on ne sait pas, même si on se doute qu’il devient un privilège accessible seulement aux plus riches, ceux en mesure de se payer des miliciens pour assurer leur protection.

Paradoxalement, l’économie monétaire subsiste, il est d’ailleurs vital d’avoir un travail pour gagner les dollars nécessaires à l’achat des biens vitaux, notamment l’eau potable. Pour le reste, on compte sur son potager ou son verger, pratiquant ce que d’aucuns appellent l’autarcie. On compte aussi beaucoup sur la chance, essayant de la gagner à sa cause en offrant le moins possible de prise à plus pauvre que soi, ils sont légion dehors, derrière le mur, ou en priant pour échapper à la cruauté des drogués à la pyro, ces fous furieux qui ne rêvent que de mettre le feu au monde entier. La guerre de tous contre tous, surtout les plus pauvres, semble être devenu la seule règle, les laissés pour compte guettant la moindre occasion ou la moindre faiblesse pour prolonger leur existence misérable.

L’alternative existe pourtant. Il suffit pour cela de se mettre sous la protection des grandes entreprises qui privatisent des villages entiers, un peu partout. À la condition de renoncer à ses armes et d’accepter de payer pour tout : la nourriture, le logement, l’eau et la sûreté. Tout cela n’est pas sans rappeler l’époque féodale, l’effacement de l’autorité publique au profit de seigneurs aptes à défendre la population. Un retour au servage ou à sa variante plus corporate, l’esclavage, considéré comme le prolongement naturel du changement.

Tout ceci est suggéré, amené progressivement en lisant le journal intime de Lauren dont le récit sensible, entrecoupé de mysticisme, contribue à faire monter la tension dramatique et laisse entendre que le changement peut être multiple et plus humain. La jeune femme noire atteinte par un syndrome d’hyperempathie qui la prédestine à souffrir pour les autres, fait montre d’une maturité troublante, se faisant la prophétesse d’un futur plus bienveillant, mais pas naïf. L’homme reste en effet un loup pour l’homme, surtout en période de crise, et si l’on souhaite survivre dans l’immédiat, on ne peut hélas faire l’impasse sur la légitime défense. On doit également façonner son propre dieu en s’adaptant aux bouleversements sociaux et économiques, sans renoncer pour autant à la compassion et à la nécessaire entraide qui rendent l’existence finalement supportable.

Lauréate du prix Génie de la Fondation MacArthur Grant pour La Parabole du Semeur et sa suite La Parabole des Talents, Octavia E. Butler n’usurpe pas cette récompense. Au-delà du contexte post-apocalyptique ou de l’anticipation socio-politique, le présent roman se veut en effet un message volontariste, appelant à dépasser l’égoïsme et la barbarie pour aller porter les « Semences de la Terre » en d’autres mondes.

La Parabole du Semeur (Parable of the Sower, 1993) de Octavia E. Butler – Au diable vauvert, réédition « Les Poches du Diable », octobre 2020 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Philippe Rouard)

Manger Bambi

La quinzaine épanouie, bientôt seize, Louna, Leïla et Bambi écument sans vergogne le profil des vieux qu’elles harponnent sur les sites de sugar daddys. Des seniors en manque de câlins, le plus souvent plein aux as, prêts à lâcher quelques billets contre une petite gâterie. Des amateurs de jeunes filles en fleur, pas trop regardantes sur la date de péremption de la marchandise. Les pauvres ne se doutent pas qu’en guise de cinq à sept, le crew, comme elles s’appellent, émarge plutôt du côté des fleurs du mal. Le trio n’a en effet aucune limite lorsqu’il s’agit de dépouiller le bourgeois, prêt à tous les sévices pour lui faire cracher la maille, quitte à troquer la mort définitive contre la petite mort.

« C’est des insectes, elles pensent niquer la lumière et elles se retrouvent collées sur le phare d’une Benz. »

Manger Bambi est le genre de roman qui vous cueille à froid sans coup férir. La violence du sujet et du propos, le caractère cru de la langue, pétrie d’argot et de fulgurances poétiques, ne ménagent guère de répit, immergeant le lecteur dans la caboche d’une adolescente en souffrance, comme on dit pudiquement.

Avant de devenir Bambi, Hilda était une petite fille avec, sans doute, des rêves de gosse d’une banalité digne d’une émission de télé-achat. Mais, face à la maltraitance, la misère sociale, l’humiliation et l’acculturation, elle a perdu pied, entrant en rupture avec la société. Elle a développé progressivement une tendresse tordue pour son bourreau, une mère alcoolisée, violente et démissionnaire, collectionnant une ribambelle de beaux-pères par procuration, repêchés sur Internet, dont le dernier en date, Nounours, semble plus enclin à coucher avec la gamine qu’avec sa mère. Bref, on évolue de plain-pied dans le sordide, le malsain, mais hélas aussi le quotidien de bon nombre de femmes et d’enfants tombés en déshérence.

Peu-à-peu, la fille a endossé le rôle de la mère, surprotectrice et enragée, face à une génitrice qui ne contente plus que de lui rendre les coups, n’ayant pas de mots assez durs pour la rabaisser. Elle est devenue Bambi. Une grenade dégoupillée prête à exploser, à semer la zizanie et la douleur autour d’elle pour se venger. Une chasseresse à l’affût du vieux crapaud crapoteux, le flingue dans le sac, à portée de main, habitée d’une violence inextinguible.

Caroline De Mulder ne retient pas ses mots et l’on reçoit en pleine face la colère teintée de désespoir de la gamine face à l’aveuglement des adultes qui ne comprennent pas sa détresse et ne font que la pousser inexorablement vers le drame. Elle restitue la rage de l’adolescence, sa révolte face aux mensonges de la société mais aussi sa complaisance vis-à-vis des vrais prédateurs. L’envie de vivre vite et fort pour se sentir vraiment vivante imprime ainsi à son parcours une trajectoire fatale. Pour ceux qui la croisent.

Manger Bambi ne manque pas de souffle, de hargne et ni de détermination. En 208 pages, on ressort malmené et épuisé, conscient d’avoir lu une plume trempée au plus noir de l’humanité, explorant les angles morts de la violence féminine. Coup de cœur, évidemment.

Manger Bambi de Caroline De Mulder – Éditions Gallimard, collection « La Noire », janvier 2021

Vivonne

Adrien Vivonne serait né vers 1964 dans une famille de la petite bourgeoisie rouennaise plutôt engagée du côté communiste, en dépit de la désillusion de la révélation des crimes du stalinisme. Enfant rêveur, pour certains même indifférent aux malheurs de la vie, il hante la mémoire de tous ceux qu’il a rencontré. D’abord Alexandre Garnier, l’ami de jeunesse, désormais éditeur à Paris où il jalouse le succès de son ami auprès des femmes tout en enviant ses talents de poète. Le bougre s’est efforcé toute sa vie de prendre sa revanche, acquérant les droits des œuvres de Vivonne pour mieux les remiser dans l’oubli. Vengeance d’un médiocre qui pleure toutes les larmes de son corps en lisant des poèmes pendant que le déluge d’un typhon balaie les rues de Paris. Il le regrette amèrement maintenant que l’effondrement s’annonce, précipité par les Dingues, le Stroke et la libanisation de l’Europe. Mais avant de mourir et peut-être pour faire amende honorable, Garnier souhaite reconstituer l’itinéraire du poète, voire le retrouver afin de percer le mystère de sa disparition.

Béatrice a aussi bien connu Vivonne. Peut-être même est-elle mieux placée pour évoquer l’homme, ayant partagée sa vie d’un point de vue intime pendant une dizaine d’années après que le poète ait décidé de poser ses affaires à Doncières, sous les radars de l’édition parisienne. Sur le point d’embarquer pour Athènes, elle raconte Vivonne, attendant un vol sans cesse retardé par la tempête mais aussi les combats entre l’armée et les milices salafistes qui se disputent le contrôle de l’aéroport Charles De Gaulle. Elle attend de le retrouver pour se fondre dans la Douceur.

Chimène/Chimère est une enfant de la guerre, la fille que Vivonne n’a jamais connu. Elle a grandi dans le mystère de l’identité de son père avant de rejoindre les troupes irrégulières du Druide Caché. Son quotidien, elle le consacre désormais aux combats sans pitié contre les ZAD partout !, les Groupes d’Assaut Antifascistes et l’Armée Chouanne et Catholique soutenue par les Dingues. La guerre de tous contre tous et le libéralisme identitaire, elle la subit et elle continue d’en éprouver l’inanité jusque dans sa chair, ne voyant de salut que dans la quête de ce père dont les mots accompagnent son cheminement martial.

Pour les Amis retranchés dans l’archipel de la mer Egée, Vivonne est nimbé de l’aura du vieux sage, ses livres étant adorés au moins autant que ceux du vieux conteur aveugle. Mais, ils savent qu’au-delà des rivages de leur île, au-delà de la mer du Cercle, la violence et l’intolérance règnent sans partage, menaçant jusqu’à leur existence paisible, fondée sur la beauté, l’harmonie et le partage des plaisirs simples.

Pour tous, Vivonne apparaît comme un idéal fait homme dont les poèmes recèlent un secret, une recette du bonheur, à la condition de lâcher prise, de se fondre dans la Douceur et la beauté des mots, des émotions qu’ils suscitent. Jusqu’à la dissolution.

C’est toujours un plaisir de retrouver Jérôme Leroy. Sa grande culture, y compris dans les mauvais genres qu’il n’hésite pas à citer parmi les classiques de la littérature générale ou de la poésie, demeure un ravissement dont on se plaît à apprécier toutes les nuances stylistiques et les récurrences thématiques. Au sein d’une œuvre dominée par la constance de l’engagement et une nostalgie sourde, Vivonne ne dépare pas. Bien au contraire, Jérôme Leroy nous invite à lâcher prise, à céder au charisme indicible de la Douceur, mêlant l’anticipation et la poésie à des préoccupations plus sociales et politiques, tout en adoptant le ton du moraliste désabusé et celui du barde optimisme, convaincu de la supériorité de l’esprit sur la technologie.

Vivonne apparaît ainsi porté par le souffle d’un rêve ubiquiste, le désir d’une sublimation par la lecture, d’un ravissement par la beauté appliqué comme un baume salutaire sur les écorchures d’un quotidien âpre et pessimiste, où aucune alternative ne semble viable et où le passé ne comporte que trahison et renoncement. Loin d’être agréable, l’avenir de Jérôme Leroy apparaît comme le prolongement des maux du présent. Il a l’apparence des images de Caza, réalisées en illustration des deux tomes du roman de John Brunner, Le Troupeau aveugle. Il puise son inspiration dans l’actualité, dans l’inexorable dégradation de l’environnement, dans le délitement du politique sous les coups du populisme, de la frénésie identitaire et de la guerre de tous contre tous. Certes, on peut trouver à redire des propos ou de certains sous-entendus de l’auteur sur l’évolution du monde. On peut juger certaines de ses sentences un tantinet définitives. On ne peut cependant pas nier la sincérité de ses convictions et l’acuité quasi-ballardienne de son regard. Chez Jérôme Leroy comme chez l’auteur britannique, l’apocalypse est un genre en soi, porteur d’une esthétique du désastre, à la croisée de l’anticipation, du mythe et de la fable. Une vision hallucinée n’excluant pas l’ironie, en particulier lorsqu’il égratigne le milieu de l’édition parisienne et applique la critique à lui-même.

Entre la Douceur et la loi du plus fort, entre la puissance démiurgique des mots et les forces aveugles de l’auto-destruction, les personnages de Vivonne sont ballottés par des émotions contradictoires, en proie à la confusion d’une existence fragile et éphémère. Jérôme Leroy incite le lecteur à une forme de transcendance livresque, l’invitant à flâner dans les univers multiples de l’imagination, bercé par la nostalgie et la possibilité d’une utopie bienveillante et fraternelle, sur les traces de l’insaisissable Adrien Vivonne, poète vagabond et concept fait homme.

Avec Vivonne, Jérôme Leroy fait sienne la citation d’Oscar Wilde sur l’utopie, nous démontrant par la poésie qu’aucune carte du monde n’est digne d’un regard si le pays de l’utopie n’y figure pas. Réenchanter le monde par la lecture, l’apaisement et la poésie, on a connu pire comme projet utopique, non ?

Vivonne – Jérôme Leroy – Éditions La Table Ronde, janvier 2021

Chasse royale I – De meute à mort

Le temps s’est écoulé comme l’eau courant au pied du Gué d’Avara, la capitale des rois du monde, ces Bituriges fiers et ombrageux. Neuf années ont été sacrifiées à la paix, remisant les malédictions et les rancunes au profit d’un équilibre fragile. Depuis qu’il a prêté allégeance à son oncle Ambigat, retrouvant pour lui-même et son frère ses prérogatives de prince de lignée royale, Bellovèse semble être devenu un allié fidèle du Haut Roi. Jouissant du statut de héros, il guerroie pour celui que d’aucuns considèrent encore comme un usurpateur, accomplissant des exploits qui accroissent sa renommée, mais aussi les jalousies. Récemment, il a ainsi fait prisonnier un protégé du roi des Éduens, un soldure ayant pris la fâcheuse habitude de voler les troupeaux bituriges. Un gaillard à la chance insolente, béni des dieux ou profitant de quelques complicités au sein des territoires du Haut Roi. Peu importe les superstitions, Bellovèse n’est pas peu fier de l’avoir capturé, gardant le secret sur la ruse dont il a usé pour le piéger. Le succès a pourtant son revers, focalisant l’attention de tous sur le jeune champion. Les convoitises croissent en effet au fur et à mesure que l’étoile du Haut Roi Ambigat pâlit. Mauvaises récoltes et maladies apparaissent comme autant de signes de ce déclin. Des signaux de mauvais augures renforcés par une succession rendue compliquée par le remariage du souverain. De quoi attiser l’impatience d’une jeunesse n’attendant que de contribuer à sa propre gloire, sous le regard des dieux et de leurs intercesseurs, les druides.

Chasse royale – De meute à mort est le deuxième volet de la Saga « Rois du monde ». Du moins, il l’était jusqu’à ce que le texte échappe complètement au contrôle de Jean-Philippe Jaworski, devenant le premier tome d’un second volet désormais décliné en quatre livres. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Ceci n’empêche pas Chasse royale – De meute à mort de tenir toutes les promesses esquissées dans Même pas mort. On y retrouve en effet toutes les qualités de son prédécesseur. D’abord, une langue riche, précise et imagée, peut-être un tantinet verbeuse, mais incontestablement évocatrice. Un souci de vraisemblance intact, jusque dans le moindre détail, s’efforçant de redonner vie avec succès au monde de la Gaule celtique, dont on est condamné à déchiffrer les traces à travers les bribes livrés par les rares écrits antiques et les trouvailles de l’archéologie. L’ensemble est enfin porté par un souffle épique intense, où complots, trahisons et combats se succèdent sans paraître forcé.

Certes, Chasse royale – De meute à mort n’est pas exempt de défauts, parmi lesquels on pointera surtout un délayage bavard, perceptible surtout dans la partie de chasse à courre que nous sert Jean-Philippe Jaworski en guise d’ouverture. Heureusement, à partir de la célébration de l’été à Autricon, tout le second segment du roman nous fait oublier l’ennui de cette petite centaine de pages. On manque d’ailleurs de mots pour qualifier ce morceau de bravoure époustouflant où la tension et la violence des exploits accomplis ne se relâchent à aucun moment. Le second opus de « Rois du monde » confirme également par sa structure son caractère de saga oscillant entre histoire et légende. La nature orale du récit transmis par Bellovèse à son invité grec et la teneur rétrospective de son dit entretiennent une parenté évidente avec la matière des récits irlandais dont elle constitue un avatar romancé.

Jean-Philippe Jaworski fait ainsi œuvre de conteur et d’auteur, brodant sous nos yeux un légendaire celtique riche et foisonnant dont on attend la suite avec d’autant plus d’impatience qu’il nous abandonne abruptement en rase campagne, sous les murs d’Autricon, avec un Bellovèse en fâcheuse posture. À suivre, donc. Vite !

Chasse royale I – De meute à mort – Rois du monde, 2 – Jean-Philippe Jaworski – Les Moutons électriques, collection « La Bibliothèque voltaïque »,  mai 2015

Mégafauna

Retour du côté de la bande dessinée, avec un titre pour lequel je ne regrette pas d’avoir jeté plus qu’un coup d’œil. Tout est foutu !

Mégafauna est une uchronie échafaudée sur une divergence guère courante, si je ne m’abuse. Nicolas Puzenat imagine en effet que les Néandertaliens ont survécu, se protégeant de leur envahissant cousin Sapiens sapiens en bâtissant une muraille cyclopéenne pour délimiter leur territoire. Moins nombreux mais d’une constitution plus solide que leur voisin, les Néandertaliens disposent aussi d’une technologie plus avancée sur certains points. N’ayant pas le même rapport à la nature, ils ont su préserver la faune et la flore pour le plus grand profit d’espèces préhistoriques comme le mammouth ou l’aurochs. Des milliers d’années plus tard, après avoir traversé la Préhistoire, l’Antiquité et le Moyen Âge, le statu quo perdure et les relations entre les deux humanités se réduisent toujours à l’affrontement ou au commerce, assurant à quelques principautés une suprématie fragile. En dépit de ses grandes compétences médicales, Timoléon de Veyres n’attend pas grand choses de l’avenir, si ce n’est un mariage arrangé dans l’intérêt de sa famille. Il ne s’attend surtout pas à être choisi par son oncle, personnage retors ayant usurpé le pouvoir au détriment de son propre père, pour accomplir une mission diplomatique chez les Nors. Le jeune homme timoré et curieux y voit l’opportunité d’étudier le peuple néandertalien afin de répondre à ses multiples interrogations à leur sujet.

Mégafauna tient à la fois de l’uchronie et du conte philosophique. Sur une trame classique, Nicolas Puzenat déroule un récit qui, s’il ne surprend pas par ses emprunts historiques (on va y revenir), interroge le lecteur sur des notions universelles, nous réservant même un twist final surprenant et pessimiste. Si la coexistence Néandertaliens/Sapiens ouvre les perspectives narratives, elle dessine aussi une géopolitique qui n’est pas sans rappeler celle du bassin méditerranéen aux époques médiévales et modernes, où Chrétientés et mondes musulmans se sont côtoyés pendant plusieurs siècles, s’affrontant ou échangeant marchandises et connaissances au profit de la politique intérieure des uns et des autres. Il en va de même pour les Nors et leur voisins méridionaux. Nicolas Puzenat ne cherche d’ailleurs pas à rendre l’une des humanités plus sympathique que l’autre. Néandertaliens comme Sapiens sont guidés par les mêmes impératifs de survie, usant des stratégies de la politique ou de la religion pour servir leurs desseins. L’ambivalence, la cruauté et la superstition prévalent partout, chaque peuple rejouant les habituels ressorts de la comédie humaine. Dans ce cadre, Timoléon apparaît comme un candide, un personnage naïf et curieux qui, au fil de l’aventure et de sa découverte du monde des Nors, fait surtout l’apprentissage d’une certaine forme de machiavélisme.

Côté graphisme, Nicolas Puzenat mêle la simplicité du trait lorsqu’il restitue les émotions des personnages ou caractérise leur physionomie différente, à un art du foisonnement quasi-pointilliste quand il dessine les paysages. Une manière de faire qui n’est pas sans rappeler la patte de Christophe Blain. Tout ceci stimule le regard, incitant le lecteur à prendre son temps, tout en suscitant un phénomène d’échos bienvenu avec le ton médiévalisant du récit. On relèvera enfin quelques belles trouvailles visuelles du côté néandertalien de la muraille, notamment sur sorte d’habitat collectif n’étant pas sans évoquer les constructions des insectes sociaux.

Fable uchronique au trait sympathique et sans chichis, Mégafauna apparaît donc comme un miroir de notre histoire, où finalement Néandertalien comme Sapiens, en dépit de leurs différences, restent soumis aux impératifs de la survie et de la politique.

Plus d’information ici.

Mégafauna – Nicolas Puzenat – Éditions Sarbacane , mars 2021

Le Livre jaune

À l’ombre de Chambers, Dante, James Matthew Barrie (toujours) et Mircea Eliade, Michael Roch propose un nouveau voyage littéraire en terre d’Imaginaire. Une ballade mise en page par les éditions Mü dans un superbe écrin, peut-être un tantinet onéreux quand même. Que les esprits chagrins se consolent cependant car, si Le Livre jaune coûte un demi-rein, il recèle des pages d’une beauté fascinante, un tourbillon de mots qui vous emmène très loin. Abandonnant Peter Pan et le Pays des enfants perdus, Michael Roch cingle vers une autre île solitaire, celle abritant la cité de Carcosa, et toutes ses autres déclinaisons toponymiques situées au seuil de l’Ailleurs. Il nous embarque dans une quête, au cœur de limbes habitées de fantômes hésitant entre la vie et la mort, l’existence et le néant, en compagnie d’un pirate à la dérive, cherchant vengeance auprès du Roi en jaune, et peut-être aussi à la poursuite du sens de la vie.

« En nous résonnent deux mélodies : celle de l’être aimant le monde et celle de l’être absent du monde. Il ne convient pas de choisir l’une pour détruire l’autre, cela est impossible. Mais celle que l’on fredonne donnera la teinte de notre symphonie. Et nous serons au monde l’air que nous sifflerons. »

Il ne faut guère longtemps pour succomber à la petite musique textuelle du nouvel opus de Michael Roch, un attrait que l’on avait déjà éprouvé à la lecture de Moi, Peter Pan, et qui ne tarde pas à se manifester à nouveau dès les premières pages. Présenté comme l’« Acte Second » d’une introspection ne disant pas son nom, Le Livre jaune déroule une prose dense, tout en circonvolutions poétiques, où la puissance d’évocation se conjugue à la préciosité d’une langue empruntée au lyrisme du registre théâtral. Découpée en quatre parties, tissée de réminiscences, Le Livre jaune prend place dans le décor d’une cité aux contours changeants, dont les multiples strates évoquent à la fois le labyrinthe de la mémoire, la Tour de Babel, un château hanté par les âmes damnées et un cul-de-basse-fosse infernal que n’aurait pas désavoué ni Dante, ni Piranèse.

Très rapidement, on renonce à rationaliser sa lecture, préférant s’immerger dans les pages de cette longue novella, pour goûter avec gourmandise à l’amour des mots de l’auteur et aux descriptions teintées d’onirisme où prévaut la lenteur et un champ lexical loin d’être en friche. Mais surtout, on se frotte avec délectation à la mélodie entêtante fredonnée par Michael Roch, un air nous invitant à reconsidérer le monde d’un regard dessillé de ses regrets, prêt à appréhender les aléas du quotidien, prêt à imprimer sa propre histoire sur les pages vierges de l’à venir. Bref, prêt à prendre en main son destin. Une bien belle manière de s’affranchir des carcans de l’existence pour un beau récit flirtant avec la poésie en prose. « La vie se comprend, la vie s’apprend, et puis on lui rend pièce. »

Rendons donc hommage encore à Michael Roch pour cette ballade, certes parfois exigeante, mais dont on ressort transformé.

Le Livre jaune – Michael Roch – Editions Mü, mai 2020

À Huit clos

Huit ans que je vous saoule avec les chroniques de mes lectures. Huit années à scander le décompte de ma primesautière longévité textuelle sur la blogosphère. Et toujours pas de compte Instagram ou un tik tok ! La hype me fuit, tant pis, ou tant mieux.

Voici venu donc le temps de l’article annuel, celui me voyant céder à l’introspection, au droit d’inventaire et à l’ironie. Les statistiques suivent leur petit bonhomme de chemin, recueillant les suffrages de nouveaux abonnés, les likes extatiques des followers en transit et les échanges bon enfant des commentateurs avisés. Je n’ai vraiment pas à me plaindre en aussi bonne compagnie et, à vrai dire, la lassitude n’a pas encore gagné ma carcasse. La preuve, depuis l’année dernière, 87 nouvelles entrées sont venues égayer ce blog.

Le temps passant vite, branchons sans plus tarder la machine à voyager dans le temps et remontons jusque vers 2014-2015, histoire de voir ce qu’il s’y lisait de bien.

Le Baiser de la femme-araignée

Le Baiser de la femme-araignée me paraît une lecture indispensable. Au moins pour prendre conscience que toute révolution commence par soi-même.

La Fille automate

Avec ce premier roman, Paolo Bacigalupi réalise un coup de maître, excusez du peu. La crédibilité du décor et des personnages concourent pour beaucoup dans cette réussite. Le rythme et l’intrigue à plusieurs échelles n’y sont pas étrangers non plus. Mais par-dessus tout, La Fille automate se montre d’une grande justesse dans sa description du futur et d’une intelligence admirable dans ses spéculations, tant environnementales que géopolitiques.

Flingue sur fond musical

Flingue sur fond musical est une lecture fort sympathique. Un OLNI au phrasé joliment troussé, non exempt d’archétypes familiers, mais aux références/révérences assumées. Un roman à lire le sourire aux lèvres, sans se forcer, tant le style de Jonathan Lethem est accrocheur.

A hell of a Woman

Lire A Hell of a Woman revient à sonder les tréfonds de l’esprit humain, en explorant ses recoins les plus sordides. Un voyage dont on ne sort pas indemne, mais c’est ainsi que les hommes vivent…

Midnight Examiner

Midnight Examiner rejoint illico la liste des indispensables. Le genre de roman fou furieux à vous faire regretter de ne pas l’avoir lu plus tôt.

La tunique de glace

Dans une langue somptueuse (le traducteur a dû s’amuser), un tantinet allégorique, mais il est vrai aussi parfois étouffante, voire grandiloquente, William T. Vollmann réinvente le paysage légendaire de la colonisation du Vinland, ne s’autorisant que quelques petites digressions à l’époque contemporaine, comme pour souligner le décalage entre le mythe et la réalité plus prosaïque du quotidien.

Le Temps est proche

En noir et blanc, avec un graphisme simple, empruntant ses figures au monde animal (loup, bélier, cochon…), Christopher Hittinger fait ainsi œuvre d’historien et de moraliste, tenant à la fois compte du temps long de l’Histoire et de celui plus court de l’humain.

Le Temps du Twist

Dans le registre du roman générationnel, Le Temps du Twist soutient allègrement la comparaison avec Armageddon rag de George R.R. Martin ou Outrage et Rébellion de Catherine Dufour. Il rappelle aussi que nous étions jeunes et rebelles. Parfois, cela fait du bien.

Terminus radieux

J’ai retrouvé dans Terminus radieux un peu de l’ambition du cycle inachevé des « Sept rêves » de William T. Vollmann, autre auteur à l’imagination puissante et originale. J’ai été bousculé, déstabilisé, malmené dans mes repères, et pourtant je reste envoûté par cet univers, certes un tantinet hermétique, mais doté d’une puissance d’imprégnation incontestable. J’y reviendrai. C’est sûr.