Dans la rue j’entends les sirènes

« L’usine désaffectée, c’est la bande-annonce d’un futur en proie à la décrépitude, où le monde entier présenterait le même aspect délabré. On y voit une époque où l’on n’aurait pas les moyens de réparer les profileuses de tôle ondulée, les moteurs à combustion ou les tubes à vide. Une planète abandonnée à la rouille, où l’on s’éclaire à la bougie. Une couche de fiente d’oiseaux tapisse les murs. Des ordures couvertes de moisissure s’amoncellent çà et là. D’étranges machines-outils parsèment le sol jonché d’une épaisseur de feuilles mortes, d’huile et de débris de verre qui le sous-bois enténébré d’une forêt tropicale. Dans ma tête résonne une mélodie, un ostinato descendant en triples croches, pastiche de la deuxième étude de Chopin. Je ne parviens pas à l’identifier, mais il s’agit d’une pièce célèbre, et dès que les tirs auront cessé, la mémoire me reviendra. »

Après un hiatus de près de huit ans, faute d’un éditeur prêt à prendre la suite de Stock, l’annonce de la parution du troisième volet des enquêtes de Sean Duffy, passé entretemps de trois à six titres, m’a fait ressortir le précédent opus qui sédimentait dans une des multiples strates de ma bibliothèque. Pour mémoire, le sergent Sean Duffy émarge au Royal Ulster Constabulary à Carrickfergus, dans la banlieue Nord de Belfast. Plus malin, plus éduqué et plus tenace que la moyenne de ses collègues, il est surtout catholique, à la différence de la majorité des flics du coin qui professent plutôt du côté protestant. Un fait le plaçant immédiatement dans une situation délicate, surtout à l’époque des « Troubles » nord-irlandais. Sa première enquête lui a valu une médaille et le statut de héros miraculé, le conduisant par la même occasion sur un lit d’hôpital, le corps criblé de balles. Pas découragé et nullement décidé à franchir le bras de Saint-Georges, comme disent les angliches, histoire de voir si l’herbe est plus verte ailleurs, il rempile pour une nouvelle affaire. Un torse démembré dans une valise dont il lui revient de déterminer l’identité et de retrouver le meurtrier. Une sale affaire, sans l’ombre d’un doute, et pourtant Dieu seul sait si son quotidien ne comporte pas déjà son lot de saloperies ; exécutions sommaires, rackets, bavures de l’armée britannique, attentats de l’IRA et représailles des milices protestantes. Tout cela sous le regard de Maggie, la dame de fer en train de fourbir ses armes pour aller botter du cul argentin aux antipodes.

Avouons-le. Si on bien content de retrouver Sean Duffy, c’est surtout pour son regard désenchanté sur l’Irlande du Nord et son ironie mordante. Adrian McKinty a trouvé le ton idéal pour restituer l’atmosphère déprimante pesant sur ce bout de terre, si froide et si sinistrée. Entre évocation lyrique du désastre et humour noir, Dans la rue j’entends les sirènes reprend les codes du roman noir. Comme dans Une terre si froide, l’enquête criminelle est un révélateur, un prétexte pour décrire une contrée endeuillée par le chômage de masse, la paupérisation, le racisme et la violence absurde. La déprise économique fournit ainsi des bataillons entiers de soldats de fortune, prêts à servir la cause du crime, qu’elle soit politique ou religieuse. Un terreau fertile pour le chaos sous le regard désabusé d’un policier solitaire n’ayant pourtant pas renoncé à redresser un tort ou à faire émerger la vérité, même s’il sait que cela ne changera rien à la marche du monde. Adrian McKinty saisit avec talent l’air du temps, le début des années 80, à travers sa musique, l’actualité et les références cinématographiques et textuelles, avec une certaine appétence pour la science fiction. Il restitue de manière crédible l’époque livrant un portrait brut de décoffrage de Belfast et du conflit nord-irlandais, jusque dans ses ramifications internationales. Il n’en finit pas enfin de céder à une forme d’accablement face à l’incapacité irlandaise à se sortir du passif d’une histoire mortifère, avec comme seul remède, l’ironie amère du désenchantement.

Résolument noir et violent, Dans la rue j’entends les sirènes se taille donc une place de choix parmi ses confrères du polar irlandais, avec un sens du tragique peut-être supérieur. De quoi donner envie de se sortir des poncifs nord-américains du roman noir.

Dans la rue j’entends les sirènes (I Hear the Sirens in the Street, 2013) – Adrian McKinty – Éditions Stock, collection « La Cosmopolite noire », novembre 2013 (roman traduit de l’anglais [Irlande] par Eric Moreau)

Un voisin trop discret

Un sexagénaire rangé des relations sociales depuis au moins la fin de la présidence Reagan, arrondissant ses fins de mois en faisant le chauffeur Uber. Une Latino et son gosse de quatre ans, mariée à un sniper flinguant les djihadistes dans leur cahute au fin fond de l’Afghanistan. Un autre militaire, carriériste en diable, cherchant à masquer son homosexualité en épousant une amie d’enfance, fille mère à la vie ordinaire toute tracée dans un patelin du Texas. Les personnages de Un voisin trop discret ne dépareilleraient pas dans une étude sociologique sur l’Amérique contemporaine. Ordinaires jusque dans leurs lâchetés, leur compromission avec la vie, la société et tout le reste. Ils ne sortiraient pas non plus du cadre d’une mini-série ou d’un film noir par leur propension à imaginer des plans foireux pour se sortir de leur condition ou à s’illusionner sur ce que l’avenir leur réserve. Du pain béni pour Iain Levison !

Depuis Un petit boulot, l’auteur rejoue le même spectacle navré de la comédie humaine. Des individus lambdas, trop médiocres pour apparaître sur les radars de la grand criminalité, tirant le diable par la queue à défaut de tirer le gros lot de la loterie du coin. De la graine de délinquance ordinaire, celle prospérant sur le terreau fertile du chômage, de la déveine et de la précarité, trop fière pour renoncer à un espoir chimérique. Des existences fragiles, des seconds couteaux de la paupérisation triste, composant l’ordinaire des tabloïds bas de gamme, prêt à tous les compromis pour parvenir à leurs fins ou se sortir de la panade. La moralité ? Un détail superflu dans un monde où le modèle indépassable confine au chacun pour soi généralisé et au démerde-toi. Un vœu pieu dans une société cynique ayant érigé en dogme le mensonge et le paraître, où la générosité pointe aux abonnés absents quand elle n’apparaît pas comme un tare congénitale.

Sur tous ces points, Un voisin trop discret ne décevra pas les convaincus, les inconditionnels de l’auteur. On y retrouve en effet sa manière concise et désabusée de dresser un portrait drôle et grinçant de ses contemporains. Certes, l’intrigue ne brille pas pour son originalité, ses ressorts ayant été déjà usés jusqu’à la trame. Mais, Iain Levison est suffisamment roublard et doué pour redonner un petit coup de fraîcheur aux poncifs et lieux communs de cette chronique du crime ordinaire. Une fois de plus, les coïncidences, les détails prosaïques d’un quotidien banal s’assemblent pour générer la surprise et mettre en exergue la dimension absurde des existences. L’auteur s’interroge au passage sur la moralité de la guerre contre le terrorisme, conflit de basse intensité dont les répercutions silencieuses resurgissent jusqu’au sein des familles de la classe moyenne, très moyenne. Il laisse entendre aussi qu’il n’y a pas de bien ou de mal, juste des raisons de continuer à produire des existences creuses et malheureuses, en trichant, forçant la main au destin, quelles que soient les raisons, bonnes ou mauvaises.

En dépit de l’aspect un tantinet éventé des recettes de Iain Levison, Un voisin trop discret n’en demeure pas moins un récit alerte et vachard, où l’inattendu ne se trouve pas toujours là où on le pressent.

Un voisin trop discret (Parallax, 2021) – Iain Levison – Liana Levi, 2021 (roman traduit de l’anglais par Fanchita Gonzalez Batlle)

Bifrost 100 & cie

Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas livré à une petite recension des nouvelles publiées par Bifrost. N’y voyez pas une quelconque négligence, mais le temps passe vite, surtout lorsqu’on lit beaucoup de textes de plus grande ampleur. Ce fait est d’autant plus regrettable que la revue des mondes imaginaires propose une sélection souvent digne d’intérêt, on va le voir.

Le numéro 100 (belle couverture de Sorel) a permis à la revue de franchir un cap symbolique se conjuguant à vingt-cinq années d’existence. Pour l’occasion, c’est Thomas Day qui est à l’honneur. Un juste retour des choses pour l’un des auteurs réguliers et sans doute le plus publié dans les pages de Bifrost. Laissons de côté « Circuits », nouvelle de Rich Larson visible ici, et commençons par Catherine Dufour. « Des millénaires de silence vous attendent » ne dépare pas dans l’œuvre de la dame. Sur un ton faussement badin, elle y distille une ironie discrète et un fantastique léger finalement bien plus inquiétant que l’irruption fracassante d’esprits malins. Fort heureusement, le renversement de perspective, venu bouleverser les existences de Claude la grande et Caroline la vieille, s’achève d’une façon ouverte, ma foi très jubilatoire, brisant des conventions sociales par trop étriquées et minables. Ne résistons pas au plaisir de dévoiler un extrait de la prose pétrie de tendresse et de vacherie de la dame.

« Claude tenait les garçons pour des emmerdeurs, mais elle leur avait toujours envié deux choses : leur kit urinaire main libre, et la façon dont les muscles leur venaient, aussi facilement que le gras chez elle. »

Illustrée par une série de photographies témoignant de l’atrophie progressive de la luxuriance de la forêt amazonienne (quoi ?), l’interview de Thomas Day retrace le parcours de l’auteur/critique/éditeur, de sa prime enfance à sa maturité présente. De quoi donner envie de relire quelques uns des romans qu’il a écrit, histoire de confronter nos souvenirs à l’aune des confessions de l’auteur. Pas vraiment bucolique et primesautier dans les descriptions ou dans le traitement des personnages, Thomas Day n’est en effet pas le genre à emprunter des voies détournées pour proclamer son amour des mauvais genres et du grand écart velu. Entre fantasy et SF, l’auteur nous dévoile son goût immodéré pour les girls kick ass, la culture asiatique, le full frontal et une forme de naturalisme crasseux. Si « La Bête du loch Doine » ne nous montre pas ses deux dos, « Décapiter est la seule manière de vaincre » ne nous épargne rien des moiteurs parfumées à l’ozone du numérique. À noter que la première nouvelle fait partie d’un cycle en devenir, situé dans une Ecosse de fantasy peuplée de dragons dont on a déjà pu avoir un aperçu avec « Noc-kerrigan ».

Pour le numéro suivant, nous avons eu droit à un dossier sur Dan Simmons. Si l’on ne présente plus l’auteur dans nos contrées depuis la parution de L’Échiquier du mal et des Cantos d’Hyperion, le bonhomme est aussi connu pour des opinions pour le moins réactionnaires. S’il prêche le malentendu dans la traduction de l’entretien accordé pour la parution de L’Abominable, la lecture du point de vue de son ex-traducteur Jean-Daniel Brèque vient ôter tous nos doutes. Les attentats du 11 septembre ont vraiment rendu dingues certains Américains et on n’aura désormais aucun scrupule à séparer l’auteur de son œuvre, du moins la partie lisible.

Des quatre nouvelles inscrites au sommaire, je ne garderais pas un souvenir impérissable de celle de Greg Egan. À vrai dire, je n’ai pas grand chose à en dire, si ce n’est l’impression tenace d’être passé à côté de cette invasion de nanobots médicaux tentant de simuler la conscience humaine. Je ne retiendrais pas davantage le texte de Hannu Rajaniemi. « Le Serveur et la dragonne » est en effet le genre de nouvelle qu’il vaut mieux lire en se contentant de se laisser bercer par le techno-blabla. Du soporifique quantique. Pas sûr de vouloir lire son roman traduit chez le Grand Méchant B. Quant à Simmons, la vedette américaine, avec « La Barbe et les cheveux : deux morsures », il nous gratifie d’une histoire de vampires un tantinet rasoir autour de gosses trop curieux pour leur bonheur. Une histoire ressortant d’un fantastique balourd jusque dans sa chute. Fort heureusement, Christian Leourier vient relever le niveau avec « Je vous ai donné toute herbe » où il réactive avec succès un lieu commun de la science fiction, celui de la colonie humaine implantée sur une exoplanète. Pour le coup, le tropisme et les thématiques développées ne sont pas sans rappeler ceux de sa novella Helstrid.

Pour terminer, le numéro 102 de la revue des mondes imaginaires (belles couvertures conjointes de Manchu) revient sur Arthur C. Clarke, l’un des Big Three de la SF moderne, renouant ainsi avec un rythme qui voit un auteur « historique » succéder à un(e) auteur/autrice contemporain(e). Sans surprise, compte tenu de la disponibilité de l’œuvre de l’auteur britannique dans nos contrées, on peut faire son deuil des inédits. Un fait qui nous permet aussi d’éviter les fonds de tiroirs ou les rogatons tardifs et qui a l’avantage de remettre à l’honneur ses grands classiques. Le choix est d’ailleurs ici plutôt astucieux puisqu’il permet d’illustrer idéalement le dossier, en proposant des récits emblématiques. On commence donc avec « Les Neufs milliards de nom de Dieu », texte très représentatif des thématiques de l’auteur, où magie et foi sont mesurées malicieusement à l’aune du progrès exponentiel de la technologie. Quant à « L’Étoile », la nouvelle n’usurpe pas le prix Hugo venu la récompenser. Ce très court texte malmène la religion chrétienne par un changement de perspective délicieusement blasphématoire.

Aux côtés de ces deux nouvelles, on retrouve aussi Ian R. MacLeod, un écrivain cher à mon cœur. Si « La Viandeuse » flirte avec le fantastique, le récit s’impose surtout par la grande sensibilité de l’auteur, son évocation convaincante de la Seconde Guerre mondiale et un fatum empreint de nostalgie. Coup de cœur, assurément. Rich Larson ne vient en rien atténuer mon enthousiasme avec « Demande d’extraction », texte faisant office de surcroît de piqûre de rappel pour ceux n’ayant pas encore lu La Fabrique des lendemains. Cette courte nouvelle nous immerge, au sens propre comme au figuré, en pleine guerre, au sein d’une section disciplinaire de troufions bardés d’implants et de technologie. Naufragés au milieu d’un marécage hanté par une créature terrifiante, les chiens de guerre revivent un cauchemar semblable à celui subit par les scientifiques de la station antarctique de The Thing. Bref, un bon moment, vif et incisif, où Rich Larson ne nous lâche pas avant un dénouement, certes attendu, mais aucunement décevant.

La Troisième Griffe de Dieu

Aussitôt arrivée sur Xana, Andrea Cort est ciblée par une tentative d’assassinat, attentat aussi répugnant que l’arme utilisée pour le commettre. Il s’agit en effet d’une griffe de Dieu, artefact létal hérité des K’cenhowtens à l’époque où cette race extraterrestre se montrait très vindicative. Une fois activé, l’objet produit une harmonique puissance provoquant la liquéfaction des organes internes de la victime. De quoi assouplir la résistance la plus déterminée. Si le fait n’étonne guère Andrea, n’est-elle pas l’être vivant le plus détesté de ce coin de la galaxie, la jeune femme finit pas douter d’être la cible principale de l’action. Les faits sont en effet têtus, y compris sur le monde privé de la puissante famille Bettelhine, le plus gros fournisseur d’armes et colifichets meurtriers de l’homsap, et les coïncidences sont ici légion, multipliant les pistes. De quoi éprouver le légendaire sens de la logique et de la déduction de l’enquêtrice, tout en la sortant de la zone de confort de sa misanthropie légendaire.

Deuxième volet des enquêtes d’Andrea Cort, La Troisième Griffe de Dieu continue de dévoiler la personnalité de la toute nouvelle Procureure extraordinaire du Corps diplomatique de la Confédération homsap. Une promotion n’étant pas sans rapport avec les arcanes de la géopolitique galactique et le passé de l’enquêtrice. Composé du roman titre et d’une novella, l’ouvrage s’inscrit dans la continuation du précédent volet Émissaires des Morts, poursuivant le dévoilement d’un futur ayant entrepris de pousser à l’extrême les pires dérives et travers du modèle libéral-capitaliste. Une opportunité évidemment à saisir, d’autant plus vivement que l’auteur renoue avec une science fiction, certes classique dans sa forme et son fond, mais ici transcendé par le personnage d’Andrea Cort dont le charisme n’a d’égal que l’antipathie qu’elle attise par sa simple présence.

Si la procureure et le duo qu’elle forme avec la gestalt composée des inseps Oscin et Skye Porrinyard, ses gardes du corps et amants, constitue le morceau de choix d’un roman jouant avec les codes de la science fiction et du whodunit, le ton sarcastique et le rythme soutenu de l’intrigue n’engendrent pas non plus la morosité. Bien au contraire, le regard désabusé et ironique d’Andrea Cort, sa froide logique, contribuent toujours autant à animer une intrigue par ailleurs fertile en rebondissements et révélations. Bref, on ne s’ennuie pas un seul instant, poursuivant notre découverte d’un futur bien éloigné des lendemains qui chantent et des utopies technicistes. Le monde privé de la famille Bettelhine réalise en effet le rêve d’un capitalisme décomplexé en rendant l’esclavage désirable. Par l’entremise du personnage de la Procureure extraordinaire, Adam-Troy Castro questionne ainsi la notion de libre-arbitre, mettant en scène la propension de l’espèce humaine à s’autodétruire et la volonté des plus forts à prospérer sur la misère des plus faibles. Rien de neuf sous le soleil.

La Troisième Griffe de Dieu continue donc de distiller le charme d’une science fiction classique jusque dans ses tropes les plus rebattus, non sans une certaine dose d’éthique et de nuance. Porté à l’incandescence par un personnage que l’on aime détester, ce deuxième volet des enquêtes d’Andrea Cort se lit avec grand plaisir.

Pour le plaisir des neurones, un coup d’œil par ici.

La Troisième Griffe de Dieu (The Third Claw of God, 2009) – Adam-Troy Castro – Éditions Albin Michel Imaginaire, mai 2021 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Benoît Domis)

Les Contes de la Pieuvre

Il m’aura fallu du temps pour décider de chroniquer « Les Contes de la Pieuvre ». Non parce que la série dessinée et écrite par Gess ne le méritait pas, mais parce que je ne pensais pas avoir d’avis pertinent et suffisamment informé pour disserter sur le projet de l’auteur. La parution du troisième épisode me pousse finalement à sortir de ma zone de confort.

Sans doute plus connu pour sa contribution à Carmen McCallum, cyber-polar vitaminé que j’ai suivi au début avec une certaine constance avant de me lasser, Gess a surtout attiré mon regard avec La Brigade Chimérique, fresque superhéroïque bien de chez nous, coécrite par Serge Lehman et Fabrice Colin. « Les Contes de la Pieuvre » n’est d’ailleurs pas sans évoquer cette seconde œuvre, même si l’atmosphère tient davantage du fantastique que du merveilleux scientifique. Gess ne cache pas avoir investi le fruit de ses recherches pour La Brigade Chimérique, notamment la documentation rassemblée sur le Paris de la Belle Époque et du début du XXe siècle, dans cette série prévue pour comporter six épisodes.

À la manière d’un roman feuilleton, chaque volume retrace l’histoire d’un personnage doté d’un talent lui conférant le pouvoir surnaturel d’agir sur son existence et celle d’autrui. Mais, si un grand pouvoir implique une grande responsabilité chez Marvel, dans le Paris de la Pieuvre, les choses sont un tantinet différentes. L’organisation criminelle tentaculaire qui donne son nom à l’auberge lui servant de quartier général, veille en effet à conserver son emprise malfaisante sur la ville, en contrôlant les talents et en les détournant à son profit.

Inscrit dans un décor populaire et fantastique, « Les Contes de la Pieuvre » s’attache dans chaque épisode à un personnage particulier, brossant petit-à-petit un portrait impressionniste et interlope de la capitale française. Des destins souvent contrariés et tragiques. La malédiction de Gustave Babel nous confronte ainsi au destin d’un tueur polyglotte voyant les cibles de ses contrats mourir avant qu’il ne puisse les exécuter. Ce coup du sort incompréhensible le pousse à l’introspection, le confrontant à ses propres démons. Un destin de trouveur permet de lier connaissance avec Émile Farges, un policier à qui il suffit de jeter un caillou sur un plan pour trouver la personne ou la chose à laquelle il pense. Un talent bien utile que La Pieuvre va s’empresser de détourner en enlevant épouse et enfants afin de contraindre l’inspecteur à l’obéissance. Dernier épisode en date de la série, Célestin et le Cœur de Vendrezanne nous plonge au plus près de l’organisation criminelle, en compagnie d’un jeune serveur au cœur pur, capable de voir au-delà des apparences et de ressentir les désirs de ses interlocuteurs. Autrement dit un discerneur. Un talent qui le place dans une situation périlleuse dans un milieu où prévalent le secret et la paranoïa.

Si chaque volume propose une histoire indépendante, la somme de leurs parties contribue à construire un univers de polar fantastique finalement très cohérent, gagnant même en épaisseur au fil des aventures. On retrouve ainsi des personnages communs à chaque épisode, les uns comme les autres revêtant une plus ou moins grande importance selon le récit où ils interviennent en arrière-plan. L’ombre de l’Histoire, la grande, plane également sur ces contes, notamment les traumatismes de la Commune insurrectionnelle et de la Première Guerre mondiale. Mais surtout, Gess redonne vie à tout un imaginaire populaire, puisant son inspiration dans l’univers criminel du roman feuilleton et dans les dangereuses visions du fantastique. Il peuple les angles morts de Paris avec une faune inquiétante de personnages attachées au crime ou à la Justice, montrant une certaine prédilection pour le premier. Les bandes d’Apaches prêts à suriner sur ordre, les anarchistes complotant pour renverser la bourgeoisie et petit peuple parisien des banlieues côtoient des personnalités aux talents extraordinaires. Le dangereux hypnotiseur dont la voix fait perdre toute volonté à ses victimes, les poussant au meurtre ou au suicide. Les Sœurs de l’Ubiquité, attachée à protéger les prostituées de leur maquereau et des clients trop violents. Les Coriaces, reconnaissables à leurs yeux rouges lorsque la rage destructrice s’emparent d’eux. Mais aussi des enjôleurs, des rebouteux, des renifleurs, des visionneurs et j’en passe. Sans oublier les maîtres de la Pieuvre : l’Œil, l’Ouïe, la Bouche et le Nez. Une multitude de personnages truculents, inquiétants, sans morale ou au caractère ambivalent contribue à l’étrangeté du récit mais aussi à sa contemporanéité, les thématiques sociales et politiques évoquées au détour des contes demeurant au final plus que jamais actuelles.

Série-concept habile, réfléchie et respectueuse de son matériau populaire, « Les Contes de la Pieuvre » se renouvelle avec bonheur à chaque épisode, proposant une alternative tout en nuance à la geste superhéroïque américaine. Un constat qui me rend de plus en plus impatient de lire la suite.

« Les contes de la Pieuvre » – Gess – Éditions Delcourt, collection « Machination » – 1. La malédiction de Gustave Babel, janvier 2017 – 2. Un destin de trouveur, avril 2019 – 3. Célestin et le Coeur de Vendrezanne, avril 2021

La Fabrique des lendemains

Huitième ouvrage coédité par le Bélial’ et Quarante-Deux (aka Ellen Herzfeld et Dominique Martel), La Fabrique des lendemains compose un florilège de vingt-huit nouvelles ébouriffantes dessinant le portrait d’un futur morcelé, écartelé entre l’humain et le posthumain. Un avenir qui, s’il reste du domaine de la potentialité, n’en demeure pas moins en germe dans l’ici et maintenant d’une condition humaine plus que jamais tiraillée entre les exigences du surmoi et la tentation de l’altérité. Auréolé par un Grand Prix de l’Imaginaire, l’ouvrage est l’œuvre sans équivalent dans la langue anglaise d’un jeune auteur au moins aussi prometteur que Greg Egan ou Ken Liu. Au regard de ce recueil, idéalement transposé en français par Pierre-Paul Durastanti, on ne peut que se joindre au concert des louanges.

Passons outre le traditionnel résumé. Non que l’exercice ne nous déplaise, mais il ne convient vraiment pas ici. Aussi contentons nous de livrer quelques pistes, histoire de titiller la curiosité, sans pour autant renoncer à établir une liste des récits ayant suscité notre enthousiasme. L’imagination de Rich Larson s’enracine dans un futur proche, ces fameux lendemains dont l’architecture émerge peu-à-peu sous nos yeux, prolongeant nos usages technologiques, tout en consolidant les différentes ségrégations spatiales fracturant le monde, qu’elles soient sociales, numériques, historiques et ethniques, voire à l’intersection de toutes ces discriminations. Il apprivoise les thématiques propres à la hard science pour en tirer des histoires ancrées dans un quotidien cosmopolite, jalonnées d’allusions à l’Afrique, son continent de naissance, mais aussi à l’Espagne et à d’autres mondes émergents. Et, s’il flirte avec la short story, ne dédaignant pas le récit à chute, la juxtaposition des différents récits laisse entrevoir des liens, des parentés et des résonances indéniables dont on peut pointer les échos avec gourmandise.

Bien qu’il soit qualifié de post-eganien, Rich Larson se distingue pourtant de son aîné australien par un regard moins clinique, moins froid, et un regard plus affûté sur les conséquences et probables dérives impulsées par les technosciences dans un monde en proie à la transformation. Il use ainsi des thématiques de la génétique, de la cybernétique, de la technologie quantique, de l’intelligence artificielle et de l’immortalité dans un contexte marqué par le transhumanisme et les conduites extrêmes, décrivant un avenir plus que jamais livré à l’injustice et à l’inhumanité. Car si la technologie permet de télécharger sa conscience dans un autre corps, mécanique ou biologique, pour jouir de sa jeunesse ou de ses sensations, voire acquérir une forme d’immortalité, si elle permet de résoudre des enquêtes et de protéger le citoyens, elle dispose en même temps des moyens d’asservir, d’exploiter ou d’exterminer. Rien de neuf sous le soleil de la machine molle. Et pourtant, une étincelle d’humanisme semble continuer à briller, paradoxalement, au sein des créations génétiques ou numériques de l’homme. Néo-néandertalien, IA et autre chimpanzé évolué laissent à penser que si l’humain disparaît, sa meilleure part au moins lui survivra.

Dans un monde en proie aux conflits asymétriques, où les perdants de la mondialisation sont pourchassés ou instrumentalisés par une idéologie techniciste ayant remisé dans les poubelles de l’histoire les promesses du progrès social et émancipateur, les récits de Rich Larson délivrent une vision assez sombre de l’avenir. Un futur où l’humain reste à l’interface d’un désir d’empathie sans cesse déçu et d’un instinct de prédation insatiable. Entre émerveillement, sidération, et effroi, on accuse ainsi le choc, troublé par les sonorités étranges et familières des motivations de personnages n’ayant pas mis à jour les contradictions de leur nature d’être raisonnable et superstitieux.

Parmi les vingt-huit textes figurant au sommaire, retenons surtout huit nouvelles. « Indolore » constitue une entrée en matière percutante, à la croisée des technosciences et de l’émotion. On y épouse le point de vue d’un super-soldat doté de la capacité à se régénérer. Longtemps au service d’intérêts supérieurs, il a déserté, cherchant désormais à libérer un otage interné dans un hôpital. Avec ce seul texte, Rich Larson investit le champ des possibles de la science-fiction, alliant la puissance d’évocation du genre au dépaysement des mondes émergents. Dans un registre post-apocalyptique, « Toutes ces merdes de robots » ne déparerait pas dans un recueil de Robert Scheckley. L’humour grotesque y côtoie un sentiment d’étrangeté mais aussi les spectres de la mortalité et du deuil. Dans un monde où Dieu (l’homme) est mort, le dernier survivant de l’humanité n’a-t-il pas tout intérêt à disparaître, histoire d’entretenir l’illusion de sa supériorité ? Pour les amateurs de physique quantique, « Porque el girasol se llama el girasol » offre quelques dangereuses visions, non dépourvues d’une certaine poésie, où le thème du déracinement se trouve intriqué avec celui plus politique de l’immigration illégale. Avec son crescendo dramatique et son dénouement poignant, ce texte est incontestablement un coup de cœur. Dans un registre dystopique, « L’Homme vert s’en vient », le texte le plus long du recueil, dépeint un futur inégalitaire menacé par une secte prônant l’extinction de l’espèce humaine. Évidemment sombre, mais non dénuée d’un goût affirmé pour le sarcasme et une certaine dose de décontraction, cette nouvelle est portée par un personnage féminin singulier et fort sympathique dont on aimerait lire d’autres aventures, histoire de se frotter plus longuement à son tempérament de battante. « En cas de désastre sur la lune » renoue avec un humour absurde de la plus belle eau. Dans le contexte d’un huis clos à bord d’une une capsule spatiale stationnée sur la Lune, on voit l’angoisse initiale se transformer progressivement en récit d’une extravagance débridée fort réjouissante. N’en disons pas davantage de crainte de déflorer la chute fort savoureuse. « Veille de Contagion à la Maison Noctambule » s’aventure sur un terrain plus cruel et tragique. On y découvre un futur post-apocalyptique où seule la partie nantie de l’humanité a survécu au prix de l’extermination presque totale de ceux qu’elle considère comme des parasites. Le texte dépeint avec force talent, y compris celui du traducteur, une société post-humaine étrangère par son apparence, ses membres portant leur vêtement comme une seconde peau (ou poe), tout en rejouant le principe marxiste de la lutte des classes comme un rite de passage. Voici incontestablement, une grande réussite de ce recueil. « Innombrables Lueurs Scintillantes » abandonne la Terre et ses parages pour se focaliser sur une intelligence résolument non humaine. Avec ses pieuvres sentientes, Rich Larson fait preuve ici d’une belle créativité, dressant en quelques pages le portrait détaillé d’une société en proie aux démons de la superstition et de la peur face à l’inconnu. Toute ressemblance avec une autre espèce n’est pas exclue. Pour terminer, « La Digue » se penche sur les mécanismes de l’amour et sur les artifices déployés pour séduire. Et si aimer n’était pas qu’une histoire de tropisme biologique et d’affinités électives ? L’idée a de quoi inquiéter, voire choquer comme le découvre ce couple de vacanciers amoureux. Un texte troublant de justesse et de simplicité.

Répétons-le encore une fois, le cœur de la science-fiction bat au rythme de la nouvelle. Si l’assertion peut paraître un lieu commun pour les connaisseurs du genre, La Fabrique des lendemains en donne une preuve brillante et stimulante.

Autre avis ici.

La Fabrique des lendemains – Rich Larson – Le Bélial’ & Quarante-Deux, octobre 2020 (recueil de nouvelles traduites de l’anglais [Canada] par Pierre-Paul Durastanti)

Les Mangeurs d’argile

Le Sud profond des États-Unis est une source d’inspiration intarissable. Peter Farris en témoigne une fois de plus avec un roman n’étant pas sans rappeler le Mud de Jeff Nichols. Jesse vient de perdre son père, une chute accidentelle selon le shérif Kirbo. Désormais sous la coupe de sa belle-mère et d’un oncle chrétien régénéré prêchant la parole de Dieu, non sans un certain succès d’ailleurs auprès des évangélistes assoiffées de rédemption à peu de frais, il sent pourtant comme un malaise poindre dernière leur compassion. Et si son père n’était pas mort accidentellement ? Et si les barreaux de l’échelle permettant d’accéder à l’affût de chasse, qu’il bricolait pour son fils, avaient été délibérément sabotés ? Et si la réponses à toutes ces questions étaient connue de Billy, le vagabond qui vit caché près des ruines de Cheeverville, l’ancien camp de détention remontant à la guerre civile ? Le bonhomme cache de nombreux secrets, notamment un passé trouble le faisant fuir tout ce qui porte un uniforme où semble prêt à empocher un insigne du FBI. Le genre de faits encouragés par C, le porte-parole des patriotes chrétiens et autres survivalistes suprémacistes. Un mentor pour beaucoup, mais surtout un agitateur usant de ces droits constitutionnels pour semer les germes de la sédition et de la haine. Entre le gamin déboussolé et le soldat perdu, le courant passe pourtant. Billy a de la sympathie pour le gosse qu’il envisage comme un petit frère, sollicitant son aide en échange de sa protection. Les bois autour de la propriété de son père recèle en effet des mystères, y compris aux tréfonds de son sol. De quoi réveiller les convoitises de nombreux fâcheux guère enclins à la bienveillance.

Les Mangeurs d’argile relève de la tradition du roman noir, celle prenant racine jusque dans la sociologie américaine contemporaine. L’Amérique de Peter Farris va mal. Elle reste tiraillée entre les mythes du pays de la liberté et la réalité plus frustre d’un lumpenprolétariat en proie aux discours extrémistes. Religion, racisme, acculturation démagogie et criminalité restent en effet plus que jamais les moteurs de l’évolution d’un monde prospérant sur l’illusion frelatée de l’American Way of life. Et si rédemption il y a, il ne s’agit pas de celle promise par les faiseurs de miracles, bonimenteurs au bagou faisandé, promoteurs de la haine, celle de l’autre sous son incarnation fédérale ou raciale pour le plus grand profit des malins. En dépit du propos désabusé et des archétypes qui jalonnent le récit, Peter Farris ne parvient cependant pas complètement à renoncer à une certaine empathie pour les personnages.

Les Mangeurs d’argile acquitte donc son tribut au roman noir contemporain sans déshonneur, mais également sans véritable éclat. Peter Farris rejoue l’éternelle comédie d’une humanité médiocre, illuminée pourtant fugitivement par quelques lueurs d’espoir. Une forme de rédemption vite étouffée par le retour à l’ordinaire. En dépit de son aspect un tantinet « fabriqué » et même s’il se situe un cran en-dessous de Dernier Appel pour les vivants et surtout de l’excellent Le Diable en personne, Les Mangeurs d’argile reste toutefois un honnête roman noir.

Les Mangeurs d’argile (The Clay Eaters, 2019) – Peter Farris – Éditions Gallmeister, collection « Totem », 2021 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Anatole Pons-Reumaux)

Quitter les monts d’Automne

« Les histoires sont comme les nuages : on a beau vouloir les saisir, elles finissent toujours par s’effilocher au vent. Mais elles ne disparaissent pas. Elles restent là, cachées sous les voiles invisibles du Flux, près de nous, prêtes à renaître au moindre souffle. »

On ne soulignera jamais assez l’importance de l’incipit dans un roman. Celui d’Émilie Querbalec vous cueille sans coup férir, provoquant un ravissement quasi-immédiat au cœur de la prose de l’autrice. Quitter les monts d’Automne est en effet une invitation à renouer avec le Sense of wonder d’une science fiction, certes empreinte de réminiscences issues des classiques du genre, mais non dépourvue d’un charme entêtant, surtout dans sa première partie. On suit le périple initiatique d’une jeune femme, des monts d’Automne, territoire reculé sis dans un monde prétechnologique, jusqu’aux tréfonds de l’espace, via les artefacts high-tech d’une transhumanité vigilante à ne pas rejouer les drames du passé. La novice connaît ainsi une véritable transfiguration, passant du paysage paisible et vaguement japonisant de sa planète natale à la sidération d’un univers dominé par des puissances occultes. Un vrai choc culturel dont on appréhende en sa compagnie l’ampleur cosmique et intime.

Entre Space opera et planet opera, le roman d’Émilie Querbalec n’est pas sans évoquer aussi quelques illustres prédécesseurs. Son univers mêlant low tech et high tech fait évidemment penser à Ursula Le Guin et au « Cycle de l’Ekumen ». À défaut d’ansible, l’autrice française ne s’y montre pas moins sensible que l’américaine, dévoilant quelques belles pages narrées à hauteur de femme. Mais, l’amateur de planet opera retrouvera également quelques échos lointains du Dune de Franck Herbert, la science et la technologie se parant ici des attributs de la magie, voire de la superstition auprès des plus humbles, lorsqu’elles ne demeurent pas l’apanage d’une caste privilégiée, attachée à un mode de vie sybarite. Plus près de nous encore, on pense enfin au « Cycle de Cyann », dessiné par François Bourgeon et scénarisé en collaboration avec Claude Lacroix, l’ingénuité et la ténacité de l’héroïne n’étant guère éloignée de celle du personnage éponyme de la bande dessinée. Bref, les références ne manquent pas, aiguillées en cela par un récit et une atmosphère nous poussant inexorablement aux réminiscences.

Cet aspect ne doit cependant pas minorer le world building simple et solide que l’on découvre progressivement au fil du voyage initiatique de Kaori, la jeune danseuse à la mémoire défaillante. Elle offre son point de vue à notre examen, révélant la complexité et la profondeur d’un monde qu’elle avait perçu jusque-là par le petit bout de la lorgnette de son innocence juvénile. Au fil des étapes de son périple, elle fait ainsi l’expérience du deuil, de l’ambivalence des relations humaines, du déracinement et du traumatisme physique, côtoyant compagnons de voyage, prédateurs malveillants mais aussi, fort heureusement, quelques bienfaiteurs lui procurant l’opportunité et les moyens d’accomplir son destin. D’abord lent, voire nonchalant dans sa partie planet opéra, le récit gagne ensuite en ampleur, accélérant le rythme lorsque Kaori quitte la planète pour explorer l’espace. Paradoxalement, le roman perd en même temps de son charme, accumulant les poncifs d’un Space opera penchant peu-à-peu vers le versant techno-scientifique et des enjeux de nature cosmique. Heureusement, pas au point de devenir insipide, l’écriture de l’autrice offrant un contrepoint poétique toujours bienvenu.

Avec Quitter les monts d’Automne, Émilie Querbalec dévoile une jolie plume, sous-tendue par un imaginaire lorgnant du côté des tropes de la Science Fiction classique. De quoi donner envie de passer sa curiosité avec son premier roman, Les Oubliés d’Ushtâr, finaliste du prix Rosny aîné.

On relaie mes élucubrations ici.

Quitter les monts d’Automne – Émilie Querbalec – Éditions Albin Michel Imaginaire, septembre 2020

Au Bal des absents

Alors qu’elle s’apprête à sombrer définitivement dans un précariat aussi angoissant que honteux, Claude répond à un dernier message sur son profil Linkedin. Se fondant sur son expérience furtive dans la gendarmerie, un quidam lui propose de mener une enquête contre 1000 euros. Sans réfléchir, elle accepte. Après tout : un sou est un sou. La quarantaine bien sonnée, sans attache autre qu’une paire de chaussons bleus décorés d’un petit cœur en peluche rose, la vieille fille rallie « Tante Colline », un manoir loué sur Airbnb avec l’argent versé par son commanditaire américain. Une famille d’outre-Atlantique est en effet venue là avant disparaître, corps, véhicule et biens. Promue Ghostbuster, en proie aux méfaits indicibles d’esprits frappeurs, l’enquête de Claude prend une direction insolite, la contraignant à redoubler de pugnacité et de courage afin de domestiquer cette bande de poltergeists connectés. Au moins le temps de dompter le spectre de la dèche qui hante son avenir.

Catherine Dufour est une véritable touche à tout. Le fantastique, la fantasy, la science fiction, la vulgarisation historique, rien de semble résister à son ironie mordante, son goût pour l’absurde et son art du portrait vachard, tempéré par une certaine tendresse pour les figures fracassées par l’existence. Au Bal des absents flirte ainsi avec le roman policier, certes fortement mâtiné de fantastique. Une enquête très référencée, peuplée de réminiscences macabres, de ploucs malveillants, de clowns effrayants, de grands-mères bavardes et inquiétantes, de créatures monstrueuses puisées dans une psyché nourrie à l’horreur livresque et cinématographique.

Durant son séjour à la campagne, Claude se trouve confrontée à des sensations désagréables, celles issues d’outre-tombe bien entendu, mais aussi celles des marges aveugles de notre société. La honte du déclassement, le chômage, la précarité, préalables à la mort sociale et son cortège d’indignités : hygiène défaillante, prison glaciale du froid, repas frugaux et mauvaise piquette pesant sur l’estomac avant d’en détraquer la tuyauterie. Bref, Claude endure le quotidien des SDF, avec comme seuls compagnons les ombres d’un manoir hanté.

Pour autant, Catherine Dufour n’oublie pas de nous faire frissonner, au détour d’un chapitre, montrant qu’elle maîtrise les codes du roman d’horreur. Elle nous cueille avec des passages littéralement flippants, jouant sur les ressorts classiques de l’épouvante et du surnaturel. Elle parvient pourtant à marier l’angoisse à un second degré assez salutaire, histoire de dédramatiser l’atmosphère.

Entre veine horrifique et roman social, Au Bal des absents séduit donc le lecteur par sa prose revancharde, déroulant un humour noir salutaire, où Claude se mue progressivement en héroïne vengeresse, déterminée à solder tous ses comptes avec une société ne s’embarrassant guère des existences inadaptables à sa « Work for your welfare ». En cela, elle venge de belle façon les solitaires, les démunis, chômeurs ou travailleurs pauvres, les femmes battues et les enfants en souffrance. Toutes ces ombres rendues responsables de leurs malheurs, abandonnées dans des marges autrement plus infernales que les limbes effrayantes du fantastique.

Au Bal des absents – Catherine Dufour – Éditions du Seuil, collection « Cadre noir », octobre 2021