Dans toute la Chrétienté, on ne trouve pas de serviteur plus zélé et d’adversaire de l’hérésie plus déterminé. Signant ses rapports ou son journal intime de l’initiale Q, allusion à peine voilée au livre de l’Ecclésiaste, l’œil du cardinal Carafa surveille, scrute et ausculte les déviances, collectant les informations, les secrets même les mieux gardés, et échafaudant des stratagèmes pour éradiquer les hérésiarques ou passer sous l’étouffoir les dissidences pour la plus grande gloire de Dieu. Près de quarante années à tendre des pièges, espionner ou pousser l’adversaire à la faute. Quarante ans de crimes sur la conscience, sans remords ni pitié, mais sans imprimer d’empreinte personnelle sur l’Histoire. Seul un homme se souvient, tenant le compte des trahisons. Un combattant aux pseudonymes multiples, prêt à venger toutes les injustices quoi qu’il en coûte.
Né des œuvres conjointes de quatre membres du collectif Luther Blissett, Q déroule près de quarante ans de lutte sociale, religieuse et politique en Europe, narrant l’affrontement indirect entre Q, l’agent secret au service du cardinal de Carafa, futur Paul IV, maître de la Congrégation de l’inquisition romaine et universelle au moment de la Contre-Réforme, et le capitaine, ex-étudiant en théologie devenu expert en guérillas et subversion. Conçu comme la contribution finale au projet Luther Blissett, avant que certains de ses membres italiens ne continuent leurs activités littéraires sous le pseudonyme collectif de Wu Ming, d’aucuns pourraient considérer Q comme un reflet de la lutte des activistes contemporains contre les formes multiples de l’oppression. Ils n’auraient pas tort, tant le présent roman renvoie aux motivations du projet Luther Blissett. Mais, Q se révèle surtout un formidable roman d’aventures historiques, digne prédécesseur de Manituana.
Sur fond de lutte entre le pouvoir spirituel et temporel, des prémisses de la Réforme protestante au triomphe de la ligne dure de la Contre-Réforme lors du concile de Trente, avec les Ottomans en embuscade, Q nous raconte près d’un demi-siècle d’histoire européenne via les voix de deux frères ennemis. Q, le serviteur du pouvoir, sbire résolu à éliminer la sédition d’où qu’elle surgisse, et le capitaine, ancien compagnon de Müntzer. Principal narrateur du roman, avant d’être relayé par son ennemi, ce second personnage se retrouve au cœur de tous les combats et expériences radicales découlant de l’affichage en 1517 à Wittemberg des thèses de Luther. Il participe ainsi à la grande révolte des paysans, faisant ses premières armes à cette occasion, jusqu’à son écrasement à Frankenhausen. Il contribue ensuite au développement de l’anabaptisme à Münster, acquérant une solide réputation, avant de quitter la ville, dégoûté par les excès. Il combat un temps aux côtés de Batenburg avant de trouver refuge auprès de la communauté loyiste à Anvers. Après avoir dupé les Fugger, principaux financiers des tueries de l’époque, il s’allie finalement avec une famille de riches Marranes implantée à Venise, usant de l’arme de l’imprimerie contre ses ennemis. L’enjeu du pouvoir n’est en effet plus seulement question d’autorité religieuse ou politique. En libérant l’Écriture du contrôle de la papauté, la Réforme protestante a émancipé la parole, suscitant l’espoir et la déception lorsque les princes l’ont captée à leur profit. Elle a fait de l’imprimerie un vecteur de subversion dont on a pu mesurer le caractère révolutionnaire par la suite. Le roman des Luther Blissett fait ainsi revivre la mémoire des vaincus, sans tabous ni complaisance, brossant une fresque épique, intelligente et documentée. Face au récit officiel du/des pouvoir(s), ils opposent mille histoires alternatives.
Passionnant roman d’aventures, politique dans la meilleure acception du terme, Q met en lumière une période charnière de l’histoire européenne, illustrant cet affrontement du pot de fer et du pot de terre qui fait échos aux luttes passées et futures et agite toujours les consciences.
« Ainsi se referme définitivement le couvercle que Luther, la marionnette des nobles allemands, avait soulevé il y a presque quarante ans, provoquant des décennies d’espoirs, de révoltes, de vengeances et de restaurations. Quarante ans, voilà ce qu’il a fallu pour arracher une nouvelle fois aux peuples le choix de leur destin, et aux hommes celui de leur religion. »
Pour aller plus loin, le site officiel de Wu Ming. Les chroniques de Manituana et de L’étoile du matin.

Q – L’œil de Carafa – Luther Blissett – Éditions du Seuil, 2001 (roman traduit de l’italien par Nathalie Bauer)