À dos de Crocodile

À l’apogée de leur existence, quelques milliers d’années, une bagatelle dans l’Amalgame, cette méta-civilisation posthumaine et extraterrestre s’étendant sur l’ensemble de la galaxie, Leila et Jasim songent à mourir. Mais, avant d’effacer définitivement leur information du concert du vivant, le couple décide d’entamer un ultime voyage jusqu’au cœur du bulbe galactique central afin d’élucider l’énigme des Indifférents qui ont toujours refusé tout contact. Une quête aussi périlleuse qu’excitante, histoire de leur redonner goût pour un temps à la vie.

À dos de Crocodile réveille ce sentiment de vertige si familier à l’amateur de science fiction. Une drogue dure pour laquelle le lâcher prise s’impose. En presque cent pages, Greg Egan mobilise toutes les ressources de la connaissance scientifique pour imaginer une posthumanité détachée des soucis de la biologie, capable de s’incarner dans un corps de chair ou d’épouser une existence logicielle, ad vitam æternam. Une civilisation aux motivations et dilemmes guère différents des nôtres, mais ayant atteint un niveau technologique et une efficience dans la maîtrise des ressources de l’univers de l’ordre du miracle. Et pourtant, en dépit de son incroyable avance, l’Amalgame reste contraint dans son développement par le facteur temps, obligeant ses habitants à réduire leurs déplacements s’ils ne veulent pas se couper définitivement de leur environnement proche, familial et amical, décalage relativiste oblige. Un sacré pas à franchir, même lorsque l’on dispose de l’immortalité, et même si l’on trouve l’éternité longue, surtout vers la fin…

Dans ce futur far far away, où l’on se déplace en transférant sa conscience sous forme numérisée d’un émetteur à un récepteur, le mystère des Indifférents reste l’ultime frontière d’une civilisation blasée, bienveillante et paisible. Un germe d’excitation pour les cœurs aventureux désirant meubler le vide d’une existence ennuyeuse.

Après avoir sillonné la Voie lactée À dos de Crocodile, d’aucuns trouveront sans doute que leurs attentes n’ont pas été pleinement satisfaites. Il en va pour Greg Egan comme pour Nicolas Bouvier : peu importe les motifs, c’est le voyage qui vous fait ou vous défait. Il en fait ici une démonstration brillante, trouvant le juste équilibre entre le Sense of wonder et la hard-SF. De quoi donner envie d’explorer plus longuement l’Amalgame. Cela tombe bien, l’auteur australien a écrit deux autres nouvelles et un roman dans cet univers. Maîtrisons notre excitation en attendant une éventuelle traduction (et une réédition pour « Glory », déjà paru dans nos contrées).

À dos de Crocodile (Riding the Crocodile, 2005) – Greg Egan – Éditions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », mai 2021 (novella traduite de l’anglais [Australie] par Francis Lustman)

La Côte dorée

Les vergers du comté d’Orange ne sont plus qu’un souvenir dans la mémoire des plus âgés, prompts à la nostalgie, la manifestation d’une époque révolue pour les quelques activistes prêts à troquer l’agrobusiness au profit de coopératives agricoles à taille plus humaine. La conurbation s’est en effet étalée, dévorant les terres côtières et les plaines jadis cultivées, colonisant les pentes des collines et jusqu’au moindre canyon. Sillonné par les autoroutes, le damier urbanisé irradie de multiples textures lumineuses, comme le tableau de bord d’un bolide lancé contre le mur d’un avenir indépassable. C’est là qu’officie Abe, toujours sur la brèche, prêt à secourir les automobilistes accidentés. Un travail rude mais nécessaire. C’est là aussi que vit Jim McPherson, poète incompris et idéaliste, contraint à des petits boulots alimentaires mais décidé à saboter toutes les usines d’armement, y compris celle de son père, dans l’espoir de mettre un terme à la faim dans le monde et aux multiples conflits qui en défigurent la face. C’est ici également que Sandy conçoit de nouvelles drogues récréatives, engagée dans une absurde fuite en avant, mais avec l’excuse de devoir payer les onéreux traitements médicaux de son vieux père. C’est ici enfin que Tashi entretient l’illusion de la contre-culture et de la liberté. Celle d’une époque définitivement révolue.

Après Le Rivage oublié, La Côte dorée est le roman du choc du futur, poussant à l’extrême des évolutions déjà présentes au cœur du comté d’Orange dans les années 1980. Une dystopie rattachée hâtivement au courant cyberpunk dont l’architecture textuelle et visuelle a marqué durablement les esprits de l’époque. Mise en images romancée de la géographie radicale chère à Mike Davis, le roman de Kim Stanley Robinson donne ainsi une ampleur saisissante à la ségrégation socio-spatiale de la ville américaine. La Cité de quartz, à la skyline orgueilleuse de verre et de béton, y côtoie des zones urbaines plus informelles composées des usines géantes du complexe militaro-industriel et des suburbs monotones où la population se partage entre banlieue résidentielle et centres commerciaux labyrinthiques. L’ensemble étant desservi par un réseau d’autoroutes superposées où circulent des véhicules autonomes guidés sur des rails magnétiques, manifestation ultime de l’autopie triomphante.

Si l’angle de la prospective est bien présent, celui de la critique sociale et politique ne fait pas défaut. Au travers des trajectoires romanesques des McPherson, père et fils, Kim Stanley Robinson dévoile les arcanes corrompues de la politique étrangère américaine, décrivant de l’intérieur les manœuvres et connivences politiques qui déterminent l’attribution des programmes militaires à l’époque de la présidence Reagan. Le projet « Guerre des étoiles » et la conception des premiers drones de combat apparaissent ainsi sous un jour moins favorable ou moins conforme aux idéaux de la démocratie américaine.

Conjuguant à la fois la prospective, l’histoire globale et locale, La Côte dorée poursuit donc avec succès la réflexion menée par Kim Stanley Robinson sur les avenirs possibles du comté d’Orange. À suivre avec Lisière du Pacifique, ultime opus de cette stimulante variation autour d’un lieu (mais pas tout de suite sur ce blog).

La Côté dorée (The Gold Coast, 1988) – Kim Stanley Robinson – Éditions J’ai lu, 1989 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Emmanuel Jouanne)

Bangkok Déluge

Que partagent un missionnaire américain du XIXe siècle, confronté aux superstitions et au dépaysement, et un couple d’étudiants thaïlandais, militants actifs du mouvement pour la démocratie ? Qu’ont en commun Sammy, expatrié par dépit, et Nok, rattrapée par l’histoire de son pays jusqu’au Japon où elle tente de faire vivre un restaurant thaï ? Et Mai, désormais archivée dans un serveur informatique ? Et Woon, confronté au naufrage de la capitale thaï et à l’afflux des réfugiés climatiques ? Qu’est-ce qui unit leur existence ? À toutes ces questions, Bangkok Déluge offre un décor somptueux, empreint d’émotion et de fatalisme.

Intrinsèquement lié au fleuve Chao Phraya, Bangkok ou plutôt Krungthep Mahanakhon vit au rythme du fleuve, soumis aux caprices de crues dictées par la mousson. Née au cœur d’un delta marécageux, traversée jadis par les galions faisant le commerce avec Ayutthaya, l’ancienne capitale du royaume de Siam, la cité a mué, passant du statut de simple comptoir à celui de mégapole. Entre-temps, l’invasion et les déprédations de l’armée birmane, l’essor de la dynastie Chakri, la Guerre du Vietnam, les soubresauts politiques des années 70 et le boom économique des années 80 et 90 ont contribué au moins autant à son histoire que les aléas climatiques. Pour le bonheur ou le malheur de ses habitants.

Bangkok est le personnage principal du premier roman de Pitchaya Sudbanthad. Déployant ses lignes narratives comme les ramifications multiples des canaux qui innervent le cœur originel de la grande cité, l’auteur dresse un portrait foisonnant des lieux, immergeant le lecteur dans un déluge d’images et de sensations. On évolue ainsi à différentes époques, entre XIXe et XXIe siècle, dans les registres du roman historique et du récit d’anticipation, accompagnant les mutations de la capitale thaïlandaise jusqu’à un futur proche marqué par le dérèglement climatique. Ville monstre, métropole populeuse et pluriethnique, fourmilière humaine ne connaissant jamais le repos, Bangkok est le théâtre des soubresauts d’une histoire violente, au karma chargé, mais aussi le décor d’une multitude de petits drames, de renoncements personnels, d’espoirs déçus, dont on découvre par le menu les détails intimes.

De l’aval vers l’amont, et vice-versa, on suit ainsi le cours tumultueux de l’Histoire, accompagnant plusieurs individus en butte aux aléas de la politique et à la montée irrésistible des eaux provoquée par l’anthropocène. Leurs itinéraires se croisent, s’entremêlent, dessinant un patchwork complexe et nuancé faisant échos au développement urbain. Fresque familiale déroulée sur plusieurs générations, comme autant d’instantanées de la ville à différents moments de son évolution, Bangkok Déluge témoigne de la résilience incroyable d’une cité érigée contre la nature même de l’environnement où elle s’enracine. Une mégapole où la modernité côtoie les croyances ancestrales, sur fond de submersion et de révolution technologique. Une ville condamnée à se réinventer pour continuer à exister.

D’une plume évocatrice, Pitchaya Sudbanthad tisse lentement sa toile, nous transportant sur les rives du Chao Praya, sans nous laisser à quai ou nous laisser submerger par l’insatisfaction. Fort heureusement.

Bangkok Déluge (Bangkok Wakes to Rain, 2019) – Pitchaya Sudbanthad – Éditions Rivages, septembre 2021 (roman traduit de l’anglais [Thaïlande] par Bernard Turle

William S. Burroughs SF machine

Associé aux auteurs de la Beat Generation dans la plupart des études, William S. Burroughs s’en distingue pourtant de manière évidente. En dépit d’amitiés confirmées avec Jack Kerouac, Allen Ginsberg et Gregory Corso, il ne partageait en effet ni leurs buts, ni leur projet et encore moins leur style littéraire. À l’opposé, sa parenté avec la Science fiction, voire l’intérêt qu’il portait au genre, semblent relégués dans un angle mort, la critique préférant mettre l’accent sur la thématique des drogues, les scènes de sexe hallucinées ou hallucinantes et un imaginaire foutraque renforcé par le morcellement narratif du cut-up. De son propre aveu, Burroughs est pourtant amateur de SF, ayant lu de nombreux romans ressortissant au genre. Pour n’en citer que quelques uns, la « Trilogie cosmique » de C. S. Lewis, Vénus et le Titan de Henry Kuttner, Three To Conquer d’Eric Frank Russell, Twilight World de Poul Anderson et The Star Virus de Barrington Bayley figurent parmi ses œuvres fétiches. Une source d’inspiration, certes classique, dont on retrouve certaines thématiques au cœur de son œuvre, y compris dans la technique narrative du cut-up qui nourrit quelques affinités avec la pratique du fix-up qui révolutionne l’édition SF au tournant des années 1950.

« La science-fiction consiste bien à combler notre ignorance par des mondes imaginaires, à voyager aux confins des hypothèses, qui nous révèlent tous les possibles – y compris les pires – de notre présent. »

Docteure en littérature comparée, autrice d’un ouvrage sur le cut-up de William S. Burroughs, Clémentine Hougue propose l’acuité d’un essai documenté afin d’ausculter les processus créatifs à l’œuvre chez l’écrivain américain. Elle nous parle de Burroughs et de SF, introduisant un dialogue stimulant entre ses romans et le genre. Elle pointe ainsi les différences mais également les points communs, révélant le phénomène de contamination mutuel impulsé par chacun des termes de son étude.

L’œuvre de Burroughs partage en effet avec la SF ce goût pour les avant-garde, pour les dangereuses visions ou pour les marges, mais aussi pour la transgression et la dilatation du champ lexical. Un processus le conduisant par mimétisme à emprunter certaines formes du genre, comme le voyage dans le temps, l’univers dystopique ou l’utopie, mais aussi ses motifs les plus connus – l’extraterrestre, le mutant, le télépathe… Le genre lui offre ainsi de quoi affûter une véritable SF machine dont il use pour animer des figures sœurs et des récits frères dont on retrouve l’écho, par un phénomène de feed-back, jusque dans les expérimentations de la New Wave et dans le Cyberpunk, voire même dans le questionnement existentiel de Philip K. Dick.

Clémentine Hougue propose une lecture roborative et intelligente de l’œuvre de William S. Burroughs, en particulier de la « Trilogie Nova », à l’aune d’une analyse fine des passerelles existant entre la Science fiction et les romans de l’auteur. Elle décrit la machine textuelle présidant à la création de ses textes, un processus combinatoire où l’imaginaire du genre se mêle à l’expérimentation d’avant-garde pour susciter un choc esthétique, mais également une sorte de prise de conscience politique afin de retourner les systèmes de contrôle contre eux-mêmes. Un projet n’étant pas sans rappeler celui des cyberpunks. A mesure que croît la société post-industrielle, la Science fiction investit ainsi des thématiques familières à l’auteur, entrant en résonance avec les concepts de viralité de l’information, de réalité truquée, de contrôle de la société, de surveillance massive et d’aliénation face à une technologie de plus en plus invasive, toutes choses au cœur de son propos.

L’essai de Clémentine Hougue propose donc une relecture passionnante de l’œuvre de William S. Burroughs, manière de dépasser son statut d’OLNI de la littérature afin de le replacer à l’intersection de la contre-culture et de la Science fiction.

Le site de l’éditeur, histoire de susciter la pulsion d’achat.

On me cite ici (tout est foutu !).

William S. Burroughs SF machine – Clémentine Hougue – Éditions JOU, octobre 2021

KRA – Dar Duchesne dans les ruines de l’Ymr

Souvent confondue avec son cousin le corbeau, la corneille a été de toutes les batailles et de tous les augures depuis l’aube de l’humanité. Fidèle compagnon de l’homme, du moins de ses dépotoirs et charniers, elle l’a accompagné depuis la naissance de la civilisation, regardée tour à tour avec crainte, respect ou maudite pour ses méfaits. Dans un futur indéterminé, au retour de la clinique où son épouse vient de décéder d’une maladie incurable, un vieil homme fatigué retrouve dans son jardin une corneille affaiblie, manifestement malade, mais pourtant guère effarouchée par sa présence. Au lieu de l’achever, il la recueille, lui offrant le gîte et le couvert, puis il finit par apprendre sa langue, le KRA, l’écoutant ensuite lui raconter sa longue existence et complicité avec l’humanité.

Ainsi débute KRA – Dar Duchesne dans les ruines de l’Ymr de John Crowley. De l’auteur américain, on n’avait plus rien lu depuis la traduction dans nos contrées de L’Été-machine, fable post-apocalyptique teintée de mélancolie. Il aura donc fallu attendre plus de quinze ans pour voir traduit son plus récent roman, nouvelle tentative de nous vendre un auteur réputé exigeant pour de bonnes raisons, on va le voir.

KRA se compose de plusieurs récits interdépendants, entrecoupés d’ellipses, formant un tout ordonné autour de la figure tutélaire de la corneille Dar Duchesne, volatile psychopompe, doté de surcroît d’une forme de conscience, voire d’intelligence, mais frappé par la fatalité d’une existence immortelle. Dar meurt ainsi pour mieux renaître avec l’intégralité de ses souvenirs et histoires, devenant par voie/voix de conséquence la mémoire de son peuple mais également celle du monde des hommes, cette race se déplaçant à deux pattes, dont il suit l’évolution à travers les âges. Chapardeur, vorace, bavard et trop curieux pour son propre bonheur, l’oiseau s’attache ainsi à quelques humains dont il devient l’interlocuteur privilégié, accompagnant leur quête métaphysique. D’aucuns retrouveront dans les différents récits de la corneille des réminiscences de l’Épopée de Gilgamesh, des éléments des fables d’Ésope ou de L’Énéide, voire des échos des pièces de Shakespeare, du mythe d’Orphée, des voyage de Saint Brendan et de contes amérindiens. D’autres s’amuseront à dénicher les références historiques évoquées au travers des multiples vies de Dar Duchesne, des temps préhistoriques jusqu’à nos jours, voire au-delà. On sent poindre en effet derrière le propos de John Crowley la tentation de l’érudition, de la métaphore et d’un symbolisme exacerbé. Dommage pour ceux à qui ces références ne parlent pas, ils devront se contenter d’un récit monotone, un tantinet répétitif aux entournures, certes traversé de fulgurances philosophiques incontestables, mais au final assez hermétique.

« Des histoires, répondit Coyote. Ce que je te dis là, tu le sais déjà. Nous sommes maintenant faits d’histoires, mon frère. Voilà pourquoi nous ne mourrons jamais, même quand ça nous arrive. »

À défaut de s’enthousiasmer pour KRA – Dar Duchesne dans les ruines de l’Ymr, reconnaissons au roman de John Crowley un point de vue original et le mérite d’une grande culture. Avis aux amateurs de lectures atypiques et exigeantes.

KRA – Dar Duchesne dans les ruines de l’Ymr (KA : Dar Oakley in te Ruin of Ymr, 2017) – John Crowley – Éditions L’Atalante, collection « La Dentelle du Cygne », avril 2021 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Patrick Couton)

Toutes les saveurs

À Idaho City, les prospecteurs affluent de toute part, alléchés par la perspective d’une fortune rapide à peu de frais, si ce n’est un peu d’huile de coude. Et, bien entendu, ils attirent dans leur sillage la mauvaise graine mais aussi des entrepreneurs prêts à leur vider les poches pour la bonne cause. Récemment, une bande de Chinois est arrivée dans la contrée. Une engeance païenne, vivant à plus de dix dans des logements conçus pour deux ou trois personnes, durs à la peine, mais jactant un sabir vous écorchant les oreilles et se nourrissant de plats aux effluves démoniaques. De vrais barbares sur lesquels on préfère garder un œil méfiant, même si l’argent n’a pas d’odeur. Parmi ceux-ci, Lao Guan ou plutôt Logan, comme a pris l’habitude de l’appeler son père, attise la curiosité de Lily. De carrure imposante et de carnation rougeâtre, le bougre a de quoi impressionner le quidam de passage, même si sa nature débonnaire le pousse à s’entendre avec le voisinage. Lily ne s’y trompe d’ailleurs pas en sympathisant avec le bonhomme. Il récompense cette amitié en lui apprenant les arcanes du jeu de wei qi et en lui racontant des contes de son pays natal, en particulier les aventures fabuleuses du général Guan Yu, de sa monture Lièvre rouge et de Lune du dragon vert, son épée irrésistible.

Troisième texte de Ken Liu paru dans la collection « Une Heure-Lumière », Toutes les saveurs confirme que l’Histoire figure parmi les sujets de prédilection de l’auteur sino-américain. Il ne résiste pas ainsi à nous dévoiler un pan méconnu de la conquête de l’Ouest, plus précisément la part prise par la diaspora chinoise dans la mise en valeur de l’Idaho. À vrai dire, le récit semble se réduire à cet aspect que d’aucuns pourraient juger anecdotique, même si l’argument sert à dessein un propos plus universel appelant à dépasser les préjugés mutuels. Pour le reste, le surnaturel, voire le merveilleux, restent un hors-champ ouvert à toutes les interprétations, y compris les plus fantaisistes. Sur ce point, l’extraordinaire promis reste très sage. Un malentendu qu’il faut dépasser, la saveur du récit se situant dans le métissage des histoires, dans les échos et les synergies qu’il suscite et dont Ken Liu rappelle à raison qu’il appartient autant au mythe américain qu’au récit national chinois.

Loin des spéculations de la science fiction ou de l’uchronie, voire des fabulations de la fantasy, Toutes les saveurs relève donc surtout du registre du conte, imaginant un récit optimiste et chaleureux prônant un melting-pot apaisé et profitable à tous, auquel l’épilogue historique apporte hélas un contrepoint factuel plus sinistre.

Toutes les saveurs (All the Flavors, 2012) – Ken Liu – Éditions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », mai 2021 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Pierre-Paul Durastanti)

Le Rivage oublié

Premier volet d’une trilogie thématique consacrée au comté d’Orange en Californie, série dont chaque roman peut se lire de manière indépendante, Le Rivage oublié prend pour décor la vallée d’Onofre où s’accroche une petite communauté de pêcheurs et agriculteurs. Bien longtemps après l’apocalypse nucléaire qui a vu les États-Unis sombrer dans l’oubli, les habitants de ce petit bout de terre continuent de se battre pour un avenir meilleur ou moins pire que le présent. Sous la surveillance armée des patrouilleurs japonais ou chinois qui croisent au large, mais aussi des satellites espions, ils tentent de reconstruire une société viable, conscients que leurs progrès sont fragiles et tributaires du bon vouloir des pays étrangers qui ne souhaitent pas voir renaître l’ogre américain. Dans ce contexte, récupération et troc sont les moteurs d’une économie de subsistance qui n’épargne cependant pas les plus faibles des maux inhérents au sous-développement.

Le Rivage oublié est un roman post-apocalyptique où il est évidemment question de survie, mais où le passé apparaît aussi comme un joug pesant sur le devenir des survivants et de leurs descendants. Si le roman propose quelques descriptions saisissantes des ruines des autoroutes et gratte-ciel, il ne s’agit pas ici de susciter l’effarement ou de réveiller une nostalgie fantasmée. Bien au contraire, la grandeur passée des États-Unis est ressentie comme un embarras, la source des malheurs du présent et la manifestation d’une hybris fatale que s’efforce de faire revivre les membres de la résistance américaine. Entre les patriotes enferrés dans une spirale de violence absurde et le bon sens laborieux des habitants de la communauté d’Onofre, Kim Stanley Robinson n’entretient guère le dilemme, même si la mémoire de Tom Barnard, le plus vieux résidant de la vallée, tend à exalter l’imagination d’Henry, de Gabby, Kristen, Steve et les autres adolescents. Ces jeunes gens font surtout l’apprentissage tragique de la duplicité des uns et de l’engagement naïf des autres, nous offrant l’opportunité de nous interroger sur l’Histoire et sur le prétendu sens qu’on entend lui impulser.

Si Le Rivage oublié est incontestablement un roman daté, l’ombre de la Guerre froide et des années Reagan planant sur un récit où Kim Stanley Robinson s’efforce de déconstruire la suprématie et l’arrogance américaine, le roman conserve pourtant une forme de fraîcheur et de sincérité dans son propos, ne cherchant pas à impressionner le lecteur par le superflu spectaculaire de la déchéance de la nation américaine. Bien au contraire, il opte pour le registre de l’introspection et de l’engagement politique, inversant les perspectives géopolitiques afin de dérouler une intrigue simple, centrée sur le quotidien d’une petite communauté confrontée aux rêves de revanche des nostalgiques de l’American Way of Life. Une manière qui ne devrait pas déplaire aux fans du Julian de Robert Charles Wilson, voire aux lecteurs de Mark Twain, et qui anticipe par ses thématiques les lignes de force de l’œuvre d’un auteur ayant tenu depuis les promesses esquissées par ce premier roman.

A suivre avec La Côte dorée, second volet de cette trilogie centrée sur le comté d’Orange.

Le Rivage oublié (The Wild Shore, 1984) – Kim Stanley Robinson – Éditions J’ai lu, 1986 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par J.-P. Pugi)

Le Grand vaisseau

Robert Reed est un auteur qui jouit dans nos contrées d’une aura critique fort favorable et d’un capital de sympathie — au moins en ce qui me concerne — qui incite à l’indulgence. La lecture de sa bibliographie donne de lui l’image d’un auteur qui s’est rarement cantonné à un aspect de la science-fiction et a toujours su faire entendre sa petite musique personnelle à la tonalité très humaine. Sur ce point, ce ne sont pas les lecteurs du diptyque Le Voile de l’espace/Béantes portes du ciel (disponible au Livre de Poche) qui me contrediront. Aussi est-on très étonné de le voir propulsé au rang de pilier du Nouveau Space Opera par une quatrième de couverture dithyrambique — sonnant très Nouveau Marketing Offensif, en fait — qui pose ce roman comme la « réponse américaine à Iain M. Banks ou Peter F. Hamilton ». Bon, on sait que Hamilton a précédé Reed dans le catalogue de la collection S-F des éditions Bragelonne, suivi par Banks, mais on reste quand même dubitatif devant un tel assaut. Bref, passons pour nous consacrer à l’objet, à savoir le roman.
 
Le Grand vaisseau est un artefact grand comme une géante gazeuse et creusé de milliers de chambres vides. Nul ne sait rien de la civilisation qui l’a bâti, ni des motivations de ses constructeurs. Un beau jour, après avoir traversé les gigantesques espaces intergalactiques, il franchit les limites de la Voie Lactée. Il se trouve aussitôt investi par les Terriens, qui se l’approprient au nez et à la ventouse des multiples extraterrestres qui le convoitent également. Nos zélés et futuristes descendants s’empressent de le transformer en vaisseau de croisière et… roule la planète ! Mais le Grand Vaisseau cache un secret, forcément… et c’est bien là le problème de ce roman.
En effet, tout au long de Marrow — et hop ! on oublie Le Grand vaisseau au profit du titre VO — on a l’impression que Reed joue une partition à laquelle il n’adhère pas vraiment et nous non plus, par la même occasion. Les quelques rares pistes au potentiel encourageant restent inachevées, voire sont carrément abandonnées en cours de route. La psychologie des personnages, si fine habituellement, est évacuée au profit — et à notre détriment — d’une lutte pour le pouvoir sans vraie surprise. Enfin, le récit lui-même est boiteux, tiraillé qu’il est entre son goût pour l’intime et une intrigue mollassonne, balisée, verrouillée, qui n’offre aucun intérêt, ni aucune émotion d’ailleurs, dans un espace qui ne se prête de toute façon guère à l’intimité.
 
Attention un max de spoilers ci-après !
 
Découpé en cinq parties, le roman de Robert Reed est un pudding indigeste de situations déjà vues ailleurs en mieux. Résumons. De la page 9 à 59, on assiste à l’entrée en scène du vaisseau au cours de laquelle l’auteur nous donne un bref aperçu de sa population : quelques extraterrestres caricaturés en goguette, les capitaines humains — stewards et hôtesses serviables — qui les accueillent, et le capitaine en chef, femme à poigne qui dirige cette belle entreprise capitaliste. Quoi d’autre ? Ah oui, Reed introduit aussi les rémoras, cette population mutante d’origine humaine qui vit sur la coque et qui avait déjà fait l’objet d’une nouvelle éponyme parue en 1994 et rééditée à la façon d’un teaser dans la revue catalogue des éditions Bragelonne. De la page 63 à 225, il ne se passe rien ou presque… Un groupe de capitaines mené par les deux principaux protagonistes féminins (Miocène et Washen) explore secrètement une salle mystérieuse au tréfonds du grand vaisseau où se trouve le fameux Marrow et y fait naufrage. Ils espèrent être secourus puis perdent l’espoir. Oubli volontaire, complot, ou autre événement dramatique ? Pas de panique, la réponse est donnée en fin de partie. En attendant, les naufragés doivent reconstruire une société technologique avancée afin de regagner la surface. Ils ont le temps car ils sont immortels… Les millénaires s’écoulent, entrecoupés d’ellipses entre chaque chapitre qui permettent de trouver le temps moins long mais gomment fâcheusement l’aspect humain des relations, la montée de l’opposition entre Miocène et Washen et le processus de recréation d’une civilisation. Les naufragés croissent et se multiplient (ils sont immortels, mais se reproduisent), puis se divisent en deux camps : les Loyalistes et les Indociles (des fanatiques religieux). De la page 229 à 349, on change de point de vue en faisant la connaissance du capitaine déchu Pamir. Bonne surprise, c’est le premier personnage véritablement travaillé et l’intérêt monte en flèche. Pas longtemps puisque la guerre éclate. Les Indociles attaquent conformément au plan. Quel plan ? On voit bien que vous ne suivez plus. Ils s’emparent du pouvoir sur le vaisseau, massacrent la Maîtresse capitaine et son état-major, aussitôt remplacés par Miocène et sa clique indocile mais très disciplinée en fin de compte. De la page 353 à 402, la guerre est totale. C’est le chaos. Les rémoras sabotent le vaisseau, pour la bonne cause, tout le monde manipule tout le monde, les dupes se ramassent à la pelle et finalement la loyauté l’emporte sur la tyrannie. De la page 405 à 413, ah tiens ! C’est l’épilogue. Et la fin est ouverte idéalement pour insérer une suite. Ça tombe bien : Marrow est le premier volet d’un univers à ce jour développé sur plusieurs romans (dont seul le deuxième est paru dans nos contrées) et de nombreuses nouvelles.
 
Les lecteurs de ce blog l’auront donc compris, je ne prise guère Marrow qui ne fait définitivement pas partie de la partie de l’œuvre de Robert Reed que j’apprécie. Dont acte ! 
 

Le Grand vaisseau (Marrow, 2000) de Robert Reed – Editions Bragelonne, collection Science-fiction, mai 2006 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Michel Demuth)

 

Chasse royale II – Les Grands arrières

Deuxième partie de « Chasse royale », Les Grands arrières poursuit le récit des aventures de Bellovèse, prince tauron, même pas mort et désormais captif. Après avoir couvert la retraite de son oncle le haut roi, et perdu son père adoptif, il se retrouve à la merci d’ennemis qu’il est venu défier encore couvert du sang de leur troupe. Il n’est désormais plus rien, moins qu’un pet de roquet, dans l’attente de son exécution sommaire. Mais, les vainqueurs semblent vouloir surseoir à la sentence, préférant le rudoyer, l’enchaîner, puis l’emmener dans un voyage à la destination mystérieuse. Sera-t-il l’objet de la vengeance des Carnutes ou des Éduens, sa tête finissant par orner l’entrée d’une de leur cité ? Parviendra-t-il à s’échapper, retrouvant liberté, honneur et considération, y compris auprès de ses camarades ? Réussira-t-il à s’émanciper de son destin, cessant d’être le jouet de dieux capricieux ? Si le dénouement nous est connu, le récit étant narré par un Bellovèse plus âgé à son invité étranger, son déroulement échappe pour l’instant à notre connaissance. Les Grands arrières vient apporter une pièce supplémentaire à ce puzzle complexe.

Si la maestria de l’écriture de Jean-Philippe Jaworski et sa maîtrise du substrat historique de la Celtique continuent de nous laisser admiratif, inspirant un enthousiasme toujours intact, on ne peut s’empêcher de pointer les longueurs qui plombent une narration qui tarde trop à prendre toute son ampleur. Le récit s’étale en sinuosités narratives découpées en multiples digressions et autres réminiscences, poursuivant un cheminement paresseux entre sylve sauvage, plateaux pelés, cités en proie au désordre de la guerre et campagnes défigurées par la rapine. Les Grands arrières ne nous épargne aucun détail. Ni les pensées intimes de Bellovèse, ni les manifestations crues de sa déchéance n’échappent à notre observation et à la description précise de l’auteur. On accompagne littéralement le héros déchu durant son périple épuisant et incertain des forêts du pays carnute aux vallées secrètes du royaume éduen, dans les fers et sous la surveillance impitoyable de ses geôliers. Et tout cela hélas, au détriment de la tension. Jean-Philippe Jaworski lui préfère en effet l’immersion et une sorte de sidération dont on perçoit les effets délétères au travers des souffrances physique de Bellovèse et de l’exacerbation de ses émotions contrariées. Bref, les pages se succèdent par dizaines sans que l’action n’avance vraiment, donnant un sentiment de dilatation plutôt que de progression.

Fort heureusement, l’écriture reste à la hauteur des attentes, contribuant à tempérer l’agacement. Les Grands arrières propose en effet un creuset de sensations multiples, enrichies par une langue travaillée, à la recherche du mot juste, de manière à retranscrire les sentiments et pensées du héros tauron. La prose de Jean-Philippe Jarworski se montre puissante, évocatrice et imagée, sans paraître aucunement forcée ou artificielle. Il fait montre également d’un souci de vraisemblance, s’efforçant de reconstituer les paysages, mœurs et histoire des peuples turbulents de la Celtique. Une période historique tombée un peu dans l’oubli, faute de traces écrites, source de nombreux fantasmes pseudo-historiques, mais dont l’héritage reste incontestablement présent dans les toponymes du terroir et dans la culture populaire contemporaine. Pour autant, Les Grands arrières reste un roman de fantasy historique où la magie puise son inspiration dans un légendaire celte dont on perçoit les échos jusque dans les contes arthuriens. Sans cesse malmené, en proie aux manipulations de puissances occultes résolues à le plier à leur volonté, Bellovèse reste ainsi un héros victime des aléas d’un destin capricieux, mais refusant pourtant de se soumettre pleinement à ses injonctions. Un héros brave, impulsif et pieux, dont on accompagne les prouesses avec d’autant plus d’intérêt qu’il se montre fragile et conscient de ses faiblesses.

Bien loin des récupérations patriotiques ultérieures et autre roman national moustachu, Les Grands arrières redonne vie de façon crédible et vivante à un passé riche de potentiel, dont la plus grande part reste dans un angle mort de notre histoire. Espérons ne pas manquer d’endurance afin de poursuivre la lecture de la suite des aventures de Bellovèse.

Chasse royale II – Les Grands Arrières – Rois du monde, 2 – Jean-Philippe Jaworski – Les Moutons électriques, collection « La Bibliothèque voltaïque », juin 2017